vendredi 8 novembre 2019

La transe comme passerelle ?


Détail de la tentation de Saint Antoine (Breughel)
Le marquis de Puységur (1751-1825) fut un disciple de Mesmer. Là où Mesmer “prétend soigner par une action exclusivement physiologique dont le magnétiseur serait la source”, Puységur mettait ses malades dans une “transe magnétique”, où ceux-ci se virent révélées les remèdes susceptibles de les guérir, ou des prédictions quant aux stades de leur maladie et de la guérison de celle-ci. Hegel notait que le jeune paysan (23 ans) magnétisé par Puységur devenait par là son “intelligence”, dont le magnétiseur dépendait.
Contrairement aux sujets nobles et riches qu’à Paris les passes magnétiques de Mesmer mettaient en état de transe convulsive, le paysan Victor [Race][1], lui, s’endort, et Puységur en est fort surpris. Craignant d’avoir commis quelque erreur, il prolonge ses passes magnétiques. Et l’endormi se met à parler. Les yeux fermés, il dit voir à l’intérieur de son propre corps le siège de son mal. Il nomme ce mal et, dans les termes d’un savoir commun de l’époque, il sait en qualifier la nature, il en précise l’étiologie, prédit le jour et l’heure de sa guérison, indique de quelle façon et par quels moyens elle interviendra. Nous sommes le 4 mai 1784. Les jours suivants viendront confirmer ces prédictions. Et les mêmes phénomènes surprenants s’y reproduisent, s’amplifient même : sommeil profond, l’esprit en éveil. Des personnes présentes autour de lui, Victor, les yeux fermés, peut percevoir, chacune à chacune, l’état de santé de leurs organes et fonctions. De là, diagnostic, pronostic, et traitement proposé.”[2]
Au niveau des effets, on peut noter des parallèles avec certains éléments des pratiques des maîtres bouddhistes ésotériques Amoghavajra (Pou-k’ong 705-774) et Vajrabodhi (Ch.金剛智) (671–741) en Chine.Ceux-ci “animaient” des jeunes enfants vivants d’un pouvoir divin, pour qu’ils servent de messager, de médium. Plus exactement, ils provoquaient leur possession (sct. āveśa). Dans le « Livre du yogin de tous les yoga du pavillon au faîte de diamant » (T. 867), traduit en chinois par Vajrabodhi, la procédure à suivre est expliquée.
« Si d’une incantation (dhāraṇī) tu charges de puissance filles et garçons,
Tu peux provoquer l’āveśa [la ‘possession’],
Des choses des trois mondes et des trois âges,
Tu peux apprendre le bon ou le mauvais présage
. »

Et :

« Prends des garçons et des filles vierges,
Baigne-les, habille-les de frais,
Fais leur prêter le vœu de bodhisattva,
Et installe-les sur un lit de fleurs blanches,
Récite des incantations sur eux, couvre leur visage,
Et récite encore, mille huit fois,
Alors ils connaîtront directement l’āveśa,
Parfois leur corps sera suspendu dans les airs,
De toutes les choses passées, présentes et à venir,
Ils auront une totale connaissance
. » [Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p.220]
Pourquoi utiliser des enfants vierges comme médium ? L’écrit gnostique L’Ogdoade et l’Ennéade peut sans doute nous pointer vers un début de réponse.
« Contemple l’âme d’un enfant, mon fils, quand elle n’est pas encore séparée d’avec son vrai soi et que son corps […] n’a pas encore atteint son plein développement, comme elle est belle à voir de tous côtés, à cette heure où elle n’a pas encore été souillée par les passions du corps demeure presque suspendue encore à l’Âme du monde ! »[Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 944-945]
Voici un exemple d'utilisation de jeunes messagers par le maître tantrique Vajrabodhi (662- 132), c'est Tsan-Ning qui raconte l'anecdote.
"L’empereur aimait beaucoup sa vingt-cinquième fille. Or elle était atteinte depuis longtemps d’une maladie incurable. Pour qu’elle se repose, on l’avait conduite au monastère de femmes de Sien-yi wai-kouan [un couvent taoïste, semble-t-il, situé hors de l’enceinte du palais — peut-être pour éviter la contamination de la mort]. Elle restait allongée, n’ayant pas prononcé une seule parole depuis plus de dix jours. Il fut décrété que Vajrabodhi lui administre les préceptes bouddhiques, car sa mort semblait proche. Lorsque Vajrabodhi alla la voir, il choisit deux fillettes du palais âgées de sept ans. Il enveloppa leur visage dans de la soie rouge et les fit s’allonger sur le sol. Ensuite, il pria [le dignitaire] Nieou Sien-t’ong de rédiger un édit qui fut brûlé ensuite. Lorsque Vajrabodhi murmura une incantation sur les deux fillettes, elles se mirent à réciter le texte de l’édit sans en oublier un seul mot.
Alors Vajrabodhi entra en samâdhi. Par sa puissance indicible, il envoya les deux fillettes porter ledit au roi Yama. Au bout d’un moment, équivalent à la durée d’un repas, le roi Yama ordonna à Lieou, la nourrice défunte de la princesse, de raccompagner l’esprit de la princesse et des deux fillettes. La princesse se redressa alors et se mit à parler normalement. Ayant appris la nouvelle, l’empereur partit sur-le-champ pour le Wai-kouan, sans attendre son escorte. La princesse lui dit : « Il est très difficile de changer le destin qui est fixé dans le monde invisible. Le roi Yama m’a renvoyée auprès de toi pour très peu de temps. » Elle mourut dans la demi-journée qui suivit. Après cet incident, l’empereur eut foi en Vajrabodhi
." [Michel Strickmann, Mantras et mandarins, pp. 213-214]
Dans le cas de Puységur, le jeune paysan entre dans ce que Puységur appelle un état de “somnambulisme magnétique”, dans le cas des maîtres bouddhistes ésotériques, les enfants entrent dans un état de “possession” (āveśa) et servent de médium à une autre entité ou à l'âme du monde.... 
Or, dans l'histoire de l'Occident, de tels phénomènes ne sont pas inconnus, mais ils ont été jusqu'à présent attribués aux anges ou aux démons, ils étaient classés dans le registre du surnaturel. Ici, rien de tel. Le premier mouvement du marquis est justement de se demander s'il n'est pas favorisé du ciel ». Mais l'homme des Lumières qu'est le seigneur de Buzancy congédie aussitôt cette hypothèse flatteuse, et, dans une formule dont Freud, cent cinquante ans plus tard, retrouvera l'esprit général de façon étonnamment proche, il avoue n'avoir redressé son opinion qu'aux dépens de (son) amour-propre?. Les conséquences sont claires : ce qui vient d'émerger des profondeurs, c'est un monde désormais inconnu, parce que les codes à travers lesquels on le lisait, et à travers lesquels ces phénomènes se structuraient, s'exhibaient, sont désormais caducs.” Somnambulisme et médiumnité, Méheust, vol. I, p. 19
Ce monde psychique englouti, c’est le psychisme humain à l’état sauvage (Marc Richir) “au-delà du langage et des codes”, qui resterait à découvrir et à explorer, en le pensant de façon “scientifique”, sans l’enfermer dans la prison d’une raison trop étroite… Est-ce réellement possible, où reste-t-il peut-être une sorte d’envie chez les somnambulistes etc. de sauver des éléments de mondes engloutis dans l’eau de bain (dans le langage et les codes) plus anciens ? Autrement dit, de sauver du “transcendant” ?

Une couche de psychisme pur au-dessous de celle du langage et des codes, et à laquelle un magnétiseur ou autre guide peut faire accéder un “sujet”. Tant que la psyché du sujet évolue dans cette couche-là, celui-ci est en “transe magnétique”.
Ce qui « surgit de l’abîme », ce qui se manifeste à la faveur de ces remaniements, ce sont des couches de la réalité biologique et psychique que les cadres de la pensée dominante ne sont pas prêts à assumer : la plasticité et la multiplicité intérieures de l’être humain ; la puissance insoupçonnée du psychique sur l’organique, révélée par l’efficacité troublante des cures ; l’existence de couches de la personnalité, ou plutôt de niveaux d’existence, de niveaux d’intégration de la multiplicité interne, ignorés de la personnalité vigile banale ; enfin, last but not least, les mystérieuses potentialités qui semblent émerger à la faveur de ces états de conscience, qui frappent Puységur dès le coup d’envoi, et que les magnétiseurs regrouperont sous le terme générique de lucidité magnétique. Si toutes ces nouveautés empiriques défient, à des degrés divers, la rationalité des Lumières, la lucidité porte le défi à un niveau intolérable. C’est par elle que le scandale arrive. Car elle semble impliquer que la conscience humaine peut s’affranchir, dans certaines circonstances, des bornes du sujet, et des contraintes spatio-temporelles qui semblaient encadrer inéluctablement son exercice. Cette fermeture du sujet était pour la pensée des Lumières une affirmation de type axiomatique, et il semblait aller de soi qu’elle ne pouvait en aucune manière être contredite par un autre principe fondamental qui, depuis Galilée, soutient l’entreprise de la science moderne : à savoir que la totalité du réel, qu’il s’agisse du monde extérieur ou du psychisme humain, est ouverte à l’enquête rationnelle, sans réserve ni soustraction. Il semblait aller de soi que l’enquête scientifique ne pourrait que renforcer toujours davantage l’axiome de la fermeture. Or, voici qu’avec la transe magnétique ces deux principes semblent diverger, et même se contredire, voici que des faits nouveaux paraissent étayer l’idée d’une interconnexion virtuelle des consciences. Puységur est le premier à tirer les conséquences de cette divergence. En bon pragmatique, il ne transige pas sur le principe de l’ouverture de l’enquête, mais il abandonne sans états d’âme l’axiome de la fermeture. “ (Méheust, vol. 1, pp 24-25)
La transe magnétique donnerait accès à une lucidité magnétique (qu’on appelait auparavant “clairvoyance” ?), à laquelle n’a pas accès la personnalité vigile banale”. Le mot “plasticité” fait son apparence : “la puissance insoupçonnée du psychique sur l’organique”. L’esprit qui peut triompher sur la matière. La lucidité magnétique recommande au sujet les cures à l’efficacité troublante lui permettant de se guérir soi-même.

MàJ 26112019 Ce que les neurosciences nous apprennent sur la transe chamanique

***

[1]Ce jeune paysan avait 23 ans, il s’appelait Victor Race, sa famille était au service des Puységur depuis plusieurs générations, il souffrait de troubles respiratoires. Pendant que le Marquis le magnétisait, le jeune malade s'endormait entre ses bras, puis il se mettait à parler avec une lucidité merveilleuse que le magnétiseur dirigeait à son gré. L'expérience, renouvelée pendant plusieurs jours, ramena chaque fois les mêmes prodiges. Le Marquis constata avec surprise que, bien qu'assoupi, Victor restait présent et lucide : il était capable de marcher, de répondre à toutes ses questions, d’obéir à ses ordres et de discourir sur sa maladie, alors même qu'au réveil, il avait tout oublié, et tout ceci, sans pour autant présenter de crise convulsive. Puységur nomme cet état somnambulisme magnétique.” source Internet
[2] De Mesmer à Puységur. Magnétisme animal et transe somnambulique, à lorigine des thérapies psychiques, Jean-Pierre Peter


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