Le mot nātha (T. mgon po) signifie « maître, seigneur; protecteur, époux », nāthavat « qui a un protecteur » et nāthavatī celle qui a un seigneur (ou un époux, ce qui revient au même...), donc une femme mariée. Voilà les connotations du mot nātha.
Le mot adi-nātha (T. dang po’i mgon po) désigne le « Seigneur primordial », une épithète de Śiva. Les adeptes de l’adinātha qui ont trouvé la libération (S. mukti) et les pouvoirs supranormaux (S. siddhi) s’appellent des « nātha » et sont considérés comme des êtres immortels fréquentant les régions himalayennes. Le premier maître humain à qui remonte cette école, que l’on désigne par le nom « nāthisme » et qui est apparue dans le sillage de la transmission (S. saṃpradāya) des siddha et des avadhūta, est Matsyendra-nātha (Macchanda). Mais celui qui est réellement à l’origine du mouvement est Gorakṣa-nātha. Ces deux maîtres prennent également une place importante dans la transmission des mahāsiddhas bouddhistes. La nātha-saṃpradāya se divise en (au moins) douze sous-sectes appelés panth/pantha (T. sde tshan bcu gnyis, voir Tāranātha 1575-1634).
Dans le bouddhisme tantrique, le Seigneur primordial (S. adi-nātha T. dang po’i mgon po) correspond au Sixième[1]. Il apparaît par exemple dans la phase de génération de Guhyasamāja. Cette phase a généralement cinq étapes, « les cinq étapes de la manifestation » (S. abhisambodhi T. mngon par byang chub lnga) que sont la vacuité, « le trône » (disque lunaire, solaire et lotus), la syllabe-germe, l’attribut symbolique, et la manifestation complète. Le « trone » constitué d’un disque lunaire, d’un disque solaire et du lotus correspond à la réunion du sperme, de l’ovule et de la conscience de l’état intermédiaire (S. gandharva T. dri za)[2]. C’est l’élément « physique », le corps natif (S. sahaja-kāya[3]) dans lequel l’élément spirituel, le verbe (éveillé ou non), se greffe ou s’incarnera si on veut. Quand ce proto-être (S. nātha) (au protosoi ?) se manifeste dans le cadre de la phase de génération de la divinité (Guhyasamāja, Śiva…), il est évidemment le Seigneur (nātha). Ce Seigneur, qui habite le corps mais n’est pas le corps[4], est le véritable guru, présenté par le guru initiateur.
Dans le bouddhisme tantrique, y compris chez Saraha (Distiques) qui parle de Śrī guru nātha,
« Tout ce qui procède de façon différenciée de la conscienceLes représentations iconographiques et symboliques de ce Seigneur sont sauvages et il exprime des émotions à l’état brut. C’est comme s’il était à peine sorti de la condition animale et que son cerveau reptilien et limbique dominent. C’est un dieu de nature pas très fréquentable comme Rudra ou Dionysos, un dieu de la végétation, un dieu animal. Il habite le corps et le gouverne. Ce n’est pas par le mental qu'il est atteint et que l’on fait son culte. Le système que l’on fait remonter à Gorakṣa-nātha est celui du haṭhayoga[6], qui permet de maîtriser les souffles vitaux (S. prāṇa) et l’énergie thermique (S. tapas, yogāgni), et de purifier la semence (S. rasa T. bcud). Ce système s’éloigne de la magie classique, sans l'abandonner complètement, et s’engage dans une approche de magie naturelle. Le temple de la divinité ne se trouve plus, ou plus uniquement, à l’extérieur, mais à l’intérieur. La vraie maîtrise passe désormais par le corps. Autre argument du haṭhayoga : « Pourquoi commencer par se battre contre le mental ? » demande Swami Muktibodhanada Saraswati[7]. « Vous n’avez pas la force de vous battre contre votre mental, et cependant vous le faites, suscitant ainsi de l’hostilité envers vous-même ». Néanmoins, le but du haṭhayoga est de réunir les forces vitales (S. prāṇa śakti) et les forces mentales (S. manas śakti), à l’origine de toute la création. Le yoga est l’union du corps et de l’esprit[8]. Et cette union se réalise par le nātha, par une (sixième) intuition quasi-substantielle, par la bodhicitta, par l’énergie vitale. Dans les différentes filières et approches qui descendent des siddhas, c’est le plus souvent une question de « fluide » (S. rasa), plus ou moins substantielle et qui se situe au cœur.
Est de l’essence du Seigneur (S. Nātha )[5] »
« L'intuition du Corps, Parole et Esprit éveillés n'est pas apparente [chez les êtres ordinaires], mais il n'est pas absente. Elle se tient dans les canaux subtils (S. nadī) du corps. Dans les canaux elle s'appuie sur les souffles (S. vayu) et sur les constituants (S. dhātu T. khams). Le 'centre du centre' des quatre cakra est la demeure de l'intuition. Dans le palais du Cœur. »[9]
Les traditions des siddhas, qu’elles soient śivaïstes, bouddhistes, jaïnes, partagent un fond mythologique commun. Celui-ci parle de Rudra, Śiva, Bhairava, Mahādeva, autant d’aspects du Seigneur (nātha), et de son épouse (śakti), nāthavatī ? Quand elle recevait le secret de l’immortalité de sa bouche, un témoin humain fut présent, Matsyendra-nātha/Mīnapa, à l’origine de la mouvance siddha. Mahādeva est le grand dieu dont émanent les autres dieux et mantras. Mais en réalité, il aspire et engloutit autant de cultes locaux mineurs dans son sillage, avec leurs mythes à eux qui vont nourrir les mythes de leur propre subjugation par le grand dieu. Ces mythes sont autant d’instructions, qui se trouvent dans les patchworks que sont les tantras.
Ce que l’on peut retenir de ce qui précède, est que le Seigneur (nātha) est très directement associé à la force vitale et que toute la création (mentale = inter-relationnelle avec un point de référence) procède de lui, ce qui est conforme à la mythologie le concernant. Puisque cela vaut aussi bien pour les systèmes « théistes » que « non théistes » (Saraha), les aspects mythologiques sont symboliques et à interpréter.
« Si les documents historiques que sont les mythologies renferment – comme Freud l’avait supposé – une sous-jacante vérité psychologique, n’est-il pas évident qu’elels doivent être le produit d’une introspection ancestrale à force élucidante, Et les rêves nocturnes, que sont-ils sinon l’état introspectif où défilent en revue les souciset les espoirs de l’âme inquiète, déguisés – tout comme dans les mythologies – en des personnages fictifs, figurant symboliquement les propres intentions du rêveur à la recherche d’une solution de ses conflits diurnes. Si les rêves collectifs, les mythes et les rêves nocturnes de l’individu connaissent les motifs secrets, ne faut-il pas en conclure qu’autant l’introspection que les expressions symboliques de l’extra-conscient sont des propriétés essentielles de la vie psychique et ceci au point que d’origine ancestrale et mythique, elles accompagnent et, même, dirigent la vie humaine jusqu’à nos jours sous la forme de l’onirisme des rêves ? »[10]
Pour Paul Diel, la clé de l’interprétation des mythes se trouve dans la psychologie de la motivation[11], dont il est à l’origine, et « qui propose une nouvelle conception unitaire du sens de la vie » (citation d’un courrier que lui avait adressé Einstein). L’instance capable de créer les mythes, qui sont une manifestation universelle fondatrice de toute culture, est le « surconscient », le sens de la vie. C’est à l’aide de sa méthode introspective, que Diel avait traduit les mythes grecs, le mythe judaïque et le mythe chrétien.[12] Une traduction des « mythes indiens » serait intéressant…
« Mythes et rêves n’ont qu’une préoccupation : le sens de la vie et les moyens de le réaliser. Le mythe met en scène le héros invité à combattre les monstres et les démons, aidé par les divinités. L’être humain serait-il appelé à devenir le héros combattant ses démons intérieurs, aidé en cela par son élan de dépassement [surconscient] ? »[13]Ainsi « la Force » ou « force vitale » est un symbole, une personnification mythique, dont la signification est la volonté, « une volonté idéalisée, une volonté surhumaine, une volonté créatrice »[14], le mystère inexplicable de toute vie. Si c’est la volonté d’un Créateur, Dieu, celui-ci aussi est un symbole qui rend compte d’une réalité intérieure : « l’émotion de l’homme face au mystère de l’existence et sa foi en l’organisation du monde et de la vie. »[15] Dans cette interprétation psychologique, ni Esprit pur, ni fluide au sens littéral. Le Seigneur (nātha) qui réside au cœur chez Saraha interprété par Advayavajra, sans être (directement) une interprétation psychologique, s’éloigne cependant d’une interprétation littérale d’une divinité et d’un fluide, résidant dans le cakra du cœur. Si on suit Bertrand Méheust, Advayavajra serait à classer plutôt parmi les « psychofluidistes » que parmi les mesmériens[16], qui ont une conception plus physicaliste du fluide, qui se laisserait à la limite manipuler quasi physiquement à travers les exercices pneumatiques et hydrauliques de l'ingénierie des fluides qu'est le haṭhayoga.
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Illustrations : Bhairava et Thésée tuant le minotaure, au Louvre Paris
[1] śrī-sarvatathāgataguhyatantrayogamahārājādvayasamatā-vijaya-nāma-vajraśrīparamamahākalpa-ādi DGTG n° 454 chapitre 22.
[2] http://www.misterdanger.net/books/Buddhism%20Books/Religion%20medicine%20&%20human%20embryo%20Tibet.pdf
[3] DKG n° 29
[4] « 129. Yogin, médite le Soi en tant que distinct de ton corps : si tu considères que le corps est le Soi, tu n’atteindras pas le nirvāṇa. » L’offrande des distiques (Dohāpḥahuḍa) de Rāmasīhu muṇi, traduction de Colette Caillat p. 84
[5] DKG n° 72 །གང་ཞིག་སེམས་ལས་རྣམ་འཕྲོ་བ། །དེ་སྲིད་མགོན་པོའི་རང་བཞིན་ཏེ། Jatta bi cittaha bipphuraï tatta bi ṇāha sarūba ;
[6] Le Haṭhayoga-Pradīpikā est attribué à Svātmārāma (nātha-yogin Cintāmaṇi) qui vécut au XVe ou au XVIe siècle.
[7] Hatha Yoga Pradipika, p.5
[8] Hatha Yoga Pradipika, p.10
[9] (Mathes, 2008),
[10] (Diel, La divinité, le symbole et sa signification, 1950), p. 10
[11] (Diel, Psychologie de la motivation, théorie et application thérapeutique, 1947)
[12] Le symbolisme dans la mythologie grecque 1952, Le symbolisme dans la Bible 1975, Le symbolisme dans l’évangile de Jean (avec Jeanine Solotareff) 1983, Le symbolisme dans les rêves 1991 de Jeanine Solotareff (à partir de traductions orales dispensées par Diel lors de ses cours sur la traduction des rêves).
[13] Article pour L’ecyclopédie Universalis écrit par Jeanine Solotareff (mars 2004), collaboratrice de Diel.
[14] (Diel, Psychologie de la motivation, théorie et application thérapeutique, 1947), p. 18
[15] L'esprit en question, Solotareff, 2007, p. 31
[16] Sous le magnétisme des romanciers, le magnétisme "réel" Article publié initialement dans l’ouvrage "Traces du mesmérisme dans la littérature européenne du XIX° siècle", ouvrage collectif dirigé par Ernst Léonardy , Publications des facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2001. Par Bertrand Méheust