La formulation par Rudolf Otto ci-dessous de la thèse de Maître Eckhart, pourrait capturer l'idée de base de plusieurs approches mystiques qui nous intéressent sur ce blog. Si on veut bien faire abstraction des aspects terminologiques et mythologiques spécifiques. Elle revient également sur le risque de confusion avec des thèses panthéistes.
Dieu prononce son Verbe éternel de toute éternité. II l’exprime d’une double manière qui, du point de vue de Dieu, n’en fait d’ailleurs qu’une. II le prononce éternellement en lui-même et du même coup le prononce éternellement dans l’âme. II engendre son Fils éternellement en lui-même et du même coup l’engendre en nous et, par-là, nous engendre nous-même comme son Fils unique. Qu’est-ce que ce Verbe éternel, ce Fils unique quand il est prononcé dans le fond de l’âme ? Qu’est-il là ? ce qu’il est en Dieu et pour Dieu lui-même, la pensée que Dieu a de lui-même, c’est-à-dire la connaissance que Dieu a de lui-même, connaissance qui devient celle de l’âme grâce à sa participation réelle au Verbe lui-même. Posséder le Verbe en soi, c’est donc participer à la connaissance par laquelle Dieu se connaît lui-même. C’est en même temps avoir la connaissance de Dieu non pas comme un accident, comme un fait « psychologique » empirique, ni dans un acte isolé et concret de représentation, non pas comme un concept ou une théorie, mais comme le fond essentiel propre, supra-empirique, de l’âme elle-même. L’âme n’a pas le Fils, elle est le Fils ; elle n’a pas la connaissance de Dieu, son essence même est au fond la connaissance même de Dieu. Et tout ce qui revêt en nous la forme de « pensée » ou d’idée de Dieu n’est que fonction extérieure des « puissances », non la réalité essentielle elle-même. Ainsi donc Dieu se connaît et s’aime lui-même en nous, dit Eckhart.
On peut se méprendre du tout au tout sur cette profonde affirmation et alors nous sommes en plein « panthéisme ». II n’est que de l’entendre dans le sens d’Ed. von Hartmann, pour qui Dieu lui-même ne parvient à la conscience de lui-même que dans la conscience humaine. Cela serait pour Eckhart le dernier mot de la démence[1]. Dieu, en effet, engendre éternellement son Fils en lui-même. Éternellement la Déité se détermine en Dieu, en conscience personnelle de soi et en connaissance de soi, du fait que le Père prononce en lui-même le « Verbe »[2]. Mais Dieu donne éternellement a l’âme tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, et l’âme « participe » à son être même et n’a d’être que par là. Elle participe donc à sa connaissance divine. Ainsi donc sa connaissance n’est pas acte propre, découverte propre — et là est la pointe — elle ne connaît absolument que parce que l’Être éternel lui-même est en elle et, du même coup, aussi l’auto-connaissance éternelle[3]. Ce n’est pas là du panthéisme mais bien plutôt son opposé diamétral, et peut-être superlative : c’est la conception théopantiste d’une « doctrine excessive de la grâce », ce n’est pas une divinisation de la créature[4].
Rudolf Otto, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, pp. 198-199
[1] Cf. Lehm. 240 : « Dieu a conscience de lui-même et ce n’est que dans cette conscience de lui-même qu’il connaït aussi les créatures. »
[2] « Dieu le Père possède une absolue intuition de lui-même, une connaissance abyssale de lui-même par lui-même, sans aucune image (espèce). Et c’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils » (Rf. 6, 5).
[3] « Connaitre Dieu et être connu de Dieu, c’est, si l’on va au fond des choses, tout un. Nous connaissons et voyons Dieu par Ie fait même qu’il nous connait et nous rend voyant » (Lehm. 190). — Luther s’exprime exactement de la même façon : « Dieu seul connait et, avec lui, ceux qui voient par les yeux de Dieu, c’est-a-dire ceux qui possèdent l’Esprit » (édit. de Weimar, 18, 700, 1 sq.).
[4] Sur l’opposition entre théopantisme et panthéisme, cf. notre Vishnu Nârâyana, 2ème édition, 85.
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