Le
Traité du milieu (
Mūlamadhyamakakārikā) et la
Précieuse guirlande (
Ratnāvalī) sont considérés comme des œuvres authentiques de Nāgārjuna. Le roi auquel il s’adresse dans la
Précieuse guirlande serait selon
Joseph Walser un membre de la
dynastie Sātavāhana[1] (au départ des vassaux des Maurya, une dynastie à laquelle appartenait Asoka le grand, env. 230 av. JC - 220 ap. JC) dans le sud de l’Inde, réputée pour avoir établi la paix dans le pays. Nāgārjuna n’est non seulement le chef de fil de la doctrine de la vacuité, mais propose aussi des idées pour une application politique de l’idéal du véhicule universaliste (
mahāyāna). Ces conseils s’adressent au roi, mais en précisant :
« Cette doctrine n’a pas été enseignée
Exclusivement à l’intention des rois.
Mais avec l’aspiration à aider
Les autres êtres autant que faire se peut. »[2]
Cette doctrine n’est donc pas destinée exclusivement à un monarch et à une monarchie, elle s’applique aussi à une démocratie. Les conseils au roi constituent ainsi un projet politique qui peut s’inscrire dans l’idéal du véhicule universel. L’idéologie du véhicule universel a pour objectif d’aider les êtres, et cela de manière très concrète. Dans ces deux œuvres de Nāgārjuna, il n’y a pas de références à une
Terre pure qui se situerait au-delà de cette existence, où seraient reçus les fidèles qui y aspirent, en prenant leur mal ici bas en patience, mais on y trouve des conseils très concrets (parfois naïvement utopiques) pour améliorer la qualité de vie de chacun sur la terre. La concrétisation du projet du véhicule universel est l’objectif des bodhisattvas.
Les conseils de Nāgārjuna au roi présentent deux intérêts pour ce dernier : son bonheur individuel (S.
abhyudaya T.
mngon mtho) et le bien ultime (S.
naiḥśreyasa T.
legs pa), qui est la libération (S.
mokṣa). La clé du bonheur individuel n’est pas la mortification du corps (S.
śarīratāpanād), mais l’abstention des dix actes noirs, l’abstention de nuire à autrui. C’est le fondement de la doctrine du Bouddha, mais le véhicule universel propose d’aller plus loin et plus vite, en cultivant positivement la générosité, l’éthique et la patience (S.
dānaśīlakṣamā), qui sont les antidotes des
trois poisons : la convoitise, l’aversion et l’ignorance (S.
lobha, dveṣa, moha). Cette conduite préserve des destinées malheureuses et garantit le bonheur individuel.
Pour le bien ultime, Nāgārjuna propose de dépasser le cadre du bien individuel, en déconstruisant (ou en dépassant) d’abord le concept d’un
soi individuel permanent. On retrouve les arguments du
non-soi classique. Il y a bien l’apparence d’un soi, mais celui-ci n’existe pas indépendamment des conditions qui le constituent
[3]. Il en va de même pour le monde, qui est semblable à un mirage. Il n’est pas ce qu’il paraît de loin en regardant de très près. Celui qui conçoit le monde comme réel ou irréel est dans l’erreur.
« De même, qui conçoit l’existence ou l’inexistence
Du monde semblable à un mirage
Est dans l’erreur.
Et en présence de l’erreur, point de libération. »[4]
La libération, la quiétude (
nirvāṇa), est la cessation de la saisie des choses (le soi comme le monde) comme réels ou irréels.
« Si l’au-delà des peines (nirvāṇa) n’est pas une non-chose,
Comment serait-il une chose ?
La fin de la saisie des choses et non-choses (S. bhāvābhāva)
Est connue comme l’au-delà des peines. »[5]
En revanche, ceux qui pensent que les choses (le soi et le monde) sont irréelles vont vers les destinées malheureuses, et ceux qui pensent qu’elles sont réelles vont vers les destinées heureuses.
[6] Ni le monde (S.
loka), ni la quiétude (S.
nirvāṇa) ne durent. D’un point de vue absolu, il n’y pas de différence entre le monde et la quiétude.
[7] Le monde ne disparaît pas par la quiétude (
nirvāṇa)
[8] et le Bouddha n’avait pas répondu à la question si le monde avait une fin.
[9] La solution que propose Nāgārjuna est le mode supramondain/transcendant (lokottara),
la réalité qui ne s’appuie pas sur la dualité [monde - nirvana].
[10] Le monde est au-delà du vrai et du faux.
[11] L’hésitation initiale du Bouddha d’enseigner après son éveil serait dûe à cette difficulté.
[12]
« Ce qui reste caché aux êtres ordinaires
Constitue justement la profonde doctrine
Le caractère magique (māyopamatvaṃ) du monde
Est la sève de la doctrine (śāsanāmṛtam) du Bouddha »[13]
Tant que l’on n’est pas débarrassé de la notion d’un soi individuel (
ahaṃkāra), on pratique la générosité, l’éthique et la patience (S.
dānaśīlakṣamā)
[14] Puis, débarrassé de la notion d’un soi individuel ou non,
« Le Dharma[15] est la meilleure des politiques (S. nīti ),
Il satisfait le monde,
Et un monde que l’on a satisfait
Ici et ailleurs ne trompera pas. »[16]
C’est alors que commence la liste de conseils politiques pratiques que Nāgārjuna donne au roi. Elle est longue, voici quelques exemples arbitrairement choisis : fournir de quoi vivre à ceux incapables de le trouver de par leur état (malades, handicapés, gens modestes, misérables…)
[17], leur donner des soins médicaux.
[18] Donner des moyens d’existence aux enseignants des écoles.
[19] Aider les fermiers en difficulté en leur fournissant des semences et des nourriture, supprimer les taxes élevées,
[20] éliminer les voleurs et les brigands, fixer des prix justes, maintenir le niveau des bénéfices [en période de pénurie], fournir des service publics
[21], bien traiter les peuples vaincus (colonies etc.).
[22] L’aide et des soins dispensés aux prisonniers condamnés.
[23]
« De même que les fils indignes [sont punis]
Avec l’intention de les amender,
De même punis avec compassion,
Sans aversion ni désir de richesses. »[24]
Nāgārjuna est d'ailleurs contre la peine de mort : les assassins seront ni torturés ni exécutés, mais bannis.
[25] Cet activiste bouddhiste du 2ème siècle était aussi pour le développement durable.
« Ô roi, efforce-toi
D’assurer pour ton royaume
La continuité des provisions
Par [le bon usage] des ressources [actuelles]. »[26]
Nagarjuna n’aime pas l’attitude bling bling, ni la pub (tout ce qui suscite le désir chez ceux qui n'en ont pas les moyens), il n’aime pas les taxes, ni probablement le « remboursement de la dette » sur le dos des pauvres.
« Protège [le pauvre] du désir [de tes biens],
N’établis pas de [nouvelles] taxes, réduis celle [trop élevées],
Et libère [ton peuple] de la souffrance
[De ne pouvoir payer le collecteur d’impôts] qui se tient à sa porte. »[27]
Nāgārjuna proposait au roi un règne qui "existe pour la Doctrine, pas pour la renommée et les plaisirs des dirigeants
[28].Politiquement, il était un dangereux gauchiste utopiste dépensière, qui n'aimait pas les taxes ni le remboursement de la dette.
Dans le cinquième chapitre, il redevient le directeur d’âme du roi en lui exposant la conduite et l’ascension spirituelle progressive du bodhisattva. La fin du texte est intéressant et tout à fait dans le prolongement de
l’interprétation de Tom Pepper de l’
Entrée dans la conduite du bodhisattva (
Bodhisattvacharyāvatāra) d'un autre activiste bouddhiste, Śāntideva, où le soi conventionnel existerait uniquement dans un esprit collectif
[29].
« Ce soi est un système symbolique/imaginaire collectivement produit, de sorte que toute souffrance dans une partie du système implique et affecte nécessairement le système dans son ensemble. Et, ce qui est plus important, toute souffrance empêche le système d’atteindre la libération dans son ensemble. »[30]
La "Doctrine" est alors le «
système symbolique/imaginaire collectivement produit », le véritable Soi collectif, qui n’est pas le soi individuel, que la plupart de nous identifie au corps individuel. Chacun a la tendance d'aspirer au bonheur de ce soi individuel et au confort de ce corps individuel, tandis que Nāgārjuna propose au roi de s’occuper de tous les êtres dans leur ensemble et de leur bonheur.
« Ainsi, cette doctrine
Que, brièvement, je t’ai exposée,
Chéris-la toujours
Comme tu as chéri [jusqu’à maintenant] ton corps.»
« Qui chérit la doctrine
Chérit son corps à propos ;
Et si ce chérissement demandait une aide,
La doctrine la lui fournirait. »[31]
La Doctrine (
Dharma), le «
système symbolique/imaginaire collectivement produit », devient désormais le corps, tout comme le corps physique (
rūpakāya) du Bouddha n’est pas son corps véritable. Son véritable corps est le
Dharma (
dharmakāya). On ne voit pas le Bouddha en voyant son corps physique (
ou sa représentation), mais on le voit quand on voit sa Doctrine, le Dharma. A sa mort, le Bouddha avait répondu aux disciples désœuvrés de suivre le Dharma...
***
[1] The Edicts of Ashoka mention the Sātavāhanas as feudatories of Emperor Ashoka. Fragment of the 6th Pillar Edicts of Ashoka (238 BCE)
[2] Conseil au roi, traduit par Georges Driessens. La plupart des traductions utilisées dans ce billet seront de ce livre, avec quelques modifications de ma part à certains endroits. p. 123 chos ’di rgyal po ’ba’ zhig la//bstan pa kho nar ma bas kyi//sems can gzhan la’ang ci rigs par//phan par ’dod pas bstan pa lags//
[3] 103. C’est pourquoi le Grand Puissant A rejeté les vues d’un soi et d’un non-soi.
[4] 56. de bzhin smig rgyu lta bu yi//’jig rten yod pa’am med pa zhes//’dzin pa de ni rmongs pa ste//rmongs pa yod na mi grol lo//
[5] 42. mya ngan ’das pa dngos med pa’ang*//min na de dngos ga la yin//dngos dang dngos med der ’dzin pa//zad pa mya ngan ’das shes bya’o//
[6] 57. med pa pa ni ngan ’gror ’gro//yod pa pa ni bde ’gror ’gro//yang dag ji bzhin yongs shes phyir//gnyis la mi brten thar par ’gyur//.
[7] 64. //gang phyir gnyis ka’ang yang dag tu//’gro dang ’ong dang gnas med pa//de phyir ’jig rten mya ngan ’das //don du khyad par ji lta bu// Voir aussi : MMK25,19 « Il n’y a aucune différence entre le saṁsāra et le nirvāṇa. Il n’y a aucune différence entre le nirvāṇa et le saṁsāra. »
[8] 73ab de phyir mya ngan ’das pa yis//’jig rten don du ’grib mi ’gyur//
[9] 73cd ’jig rten mtha’ dang ldan nam zhes//zhus na rgyal ba mi gsung phyir//
[10] 78. rgyal po khyod ni mi phung bar//bgyi slad ’jig rten ’das kyi tshul//gnyis la mi brten yaṅ dag pa//ji bzhin lung gi dbang gis bshad//
[11] 105 de ltas dam pa’i don du na//’jig rten ’di ni bden brdzun ’das//
[12] 118. Comprenant qu’en raison de sa profondeur/ Cette doctrine est difficile à saisir pour les êtres,/ Le Puissant, après son éveil,/ Se détourna de l’enseigner. chos ’di zab phyir skye bo yis//shes par dka’ bar thugs chud de//des na thub pa sangs rgyas nas//chos bstan pa las log par gyur//
[13] 109. so so’i skye bo la gsang ba//gang yin de ni zab mo’i chos//’jig rten sgyu ma lta bu nyid//saṅs rgyas bstan pa bdud rtsi yin//
[14] 125. chos ’di yongs su ma shes na//ngar ’dzin pa ni rjes su ’jug//de las dge dang mi dge’i las//de las skye ba bzang dang ngan// dharma eva parā nītir dharmāl loko ’nurajyate | rañjitena hi lokena neha nāmutra vañcyate ||28||
[15] J’ai remplacé ici "le bien" par "le Dharma" (chos ni).
[16] 128. chos ni lugs kyi dam pa ste//chos kyis ’jig rten mngon dgar ’gyur//’jig rten dga’ bar gyur pas kyang*//’di dang gzhan du bslus mi ’gyur//
[17] N° 320
[18] N° 240
[19] N° 239
[20] N° 252
[21] N° 239-249
[22] N° 251
[23] N°330-336
[24] 336. snod med pa yi bu dag la//snod du rung bar bya ’dod ltar//snying rje yis ni tshar gcad bya’i//sdang bas ma yin nor phyir min//
[25] N° 337
[26] N° 345 | ’tshog chas zong ni rgyal srid kyis//rgyal srid ’tshog chas brgyud pa dag/rgyal po ci nas mnyes ’gyur ba//de lta bur ni nan tan mdzod//
[27] N° 253 chags nyen pa las yongs bskyab dang*//sho gam btang dang sho gam dbri//de dag sgo na sdod pa yi//nyon mongs las kyang bzlog par mdzod//
[28] N° 327
[29] "The conventional self exists only in a collective mind." Tom Pepper,
Taking Anatman Full Strength and Śāntideva’s Ethics of Truth
[30] "That self is a collectively produced symbolic/imaginary system, so that any suffering in one part of the system necessarily implicates and affects the system as a whole. Even more importantly, any such suffering prevents the system as a whole from achieving liberation."
[31] N° 488 et 489 de ltar bdag gis khyod la ni//mdor bsdus chos bshad gaṅ yin de//khyod la ji ltar rtag tu sku//phangs pa bzhin du phangs par mdzod//gang la chos de phangs gyur pa//de la don du bdag lus phangs//phangs la phan pa bya dgos na//de ni chos kyis byed par ’gyur//