jeudi 11 janvier 2024

"Le corps qui reçoit les coups ne juge pas"

Dans notre époque et dans nos contrées, où l’on parle volontiers de “retour à l’autorité”, “réarmement civique”, "remettre de l’autorité à l’école", et de “retour de l'autorité à chaque niveau et d'abord dans la famille”, on semble attendre avec une certaine impatience le retour de “la main ferme”, et que des actions soient enfin jointes à la bonne parole diffusée 24/24 sur tous les plateaux. En attendant de voir comment ce “retour à l’autorité” se traduira “à chaque niveau” et “d’abord dans la famille[1] et bien sûr à l’école, regardons comment “la main ferme” qui ne tremble pas a toujours été un instrument indispensable, voire essentiel, dans l’éducation et la transmission du bouddhisme.

Sans “une main ferme”, la transmission (de “l’éveil”) n’est pas possible, répètent des maîtres bouddhistes encore de nos jours[2]. Le devoir d’un maître est de dompter (tib. bdul ba), “discipliner”, le disciple, et de le rendre docile[3]. Dans les cercles Zen, on discute tranquillement du bien fondé de la violence des méthodes d’origine[4], désormais ritualisée en le “bâton de Tokusan” (Deshan Xuanjian VIII-IXème).

Les coups de bâton kyōsaku ne sont pas une punition, et ne servent qu’ “à réveiller et revigorer le participant qui peut être fatigué durant le zazen[5]. Difficile de faire abstraction de ce à quoi ont toujours servi le bâton et les coups de bâton. Mais dans le Zen, le corps qui reçoit les coups ne juge pas (et le mental n’a rien à voir là-dedans, ce n’est pas son affaire !). Le corps sait que c’est pour son bien. Dans le cadre de l’éducation, de la formation, du coaching, etc., les violences physiques, verbales et mentales, "bien dosées", ont pu servir à former et à corriger. Corriger tout en essayant d’expliquer prend parfois trop de temps et d’effort. Le corps “entend” souvent mieux que l’esprit, et reçoit les coups “cinq sur cinq”. Le corps a une bien meilleure mémoire.

Les parents corrigent l’enfant pour son bien
L’école corrige l’élève pour son bien
Le maître corrige le disciple pour son bien, etc. etc.

Qui aime bien, châtie bien, en ne corrigeant que pour rendre meilleur. Meilleur dans l’optique de celui qui corrige, bien sûr, et qui deviendra idéalement l’optique futur de l’individu corrigé. Châtier à l’image de Dieu, car le roi Salomon nous rappelle dans le Livre des Proverbes "Car l’Éternel châtie celui qu’il aime, Comme un père l’enfant qu’il chérit". Quelqu’un qui vous corrige, qui vous “fait violence” comme diraient les plus sensibles parmi nous, s’intéresse à vous, et agit par bienveillance, même si vous ne le voyez pas tout de suite. “Ce qui ne me tue pas me rend plus fort” dit Nietzsche[6].

Les punitions physiques étaient encore permises à l’école de ma jeunesse. En bon bouddhiste, je comprends maintenant que le maître d’école, et ses différents outils de correction (règle carrée pour les doigts et la tête, grande règle du tableau pour les fessiers, à genoux au coin, à genoux à côté de son propre banc les bras en l’air, gifle avec la bague à pierre tournée vers l’intérieur, etc.) voulait notre bien. Son autorité était toute entière, pour qu’il puisse accomplir au mieux sa mission : la transmission d’un savoir au service de tous.

En bon bouddhiste, je comprends enfin que la douleur des corrections s’élève à partir du mental, et que sans mental, pas de douleur. Il suffit de recevoir les coups sans juger, sans mental, en samādhi, et donc sans douleur. Si seulement tout le monde pouvait voir spontanément ceux qui nous corrigent comme des bon maîtres, au sens bouddhiste du mot, la vie serait moins douloureuse (du côté mental), et l’autorité serait vue comme un outil de réarmement bienveillant et précieux. Sans ego, sans résistance de notre part, et armés de notre résilience, ce que nous croyions percevoir comme de l’autorité (voire de la douleur) se dissiperait dans l’espace, deviendrait vacuité. Ca marche, nous l'avons déjà vu...

Contrairement à l’Occident, les traditions bouddhistes asiatiques ont su intégrer et préserver toute l’autorité au maître. Ils n’ont pas besoin d’un “retour à l’autorité”. Les disciples asiatiques semblent avoir mieux intégré la nécessité de “bastonnades”. Cela est d’ailleurs très clairement expliqué dans les hagiographies et dans les manuels d’instructions.
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux
.[7]
Bien sûr, il ne faut pas généraliser. En Occident aussi, il y a des bouddhistes qui savent garder le silence et réduire l’activité de leur mental quand des gourous sont au travail. S’ils ne sont pas très nombreux, ils sont souvent là où cela compte, au premier rang, dans les premiers cercles du gourou, en resserrant les rangs autour de lui. Si l’autorité débordante d’un maître envers ses disciples (Tailopa et Nāropa, patriarches Zen,...) peut donner la chair de poule aux pieux lecteurs d’hagiographie, elle n’est pas souvent bien accueillie par des non-initiés. Jusqu’à récemment, ce qui relevait de l’autorité avait plutôt mauvaise presse en Occident, mais grâce à des évolutions plus favorables un peu partout dans le monde, on peut espérer son retour prochain en France aussi, ce qui permettrait peut-être de nouveau aux gourous de faire leur travail de façon plus virile et décomplexée.

Sauf erreur, Socrate, qui n'était pas le pire des maîtres, n'utilisait pas de bâton pour "accoucher les esprits de leurs connaissances".

***  

[1] Suite aux violences urbaines, Emmanuel Macron veut ouvrir à la fin de l'été "le chantier de l'autorité parentale", Gabrielle Batesti - 24 juillet 2023

[2] Sogyal also declared “Each time I hit you I want you to remember that you are closer to me… closer to me. The harder I hit you the closer the connection.” (July 30th 2004, garden of Sogyal's villa in Lerab Ling, France) Youtube

Après avoir mis un coup de poing dans le ventre d’une nonne devant une salle pleine, Sogyal expliqua que sans cela, il ne pourrait plus enseigner.

"The next day, one of the Rigpa hierarchy addressed the doubters. Sogyal, he said, was upset that people should be questioning his methods. If people didn’t understand what had actually happened, then they probably weren’t ready for the promised higher-level teachings, and Sogyal would not teach again during the retreat." Sexual assaults and violent rages... Inside the dark world of Buddhist teacher Sogyal Rinpoche

[3] « [Trungpa] dit, eh bien le problème avec Merwin — c'était il y a quelques jours — il dit, le problème de Merwin était la vanité. Il dit, je voulais me charger de lui en m'ouvrant totalement à lui, en mettant de côté toutes les barrières. “C'était un pari.” dit-il. Alors je demandais était-ce un erreur ? Il répondit “Non.” Alors je dis que si c'était un pari et que cela n'avait pas marché, pourquoi ne serait-ce pas une erreur? Eh bien, parce que maintenant tous les étudiants doivent y réfléchir, cela servira d'exemple, et leur fera peur. Alors je rétorquai “Et si tout le monde en parle à l'extérieur, cela ne causerait pas un scandale énorme?” Et Trungpa de répondre, “Eh bien, ne sois pas étonné de découvrir que tout l'enseignement se réduit finalement à la vacuité et la docilité.” Boulder Monthly, mars 1979.

[4] A en juger par les hagiographies des patriarches, voir Entretiens de Lin-Tsi de Paul Demiéville, Faits et gestes, p. 205 et suivantes. Trois questions, trois bastonnades.

[5] Wikipedia Kyōsaku

[6] "Nietzsche Trauma and Overcoming " montre que Nietzsche a souffert d'un syndrome de stress post-traumatique et qu'il a très probablement été victime d'abus sexuels pendant son enfance..

[7] Le Flambeau de la certitude (éd. Yiga Tcheu Dzinn, 1980, le “livre des pratiques préliminaires”, composé par Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813 - 1899). Traduit de l'anglais. La version anglaise avait été traduite par Judith Hanson, avec une préface de Chogyam Trungpa.

2 commentaires:

  1. C'est au "fruits" que l'on voit le maitre, pas au nombre de disciples, et l'autorité, quelqu'en soit la forme, nécessite du discernement : colères et rejets du dharma me semblent des resultats inappropriés, et la marque de maitres inadéquats ! L'enseignement dit que les bonnes pratiques mènent à l'esprit d'éveil et au bien de tous, pas au doutes et à la souffrance ...

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  2. Comme le dit le Dalaï-lama, il n’y a pas de maître sans disciples. Ce sont les disciples qui font le maître, et maître et disciples forment un cercle indissociable, un maṇḍala. Ce qui se passe et est produit dans un cercle relève du maître et des disciples, ainsi que de l’idéologie qui les anime réellement, pas forcément la Doctrine (et encore moins le Dharma), mais leur idéologie concrète partagée. Les “fruits”, c’est ce que produit ce cercle, même après la mort du maître, si le cercle y survit. Est-ce que le discernement résistera à l’idéologie partagée ?

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