Il existe, dans le bouddhisme, deux types d’autocognition/conscience réflexive (T. rang rig S. svasaṃvedana/svasaṃvitti). 1. Le premier type d’autocognition est celui d'une première cognition qui est connue par une deuxième cognition. 2. Dans le deuxième type d’autocognition, il n’y a pas de cognition d’une autre cognition ; ce qui connaît est simultanément conscient de son acte de cognition.
Selon Ching Keng[1], la théorie de la perception [sensorielle] directe (S. pratyakṣa T. mngon sum) de Dignāga (env. 480–env. 540), s’appuie sur le premier type d’autocognition. Pour Dignāga, l’autocognition est présente, y compris dans les passions associées aux objets internes et externes qui sont connus (saviṣayaṃ jñānam). P.e. « Tel objet est désirable ». Le mot jñāna indique une « intuition », c’est-à-dire une connaissance directe sans médiation[2].
« Quand une cognition qui se rapporte à [la forme d’] un objet (saviṣayaṃ jñānam) est elle-même l’objet de cognition, ce [deuxième] objet (S. artha T. don), conformément à la nature de l’autocognition, est conçu comme quelque chose de désirable ou d’indésirable. »[3]Ce type d’autocognition est la cognition de la cognition même (« sujet ») dans le cadre d’une cognition « dualiste » avec un sujet et un objet, où le sujet connaît directement l’objet ainsi que soi-même en tant que sujet.
« La cognition qui connaît l’objet, une chose avec une couleur etc., a un [double aspect, à savoir], l’aspect d’un objet et l’aspect d’elle-même [en tant que sujet]. Mais la cognition qui connaît la cognition de l’objet a [d’une part] l’aspect de cette cognition qui est en accord avec l’objet et [d’autre part] l’aspect d’elle-même. Sinon, si la cognition de l’objet ne se rapportait qu’à la forme de l’objet [viṣaya-jñāna], ou si elle ne se rapportait qu’à la forme d’elle-même [viṣaya-jñāna-jñāna], la cognition de la cognition [« sujet »] serait indissociable de la cognition de l’objet. »[4]Mais dans le bouddhisme ancien, tout est un flux de cognitions qui se succèdent. Le premier moment, la cognition de l’objet (viṣaya-jñāna) se produit, et devrait être suivi de la cognition de la cognition elle-même (viṣaya-jñāna-jñāna). Ce qui qui impliquerait deux moments de cognition séparées. Ce n’est pas ainsi que le voit Dignāga, qui parle de deux aspects du même moment, non de deux moments séparés[5].
« Ainsi, [si la cognition ne se rapportait qu’à une seule forme, celle de l’objet ou celle d’elle-même], l’objet connu par une première cognition ne pourrait pas se produire dans une deuxième cognition. Pourquoi ? Parce que cet [objet de la première cognition n’existe plus au moment de l’apparition de la deuxième cognition et] ne peut pas être l’objet de la dernière. Cela prouve que cette cognition se rapporte à deux formes. »[6]Selon Ching Keng, les personnes qui sont venues après Dignāga tels que Dharmapāla (530–561), Dharmakīrti (env. 600–660) et Śāntarakṣita (725-788) ont tenté de résoudre la tension de la formulation de Dignāga. Dans cette tentative, certains, Śāntarakṣita (et peut-être déjà Dharmakīrti) s’éloignent de l’autocognition de type 1 pour s’appuyer sur celle de type 2, qui aboutirait à l'idée exposée dans p.e. le Tarkabhāṣā de Mokṣākaragupta (11/12ème s.) :
« Tout comme une lampe s’éclaire elle-même, la connaissance est considérée se connaître elle-même, puisque, contrairement aux êtres non-conscients (jaḍapadārtha), elle est produite par sa propre cause avec sa nature autoluminescente. »[7]Et qui serait basée sur le Tattvasaṃgraha de Śāntarakṣita.
« La connaissance s’oppose par nature à la matière inconsciente ; cette immatérialité n’est autre que l’autoconscience de la connaissance. »[8]
« L’autoconscience de la connaissance ne doit pas être déconstruite en l’action et son agent, car la connaissance, qui est une unité singulière sans compartiments, ne peut pas être divisée en trois parties [à savoir l’agent qui connaît, l’objet connu et la connaissance.] »[9]Ching Keng cite alors Masamichi Ichigo, selon qui la luminescence (prakāśa) est une des natures (vijñānatva) de l’autocognition pour Śāntarakṣita, considérée comme non-duelle, car dépourvue des notions de sujet et d’objet (vedyakartṛtvaviyogāt).
Le nouveau type d’autocognition est définie ainsi par Paul Williams :
« Ainsi, le caractère de l’autoconscience ne concerne en rien l’appréhension d’elle-même comme un objet, ce qui pourrait conduire à une régression infinie. Mais ici, l’autoconscience se réfère plutôt à la réflexivité, sans renvoi à une relation sujet/objet, et donc sans stade de validation hormis la conscience elle-même. Kamalaśīla (env. 713-763) dit implicitement qu’il serait incorrect de baser l’autoconscience sur le modèle « x est conscient de y », où y=x. Autrement dit, le modèle épistémologique de l’acte et de l’agent, où un agent agit sur lui-même, est inapproprié, et par conséquent, la critique habituelle de l’autoconscience que l’on trouve dans d’autres sources bouddhistes, basée sur l’impossibilité d’une action dirigée vers elle-même, ne s’applique pas dans le cas présent. »[10]L’idée que Dharmakīrti s’était déjà éloigné de l’autocognition[11] de type 1 est partagée par de nombreux universitaires et basée sur son affirmation “Tous les actes de conscience (citta) et facteurs associés (caitta) sont autocognitifs ; cela s’appelle l’autocognition (svasaṃvedana)”[12] Pour Ching Keng, la signification du terme autocognition change et est différente selon les époques.
Un autre point que soulève Ching Keng dans son article est le rôle que joue la « perception mentale » (mānasa-pratyakṣa), idée contestée au sein du bouddhisme, dans ces deux types d’autocognition. Selon lui, elle intervient dans le premier modèle[13], mais pas dans le deuxième. Elle intervient dans le premier modèle, pour retenir la première cognition (objet). Il y aurait donc en premier la perception sensorielle (d’un objet), réactivée par la perception mentale, ce qui donne lieu à l’autocognition. Pour cela, la perception sensorielle doit être identique à, ou avoir le même contenu que la perception mentale. Et celle-ci, dans le schéma de Dignāga ne peut correspondre qu’à la conscience mentale (mano-vijñāna). La perception mentale imprimerait le contenu de la perception sensorielle « à l’intérieur » et en reproduirait le contenu. C’est la théorie de Dharmakīrti, où la perception sensorielle est la condition immédiatement précédente (samanantara-pratyaya) de la deuxième. Celle de Dharmapāla affirme que la perception mentale (« associée aux cinq ») se produit en même temps que la perception sensorielle. Selon Ching Keng, avec l’importance croissante de l’autocognition de type 2 (c.-à-d. l’autocognition simultanée) après Śāntarakṣita (8ème s.), la perception mentale n’était plus un élément dispensable dans le processus autocognitif.
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Picasso : jeune fille devant un miroir
MàJ090413
- Y a-t-il alors deux visions du voyant, celle permanente sans objet de vision, et celle impermanente avec objet de vision ?
- Oui. Dès l’abord, il y a celle, bien connue, qu’est la vision impermanente qu’on connaît via l’existence des aveugles et des non-aveugles. Si la seule qui existât était la (vision) permanente, tout le monde serait non aveugle. Mais il y a la vision permanente du voyant attestée par la Révélation : « Car il n’y a pas de défection de la vision du voyant» (BÂU, IV.3.23) et par l’inférence : même un aveugle perçoit tandis qu’il rêve des objets sous forme de pots, et donc si la vision permanente ne voit pas quand l’une est détruite, subsiste la vision du voyant. Via cette vision non défective, permanente, qui existe sous une forme principielle, qu’on nomme « auto-lumineuse », il y a le voyant de la vision - voyant en permanence l’autre vision impermanente -, les impressions et les pensées des états de rêve et de veille. Et cela étant, la vision constitue le principe même (de « moi », l’âtman*) à l’instar du feu dont (la nature propre est) la chaleur. Et il n’y a pas, ainsi que le soutiennent les Vaisesika', un autre voyant conscient différent de cette vision. Cela, l’absolu, se connaît sous forme de voyant permanent, indépendamment de la vision impermanente, laquelle lui est surimposée.
- Mais connaître le connaisseur est contradictoire avec ce que dit la Révélation : « Tu ne connaîtras pas le connaisseur de la connaissance » (BÂU, III.4.2).
- Non, il n’y a pas de contradiction à partir de ce type de connaissance. (Le « moi ») est connu comme le « voyant de la vision », et cela indépendamment de toute autre connaissance. Cela étant ainsi connu comme la vision permanente du voyant, on n’aspire pas à une autre vision dont l’objet serait le voyant. Car cette aspi¬ration du voyant envers une vision objective s’arrête en raison de son impossibilité même. Et cette vision qui est elle-même un objet de vision n’ose pas regarder le voyant, auquel cas on pourrait le désirer : personne ne veut se voir soi-même. Par conséquent, la phrase : « Il se connut » signifie seulement la cessation de la surimposition de l’inscience et non la transformation du soi en un objet.
[Commentaire de Śaṃkara sur le Brhad-Âranyaka-Upanisad-Bhâsya, 1.4.10. Traduction de Michel Angot dans Śaṃkara, la quête de l’être, p. 81-83]
[1] Is Mental Perception Necessary in a Pramāṇa Theory? —A Re-reading of Dignāga’s Theory of Svasaṃvedana and Mānasa-pratyakṣa in his Pramāṇasamuccaya, Ching Keng, Aug. 26, 2004
[2] « sans aucune médiation, qu’elle soit d’ordre temporel ou logique, entre le sujet connaissant et l’objet connu : l’objet n’est pas appréhendé successivement mais donné comme totalité présente à l’esprit ; il n’est pas connu discursivement, selon un rapport de principe à conséquence. » (Thomas d’Aquin) Dictionnaire de la philosophie, Armand Colin, p. 180
[3] PSV G. d’après la traduction anglaise de Hattori, p. 29.
[4] PSV Ha, d’après la traduction anglaise de Hattori, p. 29-30.
[5] Cela donnerait lieu à une régression infinie.
[6] PSV. Hb. d’après la traduction anglaise de Hattori, p. 30
[7] D’après la traduction anglaise de Kajiyama, p. 48)
[8] Kajiyama, p. 48 ; cité de Tattvasaṃgraha vers n° 1999)
[9] D’après la traduction anglaise de Kajiyama, p. 48 ; cité de Tattvasaṃgraha vers n° 2000)
[10] Traduction d’après Williams, pp. 28-9
[11] Ching Keng pense que Dharmakīrti a malgré cela suivi modèle 1.
[12] Nyāyabindu. Ching Keng cite encore : [Excepting knowledge itself], there is nothing to be experienced by knowledge, and [likewise] it has no experience other [than self-experience]; since knowledge is deprived of cognitum and cognizer, it is illuminated by itself. (Ichigo, p. 175, quoted from the Pramāṇaviniścaya I: 38)15
[13] Dignāga affirme que l’autocognition ne dépend d’aucune organe sensorielle (PSV Db, Hattori, p. 27).
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