Je conseille vivement la lecture du blog de David Dubois, qui permettra de découvrir les similitudes et les différences entre la philosophie de la Reconnaissance d'un côté et de la Mahamudra et le Dzogchen de l'autre. David vient de publier un petit article sur l'Avikalpapraveśadhāraṇī (T. rnam par mi rtog pa la ‘jug pa’i gzungs), un des sūtra cités par Advayavajra pour justifier sa méthode. Je suis conscient du fait que les nombreux termes en tibétain et en sanscrite alourdissent mon blogue, ne sont pas très esthétiques et rendent la lecture plus difficile, mais ils sont indispensables dans un dialogue avec d'autres traditions bouddhistes ou indiennes.
L'entrée "simultanée" ou "subite" (T. cig car 'jug pa S. yugapad avatara) dans la non-différenciation (S. avikalpa), a souvent été combattue au Tibet, car jugée trop quiétiste. Cela avait commencé avec la controverse entre les "gradualistes" et les "subitistes", le fameux concile de Lhasa qui aurait eu lieu en 792. La position des gradualistes est bien exposée par Kamalashila dans "Les étapes de la méditation" (disponible en la collection point sagesses du Seuil). Ce texte semble être en dialogue avec un des deux petits textes de Vimalamitra sur la pratique de la méditation, l'Entrée simultanée dans la non-différenciation (T. cig car 'jug pa'i rnam par mi rtog pa'i bsgom don). Dans ce texte, Vimalamitra cite la formule (présentée par David) à deux reprises. Kamalashila ne la cite qu'une fois. Tous les deux citent le passage suivant :
"Par le savoir supramondain (S. lokottara-jñāna) tous les dharma sont vu semblables à l'orbe de l'espace (ākāśa-maṇḍala T. nam mkha'i dkyil) ; le savoir postérieur (S. pṛṣṭhalabdha T. rjes thob) les voit comme une magie (S. māyā) et un mirage (S. marīci)."[1]
Pour les deux auteurs, ce remède se pratique pendant la session de la méditation, lorsque le corps ou l'esprit du yogi éprouvent la fatigue (S. pīḍana) ou à la sortie de la session de méditation (pṛṣṭhalabdha). Vimalamitra ajoute qu'après cela, le yogi "cultive de nouveau la non-différenciation (S. avikalpa)".
Le passage que cite Vimalamitra, mais pas Kamalashila, est celui que David a traduit : " Et comment délaisse-t-il entièrement tout ce qui suscite ces fabrications mentales (T. mtshan ma = S. nimitta) ? En ne prêtant aucune attention aux choses (T. mtshan ma = S. nimitta) qui se présentent à l'occasion du va-et-vient des apparences."
C'est ce passage sur lequel s'appuie Advayavajra et qui donne le nom à son système a-manasī-kara en tibétain "yid la mi byed pa".
Voici quelques arguments que Kamalashila oppose à cette méthode :"On nous dira que le Yogin pénètre dans cette Absence de concepts (S. avikalpa) en s'abstenant de songer ou de réfléchir à aucun dharma (S. sarva-dharmeṣv asmṛty-amanasikārena praviśati) ; mais c'est inexact. En effet, sans l'analyse correcte, il est impossible de ne pas songer ou de ne pas réfléchir aux dharma que l'on a déjà expérimentés.Si quelqu'un croit pratiquer l'absence de souvenir et de réflexion sur les dharma en se disant sans cesse : "Je ne dois pas songer, je ne dois pas réfléchir à ces dharma", les dharma qu'il prétend oublier et négliger sont davantage encore présents à son souvenir (S. smṛta) et à sa réflexion (S. manasikāra).
Si l'on dit que l'Absence de souvenir (S. asmṛti) et l'Absence de réflexion (S. amanasikāra) consistent simplement dans la privation du souvenir et de la réflexion (S. smṛtimanasikārābhāva), alors il convient de se demander sous quel aspect (S enākārena) cette double Absence se manifeste. Une simple privation (S. abhāva) ne peut pas être une cause ; comment donc la privation de la réflexion (S. manasikārābhāva) aboutiraient-elles à l'Absence de concepts (S. nirvikalpatā) ? Si l'on pénétrait dans l'Absence de concepts eh raison de cette simple privation, il s'ensuivrait qu'un homme évanoui pénétrerait lui aussi dans l'Absence de concepts puisqu'il est privé de souvenir et de réflexion. Donc, sans l'analyse correcte, il n'y a pas d'autre moyen de réaliser l'Absence de souvenir et l'Absence de réflexion.
Si l'on se borne à supprimer le souvenir et la réflexion et que l'analyse correcte fasse défaut, comment l'absence de nature propre (S. svabhāvena) chez les dharma serait-elle connue ? Les dharma, de par leur nature, sont seulement fondés sur la vacuité (S. śūnyatāvasthita T. stong pa nyid la gnas pa) et, sans l'analyse correcte, la connaissance de leur vacuité est impossible. Et, sans la connaissance de cette vacuité, la destruction des obstacles à la délivrance est rendue impossible. Dans le cas contraire, tous les êtres seraient, de tout temps, automatiquement délivrés."[2]
David écrit au propos d'avikalpa : "Cette expression est le cœur de cet enseignement du Bouddha. Elle signifie, littéralement, "ne pas mentaliser", laisser la conscience mentale au repos. Simultanément, les cinq consciences sensorielles sont actives. Il y a des formes, des sons, des odeurs, des saveurs et des sensations, mais aucun jugement. Cette posture de silence intérieur - mais sans introversion - est le principe de la mahāmudrā qui fut développée par Advayavajra, puis diffusée au Tibet par Gampopa."
En fait, la mahāmudrā inclue même les représentations (S. vikalpa), d'où la gêne de géshé Phu chung ba dans l'anecdote racontée par Gampopa dans son texte sur la valorisation (T. lam khyer) des représentations. Les arguments de Kamalashila sont nommément réfutés par Sahajavajra dans son commentaire sur les Dix versets sur le Réel, exposant le point de vue d'Advayavajra. Sahajavajra dit que l'accès au Réel prôné par Kamalashila n'est pas pur (T. ma dag, lire : pas spontané), car il est le résultat d'une analyse (T. dpyad pa), tandis que selon la méthode des Dix versets, on accède directement au Réel à travers le mental non-analytique, grâce à l'instruction du guide.[3] Le contenu de cette "instruction" importe peu, elle a uniquement pour objectif de connecter le disciple à la "méditation naturellement présente et continue", qui n'est autre que la luminosité naturelle, le guide intérieur, ou éventuellement le Seigneur (S. nātha). Après cette instruction, tout, absolument tout y compris les notions (S. nimitta) de la réussite, est réalisé, "reconnu", comme la luminosité naturelle de l'esprit.
Sahajavajra explique :"Ici, non-engagement mental ne veut pas dire la privation totale d'engagement mental, comme lorsqu'on ferme les yeux et que l'on ne voit rien, comme un vase, un drap etc. Non, ici non-engagement mental veut dire la non-observation (T. mi dmigs pa S. anupalabdha) d'une nature (permanente) dans les entités, que ce soit à travers l'analyse ou à travers l'instruction du guide."
Sahajavajra reproche à "l'analyse correcte" de Kamalashila que c'est une méthode dans laquelle on saisit toujours des signes ou notions (S. nimitta), dont le Bouddha a dit qu'ils sont également non-nés (S. anutpatti). Il cite le Samādhirajasūtra pour preuve :
Saisir des notions afin de connaître tel quel [le Réel]
A été enseigné explicitement comme une saisie soutenue (S. upagraha[4])
Même la privation de la saisie de notions
A été enseignée explicitement comme étant une forme mentale (S. ākāra)
Quand on connaît la nature de la notion
La notion ne se produira pas de la même façon
[Mais] il faudra s'abstenir de cette notion-là
Et pénétrer la vision sans notion
Ce n'est pas en utilisant des notions créées
Que l'on se liberera des notions
Au moment même que la notion de "ceci" (T. gang 'di = l'objet) se produit
La notion "par qui" (T. gang gis=sujet) est produite
Qu'est-ce qui atteint quoi dans une notion ?
Ce qui n'arrête pas la notion
Est [identique à] ce qui ne produit pas la notion
[Ainsi] les faits (S. dharmā) ne sont pas atteint par l'intellect (S. buddhi)
La conscience est en fonction de ce qu'elle fait
C'est pour cela que les notions ne se produisent pas
Les notions étant toujours non-nées (S. anutpatti)
Elles ne seront pas arrêtées
[1] Traduction d'Etienne Lamotte dans Le Concile de Lhasa de Paul Demiéville, p.345.
[2] Traduction d'Etienne Lamotte dans Le Concile de Lhasa de Paul Demiéville, p.349-350
[3] Mathes, A Direct Path to the Buddha Within, p. 38
[4] upagrah [upa-grah] v. [9] pr. (upagṛhṇāti) pp. (upagṛhīta) saisir par dessous; tenir sous; supporter | recevoir un liquide dans un récipient | maîtriser, soumettre | se concilier, s'allier avec; approuver.
Version tibétaine (Wylie) de l'extrait du Samādhirajasūtra
yang dag shes phyir mtshan mar 'dzin//
nye bar 'dzin par nges par bstan//
mtshan mar 'dzin pa med pa yang*//
rnam par nges na bstan pa yin//
mtshan ma'i rang bzhin shes na yang*//
de ltar mtshan ma 'byung med 'gyur//
mtshan ma 'di ni spang bar bya//
mtshan med mthong ba la 'jug 'gyur//
mtshan ma spros pa la spyod pas//
mtshan ma las ni grol ba med//
gang 'di mtshan ma skyes pa na//
gang gis mtshan ma skyes pa yin//
mtshan ma gang la gang gis reg//
gang gis mtshan ma 'gag par byed//
gang gis mtshan ma skye 'gyur ba//
blo yis chos rnams thob ba med//
sems 'di yis ni de bzhin sems//
de phyir mtshan ma 'byung mi 'gyur//
gang la mtshan ma ma skyes pa//
ji ltar mtshan ma 'gag par 'gyur//