jeudi 22 juin 2017

Folle sagesse


Chogyam Trungpa (1939-1987)

[Billet pouvant évoluer]

Sur les réseaux sociaux bouddhistes, on entend souvent parler de « folle sagesse » (« crazy wisdom »), comme un aspect inhérent à la sagesse bouddhiste tantrique, et plus particulièrement au Dzogchen. A en croire Stefan larsson (dans Crazy for Wisdom: The Making of a Mad Yogin in Fifteenth-Century Tibet, 2012), qui n’avait pas pu trouver ce terme dans ses recherches, le Dalaï-Lama aurait qualifié le mot « folle sagesse » comme un néologisme. Et en effet, en cherchant « ye shes ‘chol ba », selon Chogyam Trungpa (1939-1987), le mot tibétain correspondant à « folle sagesse », on n’obtient aucun résultat sur le site de Buddhist Digital Resource Center (TBRC). Il se pourrait donc bien que le mot « crazy wisdom » avec ses traductions respectives soit une invention récente.

Pourquoi pas de Chogyam Trungpa justement ? Celui-ci explique dans son livre The Lion's Roar: An Introduction to Tantra que la traduction tibétaine de « crazy wisdom » est « ye shes ‘chol ba », qui signifie quelque chose comme sagesse sauvage, chaotique ou antinomique. Georges Gurdjieff (1866-1877-1949) semble avoir été une des sources d’inspiration pour la folle sagesse de Trungpa, comme je l’avais déjà noté dans mon billet Maître renard... sur le phénomène du « trickster », filou. L’idée générale de ce type de « folle sagesse » était apparemment de faire sortir le disciple de son zone de confort et de le débarrasser de ses idées préconçues.
« Quand Steve Roth demanda à Trungpa son opinion sur Gurdjieff, il lui dit : « Oh, il est fantastique, étonnant, presque totalement ‘ folle sagesse ‘, mais il n’a pas déclaré sa transmission. »[1] Trungpa parlait avec beaucoup de tendresse de Gurdjieff en répétant sans cesse « Si vous saviez le nombre de tours que Gurdjieff et moi, nous pourrions jouer à vous tous ! ».[2]
Quand un élève/disciple résiste, cela peut éventuellement conduire à une sorte de bataille d’egos, et dégénérer. Selon la théorie de la folle sagesse, le Maître (qui n’est pas appelé ainsi pour rien), ne serait qu’un écran vide libre d’ego, sur lequel le malheureux élève/disciple projette son propre ego. Plus ce dernier s’investit dans la bataille, et plus il s’épuisera dans ce qui est présenté comme un combat contre son propre ombre ou ego. Est-ce que cela colle à la pratique ? Voyez par vous-mêmes, tenez, au hasard, l’incident autour du poète américain William Stanley Merwin (né en 1927).

Chogyam Trungpa explique dans The Lion's Roar que le vidyadhara (tib. rig 'dzin) est le détenteur de la « folle sagesse »[3], et que la véritable expérience tantrique est seulement possible par l’intermédiaire du vidyadhara. Une transmission tantrique demande une confiance « énorme » et des sacrifices « énormes ». Comme des exemples de ce type de relation SM entre maître et disciple, le bouddhisme tibétain aime citer les hagiographies de Tilopa et Nāropa, ou de Padmasambhava et Yéshé Tsogyel. Ces hagiographies sont des fictions qui peuvent évidemment avoir un sens symbolique, mais très souvent ils sont pris au premier degré. Les maîtres aiment s’identifier à Tilopa et Padmasambhava et les disciples à Nāropa et Yéshé Tsogyel[4].

Les hagiographies qui servent de modèle à ce type de relation ont souvent été composés au XV-XVIème siècle voire après, mais elles sont présentées comme des œuvres beaucoup plus anciennes. Comme si cette conception de la relation de maître et disciple avait existé dès l’introduction du bouddhisme au Tibet et était la seule possible pour aider quelqu’un à s’éveiller. J’ai déjà écrit à plusieurs reprises sur la montée en puissance du tantrisme (plus adaptée à la nouvelle situation géopolitique) qui au Tibet s’accompagna d’une volonté de déclassement de méthodes traditionnelles non-tantriques voire post-tantriques (Advayavajra, Gampopa…). On voit graduellement disparaître le mot « ami spirituel » (tib. dge ba’i bshes gnyen), qui est remplacé par le mot lama (sct. guru), puis vidyadhara (qui prendra encore un autre sens à partir de Trungpa). J’ai aussi écrit sur les éditions posthumes des écrits de Gampopa, où des passages nettement plus tantriques ont été ajoutés. Par exemple une référence à la façon de laquelle Nāropa aurait servi Tilopa, basé sur des hagiographies composées plusieurs siècles après la mort de Gampopa en 1153. Comparons avec la façon de laquelle Gampopa présente la relation entre « ami spirituel » et élève dans le Précieux ornement de la libération. Les données hagiographiques de Gampopa montrent généralement un maître extrêmement doux, façon grand-mère…

Une grande partie du problème vient du fait que les tibétologues n’ont quasiment pas fait de recherches sérieuses sur la datation (même approximative) des sources tibétaines, et qu’ils suivent, à quelques exceptions près, la version traditionnelle des diverses hagiographies et « chroniques » (p.e. Annales bleus), souvent écrites à partir des hagiographies. Je l’ai déjà fait remarquer dans des anciens billets. Si on fait vivre (historiquement) des mahāsiddha et autres thaumaturges à l’époque où les auteurs respectifs de leur hagiographies (XIII-XIVème siècles) veulent qu’ils aient vécu, et faire croire que les personnes, ayant réellement vécu historiquement avant la composition de ces hagiographies, connaissaient les mêmes exploits et avaient reçu leurs transmissions respectives, on finira avec une vision historique totalement faussée. Le travail qui a été partiellement fait pour le bouddhisme chinois (Buswell etc.) n’a même pas été commencé pour le bouddhisme tibétain, à l’exception d’un Lopez, un Davidson (Tibetan Renaissance) et quelques autres. C'est un travail très complexe et en partie impossible, mais on ne peut pas s'en passer, et si on s'en passe on ne peut pas faire comme si la vérité des hagiographies est la vérité par défaut, faute de vérité historique.

Et donc le plus souvent dans l'état actuel des choses et dans les cercles bouddhistes, la « folle sagesse » a existé dès « l’introduction du bouddhisme au Tibet par Padmasambhava au VIIIème siècle », formule consacrée qui mériterait qu’on s’y attarde un peu, quand celui-ci y aurait enseigné le Dzogchen… Et les maîtres vidyadhara actuels ne font que poursuivre une longue tradition de « folle sagesse » quand leur comportement n’est pas conforme à ce que l’on (l’ego) attendrait d’eux.


***

[1] Trungpa Rinpoche: "Oh, he's fantastic, amazing, almost total crazy wisdom." (long pause) ... "But he did not proclaim lineage." Source

[2] "You have absolutely no idea how many tricks Gurdjieff and I could play on all of you."

[3] Ainsi, par rapport au tibétain, il semble mettre au même pied « rig pa » et « folle sagesse ».

[4] [Les femmes admises au mandala secret de Sogyal Lakar] « se voient aussi recommander la lecture et l’étude de Patrul Rinpoché, comme pour les autres étudiants des mandalas Ngöndro et Dzogchen, ainsi que l’autobiographie de Yéshé  Tsogyal, figure de dakini la plus célèbre du Tibet, notamment pour la tradition Nyinmapa, dont  elles doivent s’inspirer pour servir leur maître et comprendre leur propre statut comme « dakinis ».
« Ceci n'est pas une religion », thèse de Marion Dapsance, p. 332

dimanche 11 juin 2017

Malentendus en série



L’article « Le bouddhisme vu par les médias français : le grand malentendu » de Philippe Cornu publié le 09.06.2017 sur le site Ina Global tente d’expliquer pourquoi la double dimension spirituelle/religieuse et philosophique du bouddhisme est mal connue par les médias et intelligentsia occidentales, et par conséquent par le public français. La faute semblerait incomber quasi entièrement aux médias et intelligentsia à en croire l’article.

Les raisons habituelles passent la revue : culte du néant, orientalisme, bouddhisme rationnel, spiritualité laïque etc. dès le XIXème siècle. Le message du bouddhisme serait de nos jours brouillé par l’amalgame entre bouddhisme, hindouisme, développement personnel et New Age. S’ajoute à cela « les instrumentalisations actuelles de la Mindfulness (Pleine conscience et surtout méditation laïque) où une approche méditative est extraite du bouddhisme », délestée de la pratique spirituelle associée. Le bouddhisme a l’image d’une religion pacifiste et tolérante (à tort comme le montrent les nouvelles de Myanmar) et les bouddhistes « endossent presque toujours une image fantasmée : on alterne entre le portait du bobo « branché » empreint de zénitude, et celui du bouddhiste pur qui devrait se comporter comme un saint. »
« Pas question pour lui de s’énerver ou se mettre en colère, il sera détaché des biens matériels, restera serein en toutes circonstances, se montrera généreux, apolitique et écologiste, mangera bio et végétarien, ne boira pas d’alcool, bref sera un modèle de vertu ... et les remarques pleuvent sur le malheureux contrevenant : « Tu n’es pas très zen dans la vie ! », « Je croyais que tous les bouddhistes étaient végétariens ». Revers de la médaille, l’injonction d’impeccabilité en dit long sur les attentes d’un public qui projette sur le bouddhisme ses espoirs d’une spiritualité idyllique évitant les travers du « religieux » dont l’image est devenue ruineuse dans les médias français. » (Le grand malentendu)
Le « bouddhisme authentique » et le bouddhiste authentique feraient défaut dans les représentations des médias et intelligentsia occidentales. Quand une anthropologue va observer les bouddhistes dans leur milieu, c’est-à-dire dans le centre bouddhiste d’un maître bouddhiste authentique, et publie ses conclusions dans un livre jugé à charge, ses observations sont laissées de côté et seules les dénonciations de scandale sont retenues. Où les médias et intelligentsia françaises pourraient-elles trouver la double dimension du « bouddhisme authentique » et les vrais bouddhistes si ce n’est auprès de maîtres authentiques dans des centres bouddhistes en France ?

Il n’y a pas de bouddhisme un et indivisible qui serait authentique et qu’il conviendrait de bien connaître et appliquer. Il y a eu toujours, et dès le départ, de multiples formes de bouddhisme nées à des époques différentes et dans des contrées différentes. Toutes ces formes de bouddhisme partagent-elles une sorte d’essence qui ferait qu’elles soient authentiques ? Chaque nouvelle terre ayant accueilli le bouddhisme lui a infligé sa propre forme d’« orientalisme » et l’a adapté à ses besoins, le plus souvent davantage au niveau des pratiques (upāya) qu’au niveau de la théorie qui pouvait être réinterprétée dans des commentaires. Le « réel buddhadharma », dont les doctrines et les pratiques constituent les voies spirituelles complètes qui sont actuellement proposées aux occidentaux, a été enrichi par les théories et pratiques de toutes les époques et contrées qu’il a traversé avant d’arriver en Occident. C’est notamment le cas du bouddhisme tibétain, particulièrement riche en éléments religieux. Si le « bouddhisme authentique », proposé aux occidentaux sous sa forme tibétaine avec tous ses éléments religieux, doit être considéré comme « une voie spirituelle complète » et exigeante[1] qu’il convient de suivre de façon précise en se souciant moins de « sa liberté individuelle et de son développement personnel »[2], est-il toujours du « bouddhisme authentique » ?

Si connaître le « bouddhisme authentique » est à ce prix, avec un rôle central joué par le gourou (guruvāda), est-il étonnant que « l’intérêt philosophique de la pensée bouddhique reste […] largement méconnu » de la philosophie occidentale ? Qui est d’ailleurs véritablement coupable de « mépris philosophique » ? Il existe bien une philosophie bouddhiste (Nāgārjuna, Vasubandhu, Dignāga, Dharmakīrti, Ratnākaraśānti, Jñānaśrīmitra…), mais est-ce qu’elle est véritablement étudiée par les adeptes bouddhistes et enseignée par les maîtres ? Il suffirait de regarder les programmes des différents centres bouddhistes français pour voir que la philosophie y occupe une place négligeable. À quoi les bouddhistes passent-ils le principal de leur temps ? De quoi les médias et intelligentsia devraient-ils rendre compte dans leurs publications ?

Le bouddhisme authentique est le plus souvent présenté à travers trois piliers, appelés les trois entraînements, à savoir la moralité, la méditation et la sagesse. La méditation est sans doute la pratique la plus répandue et de plus en plus généralisée, même parmi les non-bouddhistes. La philosophie bouddhiste est à classer dans le dernier pilier, la sagesse. Le premier étant la moralité qui est de l’ordre d’essayer de ne pas s’énerver ou se mettre en colère, se détacher des biens matériels, rester serein en toutes circonstances, se montrer généreux, ne pas s’intoxiquer, ne pas se méconduire sur le plan sexuel… Un bouddhiste est par définition quelqu’un qui pratique les trois entraînements, un maître bouddhiste lui servant de modèle dans ces domaines.

La folle sagesse ayant passé par là depuis les années 70, les choses ont un peu changé, mais ce n’est pas la faute aux médias et intelligentsia occidentales. Les maîtres qui pensent détenir la « folle sagesse », considérée comme un signe de la plus haute réalisation d’un mahāsiddha, peuvent se permettre de ne se conformer ni à la sagesse, ni à la moralité, ni à la méditation, dans le cas de comportements spontanés par exemple, quelquefois aidés par de l'ivresse. Les médias et intelligentsia occidentales ne comprenant pas[3] la folle sagesse, « les remarques pleuvent sur le malheureux contrevenant », si ce ne sont pas des accusations, voire des procès. Aussi, c’est autour des maîtres de « folle sagesse », briseurs de concepts, que les scandales éclatent le plus souvent. Certains disciples ayant mal compris la « folle sagesse » ou la fonction du gourou et dont l’indignation n’est pas comprise par leurs condisciples, se tournent alors vers les médias. Et c’est ainsi que les malentendus s'enchaînent et perdurent.

Ce sont les bouddhistes et non pas les médias et intelligentsia occidentales qui sont en premier lieu responsables de leur propre image. Si cette image ne correspond pas à la réalité, ils peuvent la corriger. Sur les forums et les réseaux sociaux, la règle est qu’il appartient à celui qui se plaint de la mauvaise qualité des publications ou du manque de représentation de ses points de vue ou de leur déformation, de les publier et les faire connaître. Si certaines représentations des médias et intelligentsia occidentales concernant le bouddhisme correspondent à la réalité et que c’est l’image qu’ont les bouddhistes d’eux-mêmes qui n’y correspond pas, c’est aux bouddhistes de faire le ménage. S’ils trouvent déplaisant d’être traités de dévots et d’anti-intellectuels, ils pourraient atténuer un gouroucentrisme (guruvāda) pouvant donner lieu à des dérives de type sectaire et revaloriser l’étude de la philosophie bouddhiste. Si ça se trouve, par la merveilleuse loi des causes interdépendantes, la perception des médias et intelligentsia occidentales changera en conséquence.

On ne peut pas reprocher à nos intellectuels d’être incapables de sortir d’eux-mêmes et de rester enfermés dans une pensée ethnocentrée et « protectionniste », sans pointer les positions intégristes du côté bouddhiste, le Dalaï-Lama étant le séquoia qui cache la forêt. J’ai pu constater moi-même que l’ouverture (outgoingness) du bouddhisme tibétain des années 70 a définitivement fait place à autre chose.

Le bouddhisme tibétain n’est pas vraiment une religion prosélyte. Mais il pratique néanmoins les quatre choses pour attirer les êtres (sct. catvāri-saṃgraha-vastūni tib. bsdu ba'i dngos po rnam pa bzhi)[4] Il évite les sujets qui fâchent dans une première approche. Ainsi, en occident, il ne mettra pas tout de suite l’accent sur la mort et l’impermanence, le karma, la renaissance dans les six mondes, les vœux et les engagements… Il préfère commencer par des sujets plus plaisants comme le premier pan du dzogchen qui parle d’ouverture et d’espace, de relâchement, de la liberté totale de la folle sagesse, la dévotion qui est une pratique à la portée de tous, etc. Les autres sujets sont éventuellement abordés dans un cadre plus contraignant (samaya) et beaucoup plus religieux si l’adepte va jusque-là.

Pour ajouter à la complexité du problème, le Dalaï-Lama parle et écrit de plus en plus souvent d’un monde qui irait mieux sans religion, il a publié « Au-delà de la religion : Une éthique pour le nouveau millénaire » et défend une éthique laïque. Suite aux attentats de Paris, il a déclaré « Arrêtez de prier pour Paris – les humains ont créé ce problème et les humains doivent le résoudre ». Droukchen Rinpoché demande à ses nonnes de sortir dans le monde pour agir, au lieu de prier dans les monastères.[5] Simultanément, d’autres maîtres tibétains (p.e. Thinley Norbu R. et son fils Dzongsar Khyentsé R., Khandro R., Sogyal R. etc. etc.) s’opposent à certaines valeurs occidentales en restant enfermés « dans une pensée ethnocentrée et « protectionniste », tout en se montrant moderne à un niveau plus gadget. De quel côté est alors le « bouddhisme authentique » ?

Dernier malentendu en date aux Pays-Bas, publié le 9 juin 2017. Réaction de Rigpa Nederland à l'article "Nous n'avons pas eu connaissance des faits concrets mentionnés par Oane Bijlsma et nous ne pouvons par conséquent pas porter de jugement à ce sujet".

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[1] Car il ne permet pas « la spiritualité à la carte pratiquée par nos contemporains [et] la volatilité de leurs engagements spirituels ».

[2] « Qui plus est, à l’ère de l’hypermodernité, force est de constater que dans les milieux spirituels, on se soucie davantage de sa liberté individuelle et de son développement personnel que de suivre un chemin spirituel précis et exigeant tel que le propose le bouddhisme authentique. »

[3] « Or le bouddhisme— qui n’est pas toujours bien compris des pratiquants occidentaux eux-mêmes —suppose une patiente démarche de transformation intérieure et non une représentation sociale de perfection ostentatoire. »

[4] La générosité, les paroles agréables, les activités bénéfiques et la cohérence entre les paroles et les actes.

[5] Source 

mercredi 7 juin 2017

La religion d'origine de Maitrīpa


Ādi Śaṅkara
La vie de Maitrīgupta traduite par Sylvain Lévi[1] est celle qui fait partie du Siddha Amnāya que l'on trouve dans le "manuscrit de Sham Sher", découvert au Népal en 1928 par Sylvain Lévi et Giuseppe Tucci. On y apprend que Maitrīpa/Advayavajra commença sa carrière spirituelle comme un ascète ekadaṇḍin, sous le nom de Martabodha.
« Or ici-bas, dans la Contrée du Milieu, il y a une grande ville appelée " Kapilavastu des Lotus " ; tout près, il y a une bourgade du nom de Jhāṭakaraṇī. En cet endroit réside un brahmane nommé Nānukā et sa femme de caste brahmanique nommée Sādhvī. Dans le cours du temps ils eurent un fils appelé Dāmodara. Quand le garçon eut environ onze ans, et qu'il connut la moitié du Sāmaveda, il quitta sa famille et devint ascète ekadaṇḍa sous le nom de Martabodha (?). »
Ci-après l’explication d’Alyette Degrâces-Fahd sur l’ascèse de l’ekadaṇḍin.

« Le bâton distingue aussi les renonçants. Il doit être taillé d’un seul morceau, «avoir les mesures de l’ascète — des pieds à la tête —, être indemne des vers, droit, beau, non fendu en deux, avec toutes les marques favorables». Le bâton des trois premiers ordres se compose de trois bâtons en bois de palāsa, de bilva et d'uduṃbara. Deussen a expliqué ces trois bois par la réunion des trois classes de deux-fois-nés (dvija) les brah­manes, kṣatriya et vaiśya. Plus qu’une référence sociale, il faut y chercher un symbole. Le daṇḍa, nom du bâton en sanskrit, signifie aussi «châtiment» et «sceptre royal»; terme non neutre, il indique un contrôle possible sur un sujet. Mieux vaut en accord avec les textes et dans ce contexte du renoncement, entendre l’idée d’un triple contrôle en parole, en action et en esprit. Qui observe cette triple maîtrise est un tridaṇḍin, un «porteur-du-triple-bâton». Parmi nos renonçants, les trois premiers ordres portent ce triple bâton. Le paramahaṃsa, au contraire, n’a qu’un bâton de bambou, il est un ekadaṇḍin ; ce bâton est alors un symbole de connaissance : il n’offre plus de repère visible pour l’ascète, ni pour les autres. Plus de signes distinctifs; la discipline s’est faite vie où l’ascète observe désormais «le silence, l’état de concentration, la méditation, l’endurance, la solitude, un état sans désir et équanime».

«L’union totale est une règle entre l’ascète et le bâton: l’homme d’éveil ne peut aller sans son bâton », cet étrange lien ainsi marqué désigne une relation plus essentielle, car pour le renonçant, «l’esprit attaché au brahman est son bâton ». Ici, le bâton représente plus qu’un symbole de connaissance. Ainsi au moment où le renonçant en quête du brahman (vividiṣā-saṃnyāsin) s’engage dans le renoncement, il prend son bâton en disant ce mantra:

«Tu es mon ami et me protèges, o puissance (ojas,) qui es mon amie, tu es le foudre d'Indra »,

car le bâton porte en lui la puissance du renonçant, son énergie même ainsi transférée dans ce bâton de renoncement (saṃnyāsa-daṇḍa). La śakti dégagée forme comme un corps second tout d’énergie. Cette puissance sortie du renonçant est identique à la śakti du brahman, elle est l’énergie créatrice en œuvre dans le renonçant, son énergie spirituelle. Désormais, la force qui le soutient est rassemblée dans la śakti du dieu (ici Indra), et le bâton représente l’extinction de toutes les actions. »

Upaniṣad du renoncement, Alyette Degrâces-fahd, fayard, p. 83-84

Le renoncement de type « à bâton unique » (ēkadaṇḍisannyāsi) semble être plutôt associé avec la tradition Advaita Vedanta d’Ādi Śaṅkara. On lit aussi que Maitrīpa fut d'abord un vishnouite (vaiṣṇava).

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[1] Un nouveau document sur le bouddhisme de basse époque dans l'Inde
Sylvain Lévi, Bulletin of the School of Oriental Studies, University of London, Vol. 6, No. 2, A Volume of Indian Studies Presented by His Friends and Pupils to Edward James Rapson, Professor of Sanskrit in the University of Cambridge, on His Seventieth Birthday, 12th May, 1931 (1931), pp. 417-429 

dimanche 4 juin 2017

L'engagement ou le souci du monde



Dans l'ancienne société indienne védique puis brahmaniste, dévouée au sacrifice comme moyen de maintien de l’ordre cosmique, des Renonçants (sct. śramaṇa) comme les ājīvika, ajñana, les cārvāka, les jaïns et les bouddhistes, prônaient d’autres valeurs comme l’inaction, la vie en marge de la société ou même l'évasion du monde à travers l’ascèse. Les opinions sont partagées sur l’origine des Renonçants[1], et l’on peut déjà faire une distinction entre des Renonçants nomades (paccekabuddha tib. rang rgyal ba) et plutôt sédentaires (savaka tib. nyan thos pa). La Bhagavad Gītā réagit[2] contre cette nouvelle tendance en avançant les devoirs (sct. svadharma) de chaque caste au sein même de la société et en soulignant une éthique d'action énergique et virile, susceptible de conduire à la libération. Le bouddhisme aurait[3] surenchéri par la suite en développant l'idéal du bodhisattva, qui ne chercha plus à fuir le monde et qui s'y engagea corps et âme, sans y perdre son âme... La doctrine de l'absence d'un soi individuel (sct. anātman) passa progressivement à l'arrière-plan.

S’ajoutant à l’idéal du paccekabuddha et du savaka, l'idéal du bodhisattva ne cherche ni à sortir de l'Errance (saṁsāra) ni à trouver la Quiétude (nirvāṇa). Pour qu’il soit attractif aux Renonçants, un changement de pensée envers le monde, auparavant uniquement vu comme une source de souffrance, est nécessaire. Le monde est désormais un vaste champ d'action, que le bouddhisme mahāyāna délestera de son « trop de réalité » de deux façons. Les soutras de la Perfection de la sagesse (sct. prajñāpāramitā) ou les traités de la Voie médiane (sct. madhyamaka) de Nāgārjuna le videront de toute essence par une déconstruction systématique. Le monde devient alors comme un mécanisme qui fonctionne en apparence selon la loi de la coproduction conditionnée, où les événements mentaux (sct. caitta) qui en sont les rouages sont vides d'être propre, de même que cette loi est vide d'être propre[4]. Les écoles idéalistes (sct. yogācāra) enseignent "les trois natures" (sct. trisvabhāva) pour montrer comment la véritable nature du monde est méconnue ou reconnue. Elles peuvent se résumer de la façon suivante. Quand la nature dépendante (sct. paratantra-svabhāva), qui n'est autre que la coproduction conditionnée, est connue à travers les images du mental, elle est recouverte par la nature imaginaire (sct. parikalpitasvabhāva), tandis que quand elle est perçue pour ce qu'elle est, elle sera connue directement comme la nature parfaite (sct. parinispanna-svabhāva).

Maitrīpa utilisera les deux approches en se libérant en premier de la nature imaginaire, l'image du serpent projetée sur la perception de la corde, puis de l'idée de la corde comme entité indépendante et, de manière plus profonde, de la connaissance à travers un sujet et un objet différenciés qui sont à l'origine de la méprise. Il élimine ainsi ce qu'il appelle le « double défaut » de la croyance en un soi (individu & phénomènes), contrairement à  Ādi Śaṅkara qui écrit « C'est par un raisonnement correct que l'on finit par se convaincre que, seule la corde est réelle » et s'arrête à cette première conclusion.[5]

Selon la nature parfaite, aussi bien le serpent que la corde n’ont pas de réalité indépendante. L'Hymne au dharmadhātu (sct. Dharmadhātustotra) attribué à Nāgārjuna, explique qu'il est erroné d'attribuer une réalité à la nature imaginaire, comparée aux cornes d'un lièvre, mais aussi à la nature dépendante, comparée aux cornes d'un bœuf, qui ne sont pas indépendants des facteurs qui les constituent[6].
« Chez les êtres puérils ce qui n'a pas de réalité apparaît partout cachant la Réalité,
Tandis que chez les bodhisattvas, c'est la Réalité qui apparaît partout écartant la non-Réalité. »
« Qu'on sache que la disparition du faux et l'apparition de vrai,
C'est le renversement du support et c'est la libération, car on agit alors librement
. »[7]
Ainsi, pour le mahāyāna, l'accès à la conscience pleinement éveillée ne se limite pas à la libération individuelle, c'est-à-dire à l'élimination de la simple obnubilation par l’agir (sct. karma) et au passage au nirvāṇa, mais il est l'accès au Réel, à la nature parfaite par l'élimination de l'obnubilation-par-les-connaissables (sct. jñeya) et la manifestation du corps réel (sct. dharmakāya) qui s'ensuit. Voici comment Gampopa définit le dharmakāya qu'il considère, tout comme le Mahāyāna sūtra-ālaṃkara, comme le corps véritable du Bouddha[8] :
« Le terme de 'corps' absolu n'est qu'un mot qui désigne l'épuisement de toutes les erreurs, ou encore le renversement des perceptions égarées, une fois réalisé le sens de l'espace absolu, la vacuité. »[9]
Pour un bodhisattva actif dans le monde, son temps se partage entre son propre entraînement (sessions d’études et de pratiques), et ses activités quotidiennes et interactions avec les autres[10]. Cette deuxième partie constitue son « engagement » (upāya), et permet son perfectionnement de certaines qualités sociales (pāramitā). Son entraînement et le discernement (prajñā) qui s’ensuit devient ainsi la base de son engagement « sage ». Son engagement est indissociable de sa compassion (karuṇā), son souci des souffrances du monde. Son engagement sage peut prendre la forme d’un certain activisme altruiste auprès des autorités (voir Nāgārjuna dans la Précieuse guirlande des conseils au roi, Ratnāvalī).

Au départ, upāya désigne simplement le fait que le bodhisattva ne tourne plus le dos au monde et se soucie de lui. Mais s’engager dans un monde, qui pourrait le tirer vers le bas, demande un bon discernement et de l’habileté au bodhisattva. Il ne doit pas oublier que les choses, y compris son propre engagement, n’ont pas de réalité indépendante, et que tout y est provisoire, y compris ses propres stratégies et méthodes. Son engagement ne doit pas s’empêtrer dans le monde en étant entaché par les trois poisons. C’est en cela qu’il doit être sage ou habile, comme un lotus poussant dans la boue.

Le bouddhiste médiéval était un réaliste et utilisait les moyens politiques et les sciences qui s’offraient à lui, pour essayer d’influencer le cours du monde. Les sciences ne sont pas encore séparées à l’époque des éléments religieux qu’elles véhiculent. D’ailleurs, les sciences ont souvent leurs origines dans les religions. Quand une science passe d’une culture à une autre elle transfère simultanément des éléments religieux de cette culture. Il en va ainsi pour la science des astres, pour la médecine, où les maladies sont souvent causées par des dieux-démons, et notamment pour les sciences de la longévité et de l’immortalité. Les sciences sont encore au stade de la magie.
« La [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. »[11]
Au Moyen-âge, le bouddhiste engagé qui veut influencer le cours de monde à l’aide des sciences de son époque, fait appel aux dieux et démons en tant que gestionnaires du monde et de la nature à l’aide de rites. Avec sa Science (upāya), il conseillera et servira les puissants. Les tantras utilisent les méthodes relatives à ces diverses sciences dans le cadre d’un culte. Ils transmettent alors une Science (upāya), un savoir (vidyā), voire une Mémoire, accessible à ceux qui y sont initiés. Tout comme c’était le cas dans les mystères. Cette Science sert alors à acquérir du pouvoir dans le monde et sur le monde, idéalement pour conduire les êtres à la libération. La compassion (karuṇā), l’Engagement (upāya) et la Science (upāya) se confondent et leur forme est figée par la Tradition, qui la transmet fidèlement de façon ininterrompue.

Le bouddhiste engagé moderne, aussi réaliste que ses prédécesseurs moyenâgeux, voit bien que et les moyens politiques et les sciences ont changé de nature. Les puissants du monde ne sont plus des envoyés des dieux, les monarchies ont laissé place à des démocraties, la nature a perdu les dieux et démons comme ses agents, les sciences ont perdu leur part de magie et de religion. Pour agir efficacement et avec discernement dans le monde, le bouddhiste engagé doit se doter d’autres stratégies et méthodes provisoires (upāya). Il peut toujours suivre les conseils (au roi) de Nāgārjuna pour se soucier des êtres, même si la forme de gouvernement a changé. Mais son Engagement, peut-il toujours passer par la pratique de rituels adressés à des intermédiaires célestes ou sublunaires, pour que ceux-ci se chargent de la bonne marche des choses ici-bas ?[12] Le bouddhiste engagé ou bodhisattva est-il toujours un réaliste s’il développe une compassion au niveau d'un ressenti à travers la méditation et utilise cette énergie pour demander à des intermédiaires célestes d’agir dans le monde pour le bien de tous les êtres à travers des actes religieux (rituels, offrandes, prières à souhaits, récitations de mantras...) ?

La question peut sembler un peu raide mais mérite d’être posée, car les approches où les théories et les pratiques du bouddhisme ésotérique ont été réinterprétées de façon intériorisée, psychologique, symbolique etc. sont critiquées par des bouddhistes plus traditionnelles ou traitées d’orientalistes, ne laissant que le champ libre à une sorte d’intégrisme, loin de la notion d’upāya bouddhiste. Croire en l’efficacité inconditionnelle d’une méthode, divinité, mantra etc. est réduire ceux-ci à une pensée quasi magique et leur attribuer une réalité qu’ils n’ont pas selon la doctrine bouddhiste.

Un bouddhiste « traditionaliste » pourrait taxer un bouddhiste engagé moderne de matérialiste (cārvāka), voire de non-bouddhiste, si ce dernier ne croit pas/plus en l’efficacité des upāya d’antan. C’est oublier que les bouddhistes anciens venaient du même milieu des Renonçants (śramaṇa) qui se définissait contre la société sacrificielle des Védas et du brahmanisme. C’est aussi ne pas estimer la volonté des anciens bodhisattvas à leur juste valeur : il s’agissait d’alléger les souffrances des êtres et d’améliorer leurs conditions très concrètement dès cette existence. Selon les traditionalistes, les prières, les rituels, les mantras etc. ne produisent peut-être pas de résultats concrets ici-bas, mais auraient des effets bénéfiques sur le bilan karmique et la libération ultime, le plus souvent dans une autre vie

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[1] Pour Patrick Olivelle, Edward Crangle etc. les śramaṇa auraient pu faire partie intégrante de la société védique, au lieu de se définir contre celle-ci.

[2] Selon Madeleine Biardeau, Le Mahabharata, volume I,

[3] Madeleine Biardeau

[4] Chapitre 17, Examen critique des actes et de ses fruits, Stances du milieu par excellence (madhyamaka kārikā), Nāgārjuna

[5] Le plus beau fleuron de la discrimination (viveka-cūḍā-maṇi), Marcel Sauton, p. 4. D'ailleurs, cette théorie est aussi critiquée comme étant puérile dans Vasiṣṭha's Yoga (Swami Venkatesananda p.482). Quand le Soi seul est la réalité, comment trouver de la place pour un autre ?

[6] Versets 30 à 33 « Par les analogies du lièvre et du bœuf/ Le Bienheureux (sct. sugāta) a établi que les propriétés (sct. dharma)/ Sont le milieu par excellence (sct. madhyamaka). »

[7] Citation d'Asaṅga (Mahāyāna sūtra-ālaṃkara, XIX, 53-54) Aux sources du bouddhisme, Lilian Silburn p. 247

[8] Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 315

[9] Le Précieux ornement de la libération, Padmakara, p. 317

[10] L’équilibre méditatif (tib. mnyam bzhag sct. samāpatti) et le recueillement subséquent (sct. pṛṣṭha-lābdha tib. rjes thob)

[11] Le voile d’Isis, Hadot, p. 122-123

[12] Dalaï Lama : « La prière ne suffit pas. Dieu n’a pas crée le problème, les hommes l’ont fait. Ils doivent le résoudre. »