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vendredi 8 novembre 2019

La transe comme passerelle ?


Détail de la tentation de Saint Antoine (Breughel)
Le marquis de Puységur (1751-1825) fut un disciple de Mesmer. Là où Mesmer “prétend soigner par une action exclusivement physiologique dont le magnétiseur serait la source”, Puységur mettait ses malades dans une “transe magnétique”, où ceux-ci se virent révélées les remèdes susceptibles de les guérir, ou des prédictions quant aux stades de leur maladie et de la guérison de celle-ci. Hegel notait que le jeune paysan (23 ans) magnétisé par Puységur devenait par là son “intelligence”, dont le magnétiseur dépendait.
Contrairement aux sujets nobles et riches qu’à Paris les passes magnétiques de Mesmer mettaient en état de transe convulsive, le paysan Victor [Race][1], lui, s’endort, et Puységur en est fort surpris. Craignant d’avoir commis quelque erreur, il prolonge ses passes magnétiques. Et l’endormi se met à parler. Les yeux fermés, il dit voir à l’intérieur de son propre corps le siège de son mal. Il nomme ce mal et, dans les termes d’un savoir commun de l’époque, il sait en qualifier la nature, il en précise l’étiologie, prédit le jour et l’heure de sa guérison, indique de quelle façon et par quels moyens elle interviendra. Nous sommes le 4 mai 1784. Les jours suivants viendront confirmer ces prédictions. Et les mêmes phénomènes surprenants s’y reproduisent, s’amplifient même : sommeil profond, l’esprit en éveil. Des personnes présentes autour de lui, Victor, les yeux fermés, peut percevoir, chacune à chacune, l’état de santé de leurs organes et fonctions. De là, diagnostic, pronostic, et traitement proposé.”[2]
Au niveau des effets, on peut noter des parallèles avec certains éléments des pratiques des maîtres bouddhistes ésotériques Amoghavajra (Pou-k’ong 705-774) et Vajrabodhi (Ch.金剛智) (671–741) en Chine.Ceux-ci “animaient” des jeunes enfants vivants d’un pouvoir divin, pour qu’ils servent de messager, de médium. Plus exactement, ils provoquaient leur possession (sct. āveśa). Dans le « Livre du yogin de tous les yoga du pavillon au faîte de diamant » (T. 867), traduit en chinois par Vajrabodhi, la procédure à suivre est expliquée.
« Si d’une incantation (dhāraṇī) tu charges de puissance filles et garçons,
Tu peux provoquer l’āveśa [la ‘possession’],
Des choses des trois mondes et des trois âges,
Tu peux apprendre le bon ou le mauvais présage
. »

Et :

« Prends des garçons et des filles vierges,
Baigne-les, habille-les de frais,
Fais leur prêter le vœu de bodhisattva,
Et installe-les sur un lit de fleurs blanches,
Récite des incantations sur eux, couvre leur visage,
Et récite encore, mille huit fois,
Alors ils connaîtront directement l’āveśa,
Parfois leur corps sera suspendu dans les airs,
De toutes les choses passées, présentes et à venir,
Ils auront une totale connaissance
. » [Michel Strickmann, Mantras et mandarins, p.220]
Pourquoi utiliser des enfants vierges comme médium ? L’écrit gnostique L’Ogdoade et l’Ennéade peut sans doute nous pointer vers un début de réponse.
« Contemple l’âme d’un enfant, mon fils, quand elle n’est pas encore séparée d’avec son vrai soi et que son corps […] n’a pas encore atteint son plein développement, comme elle est belle à voir de tous côtés, à cette heure où elle n’a pas encore été souillée par les passions du corps demeure presque suspendue encore à l’Âme du monde ! »[Ecrits gnostiques, La Pléiade, L’Ogodade et l’Ennéade, p. 944-945]
Voici un exemple d'utilisation de jeunes messagers par le maître tantrique Vajrabodhi (662- 132), c'est Tsan-Ning qui raconte l'anecdote.
"L’empereur aimait beaucoup sa vingt-cinquième fille. Or elle était atteinte depuis longtemps d’une maladie incurable. Pour qu’elle se repose, on l’avait conduite au monastère de femmes de Sien-yi wai-kouan [un couvent taoïste, semble-t-il, situé hors de l’enceinte du palais — peut-être pour éviter la contamination de la mort]. Elle restait allongée, n’ayant pas prononcé une seule parole depuis plus de dix jours. Il fut décrété que Vajrabodhi lui administre les préceptes bouddhiques, car sa mort semblait proche. Lorsque Vajrabodhi alla la voir, il choisit deux fillettes du palais âgées de sept ans. Il enveloppa leur visage dans de la soie rouge et les fit s’allonger sur le sol. Ensuite, il pria [le dignitaire] Nieou Sien-t’ong de rédiger un édit qui fut brûlé ensuite. Lorsque Vajrabodhi murmura une incantation sur les deux fillettes, elles se mirent à réciter le texte de l’édit sans en oublier un seul mot.
Alors Vajrabodhi entra en samâdhi. Par sa puissance indicible, il envoya les deux fillettes porter ledit au roi Yama. Au bout d’un moment, équivalent à la durée d’un repas, le roi Yama ordonna à Lieou, la nourrice défunte de la princesse, de raccompagner l’esprit de la princesse et des deux fillettes. La princesse se redressa alors et se mit à parler normalement. Ayant appris la nouvelle, l’empereur partit sur-le-champ pour le Wai-kouan, sans attendre son escorte. La princesse lui dit : « Il est très difficile de changer le destin qui est fixé dans le monde invisible. Le roi Yama m’a renvoyée auprès de toi pour très peu de temps. » Elle mourut dans la demi-journée qui suivit. Après cet incident, l’empereur eut foi en Vajrabodhi
." [Michel Strickmann, Mantras et mandarins, pp. 213-214]
Dans le cas de Puységur, le jeune paysan entre dans ce que Puységur appelle un état de “somnambulisme magnétique”, dans le cas des maîtres bouddhistes ésotériques, les enfants entrent dans un état de “possession” (āveśa) et servent de médium à une autre entité ou à l'âme du monde.... 
Or, dans l'histoire de l'Occident, de tels phénomènes ne sont pas inconnus, mais ils ont été jusqu'à présent attribués aux anges ou aux démons, ils étaient classés dans le registre du surnaturel. Ici, rien de tel. Le premier mouvement du marquis est justement de se demander s'il n'est pas favorisé du ciel ». Mais l'homme des Lumières qu'est le seigneur de Buzancy congédie aussitôt cette hypothèse flatteuse, et, dans une formule dont Freud, cent cinquante ans plus tard, retrouvera l'esprit général de façon étonnamment proche, il avoue n'avoir redressé son opinion qu'aux dépens de (son) amour-propre?. Les conséquences sont claires : ce qui vient d'émerger des profondeurs, c'est un monde désormais inconnu, parce que les codes à travers lesquels on le lisait, et à travers lesquels ces phénomènes se structuraient, s'exhibaient, sont désormais caducs.” Somnambulisme et médiumnité, Méheust, vol. I, p. 19
Ce monde psychique englouti, c’est le psychisme humain à l’état sauvage (Marc Richir) “au-delà du langage et des codes”, qui resterait à découvrir et à explorer, en le pensant de façon “scientifique”, sans l’enfermer dans la prison d’une raison trop étroite… Est-ce réellement possible, où reste-t-il peut-être une sorte d’envie chez les somnambulistes etc. de sauver des éléments de mondes engloutis dans l’eau de bain (dans le langage et les codes) plus anciens ? Autrement dit, de sauver du “transcendant” ?

Une couche de psychisme pur au-dessous de celle du langage et des codes, et à laquelle un magnétiseur ou autre guide peut faire accéder un “sujet”. Tant que la psyché du sujet évolue dans cette couche-là, celui-ci est en “transe magnétique”.
Ce qui « surgit de l’abîme », ce qui se manifeste à la faveur de ces remaniements, ce sont des couches de la réalité biologique et psychique que les cadres de la pensée dominante ne sont pas prêts à assumer : la plasticité et la multiplicité intérieures de l’être humain ; la puissance insoupçonnée du psychique sur l’organique, révélée par l’efficacité troublante des cures ; l’existence de couches de la personnalité, ou plutôt de niveaux d’existence, de niveaux d’intégration de la multiplicité interne, ignorés de la personnalité vigile banale ; enfin, last but not least, les mystérieuses potentialités qui semblent émerger à la faveur de ces états de conscience, qui frappent Puységur dès le coup d’envoi, et que les magnétiseurs regrouperont sous le terme générique de lucidité magnétique. Si toutes ces nouveautés empiriques défient, à des degrés divers, la rationalité des Lumières, la lucidité porte le défi à un niveau intolérable. C’est par elle que le scandale arrive. Car elle semble impliquer que la conscience humaine peut s’affranchir, dans certaines circonstances, des bornes du sujet, et des contraintes spatio-temporelles qui semblaient encadrer inéluctablement son exercice. Cette fermeture du sujet était pour la pensée des Lumières une affirmation de type axiomatique, et il semblait aller de soi qu’elle ne pouvait en aucune manière être contredite par un autre principe fondamental qui, depuis Galilée, soutient l’entreprise de la science moderne : à savoir que la totalité du réel, qu’il s’agisse du monde extérieur ou du psychisme humain, est ouverte à l’enquête rationnelle, sans réserve ni soustraction. Il semblait aller de soi que l’enquête scientifique ne pourrait que renforcer toujours davantage l’axiome de la fermeture. Or, voici qu’avec la transe magnétique ces deux principes semblent diverger, et même se contredire, voici que des faits nouveaux paraissent étayer l’idée d’une interconnexion virtuelle des consciences. Puységur est le premier à tirer les conséquences de cette divergence. En bon pragmatique, il ne transige pas sur le principe de l’ouverture de l’enquête, mais il abandonne sans états d’âme l’axiome de la fermeture. “ (Méheust, vol. 1, pp 24-25)
La transe magnétique donnerait accès à une lucidité magnétique (qu’on appelait auparavant “clairvoyance” ?), à laquelle n’a pas accès la personnalité vigile banale”. Le mot “plasticité” fait son apparence : “la puissance insoupçonnée du psychique sur l’organique”. L’esprit qui peut triompher sur la matière. La lucidité magnétique recommande au sujet les cures à l’efficacité troublante lui permettant de se guérir soi-même.

MàJ 26112019 Ce que les neurosciences nous apprennent sur la transe chamanique

***

[1]Ce jeune paysan avait 23 ans, il s’appelait Victor Race, sa famille était au service des Puységur depuis plusieurs générations, il souffrait de troubles respiratoires. Pendant que le Marquis le magnétisait, le jeune malade s'endormait entre ses bras, puis il se mettait à parler avec une lucidité merveilleuse que le magnétiseur dirigeait à son gré. L'expérience, renouvelée pendant plusieurs jours, ramena chaque fois les mêmes prodiges. Le Marquis constata avec surprise que, bien qu'assoupi, Victor restait présent et lucide : il était capable de marcher, de répondre à toutes ses questions, d’obéir à ses ordres et de discourir sur sa maladie, alors même qu'au réveil, il avait tout oublié, et tout ceci, sans pour autant présenter de crise convulsive. Puységur nomme cet état somnambulisme magnétique.” source Internet
[2] De Mesmer à Puységur. Magnétisme animal et transe somnambulique, à lorigine des thérapies psychiques, Jean-Pierre Peter


samedi 30 novembre 2013

Télestique et scellement



En sens inverse de l'ascension des treize échelons, il y a la descente volontaire ou provoqué des dieux. Le mot théurgie (« acte de la puissance divine ») Du grec ancien θεουργία, theourgía théurgie »), composé à partir de θεός theós (dieu) et ἔργον, érgon pour « ouvrage, action volontaire ».

Un des éléments de la théurgie[1] des néoplatoniciens était la télestique (l'art des rites d'initiation (teletai)), qui se rapporte à la possession. Cette possession par un dieu, pouvait s’appliquer à une personne, à un lieu, ou à des objets symbolisant le dieu. D’où le sens de l'art de consacrer les statues quelquefois désigné par ce terme. L’objet, le lieu ou la personne possédé ou investi par le dieu a alors le pouvoir de le représenter, en vertu de la sympathie universelle. Il s’agit d’une sympathie naturelle entre l'image et l'original, qui fait que l’image d’un dieu, évoquée par des objets (statues, pierres, plantes…) le représentant ou par des cérémonies, attire la présence de ce dieu, qui en est « l’original ». La descente du dieu peut alors être prise au premier degré. Il y a bien des dieux constituant l’âme du monde, et qui investissent les objets qui sont comme des réceptacles et qui sont en quelque sorte animés par le dieu. Ou bien, le symbolique de ces objets « permet à ceux qui sont initiés aux mystères de la doctrine d'apercevoir en esprit l'âme du monde et les vrais dieux. »[2]

Nous retrouvons ces éléments télestiques dans le bouddhisme ésotérique, où des représentations de l’Éveillé sous la forme de statues, de caitya, stūpa etc. sont consacrées (S. (prāṇa)pratiṣṭhā T. rab gnas zhug pa) en les animant par le souffle/le Verbe de l’Éveillé : dhāraṇī et mantras.

Qu’il s’agit souvent d’une animation au sens propre et non symbolique s’avère d’autres applications de la consécration, par exemple à des fins oraculaires et divinatoires.
« On peut aussi procéder de la façon suivante. Si l’on désire induire la possession d’un médium, le maître de l’incantation doit se laver et mettre un vêtement neuf. Ensuite, il doit réciter une incantation pour sa propre protection. Alors il doit construire une aire rituelle avec de la bouse de vache. L’aire rituelle doit former un carré, peint des couleurs appropriées, où sont éparpillées çà et là des fleurs [ciel étoilé] et des offrandes de nourriture de couleur blanche. Ensuite, il doit prendre un garçon ou une fille vierge, laver l’enfant et enduire son corps d’huile finement parfumée. Il doit l’habiller de blanc pur, et le parer de toutes sortes d’ornements, puis lui demander de s’asseoir dans la position du lotus sur l’aire rituelle. Tout en récitant l’incantation bandha [« lier »], il tresse les cheveux de l’enfant. Lorsqu’il a fini, il prend des fleurs et en remplit les mains de l’enfant. Il prend aussi de l’encens de bonne qualité, qu’il écrase et éparpille. En outre, il récite une incantation sur du riz cru qu’il parsème, avec des fleurs et de l’eau, sur l’aire rituelle. Il doit également brûler de l’encens de bois de santal et réciter l’incantation de Kouan-yin. La récitation doit se faire trois fois au-dessus des fleurs, qui sont ensuite jetées au visage de l’enfant. A ce moment, le corps de l’enfant se met à trembler. Si l’on désire qu’il parle, il faut prononcer une autre incantation [fournie par le texte] au-dessus d’eau pure dont on arrose le visage de l’enfant. Pendant la récitation, la main ne doit pas toucher l’enfant. Après la récitation, l’enfant se met à parler. Si on l’interroge sur le bien et le mal passés, présents ou à venir, il pourra répondre à toutes les questions. Si le maître de l’incantation désire expulser l’esprit qui s’est introduit dans l’enfant, il existe une autre incantation qu’il doit réciter [fournie dans le texte]. »[3]
Le mot teletai (telete) est par ailleurs utilisé pour désigner l’initiation dans un mystère (Eleusis etc.). L’initié doit être pur de toute souillure et subit dans ce but des rituels de purification. D’un point de vue néoplatonicien, la souillure de base est l’association de l’esprit avec la matière. La purification a alors pour but de laver l’esprit pour le séparer de la matière, du corps physique. Reste alors le corps psychique, qui servira de véhicule à l’âme pour son ascension. Cette purification première se fait chez les gnostiques à l’aide du baptême [S. abhiṣeka T. dbang]. Le corps psychique, une image, n’étant plus lesté par aucune matérialité, est alors attiré par la sympathie universelle à son original (ange, époux), qui le guidera vers le treizième niveau (sthāna), après quoi le Sauveur redescendra pour guider les autres. Treize niveaux ? Comme c’est étonnant ! Dans le texte gnostique intitulé Marsanès (NH X), les treize niveaux s’appellent « sceaux »[4] (σφραγίζ[5]), des plus bas (corps et matière, le domaine des passions) jusqu’au treizième, appelé le Silencieux. Le douzième s’appelle « l’Esprit invisible ».

Dans certaines représentations cosmiques de l’Inde, il y avait treize niveaux (p.e. le lokapuruṣa des jains), que l’on retrouve également dans les représentations symboliques de l’Éveillé que sont les stūpa et les caitya. Les types de caitya plus tardifs ont une interprétation symbolique bien à eux, mais leur aspect reprend celui de l'homme cosmique. On retrouve une base large surmontée d'un vase, lui-même surmonté d'un kiosque (S. harmikā), surmonté d'une flèche. On reconnaît assez facilement la figure d'un Bouddha dans cette forme, au complet avec sa protubérance crânienne. Les treize anneaux de la protubérance coïncident avec les treize niveaux de l'univers.

Voir cette illustration du blog d'Elisa Freschi où les stūpa sont présentés comme la version tridimensionnelle du maṇḍala, qu'on pourrait donc traduire par cosmogramme.

***

[1] Le mot théurgie (« acte de la puissance divine ») Du grec ancien θεουργία, theourgía (« théurgie »), composé à partir de θεός theós (dieu) et ἔργον, érgon pour « ouvrage, action volontaire ».

[2] C’est le point de vue de Varron THÉURGIE ET TÉLESTIQUE NÉOPLATONICIENNES.

[3] Amoghapāśa-sūtra (T. 1097), traduit en chinois à la fin de VIIe siècle ou au début du VIIIe siècle. Mantras et mandarins, Michel Strickmann, p. 218.

[4] sphragízō (from 4973 /sphragís, "a seal") – properly, to seal (affix) with a signet ring or other instrument to stamp (a roller or seal), i.e. to attest ownership, authorizing (validating) what is sealed. Les termes sceaux et sceller font partie du contexte baptismal gnostique.

[5] Sfragis

lundi 25 février 2013

La vie et les aventures du fluide vital



Où veut-il en venir avec ses liquides et son immortalité ?

En 1784, a France découvre le somnambulisme par les travaux du marquis de Puységur, qui était interessé par la nouvelle médecine holistique introduite (1775) en France par le médecin viennois Franz-Anton Mesmer.
« Mesmer prétendait qu'un fluide vital emplissait l'univers, et que ce fluide pouvait être utilisé à des fins thérapeutiques. En concentrant sa volonté, le magnétiseur était censé projeter son fluide sur l'organisme du malade. Habituellement, la magnétisation produisait des spasmes, des convulsions, suivies d'un état de calme, et d'effets bénéfiques pour la santé. »[1]
Puységur découvre par hasard en « magnétisant » un jeune paysan qui au lieu d'avoir les convulsions attendues, sombre dans un état de sommeil, puis revient à la vie « avec une personnalité plus riche et se met à évoquer des thèmes qui dépassent sa culture et ses préoccupations habituelles; plus curieux encore, lui qui ne parle que le patois, il se met à parler le français chatié des aristocrates. Et surtout, il se met à chanter l'air que le marquis a dans la tête, pour l'avoir répété sur sa harpe pendant toute la matinée. Tout se passe comme si le jeune homme, dans cet étrange état de conscience, parvenait à lire les pensées de son maître avant que ce dernier ne les ait exprimées. C'est la première manifestation de cette faculté mystérieuse que les magnétiseurs vont nommer la "lucidité magnétique". »

Cela lance une nouvelle vogue et les expériences conduisent à des publications dans lesquels on fait état de phénomènes reliés à cette lucidité magnétique.
« le sujet peut "voir" l'intérieur de son corps pour y repérer les organes malades. En même temps, il "voit" les plantes permettant de guérir la maladie en question. Il sent, ou voit les pensées de son magnétiseur, il "lit" à livre ouvert dans l'esprit des autres. Il est capable, dans certains cas, de "voir" avec les yeux strictement bandés, ou à travers les corps opaques. »
Henri Ellenberger[2] a démontré que ce qui surgit de « l’interaction entre le magnétiseur et le magnétisé », dans toutes les formes de « magnétisme », y compris la psychanalyse par la suite, est toujours plus ou moins le résultat d’une négociation.[3] La nature du « magnétisme » est théorisé différemment selon le courant du magnétisme. Méheust distingue entre les mesmériens (à gauche, physicaliste, matérialiste), les disciples de Puységur, qu’il appelle les psychofluidistes (au centre, spiritualistes raisonnés, la volonté) et les magnétiseurs spiritualistes (à droite, spiritualisme chrétien, franc-maçonnerie, théosophie, entités angéliques). Il y ajoute une quatrième tendance qui apparaît au début de la Restauration et qu’il appelle le courant des « imaginationnistes » (faire appel à, libérer l’imagination du sujet).[4]

On retrouve l’idée d’un fluide vital et de sa maîtrise ou exploitation dans quasiment toutes les cultures. Magnétiser signifie dans un sens plus spécifique « soumettre un être vivant à l'action d'un fluide magnétique à des fins thérapeutiques divinatoires ou de suggestion mentale. » Un magnétiseur, ou un médiateur, peut prendre le contrôle de la volonté d’un autre. Et le contrôle de la volonté semble associée à des représentations diverses. Un fluide qui dirigeait (magnétisait) un autre fluide (Mesmer). Ou bien la volonté du magnétiseur qui dirigeait le fluide du magnétisé. Cette volonté pouvait être associée à des éléments religieux, et à partir de là, c’est la prière qui était susceptible de diriger le fluide/la volonté de l’autre. Ou bien encore, des entités angéliques pouvaient intervenir et l’âme du somnambule devenait alors un simple canal. Dans le cas d’une possession (positive ou négative S. praveśa T. ‘jug pa), que posséderait ou maîtriserait l’être possédant de l’être possédé ? La volonté, mais si celle-ci est associé au corps, c’est le fluide vital de ce corps qu’il « possède ». L’image d’un fluide vital que l’on peut diriger semble toujours être présente, même dans les représentations les plus sophistiquées du « somnambulisme (magnétique) » et de la médiumnité.

Le fluide qui dirige peut être représentée par une divinité, un mantra[5], une formule (mantra, dhāraṇī), d’une lumière, d’un nectar etc. Le fluide vital dirigé doit avoir un support physique. Un corps humain avec son système nerveux ou système subtil en fonction. Dans le cas de la consécration (S. pratiṣṭhā T. rab gnas) d’une statue ou d’un stūpa, celui-ci doit être doté d’un arbre-de-vie (S. iṣikā T. srog shing) qui recevra les formules, ce qui « animera » et « consacrera » proprement le support. En principe, toute sorte d’objet pourrait ainsi être animée.[6] Les maîtres tantriques rattachés à la cour impériale de Chine, comme Vajrabodhi (662-732) ou Hoeui-kouo (746-805)[7] utilisaient les corps de garçons ou de filles en vue d’une « possession » afin de servir de messager, de médium. Cela donna lieu à de véritables spectacles devant l’empereur et le public, et servait à montrer leur puissance spirituelle. Voici un exemple :
« L’empereur aimait beaucoup sa vingt-cinquième fille. Or elle était atteinte depuis longtemps d’une maladie incurable. Pour qu elle se repose, on l’avait conduite au monastère de femmes de Sien-yi wai-kouan [un couvent taoïste, semble-t-il, situé hors de l’enceinte du palais — peut-être pour éviter la contamination de la mort]. Elle restait allongée, n’ayant pas prononcé une seule parole depuis plus de dix jours. Il fut décrété que Vajrabodhi lui administre les préceptes bouddhiques, car sa mort semblait proche. Lorsque Vajrabodhi alla la voir, il choisit deux fillettes du palais âgées de sept ans. Il enveloppa leur visage dans de la soie rouge et les fit s’allonger sur le sol. Ensuite, il pria [le dignitaire] Nieou Sien-t’ong de rédiger un édit qui fut brûlé ensuite. Lorsque Vajrabodhi murmura une incantation (dhāraṇī) sur les deux fillettes, elles se mirent à réciter le texte de l’édit sans en oublier un seul mot.
Alors Vajrabodhi entra en samâdhi. Par sa puissance indicible, il envoya les deux fillettes porter l’édit au roi Yama. Au bout d’un moment, équivalent à la durée d’un repas, le roi Yama ordonna à Lieou, la nourrice défunte de la princesse, de raccompagner l’esprit de la princesse et des deux fillettes. La princesse se redressa alors et se mit à parler normalement. Ayant appris la nouvelle, l’empereur partit sur-le-champ pour le Wai-kouan, sans attendre son escorte. La princesse lui dit : « Il est très difficile de changer le destin qui est fixé dans le monde invisible. Le roi Yama m’a renvoyée auprès de toi pour très peu de temps. » Elle mourut dans la demi-journée qui suivit. Après cet incident, l’empereur eut foi en Vajrabodhi »[8].
Les Contes de vampire (Vetālapañcaviṃśatikā, Xième s.) racontent les aventures du roi Trivikramasena avec un cadavre possédé par un démon vetāla. La traduction tibétaine « ro langs » signifie « cadavre dressé » (zombie) ou « redresseur de cadavre ». On raconte que Maitrīpa possédait ce pouvoir (c’est raconté dans la légende de Mahakala à 6 bras), et qu’il déplaca les cadavres en les entrant (S praveśa T. ‘jug pa). Ce pouvoir de « résurrection » s’appelle « grong ‘jug » (S. grāmapraveśa)[9], et fit initialement partie des 6 yogas de Naropa. On voit ce pouvoir mis en scène par exemple dans les récits sur la mort du fils de Marpa, et sur la mort de Karma Paśi (1206-1283).

Le Sūtra du Lotus enseigne que Avalokiteśvara peut se manifester sous diverses formes :
«Aux êtres faits pour être convertis par un Yakṣa, c’est sous la figure d’un Yakṣa qu’il enseigne la Loi, et c’est ainsi qu’il prend les figures d’Īśvara [le Seigneur Śiva], de Maheśvara [le Grand Dieu, également Śiva], d’un monarque universel (cakravartin), d’un démon Piśāca, de Vaiśravaṇa/Kubera [dieu gardien du nord], d’un Brahmane, de Vajrapāṇi [un démon transformé plus tard en patron du bouddhisme tantrique] pour enseigner la Loi aux créatures destinées à être converties par ces divers personnages. »[10]
Mais c’est qui Avalokiteśvara, sinon la pensée lumineuse ? Cette pensée est comme le précieux joyau (cintāmaṇi). Et ce qui fait que l’on voit l’Éveillé en notre pensée c’est l’absence de souillure, semblable au béryl. C’est en fonction de de l’absence de souillures du béryl de notre pensée, que les formes de l’Éveillé (buddhapratibimba) y sont présentes ou absente, mais le Seigneur (muni) n’apparaît ni disparaît dans son corps spirituel (dharmakāya), qui est comme Indra (Sakra). Et cela sans effort tant que le monde existe.

La pensée lumineuse est déjà une idée plutôt positive par rapport à la doctrine de l’Éveillé, en ce qu'elle a de plus caractéristique, mais qui prise comme une métaphore a sa place. Elle symbolise alors le mystère de la vie et de la conscience. Mais si elle est prise comme un principe isolable et autonome, qui entre et sort dans les villages de constituants psychophysiques (skandha, grong ‘jug), le symbole est banalisé. Il est devenu une représentation, en fonction de nos croyances : une âme, un fluide vital, un souffle, une lumière, une substance très très subtile, mais qui peut servir de support au karma accumulé, une goutte qui se mélange avec les gouttes du père et de la mère, qui anime le corps, et qui s’en sépare quand le karma est épuisé.

Toutes ces croyances (si les symboles et les métaphores deviennent des représentations) seraient à classer « à gauche » parmi les mesmériens qui ont une conception plutôt physicaliste et matérialiste du fluide vital et du principe vital. Il n’y a alors plus de mystère. Il n’y a plus de « entre éternalisme (être) et annihilationisme (non-être) ». Il y a en revanche identification (et par là appropriation) du principe vital. Et en suivant une quête d’immortalité par le contrôle et l’effort, il y a soif d’existence (bhava-tṛṣṇā). Celle-ci correspond au plan des formes, au monde des idées (S. rūpadhātu) du triple univers.


***

Illustration : Mesmer à l'oeuvre

[1] Le somnambulisme magnétique et la question des fontières du psychisme, conférence donnée par Bertrand Meheust au colloque de la SMF ( Société de mythologie française). Avallon, août 2003).

[2] Médecines de l’âme

[3] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, p. 87

[4] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, p. 134

[5] A l'origine, les officiers de Śiva étaient appelés des « Mantras ». "On nomme ainsi ces âmes divines, car dans les rituels, elles sont invoquées sous la forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras". (Les stances sur la reconnaissance du seigneur avec leur glose, David Dubois)

[6] Extrait du Lotus blanc du Dharma authentique, section des Sūtra, volume JA, page 21b :
"Ceux qui construisent un monument en pierre
Avec les essences de bois aloès et santal
Ceux qui construisent un monument en pin
Ou avec d'autres essences de bois
Ceux qui maçonnent avec de la terre et des briques
Des monuments symbolisant le Victorieux et s'en réjouissent
Ceux qui les construisent avec des tas de sable
Quand ils se trouvent dans la solitude du désert
Ou les enfants qui en construisent par-ci par-là en jouant
Tous ceux qui construisent des monuments symbolisant le Victorieux
Même avec des tas de sable
Trouveront l'éveil."

[7] Ils se consacraient essentiellement à la manipulation des âmes et au contrôle des esprits. Strickman, p. 215

[8] Mantras et mandarin, Michael Strickman, p. 213-214

[9] phung po'i grong la rnam shes 'jug pa. « Grong » signifie village (grāma), un groupement de maisons. Dans cette expression, les cinq constituants psychophysiques (skandha) sont comparés à un village, dans lequel entre « le principe vital ». Mais de quelle nature est ce principe vital ?

[10] Michael Strickman, Mantras et mandarins, p. 139, traduction de E. Burnouf, Le Lotus de la Bonne Loi, p. 264