dimanche 8 avril 2012

Le filet d'Indra



Le dharmadhātu est le plan où êtres éveillés et non-éveillés interagissent et qu’ils partagent. Selon l’école Tientai, fondée par Zhiyi (538-597), qui appuie sa pensée sur le Madhyamaka, il n’y a pas deux mais trois vérités, trois perspectives. Nous conaissions déjà la vérité relative avec toutes ses vues, et la vérité absolue qui en proclamant la rélativité de toutes les vues, libère de toutes les vues. Ni l’un ni l’autre de ces pôles n’est recommandé. Ce serait comme si on pouvait choisir entre le pur son et le pur silence. Le Tientai propose une troisième solution qui est l’indicible, son et silence à la fois. Ou encore l’inconcevable, qui est vue et absence de vue à la fois. Ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois. Les deux pôles interagissent, et l’un contient l’autre. Cette troisième vérité où les deux s’allient est l’ainsité (S. tathātā T. de kho na nyid). Cette ainsité est accessible aux êtres éveillés et aux êtres non-éveillés.

Le Bouddha correspond à la conscience et au pôle sujet, le Dharma à ce dont on est conscient et au pôle objet. Pour Jingxi Zhanran (711-782) de l’école Tientai, (dans son œuvre Zhiguan yili) le Dharma correspond à la non-conscience (objet) et le Bouddha à la conscience (sujet). On pourrait donc dire que bien que les êtres évéillés et non-éveillés aient accès à l’ainsité (S. tathātā), leur expérience de celle-ci n’est pas la même. Les êtres évéillés ont accès à la nature éveillée (S. buddhatvā T. sangs rgyas nyid)  de l’ainsité, c’est-à-dire de manière consciente, tandis que les êtres ordinaires n’accèdent que sa nature de dharma (S. dharmatā T. chos nyid), de non-conscience. Vu de cette façon, on pourrait dire que les dharma sont des objets sans conscience, sans vie, et que poursuivre les dharma sans conscience est concupiscence, « péché », si on permet une petite comparaison. La mort n’est pas un fait biologique mais la pensée de (=selon) la chair.[1] La résurrection est alors une soustraction affirmative à la voie de la mort. « Ce qui importe, ce n’est pas la circoncision  ni l’incirconsion, c’est d’être une nouvelle créature (Gal. 6.15. »
« La voie subjective de la chair, dont le réel est la mort, organise le couple de la loi et des œuvres[2].Tandis que la voie de l’esprit, dont le réel est la vie, organise celui de la grâce et de la foi. »[3]
On ferme là cette petite parenthèse. Pour Jingxi Zhanran, les êtres possèdent le principe de non-conscience (S. dharmatā), mais ne sont pas conscients de cette non-conscience. Bien qu’il n’y ait pas de différence entre les êtres éveillés et les non-éveillés, on les distingue provisoirement en ceux qui ont conscience et ceux qui n’ont pas conscience. Mais du moment qu’il y a conscience de la non-conscience, celle-ci n’est plus de la non-conscience. L’objet dont on est conscient n’est alors plus réellement dépourvue de conscience. Quand on est conscient de la non-conscience, [la conscience, la non-conscience, le sujet, l’objet, l’activité mentale et les formes matérielles] s’associent naturellement en une unique anisité (S. tathātā). Sans la non-conscience, la conscience ne pourrait pas être adéquatement appelé nature de bouddha (S. buddhatvā), et sans la conscience la nature de bouddha ne pourrait être établi. Il convient donc de considérér la nature de Bouddha (S. buddhatvā) comme identique à la nature de Dharma (S. dharmatā).[4]

Le plan des dharma (S. dharmadātu T. chos kyi dbyings) est la totalité des dharma, appréhendés et connus par la conscience humaine, et qui peut être considéré de quatre façons selon l’école Huayan[5]. Une première perspective purement « phenomènale » (C. shi), qui est la perception ordinaire, au premier degré, des phénomènes comme étant autonomes et discrets. La deuxième est celle de leur principe (C. li), leur essence qui est justement d’être dépourvue d’essence (S. svabhāva). La troisième perspective est celle de la non-obstruction entre les phénomènes et leur principe (C. li shi wuai), le fait que le manque d’essence des phénomènes ne les empêche pas de faire partie de notre champ expérientiel. La dernière perspective est celle de la non-obstrcution entre les principes (C. shi shi wuai). C’est la conception particulière de l’interdepéndance (S. pratītyasamutpāda) de l’école Huayan/Avataṃsaka sūtra, où tous les phénomènes sont simultanément la cause et l’effet de tous les autres phénomènes.[6] Il ne s’agit pas d’une simple coproduction linéaire, qui est un enchainement de cause à effet, mais de multiples enchainements simultanés véritablement interdépendants. Non-obstruction (C. wuai T. thogs med) est aussi quelquefois traduite par interpénétration.

Déjà, le madhyamaka disait que c’est seulement à la naissance d’un enfant que le père devenait « père » et que l’enfant était ainsi la cause (logique) du père, à même titre que le père était la cause (logique) de l’enfant. Bien sûr le père était aussi une cause biologique. C’est l’application de ce principe logique dans tous les sens possibles. Un exemple connu de cette interdépendance à perte de vue est le filet de joyaux d’Indra. L’interdépendance, et donc la vacuité, est la conscience et la vie avec la bodhicitta comme facteur actif.

***
Illustration : le filet de joyaux d'Indra

Pour une autre mise en abyme voir l'article de David Dubois sur le Traité qui est le moyen de se délivrer (Mokṣopāyaśāstra)

[1] Alain Badiou, Saint Paul, la fondation de l’universalisme, p. 74
[2] « Ce qui nous sauve est la foi, et non les œuvres. » « Nous ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce ».
[3] Alain Badiou, p. 79
[4] Buddhist Philosophy, Essential readings, The Deluded Mind as World and Truth, Brook Ziporyn, p. 244-245
[5] Division basée sur les Approches méditatives du Dharmadhātu de l’école Huayan de Dushun (600).
[6]Buddhist Philosophy, Essential readings, Dushun's Huayan Fajie Guan Men (Meditative approaches to the Huayan Dharmadhatu, Alan Fox, p. 74-45 

9 commentaires:

  1. Bonjour

    Je n'arrive pas vous envoyer de mail, je vous laisse donc un message ici.

    En ce qui concerne le Sutra du Lotus vous devriez utilisée d'autres versions, soit l'anglaise de Burton Watson, ou une autre version en Français tirée directement de la traduction de Kumarajiva vers le japonais, et traduite en Français par Jean Noël-Rober Fayard 1997. Que l'on peut trouver ici améliorée http://www.nichiren-etudes.net/lotus/lotus-menu.htm

    RépondreSupprimer
  2. Pour ce qui est de Tien t'ai, c'est le principe de la Voie du Milieu élaboré par Nagarjuna, énoncé par Zhiyi comme la "Triple Vérité".

    La Voie du Milieu est un principe qui évite de rentrer dans les formes extrêmes du nihilisme bouddhiste.

    - La vérité de la non substantialité, les phénomènes de possède pas d'existence absolue, et leur vraie nature est ni-existence NI non-existence.

    - La vérité de la temporalité, bien que les phénomènes soient non substantiels par nature, ils ont une réalité provisoire ou temporaire en forme de flux constant.

    - La troisième vérité, celle de la Voie du Milieu étant que les phénomènes présentent tantôt l'un ou l'autre de ses aspects.

    Leur compréhension est au delà des mots et des concepts.

    La Grande Théorie de l'école Tien t'ai, est celle d'Ichinen Sanzen, qui est l'observation des phénomènes qui se manifestent à l'intérieur de notre propre vie par l'expression des Dix Etats Mondes établissant en un instant de vie 3000 potentialité.

    A savoir que les Dix Etats Mondes, qui se manifestent à l'intérieur de la vie humaine, sont eux-même les différentes expression des Etats de Vie de l'Univers.

    Les Etats apparaissent et disparaissent, mais ne disparaissent jamais totalement, il continent d'exister de forme latente dans la vie humaine, leur véritable nature est également non substantielle et manifestent à tour de rôle le principe de la Triple Vérité.

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Rio sur Seine,

    Merci de vos messages et des diverses informations que vous donnez. Je m'étais servi de la traduction de Burnouf pour des raisons pratiques. La théorie des Dix états mondes me rappelle celle du porteur de vajra qui est présent aux quatorze niveaux et de la nature de bouddha.

    J

    RépondreSupprimer
  4. merci Janus


    La théorie des Dix états mondes me rappelle celle du porteur de vajra qui est présent aux quatorze niveaux et de la nature de bouddha

    Je ne suis pas très spécialisé dans le Bouddhisme Vajrayana (porteur de vajra) même si cela me semble assez proche et c'est celui que je comprends le mieux sans en appartenir.

    Je peux très bien développer les théories de l'école Tien t'ai et en particulier sur le Sutra du Lotus dont j'ai de très bonnes connaissances en termes théoriques, et généralement le Bouddhisme ésotérique.

    Si vous pouviez me développer quelques conceptions, je serais ravi de partager les différentes nuances d'approche théoriques, surtout en ce qui concerne les "quatorze niveaux de la nature du Bouddha" que j'ignore totalement, à moins que l'on ne parle pas de la même chose.

    Cordialement Rio.

    RépondreSupprimer
  5. Les quatorze niveaux sont les six destinées des êtres de l'univers sensible (kāmadhātu), les quatre méditations (S. dhyāna) de l'univers des formes (rūpadhātu) et les quatre recueillements (P. āyatana, samāpatti) de l'univers sans formes (arūpya-dhātu). La nature de bouddha est naturellement présente dans tous ces niveaux, mais non actualisé, contrairement au porteur de vajra (vajradhara). Les quatorze niveaux correspondent donc aux trois plans ou univers.
    On trouve le même nombre de degrés de manifestation, quatorze, dans le tantrisme hindou. Je ne sais pas quelles sont les correspondances.

    Joy

    RépondreSupprimer
  6. Ma conception des "Dix Etats monde" et selon l'école Tien t'ai est nettement différente. En fait il s'agit du principe majeur de l'école Tien t'ai qu'on appelle "Ichinen Sanzen" 3000 monde en un instant de vie.

    -Le monde de l'enfer; Etat d'enfer où ou exprime la souffrance.

    -Le monde des esprits affamés; Etat d'avidité.
    -
    Le monde des animaux; Etat d'animalité

    -Le monde des asuras; Etat de colère

    -Le monde des hommes; Etat d'humanité

    -le monde des esprits célestes (ou ciel; Etat de bonheur temporaire.

    -Le monde des auditeurs-shravakas; Etat d'étude.

    -Le monde des pratyekabuddhas; Etat d'Eveil pour soi.

    -Le monde des bodhisattvas; Compassion, Amour etc...

    -Le monde des bouddhas; Etat de Bouddha.

    Suivant les courants comme le Theravada, il n'y que 3 Etats et ça peut monter jusqu'à 7. Ces Etat mondes sont séparés les uns des autres, et il n'y a qu'un Bouddha.

    Les premiers 6 Etats, sont les six voies inférieures, ou bien les six voies maléfiques, ce qui représentent la majorité des êtres humains sur Terre.

    Les quatre autres Etats sont les voies supérieures.

    Le stade de Arhat qui a atteint le Nirvana n'est plus synonyme de Bouddha, il désigne les homme de l'état d'étude (auditeurs-shravakas)et les homme de l'état d'auto-éveil (pratyekabuddhas).

    Pour beaucoup, les Sutra du Mahayana s'adressent en particulier aux personnes de ces deux état d'étude et d'auto-éveil, ou bien aux gens des Six Voie qui ont de fortes disposition à l'étude et à l'auto-éveil.

    Dans la théories de Tien t'ai basée sur la compréhension du Sutra du Lotus, ces dix états ne sont pas séparés des autres, ils contiennent tous les neuf autres.

    A plus forte raison, ils contiennent tous l'état de Bouddha, c'est à dire que la Boddhéité se manifeste quelque soit la condition de vie.

    Donc, même chez les femmes et les êtres mauvais, les incroyants etc....

    Ces états de vies contenus dans la vie humaine, sont des phénomènes comme les autres, qui représentent la manifestation séquentielle d'instant en instant des différents états de vie de l'univers (un homme meurt et né à chaque instant).

    Ces phénomènes n'existant pas indépendamment les uns des autres, ils sont à la fois Cause et Effet.

    La Voie du milieu ne considère pas les phénomènes et la vie humaine en général seulement dans la non substantialité (vacuité; ni être ni non-être), mais également à travers ses manifestions transitoires de flux et de reflux.

    Ainsi, les écoles du Sutra du Lotus à travers la compréhension de l'enseignement qu'il referme, considère que la Boddhéité pleine et parfaite ne s'obtient pas par ses propres efforts mais sous action de la Loi de Causalité, et quelque soit les conditions de vie.

    La Bodhéité étant la nature fondamentale des phénomène, qui ne disparait jamais à travers vie et mort, cela état l'enseignement atemporel du Sutra du Lotus du temps hors du temps.

    Cordialement Rio

    RépondreSupprimer
  7. Bonjour Rio,

    Merci, je ne connaissais pas le concept d'Ichinen Sanzen. Je connais assez mal le bouddhisme japonais. Oui, la simultanéité des 3000 (en tibétain stong gsum, en sanskrit tri-sāhasra) va bien avec l'idée du filet d'Indra.

    Joy

    RépondreSupprimer
  8. Le concept d'Ichinen Sanzen vient de Zhiyi de l'école Tien t'ai. Ce n'est pas seulement une théorie, mais un processus qui intervient lorsqu'on pratique une forme de méditation introspective dite "Kanjin". Dans cette méditation, vous entrainez votre état de Bouddha ou vous le faites surgir concrètement, et celui-ci vient purifier les neufs autres états mondes.

    La boddhéité n'est plus un processus absolut et définitif qu'il faut atteindre, mais elle peut intervenir quelque soit vos conditions de vie.

    Cette Boddhéité se reflète également sur votre environnement, car celui-ci est également le reflet des Dix Etat selon les critères d'inséparabilité de soi et de son environnement.

    D'après Zhiyi c'est le concept d'Ichinen Sanzen qu'enseigne le Sutra du Lotus, en estimant que le Dharma de la Loi de Causalité est également celui par lequel ont atteint la Bodhéité. C'est un principe de dualité entre le Bouddha et le Dharma, assez difficile à admettre par opposition au principe de non dualité entre le Bouddha et son esprit.

    Mon approche du Bouddhisme est très synthétique, et nous ne spéculons pas beaucoup sur la recherche de la "vacuité" car nous considérons cela comme un concept acquis, mais nous sommes très focalisés sur la Loi de Causalité.

    Rio

    RépondreSupprimer
  9. "Mon approche du Bouddhisme est très synthétique, et nous ne spéculons pas beaucoup sur la recherche de la "vacuité" car nous considérons cela comme un concept acquis, mais nous sommes très focalisés sur la Loi de Causalité."

    Cela décrit bien le projet du bodhisattva !

    Joy

    RépondreSupprimer