Francis: Brother of the Universe (1980), Roy Gasnick |
L’inégalité et la hiérarchie sont inhérentes à l’organisation d’un groupe et marque les différences de force, pouvoir, statut, richesse, « karma », etc. Elles peuvent être justifiées mythologiquement, théologiquement etc. et sont souvent transmissibles à travers différents types d’essences.
Saint Augustin (354-430) parle dans les Confessions de son projet de cohabitation avec un groupe d’amis (chapitre XIV).
« Notre dessein était de mettre en commun tout ce que nous possédions ; de ne faire plus qu'une famille de toutes nos familles différentes, afin que l'amitié qui résolu de vivre en repos en quelque lieu à l’écart. Notre dessein était de mettre en commun tout ce que nous possédions de ne faire plus qu’une famille de toutes nos familles différentes afin que l'amitié qui formait l'union de nos cœurs empêchât la division de nos biens et qu’ainsi nul de nous n’ayant rien de propre toutes choses fussent à tous en général et à chacun en particulier. Nous étions environ dix personnes qui croyions pouvoir vivre dans cette société et il y en avait de fort riches mais particulièrement un nommé Romanien qui était de la même ville que moi et mon intime ami dès mon enfance. » (St Augustin, Les confessions, livre VI, chapitre XIV)Une Règle de saint Augustin fut apparemment inspirée d’une lettre d’Augustin, et aurait été rédigée par Césaire d'Arles, archevêque d'Arles de 502 à 542 à l'intention d'une communauté religieuse en difficulté après la mort de son abbé. En revanche, la Règle de saint Benoît est bien une règle monastique écrite par Benoît de Nursie, sans doute entre 530 et 556.
À la fin du premier millénaire après J.C., la société commence à s’urbaniser, avec la naissance de la commune et de la bourgeoisie. C’est la fin du troc et la domination de l’argent. Bernard de Clairvaux (1090-1153) dénoncera plus tard les richesses de l’Église. « Il a des mots très durs pour fustiger les clercs et les prélats qui succombent aux richesses matérielles et au luxe » (wikipedia). Les trois vœux principaux d’une congrégation religieuse chrétienne sont cependant les vœux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté. La pauvreté et notamment la pauvreté absolue deviendront un point polémique dans l’église.
François d'Assise (1181/2-1226), à l’origine de l’ordre des franciscains, pratiqua la pauvreté absolue. Un « mouvement de pauvreté » naît « en réaction à l’enrichissement et la politisation de l’Église » qui, compliqué d’aspirations manichéennes et millénaristes (Joachim de Flore 1130-1202), devient révolutionnaire et anticlérical. (wikipédia). Les tensions conduisirent à une querelle de la pauvreté.
Le millénarisme est la croyance en un règne de mille ans établi par un messie avant la fin du monde et le jugement dernier. L’arrivée du messie s’accompagne de batailles contre les forces du mal, l’antéchrist etc. sous la direction du messie, qui sont un mal nécessaire pour établir le nouveau règne. On trouve le phénomène dans tous les monothéismes et dans le bouddhisme et même en dehors des religions...
Dans le « mouvement de pauvreté » apparut, par exemple, la figure de Fra Dolcino Tornielli (1250-1307). Au nombre de ses idées on compte :
-Le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité.Suite aux attaques par des troupes catholiques, Fra Dolcino et ses compagnons devenaient des insurgés (des « terroristes » ne craignant pas les « dommages collatéraux »[1]. Fra Dolcino finit brûlé sur le bûcher et son mouvement restait isolé à l'époque.
-Le refus du système féodal
-La libération de toute contrainte et de tout assujettissement.
-L’organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes.
Les croyances millénaristes de Joachim de Flore etc. pouvaient associer les idées du « mouvement de pauvreté » avec la nécessité de l’usage de la violence en vue d’établir le règne millénaire du messie à venir. Les idées millénaristes ont en effet compliqué un mouvement qui n’avait pas besoin de cela pour justifier ses luttes contre des injustices.
Les franciscains n’étaient pas seulement actifs au niveau sociétal. Dans l’arène théologique/philosophique se joua simultanément une autre querelle, celle des universaux.
Il y a trois doctrines concernant les concepts/idées générales/universaux. Le réalisme (platonicien)[2] qui les considère comme réels, dans le sens qu’ils « se rapportent à des essences objectives dont les caractères sont indépendants de l’esprit qui les conçoit et des êtres sensibles dans lesquels il se manifestent » Contrairement au réalisme, dans le conceptualisme les universaux n’existent pas par eux-mêmes et ne sont que des constructions de l’esprit. Dans le nominalisme, les idées universelles n’ont aucune réalité dans les choses elles-mêmes mais sont seulement des signes conventionnels qui tout au plus permettent d’assurer la communication de la pensée.[3]
« Le XIe et le XIIe siècles sont occupés en entier par la querelle des universaux, longue discussion métaphysique souvent verbale, où les tenants du nominalisme, du conceptualisme et du réalisme s'affrontent en des joutes métaphysiques dont l'objet est de définir la nature et la valeur des idées universelles. »[4]La philosophie du franciscain Guillaume d’Ockham (1285-1347), précédée par Jean Roscelin (1050-1121), annonce la science moderne. « Elle insiste surtout sur les faits et sur le type de raisonnement utilisé dans le discours rationnel, au détriment d'une spéculation métaphysique sur les essences », critiquant « la possibilité d'une démonstration de l'existence divine ». Ockham est à l’origine du nominalisme, la doctrine « d'après laquelle les idées générales [ou universaux] ou les concepts n'ont d'existence que dans les mots servant à les exprimer ». Le nominalisme s’oppose dans ce sens au réalisme qui pense que les idées générales supposent quelque chose de réel, « des opérations propres de la pensée ». Le nominalisme est comme un dépouillement des universaux et se laisse facilement marier avec les mouvements de pauvreté et de dépouillement[5].
Le néerlandais Gérard Groote (1340-1384) avait étudié à la Sorbonne auprès d’un étudiant d’Ockham. En 1374, il fait une crise mystique, influencé par les mystiques rhénans (Henri Suso) et surtout Jean de Ruysbroeck. À partir de 1379 il commence à prêcher dans les Pays-Bas, où il fut à l’origine de la fraternité des Frères de la vie commune et de la devotio moderna, un mouvement de réforme personnelle.
« Les disciples de Gérard Groote poursuivent dans la voie du refus de la spéculation mystique et de celle de l'attachement aux vertus chrétiennes. Ils rejettent l'ascèse sauf si elle est inspirée par l'amour du Christ. Le livre “L'Imitation de Jésus-Christ“ est au cœur de cette spiritualité. Le croyant doit demeurer sur Terre pour y agir. Son âme est habitée par le Christ. Il n'est donc plus question, comme le voulait la spiritualité médiévale, de se fondre en Dieu en s'élevant vers Lui, mais d'une démarche qui résulte d'une autre perspective puisque c'est le Christ qui vient habiter le chrétien et que ce dernier exerce une action là où il se trouve, sur terre. » (wikipédia)Wessel Gansfort (1419-1489) était un précurseur de la Réforme et un humaniste avant la lettre. « Toute explication abusive [de la Bible] devait être présumée hérétique. L’un de ses versets préférés était Matthieu 7:7, qui déclare : “ Continuez à chercher, et vous trouverez. ” Cette promesse affermit Wessel dans sa conviction qu’il est avantageux de poser des questions ; pour reprendre ses termes, “ nous ne savons qu’à proportion que nous demandons ”. »
« Par ailleurs, il s'est intéressé activement aux discussions entre les réalistes et les nominalistes , ce qui le persuadait d'aller à Paris où il résida pendant seize années comme lettré et enseignant. Ici, il adoptait le parti nominaliste incliné vers l'anti-cléricalisme et plutôt une théorie philosophique selon laquelle les "universaux", les concepts, les idées générales, les espèces (Exemple : 'bonté', 'homme', 'arbre', 'chien',...) ne sont que des mots, des dénominations créées par l'homme, sans existence véritable, seuls existent les individus, ce qui lui donnera, comme nous le verrons plus tard, une couleur particulière à ses idées conceptuelles. Il dût très probablement quitter la France en raison d'un édit publié par Louis XI contre le Nominalisme. » (source)« En 1173, dans une apologie des nominalistes remise à Louis XI et conçue dans l’esprit de Gerson, on combattait cette opinion que le réalisme est plus conforme à la foi que le nominalisme. Cependant le roi publia contre les nominalistes un édit qui recommandait l’étude d’Aristote, d’Albert le Grand, de saint Thomas et autres réalistes. Tout à coup, en 1481, la lecture des livres nominalistes, jusque-là interdite, fut de nouveau autorisée, et le nominalisme obtint dès lors à Paris la prépondérance. » (Histoire de l'église Joseph Hergenrôther, 1891)
Henry IV établira une certaine liberté du culte protestant par l’édit de Nantes (1598), que Louis XIV, cherchant à unifier son royaume et extirper le protestantisme, ne manquera pas de révoquer en 1685 dans l'édit de Fontainebleau. Il prendra également position contre le quiétisme.
Comme dit précédemment, Wessel Gansfort, avec John Wyclif (1324-1384) et Jan Hus (1369-1415), mort sur le bûcher, furent des pré-réformateurs. Mais, comme nous l'avons vu, même avant eux il y avait des idées de partage, de fraternités, d’égalité, de l’âme habitée par le Christ (grâce), où une vie vertueuse de l’homme sur la terre importait plus que l’élévation à Dieu.
La mise en pratique des principes de la Réforme était quelquefois assez loin des idées des précurseurs et plutôt accompagnée d’idées messianistes, millénaristes et apocalyptiques. La noblesse saisit l’occasion pour se mettre du côté des réformistes afin de dérober l’église de ses biens pour les récupérer par convoitise. Mais quand c’est l’aveuglement qui mène la danse, c’est encore pire, par exemple, les aventures de Jean de Leyde et les anabaptistes dans la ville de Münster, promue sous sa direction au statut de Nouvelle Jérusalem pour un nouveau millénaire (règne, voir Joachim de Flore). Quand les idées prennent plus d’ampleur, plus de substance et d’essence, il fait rarement bon vivre. Un régime pauvre en essences semble préférable. N'est-ce pas étrange comme on semble souvent devenir ce que l'on pensait combattre initialement ? Et pourquoi la fraternité est-elle si difficile ?
La position du bouddhisme (Dignāga, Dharmakīrti) est proche du nominalisme, en ce qu’il pose que les entités construites par des concepts ou des noms n’existent que conceptuellement ou nominalement. Dans les débats, les bouddhistes doivent néanmoins s’appuyer sur les catégories et la terminologie nyāya, qui est « réaliste », c’est-à-dire qui accorde une réalité aux universaux. Pour les logiciens bouddhistes, les entités sont des universaux (sct. sāmānya tib. spyi), exemplifiés en particuliers (sct. vyakti tib. gsal ba, ou encore sct. svalakṣana tib. rang mtshan, sct. viśeṣa tib. bye brag). Les universaux sont-ils « réels », sont-ils différents de ou identiques aux particuliers ? C’est le sujet de nombreux débats et d’opinions parmi des bouddhistes. On pourrait dire que les réalistes sont plutôt āstika et les nominalistes nāstika.
C’est comme si quand on trouve des idées de partage, d’égalité, de liberté, de fraternité, une approche nominaliste « nāstika » n’est jamais très loin. En revanche, quand les inégalités dans tous les domaines dominent, il faut de plus en plus de règles (édits) et une structure lourde pour les maintenir : une verticalité bien dense et écrasante, installée avec des idées grasses, riches en essences.
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[1] Il justifia ses actions par Paul : « Tite 1,15. Tout est pur pour ceux qui sont purs; pour ceux qui sont souillés et infidèles rien n'est pur, mais leur raison et leur conscience sont souillées. »
[2] Platonisme ou réalisme des idées.
[3] Dictionnaire de philosophie, Armand Colin. « Le nominalisme se dit aussi « terminisme », car il « radicalise la position conceptualiste en posant au principe qu'existent seuls les individus, l'universel n'étant jamais qu'un signe, aussi extérieur aux choses que le sont les noms dont on les désigne. »
[4] Histoire de la science: des origines au XXe siècle, 1957, p. 1631
[5] « La part de Dieu, c'est la gloire. Quels sont ceux qui glorifient Dieu ? Ceux qui sont totalement sortis d'eux-mêmes, ne recherchent leur intérêt absolument en aucune chose, quelle qu'elle soit, grande ou petite, qui ne considèrent ni ce qui est au-dessous d'eux, ni au-dessus d'eux, ni à côté d'eux, ni près d'eux, qui ne visent ni le bien, ni l'honneur, ni l'agrément, ni le plaisir, ni l'utilité, ni la ferveur, ni la sainteté, ni le salaire, ni le royaume des cieux ; ceux qui se sont dépouillés de tout cela, de tous leurs intérêts, ceux-là glorifient Dieu. » Sermon 6, Eckhart