lundi 23 juin 2025

Ce Sahaja que l'on ne peut traduire, dire, chanter...

Naissance de la "co-émergence" dans The Royal Song of Saraha 

Au départ, le mot sahaja, composé de “saha”, avec[1], et ”ja” naître[2], porte le sens de “inné, naturel, de naissance” ; de façon ordinaire, non-théologique. Sahaja décrit fondamentalement quelque chose d'« acquis à la naissance », « par la naissance » ou « par la nature ». Le terme s'étend pour signifier « congénital », « inné », « héréditaire », « originel » et « naturel ». Il véhicule également l'idée de « spontané » ou « facile », dans le sens de quelque chose qui vient naturellement.

L'utilisation la plus ancienne attestée de sahaja en tant que composé “saha-ja”, en particulier dans un contexte spirituel, est très probablement le fait des bouddhistes, nommé Sahajiyā (dérivé de sahaja) au 20ème siècle. Le mouvement dit "Sahajiyā" aurait émergé au Bengale (Inde orientale) entre le VIIIe et le Xe siècle de notre ère. Des yogis, nommés des siddhas “Sahajiyā”, ont exprimé leurs expériences dans des chants et des dohās (distiques), ainsi que des cāryas (chants courts, Caryāgīti[3] t. spyod pa’i glu[4]) rédigés en langues Apabhraṃśa et en vieux bengali (des “folk-songs” selon Kvaerne, p. 8). S’il fallait faire une distinction entre les chants de type “Dohā” et de type “Caryāgīti”, je dirais que les premiers n’ont pas d’orthodoxie définie, tandis que les “Caryāgīti”, comme le nom cārya (observance) l’indique, s’inscrivent clairement dans une orthodoxie davantage codée, en dépit de leur “transgressivité” bien encadrée.

Dans sa traduction des Caryāgīti (1996) justement, Kvaerne justifie son choix[5] pour la traduction “co-émergence”, déjà utilisée par Herbert v. Guenther (1969[6]). Il reprend cette explication dans son article On The Concept of Sahaja in Indian Buddhist Tantric Literature (Temenos XI (1975). Je le reprend intégralement, car cette traduction semble devenue universelle.
I shall repeat here his explanation: “The literal translation of the Tibetan term [han-cig skyes-pa (Sanskrit sahaja) would be “co-émergence” ... Essentially it refers to the spontaneity and totality of the experience in which the opposites such as transcendence and immanence, subject and object, the noumenal and phenomenal indivisibly blend”. - I still believe that Guenther has succeeded in giving a correct description of the implications of the term sahaja. However, his translation must, I think, be modified to “co-emergent”. i.e. to an adjective, as I doubt whether sahaja is ever used - as far as Buddhist tantric texts are concerned - as a noun, except as short-hand for sahajānanda, sahajajñāna etc., terms which will be discussed below. For the moment I shall limit myself to saying that I believe that “simultaneously-arisen” or the like is the most suitable translation, and (anticipating my conclusions) that the term sahaja is basically connected with the tantric ritual of consecration where it refers to the relation between the ultimate and the preliminary Joys.[7]
Sahaja signifie désormais “la spontanéité et la totalité de l'expérience dans laquelle les opposés tels que la transcendance et l'immanence, le sujet et l'objet, le nouménal et le phénoménal se fondent indivisiblement”. Si cette définition est en effet basé sur Le trésor royal du mahāmudrā (phyag chen gan mdzod, fols 29a etc.), elle doit correspondre à la définition tantrique du mahāmudrā (aux quatre mudrā) de Padma Karpo (1527–1592), qui à cet endroit fait directement suite à son résumé des attaques de Sakya Paṇḍita (1182-1251)[8], pour montrer que oui notre mahāmudrā est tantrique aussi.

Le Hevajra Tantra[9] donnerait une définition plus simple du Sahaja :
« Tous les êtres sont depuis toujours vides
Vide de toute cause et condition : non conditionnés
Mais ce qui contrairement à ceux-là n'a ni naissance ni mort
Est appelé " le Naturel"
.[10] »
Si l’on lit cependant la Démonstration du Naturel (Sahajasiddhi) attribuée à Indrabhūti, et son commentaire le Guide du Naturel (Sahajasiddhipaddhati)[11], attribué à Lakṣmīṅkarā, la “co-émergence” -- le mahāmudrā aux quatre mudrās --, tel que définie par Padma Karpo, redéfini par H.v. Guenther, et adoptée par Per Kvaerne et d’autres, passerait au contraire pour du “non-Naturel”… Les textes sur le Naturel (sahaja) proposent un rejet explicite et détaillé des pratiques yoguiques, rituelles et ascétiques conventionnelles, les qualifiant d'"artificielles", "imaginées", "mensongères" ou "nuisibles". Ces pratiques, bien qu'elles puissent produire des visions ou des pouvoirs (siddhi), ne conduisent pas au véritable Naturel car elles sont basées sur l'effort et la conceptualisation.
38. La réintégration des bindu subtils
Est concrétisée par certains à travers une pratique
La méditation est ce qui existe en tant qu'objet de la méditation
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.

39. La goutte (scr. bindu) au centre du bhaga
Est concrétisée par certains à travers une pratique
Ce sont des états comportant des représentations
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.

40. La méditation au centre du Coeur
Est cultivée par ceux qui professent un mental
Ce sont des états sujets à l’imagination
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel
.[12]
Il semblerait donc qu’au XIème siècle “le Naturel” tout comme la Nature naturante n’a ni naissance ni mort, et que Mère Nature (en tant que la Pensée/Intention du Père) est désormais icônisable en la Mère Vajrayoginī etc., éventuellement en union avec un Père Heruka ou Bouddha cosmique. La traduction “co-émergence” rend parfaitement compte de ce développement-là.

Au départ, le sahaja désigne ce qui est acquis par naissance, la naissance physique (jāti). Un frère “du même sang”, du même âge ou un jumeau peut également être appelé “sahaja”. Ronald M. Davidson (2002)[13] donne d’autres exemples, qui incluent également des dispositions ou des qualitées innées en fonction des astres, du karma, du mérite, etc.

Dans la Bhagavad-Gītā (18.48), sahaja karma (le devoir ou comportement inné/naturel, souvent lié à la caste) ne doit pas être abandonné malgré ses défauts. Dans le Raghuvamśa de Kālidāsa (8.43), la "nature courageuse" (sahajām... dhīratām) est décrite comme innée. Le Nītisāra de Kāmandaka (7e-8e siècle) distingue les ennemis "naturels" (sahajah), c'est-à-dire "nés dans sa propre famille", des ennemis opportunistes. Davidson conclut que la majorité des emplois de sahaja avant le bouddhisme ésotérique se réfèrent à ce qui est "congénital", souvent avec des qualités positives acquises par des efforts dans des vies antérieures (Davidson, 2002). Nous parlerions plutôt de facteurs physiques, individuels, familiaux, sociaux, etc. pour expliquer les différences.

Avec l’évolution yogācārine et ésotérique, la nature de la réalité de lanaissance (au milieu de liquides corporels) évolue, et devient une simple pensée, représentation, illusion, etc., jusqu’à devenir une émergence de la “vacuité lumineuse” ou de la gnose primordiale. Le terme “co-émergence” reflète bien cette nouvelle réalité théologique. Il ne s’agit pas d’une évolution linéaire, mais souvent de plusieurs filières en des stades d’évolution différents, s’influençant les unes les autres.

S.B. Dasgupta[14] et d’autres avaient inventé des noms de nouveaux véhicules (Kālacakrayāna, Sahajayāna) en plus du Vajrayāna, qui n’ont pas de réalité historique, mais qui pourraient indiquer les tendances “lourdes” du Vajrayāna. Par exemple, le Vajrayāna serait associé plus spécifiquement au cultes de dieux dans leur ensemble, services aux laïcs y compris, donc notamment la phase de génération (utpannakrama), le Kālacakrayāna (monastique) à la phase d’achèvement (saṃpannakrama) avec caractéristiques (t. mtshan bcas rdzogs rim, ≈ kāyasādhana), et le Sahajayāna (yoguique) la phase d’achèvement sans caractéristiques (t. mtshan med rdzogs rim). On pourrait y ajouter encore un Sahajayāna radical (Dohākośagīti, Sahajasiddhi de Lakṣmīṅkarā). Radical, car le Guide du Naturel (Sahajasiddhi-paddhati) semble être en dialogue avec l’Advayasiddhi[15] également attribué à Lakṣmīṅkarā, que l’on pourrait qualifié de Sahajayāna yoguique, et de la Démonstration du Naturel, attribué à Ḍombi Heruka (dPal lhan cig skyes grub pa, D2223, qui s'appuie sur le Hevajra Tantra), dont il rejette jusqu’aux pratiques yoguiques.

Saraha, et notamment son Dohākośagīti semble alors en phase avec un Sahajayāna radical, tout comme d’ailleurs la Démonstration du Naturel (Sahajasiddhi) attribuée à Indrabhūti, et son commentaire, le Guide du Naturel (Sahajasiddhipaddhati), attribué à Lakṣmīṅkarā. Quelques caractéristiques communs du Sahajayāna radical pourraient être :
Le Naturel est sans méthode et toujours présent
Rejet des pratiques "artificielles"
“Non-méthode" et "non-méditation"
Le Naturel comme gnose naturelle : Le Naturel est "la gnose universelle qui se discerne elle-même"
Critique du ritualisme excessif et de la scolastique
Mais Saraha n’est pas seulement l’auteur du Dohākośagīti. D’autres Dohākoṣa (trilogie) et écrits davantage vajrayāniques lui sont attribués. Il est notamment l’auteur du commentaire créatif du "scandaleux" Buddhakapāla-yogini-tantra-raja[16]. Le point de divergence entre le “Saraha” de la tradition et le Sahajasiddhi d’Indrabhūti, semble être le refus des pratiques transgressives, non parce qu'elles sont transgressives, mais parce qu’elles sont justement des “pratiques”, des efforts, motivés par craintes et espoirs, et qu'elles ne sont pas naturelles, faciles...
Le Naturel n’a pas de méthode et est naturellement présent pour tous. Il ne se pratique pas à l’aide d’une méthode (scr. sādhana). Sinon ce serait comme si des enfants « deviendraient vieux en pratiquant la vieillesse», au lieu de vieillir naturellement.
« Les enfants [ont beau pratiquer] la vieillesse etc. pendant longtemps,
Ils n'y arriveront pas par l'effort.
 [30, 3-4]»
Les résultats auxquels on arrive en intervenant sur les causes ne dureront pas, parce qu’ils ont été obtenus par l’effort et non naturellement. Il en va de même pour les pratiques graduelles (scr. krama).
« Tout ce en quoi croit le sādhaka
Est réalisé avec beaucoup d'effort
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.
» (Guide du Naturel, p. 67)
Le Sahajasiddhi rejette donc aussi les pratiques de la phase d’achèvement avec caractéristiques (≈ kāyasādhana), qui interviennent sur le corps subtil et énergétique, ou si l’on veut le “Kālacakrayāna”. Ce qui est également le cas pour le Saraha du Dohākośagīti commenté par Advaya-Avadhūtipa[17]. En revanche, le Saraha commenté par Mokṣākaragupta (Dohākoṣapañjikā D 2258, P 3103) ne rejette pas les pratiques de la phase d’achèvement dite avec caractéristiques et peut être qualifié de“Kālacakrayāna”. Le commentaire par Advayavajra “le Newar” (Dohākoṣapañjikā Tōh. no. 2256) critique toutes les formes de bouddhisme traditionnel, y compris certaines formes de tantra institutionnalisées de son époque, suggérant que la réalisation directe du “Co-émergent” va au-delà du concept même du bouddhisme[18].

Les dohā et cāryagīti ont également été l’expression d’une liberté religieuse, celle de la vie réelle vécue comme religion, parmi ceux que SB Dasgupta (et d’autres) nomme les Vaiṣṇava Sahajiyā, les Bâuls (musiciens itinérants du Bengale), qui ne vivent pas le Sahaj comme “le co-émergant”.
"Nous suivons la voie sahaj (simple)[19] et ne laissons donc aucune trace derrière nous. Les bateaux qui naviguent sur la rivière en crue laissent-ils une marque ? Tous les cours d'eau qui se jettent dans le Gange deviennent le Gange. Ainsi devons-nous nous perdre dans le courant commun, sinon il cessera d'être vivant[20]" (Sen 1931 : 213-14)
Mais aussi dans les dohās et “pads” (pāda) de “Sants” tel Kabīr (1440-1518) et Raidas/Ravidas (1267-1337).
Que chanterai-je ? Il n'y a rien que je puisse chanter -
Je chante la beauté du sahaj.

refrain

Il n'y a pas de ciel, pas de montagne, pas de terre, pas de corps empli de souffle, pas de lune, pas de Rām, pas de Krishna, pas de qualités (guṇ), frère, quand la spontanéité parle.
Il n'y a pas de Védas, pas d'écritures, pas de Coran, dans le sahaj śūnya, frère.
Il n'y a pas de "Je" ou de "Tu", pas de "Tu" ou de "Je", à qui puis-je dire cela ?
Raidās dit, que chanterai-je ?
Chantant, chantant je suis vaincu.
Combien de temps vais-je considérer et proclamer : absorbe le soi dans le Soi ?
[21]
Et dans le Gitanjali d’un prix Nobel de littérature, Rabindranath Tagore (1861-1941), traduit en français par André Gide (LOffrande lyrique, 1912).
Quitte ton chapelet, laisse ton chant, tes psalmodies ! Qui crois-tu honorer dans ce sombre coin solitaire d’un temple dont toutes les portes sont fermées ? Ouvre les yeux et vois que ton Dieu n’est pas devant toi.

Il est là où le laboureur laboure le sol dur ; et au bord du sentier où peine le casseur de pierres. Il est avec eux dans le soleil et dans l’averse ; son vêtement est couvert de poussière. Dépouille ton manteau pieux ; pareil à Lui, descends aussi dans la poussière !

Délivrance ? Où prétends-tu trouver délivrance ? Notre Maître ne s’est-il pas joyeusement chargé lui-même des liens de la création ; il s’est attaché avec nous pour toujours.

Sors de tes méditations et laisse de côté tes fleurs et ton encens ! Tes vêtements se déchirent et se souillent, qu’importe ? Va le joindre et tiens-toi prés de lui dans le labeur et la sueur de ton front
[22]. “
On pourrait encore traduire (ou surtraduire) Sahaja par l’immanent, mais cela évoquerait aussitôt -- par co-émergence -- le transcendant. Un trop vieux couple, qui fait se détourner les yeux de la beauté du sahaj. 

Deux vers (pāda) de Kabīr, pour la route.
"Le paradis et l'enfer sont pour les ignorants, pas pour ceux qui connaissent Hari.
La chose effrayante que tout le monde craint, je ne la crains pas.
Je ne suis pas troublé par le péché et la pureté, le paradis et l'enfer.
Kabir dit, chercheurs, écoutez :
Où que vous soyez, c'est le point d'entrée
."*

"Fais de ton cœur La Mecque 
et de ton corps la Ka'aba.
Fais de la conscience
son gourou primordial.
"**

***

[1] En tant que préfixe inséparable, “saha” exprime des notions de « jonction », de « conjonction », de « possession », de « similarité » ou d'« égalité ». Lorsqu'il est combiné à des noms pour former des adjectifs et des adverbes, saha peut être traduit par « avec », « ensemble avec », « accompagné de », « ayant », « possédant » ou « ayant le même ». Monier-Williams Sanskrit-English Dictionary, 1899

[2] P.e. kulaja (« né dans une famille »), jalaja (« né dans l'eau », comme le lotus), et aṇḍaja (« né d'un œuf »)

[3] Traduit en anglais par Per Kvaerne, An Anthology of Buddhist Tantric Songs: A Study of the Caryāgīti, White Orchid Press, Bangkok, 1996.

[4] Il existe un commentaire par Munidatta dont la traduction tibétaine (par Grags pa rgyal mtshan) porte le titre sPyod pa’i glu’i mjod kyi ‘grel ba, qui contient les vers-racine commentés. Selon Kvaerne, la plupart des chants datent du 11ème siècle (p.7).

[5] Per Kvaerne
Sahaja literally signifies “being bom (-ja) together with (saha-)". The Tibetan Ihan-cig skyes-pa, followed by the Mongolian qamtu toriigsen, faithfully renders this. Frequently this basic meaning is expanded to include “congenital, innate, hereditary, original’’, hence also “natural”. Translations of sahaja have tended to be based on these derived senses; thus, to quote but two examples, Shahidullah rendered it “I’lnne” followed by Snellgrove “the Innate”’. While this translation is etymologically sound, and doubtlessly expresses an important aspect of sahaja, it nevertheless has the disadvantage of suggesting that sahaja is purely subjective or in some sense individual, that it is something like a hidden “divine spark” in the depths of man. Such at least are the associations which would seem most readily to present themselves. M. Eliade has suggested another translation, “Ie non-conditionne”6; while certainly correct as far as it goes, this, too, is unsatisfactory as it seems to lay exclusive stress on the transcendent nature of sahaja."
[6] H. Guenther, The Royal Song of Saraha. A Study in the History of Buddhist Thought, Seattle 1969, p.9 n.14. (voir illustration plus haut)
The literal translation of the Tibetan term Ihan-cig skyes-pa (Sanskrit sahaja) would be “coemergence,” and as such it is explained by Padma dkar-po, Phyag-chen gan-mdzod. . fols. 29a ff. Essentially it refers to the spontaneity and totality of the experience in which the opposites such as transcendence and immanence, subject and object, the noumenal and the phenomenal indivisibly blend. The translation of this term by “ I’ Innt” (M. Shahidullah) and “ the Innate ” (D. L. Snellgrove) is wrong.
La source pour la décision de Guenther est donc le “Phyag-chen gan-mdzod” (phyag rgya chen po'i man ngag gi bshad sbyar rgyal ba'i gan mdzod) de Kunkhyen Pema Karpo (1527–1592), soit une définition datant du 16ème siècle.

[7] trad auto FR
« Je répéterai ici son explication : "La traduction littérale du terme tibétain [han-cig skyes-pa (sanskrit sahaja)] serait 'co-émergence'... Essentiellement, il se réfère à la spontanéité et à la totalité de l'expérience dans laquelle les opposés tels que transcendance et immanence, sujet et objet, nouménal et phénoménal se fondent indivisiblement". - Je crois encore que Guenther a réussi à donner une description correcte des implications du terme sahaja. Cependant, sa traduction doit, je pense, être modifiée en "co-émergent", c'est-à-dire en adjectif, car je doute que sahaja soit jamais utilisé - en ce qui concerne les textes tantriques bouddhistes - comme nom, sauf comme abréviation pour sahajānanda, sahajajñāna etc., termes qui seront discutés ci-dessous. Pour le moment, je me limiterai à dire que je crois que "simultanément-surgi" ou quelque chose de semblable est la traduction la plus appropriée, et (anticipant mes conclusions) que le terme sahaja est fondamentalement lié au rituel tantrique de consécration où il se réfère à la relation entre les Joies ultimes et préliminaires. »
[8]Certains méditent sur le Mahāmudrā, mais ils ne font que méditer sur une idée imaginaire. Ils ne comprennent pas que le Mahāmudrā est la gnose (jñāna) qui naît des deux phases. La méditation Mahāmudrā de ces sots est dite être principalement la cause de renaître en tant qu'animal. Sinon, ils renaîtront dans le domaine sans forme, ou tomberont dans la cessation des naissance des śrāvakas. Même s'ils méditent bien, cela ne transcenderait pas la méditation Madhyamaka. Bien que la méditation Madhyamaka soit excellente, elle est très difficile à accomplir. Tant que les deux phases ne sont pas perfectionnées, une telle méditation ne peut aboutir, et le perfectionnement des deux phases est dit nécessiter des éons innombrables.

sDom gsum rab dbye :
“phyag rgya chen po bsgom na yang/ /rtog pa kha ‘tshom nyid bsgom gyi/ /rim gnyis las byung ye shes la/ /phyag rgya chen por mi shes so/ /blun po phyag rgya che bsgom pa/ /phal cher dud ‘gro’i rgyu ru gsungs/ /min na gzugs med khams su skye/ /yang na nyan thos ‘gog par ltung/ /gal te de ni bsgom legs kyang/ /dbu ma’i bsgom las lhag pa med/ /dbu ma’i bsgom de bzang mod kyi/ /’on kyang ‘grub pa shin tu dka’/ /ji srid tshogs gnyis ma rdzogs pa/ /de srid bsgom de mthar mi phyin/ /’di yi tshogs gnyis rdzogs pa la/ /bskal pa grangs med dgos par gsungs.”
[9] ‘bum phrag lnga pa’i kye’i rdo rje’i rgyud

[10] Cité dans le Sahajasiddhi-paddhati.
Lus can 'di dag thams cad ni//
'di nyid kyis ni dbugs 'byin zhing*//
dngos med gzhi las skyed par byed//
de 'dir lhan cig skyes pa yin//. 
[11] Traduits au au XIe siècle par le traducteur tibétain Dro Shérab Drak (alias Prajñākīrti) et le pandit cachemirien (brahmane) Somanātha.

[12] Joy Vriens, Sahajasiddhi-paddhati, le Guide du Naturel, Yogi-Ling, 2017
38. pha mo'i thig le'i rnal 'byor ni// kha cig sgrub pos sgrub par byed//bsam gtan bsam byar gang yod pa//de ni lhan cig skyes b.rod min//

39. b+ha ga'i nang gnas thig le ni// kha cig sgrub pos sgrub par byed// de ni rtog bcas go 'phang skye// de ni lhan cig skyes b.rod min//

40. sing ga'i dbus su bsam gtan ni// yid 'dod rnams kis som par byed// de ni rtog bcas go 'phang skye// de ni lhan cig skyes b.rod min//
[13] Ronald M. Davidson, Reframing sahaja: Genre, representation, ritual and lineage, Journal of Indian Philosophy, 2002

[14] Dasgupta, Shashi Bhushan (1946). Obscure Religous Cults As Background of Bengali Literature. Calcutta: University of Calcutta Press. Rev. edn., 1962. digitallibraryindia; JaiGyan

[15] gNyis su med par grub pa’i sgrub thabs zhes bya ba (phyag chen rgya gzhung, D2220)

[16] Résumé de la description très vivante de Ron Davidson

Le Buddhakapāla se distingue par son scénario d'ouverture "scandaleux", qui narre sa propre prédication et sa source spirituelle d'une manière conçue pour choquer le lecteur. Le récit débute avec le Bhagavan (le Bouddha) qui entre dans le nirvāṇa dans le lotus (vagin) de sa consort. Cette scène étonne les bodhisattvas et les yoginīs. Vajrapani demande alors à la yoginī Citrasena comment les êtres de moindre mérite peuvent atteindre le pouvoir (śaktyārohaṇopāya).

Le texte décrit différentes méthodes pour atteindre rapidement la siddhi par la récitation de mantras, en fonction du mérite de l'individu. Il souligne que la récitation sans les émotions appropriées ne confère aucun pouvoir. Citrasena, "enragée et féroce" mais "pleine de compassion", détruit l'armée de Māra en regardant le Bouddha décédé. Suite à cela, la tête du Bouddha s'ouvre, libérant un mantra qui descend et réduit en poussière les Nāgas du septième niveau, puis remonte dans la bouche de Citrasena avant de ressortir de son vagin pour retourner au crâne du Bouddha. Terrifiés, les grands serpents magiques, dont Vasuki, se soumettent à Citrasena. Le crâne du Bouddha s'ouvre alors pour révéler un texte, et Citrasena est invitée à prendre le livre du Buddhakapāla, présenté comme un roi des tantras et supérieur aux autres yoginī-tantras, bénéfique pour tous les êtres. Citrasena confie ensuite le texte à Vajrapāṇi. (Esoteric Buddhism, 2002, p. 247 etc.

[17] Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120)

[18] Klaus-Dieter Mathes & Péter-Dániel Szántó, Saraha's Spontaneous Songs: With the Commentaries by Advayavajra and Moksakaragupta, Wisdom Publications, 2024.
In sum, Advayavajra is extremely critical of all forms of traditional Buddhism, and that includes certain forms of tantra, which had already been institutionalized by his time. It thus seems that for Advayavajra the direct realization of the coemergent, the recurring topic in Saraha’s collection of songs, is even beyond the very concept of Buddhism. Mokṣākaragupta, on the other hand, does not read into any of Saraha’s verses a refutation of Buddhist or any other systems of philosophy.
[19] Dictionnaire Biswas, Sailendra. 2004. Samsada Bangala Abhidhana, en ligne
“1) সহজ sahaja (p. 999)
সহজ sahaja a. inborn, innate, instinctive; natural, inherent; easy, not difficult or strenuous, simple; easily understood, plain; not crooked or tough, simple, plain (সহজ লোক). ~গম্য a. easily accessible; (fig.) easy to understand. ~পাচ্য a. easily digestible; easy to digest.

2) সাহজিক sāhajika (p. 1010)
সাহজিক sāhajika a. natural; instinctive.”
[20] "We follow the sahaj (simple) way and so leave no trace behind us. Do the boats that sail over flooded river leave any mark? All the streams that flow into the Ganges become the Ganges. So must we lose ourselves in the common stream, else it will cease to be living" Kshiti Mohan Sen (1880 - 1960). Medieval Mysticism in India, reprint, Oriental Book, New Delhi ... F.E.Keay, Kabir and his Followers, Association Press, Calcutta, 1931
Cité dans Indian Religions, A Historical reader of Spiritual Expression and Experience, edited by Peter Heehs, Hurst & Company, London, 2002, p.298-299

[21]  Indian Religions, 2002, p. 370
"What shall I sing? There is nothing I can sing -I sing of the beauty of sahaj.

refrain

There is no heaven, no mountain, no earth, no body filled with breath, no moon, no Rām, no Krishna, no guṇs, brother, when spontaneity speaks.
There are no Vedas, no scriptures, no Koran, within the sahaj śūnya, brother.
There is no "I" or "You", no "You" or "I", whom can I tell this to?
Raidās says, what shall I sing?
Singing, singing I am defeated.
How long shall I consider and proclaim: absorb the self into the Self?
[22] Gitanjali, Rabindranath Tagore, Macmillan and Co, London, 1913, p. 8-9
LEAVE this chanting and singing and telling of beads! Whom dost thou worship in this lonely dark corner of a temple with doors all shut? Open thine eyes and see thy God is not before thee!

He is there where the tiller is tilling the hard ground and where the path-maker is breaking stones. He is with them in sun and in shower, and his garment is covered with dust. Put off thy holy mantle and even like him come down on the dusty soil!

Deliverance? Where is this deliver-ance to be found? Our master himself has joyfully taken upon him the bonds of creation; he is bound with us all for ever.

Come out of thy meditations and leave aside thy flowers and incense! What harm is there if thy clothes become tattered and stained? Meet him and stand by him in toil and in sweat of thy brow
.” 

* Heaven and hell are for the ignorant, not for those who know Hari.
The fearful thing that everyone fears, I don't fear.
I'm not confused about sin and purity, heaven and hell.
Kabir says, seekers, listen:
Wherever you are is the entry point. (Indian Religions, p. 365)

** Make your heart Mecca 
and your body the Ka'aba.
Make consciousness
its primal guru. (Indian Religions, p. 362)

 

lundi 16 juin 2025

"Mitrayogin" s'invite dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa

Collection d’anciens manuscrits (rtsa chen shing par dpe rnying dpe dkon phyogs bsdus, bdr:MW2PD19644,
vol. 32 sgam po pa'i gsung 'bum/ (
dwags lha sgam po'i par ma, img. 1431)

J’ai déjà posté un blog Des citations qui font plus que citer (2015) sur des interpolations dans le Précieux ornement de la libération. En cherchant des références dans le Précieux ornement de la libération (Dwags po thar rgyan) de Gampopa (1079-1153), je tombe sur une citation du “Sems nyid ngal bso”, le "Repos dans la nature de la pensée” (sems nyid ngal bso). Herbert V. Guenther (The Jewel Ornament of Liberation, Rider, 1970) traduit le passage ainsi :
(B) The method of the actual application is also laid down in the instructions about the Mahāmudrā: it involves not thinking about existence or non-existence, acceptance or rejection, thus leaving the mind without strain. This is stated by Telopa:

Do not think, scheme or cognize,
Do not pay attention or investigate; leave mind in its own sphere.

To rest the mind (the same author explains): My son, since by that on which you ponder I am neither fettered nor need be freed, (I advise you,) cure your fatigue In the unmoved, uncreated, spontaneous (reality)
.”
Herbert V. Guenther, n’a pas reconnu le titre du texte cité, et le traduit comme faisant partie du texte, en attribuant la citation à Telopa, comme la précédente. Dans la traduction française de Padmakara (2008, p. 263), le titre est reconnu, mais sans précision du titre complet.
La méditation consiste à laisser l'esprit tel qu'il est, sans adopter ni rejeter quoi que ce soit, sans concevoir l'être, le non-être ou toute autre chose.

[Selon les paroles de Tilopa :

Ne pensez pas, ne réfléchissez pas, ne connaissez pas, Ne méditez pas, n'analysez pas :
Laissez (l'esprit) tel qu'il est.

Le Repos dans la nature de l'esprit:

Écoute, fils, quelles que soient tes pensées, Elles ne t'asservissent ni ne te libèrent.
Quelle merveille! Repose-toi donc,
En laissant ton esprit tel quel, sans te laisser distraire ni rien corriger
.[1]
Le Repos dans la nature de l'esprit” le plus connu parmi les bouddhistes occidentaux est sans doute celui de la trilogie de Longchenpa Drimé Özer (1308-1363)[2], mais Gampopa est mort en 1153, puis la citation, ou même un passage similaire, ne se trouve pas dans le rDzogs pa chen po sems nyid ngal gsol de Longchenpa. Je trouve notre citation en revanche, une première fois, verbatim dans la section Diverses collections (khri skor sna tshogs), vol. 16, du Trésor des Instructions (gdams ngag mdzod), sous le titre anglais

Correlations between the Root Verses of the Great Seal Text Resting in the Nature of Mind and the Scriptural Sources in the Sutras and Tantras” (Phyag rgya chen po sems nyid ngal gso'i rtsa ba mdo yi lung dang sbyar ba, p. 553-565). Cela fait donc un Repos dans la nature de l’esprit façon “Dzogchen” (Longchenpa) et façon “Mahāmudrā”, le dernier, selon le colophon, attribué à “dge slong Rin chen grub”, le grand Bütön Rinchen Drup (1290–1364), qui appartenait également au Tropu Kagyu (voir plus loin).

Seulement, Gampopa est toujours mort en 1153. Ce texte (Phyag chen ngal bso, Bütön 2) semble d’ailleurs être une version retravaillée au 19ème siècle de l’original de Bütön (Bütön 1), que l’on trouve dans son Oeuvre complète (gSung 'bum/ rin chen grub -- Zhol par khang), et qui porte le même titre, mais sans le “Mahāmudrā”, soit Sems nyid ngal bso'i rtsa ba rgyud kyi lung dang sbyar ba (bdr:MW1934_033B46). Notre quatrain s’y trouve aussi verbatim, mais les deux versions (1 et 2) du texte attribuées à Bütön sont bien différentes. Les deux versions contiennent un ensemble de 25 vers-racines, tout en y ajoutant des observations et des citations de textes canoniques (tantriques) différentes[3]. Le Bütön 2 apparaît comme une version élargie et commentée de Bütön 1.

Il existe une version des 25 vers-racines commentés, que l’on trouve dans les Traités canoniques (Tengyur, p.e. sDe dge[4], Vol. 49), sous le titre Instructions du repos en la nature de l'esprit en 25 vers-racines (Rang gi sems ngal so ba'i man ngag tshigs su bcad pa nyi shu rtsa lnga pa, Svacittaviśrāmopadeśapañcaviṃśatikā-gāthā-nāma, bdr:MW23703_2129). Le texte est attribué à Śrī Jagamitra Ānanda, et a été traduit en tibétain par Tropu Lotsāwa Jampa Pel (Khro phu lo tsA ba byams pa dpal, (1173-1225). Ce duo fait l’objet d’un chapitre dédié, toute à la fin des Anneaux bleus (deb ther sngon po)[5].

Un des maîtres[6] de Tropu Lotsāwa serait Śrī Vairocanavajra, célèbre pour avoir été un détenteur/compositeur/source d’inspiration priviligiée de Dohākoṣa. Le site TBRC classe cette oeuvre traduite par Jaganmitrānanda et Tropu Lotsāwa comme un “chant vajra”, ce qu’il est en effet. Śrī Vairocanavajra était surtout actif au Tibet après la mort de Gampopa. Il fut un des maîtres de Lama Zhang, Brtson ’grus grags pa (1123–1193).

Jaganmitrānanda (forcément un contemporain de Tropu Lotsāwa) est cité comme l’auteur de la Lettre au roi Candra (Candrarājalekha, rGyal po zla ba la springs pa'i spring yig, Tengyur D4190), abondamment cité par Tsongkhapa dans son Lam rim chen mo. Toujours le même auteur, Jaganmitrānanda, semble aussi connu sous le nom Śrimitrā, à qui est attribué le texte Les Quatre branches de la pratique du Dharma (Chos spyod yan lag bzhi pa, Caturaṅgadharmacaryā, Toh. 3979), classé dans la section Madhyamaka du Tengyur.

Comme il arrive souvent dans le bouddhisme tibétain, des auteurs avec des noms similaires sont confondus, tout comme les œuvres respectives qui leurs sont attribuées, comme étant le même individu et l’auteur unique. Jaga(n)mitra avec toutes ses “variantes” devient le très énigmatique “(mahā)siddhaMitrayogin (Mi tra dzo ki), cible de nombreuses oeuvres, que l’on ne trouve pas toutes dans les collections de Tengyur. Tropu Lotsāwa Jampa Pel sera son disciple emblématique et prophète, même si on est en droit de se demander si Tropu Lotsāwa reconnaîtrait la paternité de toutes les traductions qui lui sont attribuées. La lignée de toutes les oeuvres attribuées à Mitrayogin et son disciple Tropu Lotsāwa, est appelée la lignée Tropu Lotsāwa. Une fois hagiographiquement confirmé, un mahāsiddha, un auteur, un traducteur attitré peuvent devenir la cible d’attribution de productions plus tardives.

Le “chroniqueur” tibétain Gö Lotsāwa Zhonnu Pel (‘Gos gzhon nu dpal, 1392-1481) est celui qui semble être à l’origine de la légende du duo, ou sinon c’est lui qui l’a boostée. En tenant compte des dates de Tropu Lotsāwa (1172?-1236?), le site de Treasury of Lives (Will May) fixe les dates de Mitrayogin au milieu du12ème et au début du 13ème siècle. Les Anneaux bleus (deb ther sngon po) affirment néanmoins que Mitrayogin fut un disciple de Lalitavajra (Rol pa’i rdo rje)[7], présenté comme un disciple (avec Nāropa (1016-1100)), du mahāsiddha Tilopa. Cela commence mal d'un point de vue historique. Un autre “’historien”, Tārānātha (1575-1634), explique dans son Histoire des sept lignées d’instructions (bKa’ babs bdun ldan[8]) que Tilopa avait deux disciples, Lalitavajra et Nāropa, et qu’il n’y a pas de hagiographie de Lalitavajra, mais qu’il est évident que c'est celui dont il est question dans le texte "The Dharma Assemblage of Mitrayogi” (mi tra dzo gi'i skor)[9] et qu’il doit être un disciple de première ordre (“Gautamaśiśyago ta ma shi khyu yang slob ma mchog). Sa légende semble dépasser de loin sa réalité historique.

On trouve une série de textes attribués à "Mitrayogin" dans la section Diverses collections (khri skor sna tshogs), vol. 16 du Trésor des Instructions (gdams ngag mdzod), y compris des créations nouvelles par Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892)[10]. Quoi qu’il en soit, la question d'ordre historique qui nous intéresse ici est comment Gampopa a-t-il pu citer d’un texte publié après sa mort en 1153 ? Je pense qu’il s’agit tout simplement d’une interpolation. Gampopa est à l’origine de la lignée de transmission Dakpo Kagyu. Du point de vue lignagère, il est important que ce qui est transmis se trouve également en amont, à la source. Une fois promu en mahāsiddha (par Gö Lotsāwa), Mitrayogin peut continuer à enseigner à partir du saṃbhogakāya, partout et à tout moment. Tout comme Mitrayogin avait reçu son cycle des instructions (mi tra dzo gi'i skor) directement d’Avalokiteśvara, ainsi que l’injonction de diffuser les quatre classes de tantras à la fois (rgyud sde bzhi’i dbang rnams phyogs gcig tu bskur cig, Chengdu, p. 1203)[11].

La citation interpolée dans le Précieux ornement de la libération, dans le chapitre sur la Perfection de la lucidité, est d’ordre contemplatif et concerne la nature de l’esprit. Le but ici n’est cependant pas de servir d’illustration ou d'exemple, mais d’y planter un texte diffusé ultérieurement. C’est insinuer que Gampopa connaissait ce texte, et donc son contenu et son auteur, et qu’il le considérait digne de confiance. Si ce texte et Śrī Jagamitra Ānanda, “Mitrayogin” pour les intimes, sont dignes de confiance, il en va de même pour tout le cycle de “Mitrayogin” (mi tra dzo gi'i skor), y compris les autres attributions ultérieures. Le bouddhisme tibétain joue la carte historique quand cela lui chante, et dans les autres cas, il est plutôt mythiste[12].

Mitrayogin (HA79034)

De quoi “Mitrayogin” est-il le nom ? Quelle doctrine représente-t-il ? Les Annaux bleus annoncent la couleur, sa source immédiate est Avalokiteśvara, et sa doctrine a pour but de regrouper toutes les initiations de toutes les classes de tantra (rgyud sde) en une seule initiation. Sa doctrine est une sorte de syncrétisme tantrique, et peut comprendre toutes sortes de rituels théurgiques voire magiques, à toutes fins utiles. Jamgön Kongtrul et Jamyang Khyentse Wangpo tenaient "Mitrayogin" en très haute estime. Il le considèrent comme le 85ème mahāsiddha, une émanation d’Avalokiteśvara. Jamgön Kongtrul le visualisait sur le huitième pétale vacant d'un lotus à huit pétales, avec Guru Padmasambhava au centre, entouré des huit grands maîtres des lignées tibétaines (shing rta brgyad)[13]. En tant qu’émanation d’Avalokiteśvara, il était déjà Padmasambhava pendant la période de la première propagation, et “Mitrayogin” durant la deuxième propagation, réunissant ainsi l’école des Anciens (rnying ma) et des Nouveaux tantras (gsar ma). De ce point de vue, il est un peu comme Dattātreya, l’immortel guru, yogin et avatare (voir Antonio Rigopoulos), un mahāsiddha inclusiviste, parfaitement Ris med.
En bref, [Mitrayogin] était un siddha indien qui vint au Tibet et manifesta les véritables signes de réalisation spirituelle, apparaissant comme le grand maître Padmasambhava durant la période antérieure d'introduction des enseignements bouddhistes et comme ce grand siddha durant la période postérieure de leur propagation. En vérité, nul ne peut l'égaler, comme l'ont affirmé les grands érudits.[14]
L’interpolation dans le Précieux ornement de la libération de Gampopa, lui confère une petite touche d’autorité (Gampopa approuvait), et d’historicité (Gampopa le connaissait déjà). Sous-entendu : Gampopa enseignait un mahāmudrā conformément aux besoins spécifiques, un peu limités, de son époque, et il n’aurait pas eu de mal à enseigner le mahāmudrā très enrichi de Jamgon Kongtrul Lodrö Thayé (1813-1899) et de Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892), si seulement ses propres étudiants avaient été à la hauteur.

***

[1] bu nyon khyod gang rnam par rtog/
'dir bdag ma bcings ma grol phyir//
ma yengs ma bcos rang dgar ni//
kye ho dub pa ngal bsos shig/

[2] rDzogs pa chen po sems nyid ngal gsol, dans la collection rDzogs pa chen po ngal gso skor gsum dang rang grol skor gsum bcas pod gsum bdr:MW23760

[3] Les citations dans Bütön 1 sont uniquement tantriques (Guhyasamāja,
Saṃpuṭa, Vajrahṛdayālaṃkāra), et celles de Bütön 2 à la fois sūtriques et tantriques (Prajñāpāramitā, Gaṇḍavyūha).

[4] La collection du Tengyur de sDe dge (la célèbre édition xylographique du canon tibétain) date du 18e siècle, précisément entre 1737 et 1744 selon le calendrier tibétain (12e Rabjung) correspondant à ces années.

[5] Khro phu ba las brgyud pa’i skabs. Chengdu, p. 1200; Roerich, p. 1030.

[6] Selon le site TBRC kha che paN chen shAkya shrI, srivairocanavajra, Buddhaśrī, paN+Di ta bud+d+ha shrI b+ha dra, brtag pa lha rje jo bzang, Mitrayogin

[7]The story of the doctrines taught by the Venerable Mitrayogin (mitra dzo ki). The Venerable, Mitra: he was born in the great city of the country of Ra dha in Eastern India. He was accepted (as disciple) by Lalitavajra (Rol pa'i rdo rje), a direct disciple of Tillipa.” (Annales bleus, p. 1030-1033)

[8] David Templeman, The Seven Instruction Lineages, LTWA, 1983, p. 46

[9]His two pupils were Lalitavajra and Naropa. The account dealing with the former one is not mentioned here. It is clear that he is in the text "The Dharma Assemblage of Mitrayogi". In the legends concerning Saṃvara in the tradition of the junior translators of Mar.do. and Pu.rangs, and in the accounts of Hevajra by dPyal.ba, he is spoken of as being a foremost disciple, a Gautamaśiśya.”

de'i slob ma ni rol pa'i rdo rje dang / nA ro pa gnyis yin/ snga ma'i gtam rgyud 'dir mi gsung ste mi tra dzo gi'i skor na 'dug pa de yin par mngon/ mar do dang / pu rangs lo chung gi lugs kyi bde mchog gi lo rgyus dang / dpyal pa'i dges rdor lo rgyus na go ta ma shi khyu yang slob ma mchog tu bshad do//

[10] Parfois signés par lui, parfois sans aucune signature, comme p.e. The Root Vajra Verses of the Pith Instruction on the Three Quintessential Points Composed by the Great Siddha Mitrayogin (grub chen mi tra dzo kis mdzad pa'i snying po don gsum gyi man ngag gi rtsa ba rdo rje'i tshig rkang), que l’on ne trouve pas dans le Tengyur, mais qui sont inclus dans l’Oeuvre complète de Jamyang Khyentse Wangpo (bdr:MW21807_7A556D).
Included with the source text in the same set of pages in the Tibetan are Thirty Verses Expressing Realization, along with an explanation by Tropu Lotsawa Jampa Pal, and two short pith instruction texts, Three Essential Introductions and Cherished Essence. The author of these is not mentioned, but their inclusion here would lead one to assume that Mitrayogin himself gave them to Tropu Lotsawa. In order to keep Resting in the Nature of Mind and its related texts together in this translated volume, these additional pith instructions have been moved to the end of the Resting collection.” 
Gethin, Stephen (Padmakara Translation Group), trans. Mahāsiddha Practice: From Mitrayogin and Other Masters. Vol. 16 of The Treasury of Precious Instructions: Essential Teachings of the Eight Practice Lineages of Tibet (gdams ngag rin po che'i mdzod), compiled by Jamgön Kongtrul Lodrö Taye ('jam mgon kong sprul blo gros mtha' yas). Tsadra Foundation Series. Boulder, CO: Snow Lion, 2021.

[11] Roerich 1033 Chengdu 1203
"The above are called his 18 wonderful stories. According to the twentieth story, he was admitted by Devaḍāki to Venudvipa ('od ma'i gling) and there met Avalokiteśvara who told him: Son of good family! You should bestow for the sake of the living beings of future times the initiations of the four classes of Tantras at one time. This was (his) nineteenth miracle (or story)." 

The king of Vārāṇasī worshipped him for seven days, and was given the initiations of all the classes of Tantras in a single maṇḍala at one time. This was (said to be) (his) twentieth miracle.” 
En français :
"Dans le Continent de Lumière ('od ma'i gling), il fut pris en charge par Devaḍāki et rencontra Avalokiteśvara. [Celui-ci lui dit :] 'Ô fils de noble lignée, pour le bien des êtres du futur, regroupe les initiations des quatre classes de tantras en une seule.' Conformément à cette autorisation (rjes gnang, anujñāta), il en a fait une pratique, et ainsi jusqu'à présent, le flot ininterrompu des initiations des cent huit grands tantras s'est maintenu - ceci est le dix-neuvième [point/chapitre].
Le roi de Vārāṇasī lui ayant fait des supplications pendant sept jours, [il] conféra toutes les initiations de toutes les classes de tantras en un seul maṇḍala - ainsi dit-on
.”
Wylie :
'od ma'i gling du de ba DA kis rjes su gzung nas spyan ras gzigs dang mjal/ rigs kyi bu ma 'ongs pa'i sems can gyi don du rgyud sde bzhi'i dbang rnams phyogs gcig tu bskur cig ces dang / ba ra NA si'i rgyal pos zhag bdun du gsol ba btab pas dkyil 'khor gcig tu rgyud sde thams cad kyi dbang dus gcig la bskur zhes zer ro/
Pour une version différente dans l’Oeuvre complète de Jamyang Khyentse Wangpo : JKW-KABUM-Volume-08-NYA

[12] Des termes qui viennent à l’origine des études du christianisme

 L’historicisme est une démarche qui considère que tout phénomène (idée, croyance, personnage) doit être compris dans son contexte historique, en étudiant les conditions et processus qui ont mené à son apparition. Il s’agit d’expliquer un fait en le replaçant dans la chaîne des événements et des influences historiques qui l’ont produit.

Le mythisme (ou thèse mythiste) est la position selon laquelle un personnage ou un événement n’a pas de réalité historique, mais relève d’une élaboration mythologique ou symbolique. Il s’agit d’un récit ou d’une figure née de l’imaginaire collectif, de syncrétismes religieux ou de besoins symboliques, sans ancrage dans un fait ou une personne réelle.

[13] Gethin, Stephen (2021)
Mitrayogin (also known as Jagatamitrānanda or Ajitamitrayogin), who lived from the mid-twelfth to the early thirteenth century—rather too late to be included in Abhayadatta’s Lives. He was one of the few siddhas, as distinct from paṇḍitas, who actually visited Tibet, where he was known as Mitrajoki. The esteem in which he was held by his contemporaries is reflected in one of the texts in this volume where he is referred to as “the eighty-fifth lord of yogis.” Kongtrul himself clearly regarded Mitrayogin highly. In the first text in this volume, the eight principal teachers of the Eight Great Chariots are visualized on an eight-petaled lotus, with Guru Padmasambhava in the center of the lotus and the other seven disposed around him: it is Mitrayogin whom Kongtrul asks us to visualize on the unoccupied eighth petal.” 
[14] Gethin, Stephen (2021)
In short, [Mitrayogin] was an Indian siddha who came to Tibet and displayed the true signs of accomplishment, appearing as the great master Padmasambhava during the earlier period when the Buddhist teachings were introduced and as this great siddha during the later period of their propagation. Truly, no one can match him, as the great scholars have stated.” 

mercredi 11 juin 2025

Démocratiser l'éveil

Mise en place de la scène pour une représentation (南中繁會圖, dynastie Ming, source)

Évolution doctrinale : de deux corps aux trois corps (trikāya)


Dans les sūtras de la perfection de lucidité (prajñāpāramitā), il est question de deux corps du Bouddha : le corps physique (rūpakāya), incluant ses trente-deux marques majeures et quatre-vingts signes mineurs, et le corpus des enseignements/qualités[1] (dharmakāya). Ces deux corps correspondent aux deux vérités : le rūpakāya (corps formel) à la vérité conventionnelle (saṃvṛtisatya) et le dharmakāya (corps du Dharma) à la vérité ultime (paramārthasatya).

La contribution du Yogācāra : substantialisation de l'éveil

La doctrine des trois corps (trikāya) a émergé et a été formalisée au sein de l'école Yogācāra. Cette évolution est associée aux penseurs indiens du IVe siècle de notre ère, Asaṅga et Vasubandhu. Le texte le plus ancien connu à utiliser explicitement la terminologie des trois corps est le chapitre "Bodhi" du Mahāyāna-sūtrālaṃkāra (MSA, rdo sde rgyan), une œuvre Yogācāra du IIIe ou IVe siècle[2]. Dans le schéma Yogācāra, les deux corps initiaux (rūpakāya et dharmakāya) sont réinterprétés et spécifiés en trois kāyas distincts :
1. Corps-essence (svabhāvikakāya), qui correspond au dharmakāya, ici représentant l'essence intrinsèque de l'éveil, une réalisation non-duelle et non-conceptuelle de la réalité telle qu'elle est. C’est le fondement ontologique unique de toutes les qualités de bouddhéité et des autres kāyas[3].

2. Corps de Jouissance ou symbolique (Sambhogikakāya), comme la part supramondain du corps formel (rūpakāya), précisément les trente-deux marques majeures et quatre-vingts signes mineurs, ainsi que les formes exaltées du Bouddha qui apparaissent aux grands bodhisattvas et autres disciples avancés dans des sphères pures.

3. Corps d'Émanation (Nirmāṇakāya), les manifestations illimitées du Bouddha qui entrent dans les mondes des êtres sensibles pour les guider vers la libération.
Le Yogācāra a identifié la bouddhéité dans son essence, non pas comme un ensemble de dharmas (qualités) du Bouddha, conceptuellement différenciés, mais comme l'ainsité purifiée (tathatā-viśuddhi), et comme la gnose non-conceptuelle (nirvikalpa-jñāna), les deux constituant le dharmakāya, la réalisation d'un Bouddha[4]. Le Suvarnaprabhāsa Sūtra (tib. gser 'od dam pa, Toh 555) le décrit comme le corps "réel" ou "authentique" (t. yang dag pa), par opposition aux deux rūpakāya (sambhogikakāya et nirmāṇakāya) qui sont "simplement désignés" ou "nominaux" (btags pa ba). La doctrine du nirvāṇa sans demeure (apratiṣṭhita nirvāṇa) est également liée au Dharmakāya, car elle explique comment la bouddhéité peut être à la fois inconditionnée (par le svabhāvikakāya) et active dans le monde conditionné (par les deux rūpakāya).

Le défi chinois : dépasser l'opposition phénoménal/absolu
Le Mahāyāna, encore en évolution lors de son introduction en Chine, devait y trouver un lieu idéal pour se développer. Il lui suffisait de se plier à quelques principes premiers, notamment l'absence d'antinomie entre l'intelligible et le sensible. Il lui fallait apprendre qu'en Chine la pensée fonctionne par paires d'oppositions complémentaires : vide-plein, pureté-impureté, ordre-désordre. Le bouddhisme en effet, influencé par la pensée indienne, opposait l'absolu et les choses du monde phénoménal. Un tel rejet de ce qui relève des sens, du phénoménal et du changement ne pouvait être accepté par les Chinois. Ceux-ci se sont attachés à réduire l'opposition du phénoménal et de l'absolu; ils l'ont même abolie en établissant une sorte de communication ou d'identité entre les deux. Cette tâche était d'autant plus facile que, l'absolu bouddhique étant dépourvu de particularités, on ne peut rien en dire, si ce n'est qu'il est inhérent au phénoménal.” (Magnin, 2003[5])
Essence et fonction : la reformulation chinoise du trikāya

On peut cependant dire que les deux aspects de l'esprit selon le bouddhisme chinois – souvent exprimés comme l'essence (體, ) et la fonction (用, yòng) – correspondent au trikāya, où le dharmakāya représente l'essence et les deux rūpakāya, représentent la fonction[6]. “L’essence” (體, tǐ) est très proche du concept de svabhāvikakāya dans le cadre du trikāya du Yogācāra. Selon ce concept, la vacuité, ou vérité ultime, devient une essence que l'on peut connaître positivement, "réaliser" comme une gnose (jñāna). C’est ce qui le différencie de la vacuité (svabhāva-śūnyatā) ou absence d'existence inhérente (niḥsvabhāva) des Prajñāpāramitā. La “vacuité” est substantialisée, devient l’objet d’une gnose (jñāna), et peut être “réalisée”. C'est la gnose non-conceptuelle (nirvikalpajñāna) qui est la réalisation directe et non duelle de l'ainséité (tathatā), où la distinction entre sujet et objet est abolie. Le Corps symbolique est son rayonnement gnostiquement perceptible, de façon supra-empirique et suprarationnelle, aux disciples avancés dans des sphères pures. C’est sa part lumineuse et divine.

Cette conception diffère de celle du corps physique (rūpakāya) et du dharmakāya (corps du Dharma). Aussi bien le “corps physique” ou plutôt formel (ce qui dénote déjà un glissement sémiotique) que le corps du Dharma ont évolué vers une notion plus essentialiste, positivement accessible par une gnose. Le Corps symbolique est gnostiquement perceptible, de façon supra-empirique et suprarationnelle, par les membres de la Saṅgha des nobles (āryasaṅghaḥ), qui ont atteint le chemin de la Vision (darśana-mārga[7]). La Saṅgha est divisée entre ceux dotés de la vision et ceux qui ne l’ont pas (encore), ce qui crée une hiérarchie pour le meilleur comme pour le pire.

Le Sūtra du Diamant/Vajracchedikā est l'une des œuvres les plus célèbres et historiquement significatives du vaste corpus Prajñāpāramitā. Il est important de noter que le Sūtra du Diamant lui-même, dans ses versions les plus anciennes et traditionnelles, ne mentionne pas les noms des trois kāyas. Les Sūtras du Prajñāpāramitā plus anciens connaissaient le concept de dharmakāya (le corps réel) et de rūpakāya (le corps formel), mais la systématisation et la dénomination spécifique des trois kāyas sont des développements ultérieurs, principalement au sein de l'école Yogācāra. Le commentaire le plus connu et le plus étudié sur le Vajracchedikā Sūtra est le Vajracchedikābhāṣya, attribué à Vasubandhu (Giuseppe Tucci). Asaṅga est par ailleurs associé à la systématisation des enseignements Prajñāpāramitā à travers l'Abhisamayālaṃkāra, un traité (śāstra) qui est traditionnellement attribué à Maitreya et révélé à Asaṅga.

Dignāga, qui l’avait étudié auprès de Vasubandhu, est l’auteur du Prajñāpāramitāpiṇḍārthasaṃgraha (PPS Toh 3809), qui commence avec une définition du Prajñāpāramitā :
La prajñāpāramitā est une gnose non-duelle (jñānam advayam), elle est le Tathāgata [lui-même], et par l'union de ce qui est à accomplir et de son but, ce terme désigne [aussi] le texte et le chemin[8].”
Ce qui signifie selon Th. Stcherbatsky et E. Obermiller :
« La Prajñāpāramitā est le Monisme, c'est cette connaissance (dans laquelle sujet et objet fusionnent), c'est aussi le Bouddha (lui-même, personnifié dans son Corps Cosmique). Le mot prajñāpāramitā désigne en outre le texte (des sūtras de prajñāpāramitā) et le Chemin du Salut (qu'ils enseignent), parce que le but (du texte et du Chemin) est de produire cette (conscience moniste et la condition d'un Bouddha dans son Nirvāṇa)[9] ».
Entre Madhyamaka et Yogācāra : la synthèse de Huineng

L'Abhisamayālaṃkāra est une oeuvre fondamentale au Tibet et en Mongolie, mais qui n’a jamais été traduire en chinois, où elle est totalement inconnue. Elle enseigne une méthode sotériologique sans allusion aux théories du Yogācāra, et est classée par Butön Rinchen Drub (1290-1364) comme une oeuvre mādhyamika[10].

Or, Huineng (≈638-713) à qui est attribué le Soûtra de l’Estrade (六祖大師法寶壇經, Liùzǔ Dàshī Fǎbǎo Tánjīng ; Toh. 2008), dit se baser sur le Vajracchedikā Sūtra, tout en suivant la doctrine de la nature de Bouddha (tathāgatagarbha) et des trois Corps du Bouddha du Yogācāra. Huineng n'est ni strictement un Madhyamika ni un Yogācārin. Ses enseignements synthétisent des éléments des deux traditions, créant une voie distincte axée sur l'illumination soudaine (subitiste) par la réalisation directe et non-dualiste de la nature de Bouddha inhérente à chacun. Le Sūtra du Diamant/Vajracchedikā a été le catalyseur de l'éveil de Huineng. Sa doctrine de la "vision de sa nature" est explicitement basée sur ce sūtra.

Huineng met un accent profond sur la vacuité (śūnyatā), l'alignant sur la vérité ultime du Madhyamaka, notamment dans son concept de « non-forme » (wúxiàng) et de « voir la nature de soi comme vacuité » (jiànxìng kōng). Il affirme que l'« éveil est une expérience des phénomènes vides et insubstantiels ». Le Sūtra du Diamant insiste sur le fait que le Tathāgata n'a enseigné aucun "dharma établi" (dìngfǎ) , ce qui encourage une réalisation au-delà des concepts, fondamentale pour le Ch’an.

La vacuité est pour lui une réalisation expérientielle. Sa notion de « vacuité du Dharma de l'Esprit » (心法空 xīnfǎ kōng) contraste avec la « vacuité du Dharma des Enseignements » (Madhyamaka, analytique et logique). Huineng privilégie la réalisation directe et vécue de la vacuité par la pratique active de la « non-pensée » et de la « non-demeure » (wúzhù) pour transcender la fixation conceptuelle et l'attachement. “L’esprit” prend de l’importance aux dépens du “Dharma”. L’esprit s’essentialise en ce que sa nature peut être vue. Cela est possible à l’apport yogācārin. Voir la nature de l’esprit c’est voir la nature de Bouddha (jiànxìng), inhérente en chaque être. Celle-ci est intrinsèquement pure et n'a pas besoin d'être acquise, mais simplement « vue » ou reconnue.

L'internalisation du trikāya : les trois corps dans le corps physique

Les Trois Corps du Bouddha (trikāya) sont dores et déjà présents dans son propre corps matériel. Cela montre une internalisation et une personnalisation du concept du trikāya, le rendant accessible par la réalisation intérieure plutôt que par des manifestations externes. Le dharmakāya (corps réel) yogācārin est identifié à la pureté et à la gnose non-conceptuelle (nirvikalpa-jñāna), tandis que les rūpakāyas (sambhogakāya et nirmāṇakāya) sont considérés comme des manifestations du dharmakāya. L'accent mis par Huineng sur la « vision de la nature » (jiànxìng) correspond directement à la réalisation du dharmakāya, et par extension, des autres deux corps comme ses fonctions ou manifestations.

Les "Préceptes sans forme" : première "Introduction" à la nature de l'esprit

Les fameux « Préceptes sans forme » (wúxiàng jiè) de Huineng (n° 14 et suivants) peuvent être considérés comme une Introduction (ngo sprod) à la nature de l’esprit. Nous y reviendrons plus loin.

Huineng met un accent profond sur l'« esprit pur » (jìng xīn) ou l'« essence de l'esprit » (xīntǐ) comme intrinsèquement pure et sans tache. Son concept de « non-pensée » (wúniàn) vise à transcender la pensée discursive et à reconnaître directement cette nature de Bouddha inhérente. Son dharmakāya est le Corps-essence (svabhāvikakāya) du Yogācāra. Le régime “non-pensée” garantie l’accès à la nature de Bouddha inhérente, mais sans référence lumineuse ou divine, de façon non-empirique et non-rationnelle.

Huineng promeut le concept d'« éveil soudain » (dunwu), un principe fondamental du Ch’an du Sud, et met l'accent sur l'expérience directe et la compréhension intuitive de l'esprit. Il soutient que « la méditation (śamatha) et la sagesse (vipaśyanā)[11] sont la même chose », préconisant une approche intuitive et spontanée axée sur le « Samadhi d'une seule pratique » (行三昧 yī háng sānmèi), qui consiste à pratiquer avec un esprit direct à tout moment et dans toutes les activités, au-delà de la posture assise formelle.

L’éveil, pour Huineng, est subite et surgit de l'intérieur de soi, plutôt que d'être recherchée à partir de sources externes ou par une accumulation graduelle, dans le cadre des « Préceptes sans forme ». Son approche est caractérisée par sa directivité, son intuition, sa spontanéité et sa forte orientation pratique. Il souligne le « Dharma de l'esprit » (心法 xīnfǎ), qui est compris comme étant au-delà des mots et ne peut pas être directement transmis par des enseignements conceptuel. Il combiné la Prajñāpāramitā (vacuité, non-dualité) avec les cadres psychologiques et sotériologiques du Yogācāra (nature de Bouddha, pureté de l'esprit, trikāya), en les réinterprétant par une approche directe, intuitive et expérientielle qui met l'accent sur la réalisation immédiate de la nature de Bouddha intrinsèquement pure, au-delà des discours et des distinctions conceptuelles.

Les termes positifs “gnose” (jñāna, 智 zhì) et réalisation (證 zhèng) et réalisation de la gnose (證智 zhèngzhì) relèvent souvent d’une optique yogācārine. Dans la voie des pāramitā, le dharmakāya, s’il est mentionné, n’est pas le Corps-essence (svabhāvikakāya), n’est pas atteint par une gnose, et n’est pas réalisé ou actualisé. Ce n’est d’ailleurs pas l’objectif.

La “troisième voie”, la “voie de l’Introduction” de Huineng, si l’on veut, est celle encadrée par les « Préceptes sans forme », où les trois Corps de la nature de Bouddha sont présents dans le corps physique même. Il n’y a pas à réaliser ou actualiser les trois Corps, il s’agit de les reconnaître, et de poursuivre le triple entraînement de la voie des bodhisattvas.

La différence avec les tantras et notamment les yogatantras supérieurs est que ces derniers veulent réaliser les trois Corps, qui ne sont pas présents dans le corps physique matériel, mais dans le corps subtil immatériel. Réaliser les trois Corps c’est réaliser les trois Corps d’un Bouddha parfaitement accompli. Cela requiert un guru, qui donne les abhiṣeka, les transmission, les instructions, et cela requiert la pratique de sādhanas théurgiques, de pratiques de purification et d’édification du corps subtil naturellement présent, qui est la base des trois Corps d’un Bouddha parfaitement accompli.

Le Pelliot Tibétain 116 : une "cérémonie de plateforme" tibétaine ?

Pour autant que je sache, Huineng était le premier à enseigner et pratiquer une forme d’Introduction (ngo sprod) sous la forme de ses « Préceptes Sans Forme ». Sam van Schaik (Tibetan Zen, 2015) avance l’hypothèse que le document Pelliot tibétain 116 avait une fonction cérémonielle ou rituelle, c’est-à-dire qu’il aurait pu être utilisé à l’occasion de cérémonies de masse d’ordination laïque (vœux de bodhisattva), appelées aussi des « cérémonies de plateforme », essentielles au développement du Ch’an. Le nom du Sūtra de la plateforme ou de l'estrade serait d’ailleurs associé à ce type de cérémonie.
Il s’agit des préceptes de refuge, suivis des préceptes de bodhisattva. Après la prise des préceptes, le maître enseigne généralement la vacuité, en faisant référence au Sūtra du diamant. Van Schaik fournit la traduction anglaise du texte/sermon “Single method of non-apprehension” (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung). Le document Pelliot tibétain 116 poursuit avec une collection d'enseignements de 18 maîtres, un enseignement sur l’éveil immanent en chaque individu, des instructions de méditation et se termine avec un chant inspirant. Cette cérémonie, auquel van Schaik se réfère comme "une initiation Zen", aurait pu être le rituel central d’un événement annoncé bien en avance, afin de permettre aux convives de s’organiser et d’y participer. La transmission des préceptes pouvait être suivie d’une retraite de méditation.” (Blog L'Engagement Sage selon le Zen tibétain)
La méthode unique du sans-appui : du Vajracchedikā aux quadruple pratique (prayoga)

La méthode unique du sans-appui (tib. dmigs su med pa tsh'ul gcig pa′i gzhung) est structurée sous forme de questions et réponses principalement sur la non-conceptualisation (rnam par myi rtog pa) par la méthode du non-appui, inspirée par le Vajracchedikā, qui n’est ni une gnose (jñāna), ni une “réalisation”. On peut résumer la formule du Vajracchedikā par : "Ce qu'on appelle X n'est pas X, c'est pourquoi on l'appelle X". La Discrimination entre les attributs et la substance des attributs (Dharma-dharmatā-vibhaṅga) est un des Traités de Maitreya, reçus par Asaṅga, qui contient une pratique en quatre étapes[12], et que le troisième Karmapa Rangjung Dorje (1284-1339 à Beijing) résume dans les Instructions sur l'union Mahāmudrā/Sahaja-prayoga :
"C'est en s'appuyant sur un objet
Que l'absence d'appui se développe parfaitement
C'est en s'appuyant sur l'absence d'appui
Que l'absence d'appui se développe parfaitement
[13]"
Puisque ce texte a été retrouvé en tibétain à Dunhuang, on est en droit de spéculer que de tels estrades de dharma ont pu avoir lieu au Tibet, avec un programme assez similaire à celui du Soûtra de l’Estrade de Huineng (≈638-713). Il n’est pas interdit de penser que Gampopa (1079-1153) et ses neveux à Dwags lha sgam po organisaient des sessions de prise de refuge, bodhicitta et une introduction à la méthode sans appui.

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[1] Pour Buddhagoṣa (Ve siècle), le Dharmakāya représentait les cinq ensembles de qualités purifiées d'un éveillé, telles que la moralité, la concentration, la perspicacité, les dissociations et la cognition des dissociations, soit śila-skandha, samādhi-skandha, prajñā-skandha, vimokṣa-skandha et vimokṣa-jñāna-darśana-skandha.
The Doctrine of Kaya in Hinayana and Mahayana, Nalinaksha Dutt The Indian Historical Quarterly, vol 5:3, September, 1929, pp. 518-546

[2] Treatise on Awakening Mahāyāna Faith, Oxford, John Jorgensen, Dan Lusthaus, John Makeham, Mark Strange, University Press, USA, 2019.

[3] Makransky, John J., Buddhahood Embodied, Sources of Controversy in India and Tibet, State University of New York Press, 1997

[4] Makransky (1997), p. 60

[5] Paul Magnin, Bouddhisme, unité et diversité. Expériences de libération, Paris, Cerf, 2003, p. 435

[6] L'essence (體, ) est l'aspect fondamental, sous-jacent, souvent quiescent, immuable et non-duel de l'esprit. C'est la nature propre (自性, zìxìng) ou la nature du Dharma (法性, fǎxìng). Dans le Sūtra de l'Estrade du Sixième Patriarche, Huineng relie l'essence à la concentration (定, dìng, śamatha). La "transcendance de la pensée" est l'essence.

La fonction (用, yòng) est l'aspect actif, dynamique, manifesté et phénoménal de l'esprit. Elle représente la capacité de l'esprit à connaître, à illuminer et à interagir avec le monde. Huineng associe la fonction à la sagesse (慧, huì, prajñā). Les fonctions externes autonomes sont liées à la sagesse subséquente.

[7]Le chemin de vision (darśanamārga) doit être compris comme ayant pour caractéristique le calme mental et la vision pénétrante non-conceptuels (nirvikalpaśamathavipaśyanā), [survenant] immédiatement après les dharmas mondains suprêmes (laukikāgradharmā)." (Abhisamayālaṅkāra/Bhāṣya 55ka/76).
darśanamārgo laukikāgradharmānantaraṃ nirvikalpaśamathavipaśyanālakṣaṇaḥ veditavyaḥ
mthong ba'i lam ni 'jig rten pa'i chos kyi mchog gi 'og gi rnam par mi rtog pa'i zhi gnas dang lhag mthong gi mtshan nyid du rig par bya'o//

[8] prajñāpāramitā jñānam advayam, sa Tathāgataḥ, sādhya-tadārthya-yogena tācchābdyam grantha-mārgayoḥ

[9]That means: «Prajñāpāramitā is Monism, it is that know-ledge (in which subject and object coalesce), it is also Buddha (himself, personified in his Cosmical Body). The word prajñāpāramitā means moreover the text (of the prajñāpāramitā sūtras) and the Path of Salvation (which they teach), because the aim (of the text and of the Path) is to produce this (monistic consciousness and the condition of a Buddha in his Nirvana) ».” Abhisamayalankara Prajna Paramita Upadesa Sastra, The Work of Boddhisattva Maitreya, Srisatguru Publication, Delhi, 1992, p. VI

[10] Th. Stcherbatsky et E. Obermiller (1992), pp. IV et V.

[11] Dans le bouddhisme chinois, la “méditation” et “la sagesse” sont respectivement le fruit de Śamatha et de Vipaśyanā.

[12] dmigs pa yi sbyor ba = "pratique avec appui"
mi dmigs pa yi sbyor ba = "pratique sans appui"
dmigs pa mi dmigs sbyor ba = "pratique [où] l'appui [devient] sans-appui"
mi dmigs dmigs pa'i sbyor ba = "pratique [où] le sans-appui [devient] appui"

[13] Phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor gyi khrid yig, bdr:MW3PD1288_ACA36C
dmigs pa la ni brten nas su//
mi dmigs pa la rab tu skye//
mi dmigs pa la brten nas su//
mi dmigs pa ni rab tu skye//