On a théorisé depuis longtemps sur le passage de la mort à la vie dans le cadre d’une naissance/ « réincarnation ». Contrairement à ce que l’on lit quasiment partout, les textes bouddhistes parlent de naissance (S. jati T. skye ba). Ce terme ne comporte aucune notion de ré-, ni y-est-il question d’un « retour dans la chair », in carnem… Qu’est ce qui retournerait dans une forme charnelle, qu’est-ce qui naîtrait de nouveau ? Quelle serait l’identité de cette entité ? Y a-t-il bien une entité ? Les bouddhistes ne parlent-ils pas plutôt d’agrégats, d’anatta et de vacuité ?
En concevant des méthodes de salut, il faut souvent partir du concret et utiliser du concret, pour arriver à des résultats aussi concrets. On peut en arriver à appliquer des notions spatiotemporelles à ce qui n’en a pas. On peut quelquefois se laisser emporter par son enthousiasme et oublier que les mots et les symboles n’ont pas toujours des référents concrets. La vie est alors une chose et la mort en est une autre, c’est même son contraire ! On peut recevoir la vie et la perdre. La vie c’est ici et la mort c’est là bas. Pour se rendre de l’une à l’autre on se prépare comme si on partait en voyage en disant adieu à tout le monde. Tout cela est investi de nombreuses images - qui nous déterminent par la suite ! - et que l’on peut mettre dans tous les sens. On peut alors imaginer faire le voyage dans l’autre sens, de la mort à la vie, retrouver ceux à qui on avait dit adieu, être reconnu par eux, quelle belles retrouvailles, quelle joie ! En plus, c’est rassurant de savoir que l’on ne meurt pas pour de vrai !
Ainsi la vie, la conscience, la pensée ce sont des choses pouvant se déplacer dans l’espace, dans le temps. Elles peuvent être contenues dans des supports, et en être éjectées. Le yoga c’est la mise en pratique d’une théorie, un ensemble de sciences appliquées, mais dans le domaine de la spiritualité... Elles permettent de quantifier et de mesurer le degré de vie, de conscience, d’Intelligence... de faire du monitoring du progrès. Elles montrent comment on peut renforcer la vie, la prolonger, en augmenter l’énergie… et quand il est l'heure de quitter « la chair » et qu’il faut se préparer au voyage, elles enseignent comment éjecter la conscience et l’envoyer dans un des mondes purs du plérôme, là-bas… Si on rate son cible, elles permettent de rattraper le coup, afin d’empêcher que la conscience ne descende et « retourne » dans une « chair », qu’il vaudrait mieux éviter. Toute cette science est disponible auprès d’un concessionnaire agréé. Une des séries les plus connues de yoga bouddhiste, sont les « Six yogas de Naropa ».
Il s’agit selon la tradition de six yogas que Naropa aurait reçus de son maître Tailopa (988-1069) et que l’on trouve énumérés dans un texte intitulé Instruction des six dharma (S. saddharmopadeśa T. chos drug gi man nag, attribué à Tailopa. Dans ce texte, il est précisé que Tailopa aurait reçu respectivement les yogas du 1. corps illusoire (T. sgyu lus) et de 2. la Lumière manifeste (T. ‘od gsal) de Nāgārjuna, celui du 3. caṇḍalī (T. gtum mo) de Caryapa, celui du 4. rêve de Lvavapa et ceux de 5. l’état intermédiaire (T. bar ma do’i srid pa S. antarābhava et du 6. Transfert de conscience (T. ‘pho ba S. citta-saṃkranti) de Pukasiddhi.
Comme le note Henk Blezer[1], le yoga de l’état intermédiaire de cette série de 6 yogas, ne fait aucunement mention du maṇḍala des divinités paisibles et courroucées (T. zhi khro) des enseignements Bardo de l’école des Anciens, et présente une série de trois états intermédiaires : 1. L’état intermédiaire entre la naissance et la mort (T. skye shi bar do), 2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do) et 3. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do).
Le premier (1) est le corps en chair et en os, résultat de la maturation karmique, le deuxième (2) est le corps subtil qui est un mélange du souffle vital (S. prāṇa) et de la pensée (S. citta) et le troisième (3) est le corps mental (manomaya) du gandharva. Trois états qui correspondent à une réalité physique, verbale et mentale et aux trois niveaux du triple monde, sensible, forme et sans forme.
Le livre de Blezer porte plus particulièrement sur un type d’état intermédiaire que l’on trouve dans le texte intitulé Chos nyid bar do'i gsal 'debs thos grol chen mo, que l’on trouve quelquefois orthographié comme chos nyid bar do'i gsol 'debs thos grol chen mo, ou le mot prière (gsol ‘debs) remplace guide (gsal ‘debs). Ce texte forme ensemble avec le srid pa'i bar do ngo sprod gsol 'debs thos grol chen mo ce que l’on a appris à connaître sous le nom de Livre tibétain de la mort ou la libération par l’écoute pendant l’état intermédiaire (T. bar do thos grol). Les deux textes appartiennent au cycle de Karma Lingpa (1326–1386), intitulé zab chos zhi khro dgongs pa rang grol. C’est donc dans ce texte, que Karma Lingpa aurait redécouvert, que l’on trouve un nouvel état intermédiaire spécifique appelé l’état intermédiaire du dharmatā (T. chos nyid bar do) et qui revèle que le corps subtil est le maṇḍala de 100 divinités paisibles et courroucées (T. zhi khro), rappellant des pratiques de mahāyoga, notamment le Guhyagarbha Tantra (T. gsang ba’i snying po).
Le système de Karma Lingpa présente une série de six états intermédiaires (voir bar do drug gi khrid yig) :
1. l’état intermédiaire du lieu de naissance (ou sanctuaire selon Jean-Luc Achard)(T. skyes gnas bar do)
2. L’état intermédiaire du rêve (T. rmi lam bar do)
3. L’état intermédiare de la méditation (T. bsam gtan bar do)
4. L’état intermédiaire de la mort (T. ‘chi kha’i bar do), qui comporte ici des instructions sur les signes de la mort, les rituels de rançon et le transfert de la conscience.
5. L’état intermédiaire du dharmatā[2] (T. chos nyid bar do), où se manifeste la Lumière manifeste du dharmatā (chos nyid kyi ‘od gsal)
6. L’état intermédiaire du devenir (T. srid pa’i bar do)
Le nouvel état intermédiaire est inséré entre celui de la mort et du devenir et consiste en une série de visions de maṇḍalas de divinités paisibles et courroucées. Il semble constituer une sorte de plérôme[3] et qui n’est pas forcément le résultat d’une expérience visionnaire.[4] Au lieu d’avoir le cycle bouddhiste classique, où l’instant de la mort est suivie (peut-être d’abord d’un blanc, et puis) de la naissance, la conscience (citta) passe d’abord par un état intermédiaire où elle a l’occasion de s’unir à des Intelligences agentes, avant de passer à un autre état intermédiaire qui conduira à un retour dans la chair. Cet état intermédiaire de la Lumière manifeste permet ainsi d’intégrer toute une série de pratiques (T. man ngag sde) permettant aux initiés de s’unir avec les Intelligences agentes et ainsi de se libérer.
Le chapitre sur l’état intermédiaire du dharmatā dans le Guide des six états intermédiaires (T. bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa, contient d’ailleurs une grande quantité de citations très similaires au Trésor du Processus fondamental (T. gnas lugs mdzod) de Longchenpa. Il s’agit de très nombreuses citations des 17 tantras de la Section des transmissions (man ngag sde), constituant la base des pratiques de l’Essence séminale (T. snying thig) et du Franchissement du Pic (T. thod brgal).
Voici le dernier blog de l’année 2014. L’année 2015 serait-elle la réincarnation de 2014 ? Dans ce cas excellent 2014 tulkou rinpoché ! Sinon bonne découverte d’une nouvelle année toute fraîche ! Bonne fête de bardo!
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[1] 1997, Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept, Research School CNWS, School of Asian, African, and Amerindian Studies, p. 27
[2] Dharmatā n’a pas sons sens habituel dans ce cycle. Il correspond ici à la Lumière manifeste, mais qui se manifeste sous la forme de maṇḍalas de divinités. C’est la réalité pure par opposition à la réalité impure de l’existence ordinaire.
[3] L’introduction du Chos nyid bar do'i gsal 'debs thos grol chen mo parle de longs spyod rdzogs sku padma'i zhi khro lha.
[4] « But however much this autograph is appreciated. the point I am trying to make here is that contrary to some experiences in the Chos nyid bar do’i gsal 'debs, like for instance the experiences of light and sound translated above, I would not advise to try and interpret the description of the zhi khro-maṇḍala as a probable experience certainly not for an uninitiated subject (quite contrary to the effort of Leary et al. (1964)). The descriptions of the kar gling zhi khro though based on visualisation-practice are highly theoretical in nature. The order of appearance of the deities and their corresponding categories, for instance, need not necessarily represent a sequence probable from the point of view of "lived" visionary experience. The order of appearance, the lay-out of the maṇḍala, and the filling in of details were very much subject to the conventions used at that time in the traditions involved. If we want to understand or interpret the order, lay-out, or the iconographical details of the maṇḍala we need to rely on traditional "interpretations" in the relevant lines of transmission, like for instance gathered by, amongst others, Lauf (1975) and Govinda (1956), Snellgrove (1957). But we should be careful not to neglect the factor time. An interpretation adhered to by a present-day bla ma or another representative of tradition (even if representing the exact tradition, the mandala pertains to) might not accurately cover the state of knowledge of centuries ago. » Blezer, pp. 125-126