Le Milarepa que nous connaissons surtout est celui né de l’imagination de
Tsangnyeun heruka (gtsang smyon he ru ka sangs rgyas rgyal mtshan 1452 - 1507), et publié dans
la vie et les chants de Milarepa (tib.
rnam mgur). Le volume des chants est quelquefois considéré comme le commentaire de l’hagiographie.
[1] La version des
Chants de Tsangnyeun heruka a un objectif très clair : promouvoir la voie des expédients (sct.
upāyamārga) yoguique, que l’on considère descendre de Réchungpa, le disciple de cœur (tib.
thugs sras)
[2] et d’autres
grands disciples yogi de Milarepa («
les douze grand fils [répas], tib.
bu chen bcu gnyis) et montrer comment Milarepa fut le détenteur de ces méthodes. Autrement dit, il veut authentifier des méthodes apparues plus tardivement à Milarépa, par la composition de l’hagiographie et des
Chants et la compilation des diverses
transmissions aurales (tib.
snyan brgyud) qui descendraient de Réchungpa.
Tsangnyeun heruka a véritablement voulu
incarner Milarepa tel qu’il le voyait. Il s’identifie à lui et on n’échappe pas à l’impression qu’il a sans doute mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Réchungpa
[3]. La
vie de Réchungpa traverse les
Chants de Milarepa comme un fil rouge et l’on trouve des références de toutes les diverses transmissions aurales (tib.
snyan brgyud) dans les
Chants.
C’est dans la 10ème histoire (
ras cgung pa dang mjal ba’i skor[4]) que Réchungpa apparaît pour la première fois. On y apprend que Milarépa lui apprit la chaleur mystique (tib.
gtum mo) et que Réchungpa avait contracté la lèpre par un mauvais sort et qu’il devait aller en Inde, pour être guéri par un certain gourou Balacandra. Après son retour, il rejoint Milarepa.
Réchungpa fait son retour dans la 23ème histoire (
na ro bon chung btul ba’i skor[5]) où il atteint l’éveil. Lors d’un gaṇacakra avec ses disciples, des ḍākinī viennent leur offrir des dons célestes. Dans la 25ème histoire (
Ras chung ma dang mjal ba’i skor[6]), Réchungma, une ḍākinī réincarnée en une jeune femme de bonne famille et ses quatre amies entrent en scène. Réchungma enlève la pierre de jade qu'elle porte dans sa ceinture et l'offre à Réchungpa. Elle devient son disciple et médite avec lui et les autres yogis. Milarepa pensa que Réchungma en tant que «
ḍākinī qualifiée » ferait une bonne partenaire pour un yogi (tib.
mstan ldan gyi rnal ‘byor ma spyod pa’i grogs su ‘od pa). Elle lui donna toutes les instructions, et ordonna à Réchungpa de s’occuper d’elle. Elle servit de partenaire à la pratique de Réchungpa (tib.
re zhig gi bar du ras chung pa’i thugs dam gyi grogs mdzad p. 429).
Les Chants intègrent également une série d'histoires (
tshe ring mched lngas drod nyul ba dang zhus lan gyi rim pa p. 451) où figurent la déesse
Tseringma et ses quatre sœurs, qui viendraient de Ngendzongpa et de son maître Bodhirāja. Selon ces sources, Tséringma et ses sœurs auraient servi de partenaire sexuelle (sct.
karmamudrā) à Milarepa. En fait, le chapitre de Tseringma et les pratiques qui y sont expliquées correspondent à la
série de six états intermédiaires (
bar do drug gi khrid yig) de Karma Lingpa (1326–1386). Tséringma et ses sœurs font référence à Guru Padmasambhava (tib.
slob dpon pad+ma ‘byung gnas p. 503), qui de retour du Tibet, les aurait données les instructions ésotériques. Et en plus, en Inde, elles auraient, dans le charnier
Obscure et bruyant (tib. dur khrod mun pa sgra sgrog) étaient initiées par le maître Digvarman (slob dpon phyogs gyi go cha) et Kṛṣṇācāryavratapāda (brtul zhugs spyod pa nag po zhabs) dans le grand
maṇḍala. C’est la raison pourquoi elles seraient des récipients qualifiés pour Milarepa. Milarepa leur donne
les instructions des six bardos, très proches de celles de Karma Lingpa. A la fin de celles-ci Tséringma promet de désormais toujours suivre Milarepa et d’être
sa mudrā[7]. L’instruction et la pratique de la
karmamudrā suivent (pp. 517-521).
Ce passage dans les
Chants sert à fournir la preuve de la
pratique de karmamudrā par Milarepa (1052-1135) dans le cadre des
instructions des six bardos. Le même type d’instructions que le terteun Karma Lingpa (1326–1386) avait redécouvert plus de 200 ans plus tard. Il faudrait comparer les textes de ces instructions. Les instructions de
karmamudrā de Milarepa auraient ensuite été transmises à un certain Bodhirāja puis à Ngendzongpa, pour finalement être intégrées dans la
collection des transmissions aurales de Tsangnyeun heruka (1452-1507). On pourrait imaginer que les
instructions des six bardos de Karmalingpa aient pu être récupérées puis intégrées comme une transmission aurale, qu’il fallait authentifier par d’autres moyens (hagiographiques). C’est une possibilité. J'y reviendrai sans doute.
Poursuivons le fil rouge de Réchungpa dans les Chants de Milarepa. Suite à
l’épisode du conflit avec les moines scolastiques, Réchungpa avait honte du manque d’érudition de son maître et souhaitait aller en Inde (
ras chung ti pu’i skor p. 556) pour sa formation scolastique. C’est dans ce chapitre que nous apprenons que Milarepa n’avait reçu que quatre des neuf instructions du
Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (tib.
lus med mkha' 'gro skor dgu)
que Tailopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Marpa aurait dit à Milarepa que les cinq autres instructions seraient encore disponibles en Inde et qu’un disciple de Milarepa les obtiendrait d’un disciple de Nāropa.
Réchungpa part en Inde avec un groupe de quinze moines sous la direction d’un lama (dzogchenpa) du nom de Kyiteun (tib. kyi ston). Au Népal, Réchungpa rencontre
Bharima, une disciple (et peut-être la femme) de Tipupa, à son tour un disciple de Nāropa
[8], qui transmet les instructions à Réchungpa, que celui-ci pratiquera avec sa femme Bharima. C’est dans
l’hagiographie de Réchungpa que nous apprenons que Tipupa vit au Népal. Dans les
Chants, c’est en Inde que Réchungpa le rencontre.
Pendant le même voyage, «
de retour de l’Inde », Réchungpa fait la rencontre de la
yoginī Machig la Reine des siddhas (tib. ma gcig grub pa’i rgyal mo), qui lui transmets les
Instructions de la vie infinie.
L’histoire de la corne du yack (
gyag ru’i skor, p. 578) raconte le retour de Réchungpa et les retrouvailles avec Milarepa. Réchungpa montre avec fierté tout ce qu’il avait trouvé en Inde/Népal, mais Milarepa n’est pas impressionné. Milarepa dit qu’il était très satisfait des six yogas et de la
mahāmudrā et que ce voyage en Inde était en fait inutile.
[9] Dans l’histoire suivante (
rkyang mgur gyi skor, p. 597), en absence de Réchungpa, brûle la plupart des textes que celui-ci avait ramenés. En rentrant, Réchungpa sentant une odeur de brûlé se fâcha contre Milarepa quand il vit ce qu’il avait fait. Pour regagner la confiance de Réchungpa, Milarepa montre un miracle après l’autre mais sans impressionner Réchungpa qui lui dit en boudant «
Tes miracles sont comme des jeux d’enfants, tu en fais tellement que ça en devient ennuyeux, rends-moi mes textes ! » Finalement quand Milarepa s’envole de plus en plus haut et que Réchungpa a peur de le perdre, il se repentit. Milarepa ne garde que les cinq instructions du
Cycle et dit que les autres textes ne sont que des mantras hérétiques (tib. mu stegs kyi ngan sngags p. 609). Ils
ne disparaîtront cependant pas tout à fait…
La fin des
Chants consiste en une série d’histoires diverses (
kha ‘thor sna tshogs kyi skor p. 678 etc.), qui ont peut-être été ajoutées ultérieurement. Le Milarepa qui y est présenté devient quelquefois
un peu caricatural, c’est souvent le thaumaturge plutôt que l’ami spirituel que l’hagiographe montre. L'hagiographe,
en bon communiquant, semble y planter des «
éléments de langage ».
L’histoire sur l’initiation et la consécration (
dbang bskur dang rab gnas kyi skor p.701) nous montre comment Milarepa confère l’initiation-vase (tib.
rin chen bum chu’i dbang bskur) d’une lignée aurale (tib.
mkha’ ‘gro snyan brgyud kyi gdams ngag). Non seulement, Milarepa fut détenteur de la lignée aurale,
il l’avait aussi transmise. Qui furent présents ? Sont mentionnés nommément Réchungpa et Ngendzongpa « etc. ».
Gampopa n’y est pas par exemple. Le vase s’élève dans le ciel et confère lui-même l’initiation (
bum ba rang gis dbang bskur la/) faisant descendre les sagesses, la compassion des lamas de la lignée kagyu (
bka’ brgyud bla ma’i thugs rje yin). Cette histoire courte finit par montrer comment Milarepa
consacre (tib. rab gnas) une représentation de
Vajravārāhī peinte par Réchungpa, en faisant pleuvoir des fleurs amenées par les
ḍākinī venues de la
Terre pure du corps réel du Bouddha (tib.
rgyal ba chos sku’i zhing khams nas).
L’histoire de la
chanson à boire (
chang glu’i skor, p. 718) constitue un autre élément traditionnel des lignées réchungpistes. Ici, c’est Milarepa qui pousse ses compagnons à boire et qui leur montre la meilleure façon.
« Je suis un yogi qui boit
Premièrement, parce que le corps réel (sct. dharmakāya) s’y manifeste clairement et authentiquement
Deuxièmement, parce que c’est le Bouddha dans son corps imaginal (sct. saṃbhogakāya)
Troisièmement, parce que le corps apparitionnel (sct. nirmāṇakāya) se manifeste en tout
Ce boisson fermenté qui coule constamment
Les prédisposés le boivent comme du nectar (sct. amṛta)
Et d’éventuels non prédisposés sans hésitation. »[10]
L’histoire suivante (
ram ldings gnam phug ma’i skor, p. 724) met en scène Réchungpa et Drigompa (‘bri sgom pa) en train de discuter longuement sur les instructions de Nāropa et de Maitrīpa. Un autre thème qui revient souvent dans les hagiographies kagyupas (p.e. dans
La Vie de Marpa, p. 83 éd. Claire Lumière). Pour les Réchungpistes, la part de Nāropa, ce sont les six yogas et la part de Maitrīpa la
mahāmudrā.
[11] Cette discussion récurrente reflète sans doute des débats au sein des écoles kagyupas. Milarepa fait un chant dans lequel il tente des réunir les deux points de vue. Réchungpa est invité par des bienfaiteurs et s’absente pendant trop de jours. Quand il revient Milarepa s’est enfermé chez lui. Réchungpa est encore trop enclin aux
huit soucis du monde selon Milarepa.
Dans l’histoire suivante (
ras chung dbus bzhud kyi skor p. 731), Réchungpa veut rendre visite à ses propres disciples dans la province de Ü (tib. dbus). Milarepa pense qu’il n’est pas encore prêt. Réchungpa résiste et Milarepa finit par accepter. Avant de laisser partir Réchungpa, Milarepa lui donne les derniers conseils. Il le prévient notamment contre une « chienne » (« bitch ») à Ü qui lui attrapera le pied
[12]. Il lui recommande de ne pas oublier son lama et sa pratique quand cela lui arrivera. Après son départ, Milarepa est triste : «
Il y a beaucoup de répa, mais un comme Réchungpa est difficile à trouver. »
[13] Dans la province Ü, Réchungpa alla au monastère
kadampa de Dyayul (tib.
bya yul bka’ gdams kyi grwa sar) où il fut nommé Khenpo Mindrol ? (tib. mkhan po smin grol la bkod pa ?). Il s’y attacha à une aristocrate (tib.
lha lcam) du nom de Dame Dembou (
lha lcam ldem bu) ; la « chienne », contre laquelle Milarepa avait prévenu Réchungpa et dont Milarepa viendra le libérer. C’est le sujet de la suite de l’histoire du voyage à Ü (
dbus bzhud phyi ma’i skor, p. 779).
Milarepa se transforme en un mendiant et se rend à la maison du couple. Réchungpa, ne le reconnaît pas mais lui offre une grosse pierre de jade (tib. g.yu). C’est le don de la pierre de jade qui causera une dispute dans le couple qui se sépare. En rentrant chez Milarepa et ses yogis, Réchungpa voit la pierre de jade au milieu d’un
maṇḍala préparé pour une initiation. Il se rend compte que Milarepa l’avait libéré de sa relation avec l’aristocrate :la « chienne ». A la fin de l’initiation, le répa Zhi ba ‘od se lève et dit : «
Pourquoi quelqu’un comme Réchungpa, qui maîtrise parfaitement le corps subtil aurait encore besoin de la protection de Milarepa quand il prend une femme pour le yoga sexuel ? » Milarepa répond : «
Pour cette pratique, il faut connaître le moment opportun et les bonnes conditions. »
[14] Cette épisode rappelle par ailleurs le sauvetage de
Goraknāth de son gourou
Matsyendranāth retenu captif par des femmes. Il faudra revenir sur le symbolisme de la pierre de jade dans les
Chants.
Dans la même histoire, Milarepa recommande à Réchungpa de s’établir à Loro (lo ro), près de la forêt Dyarpo (byar po’i nags) à proximité de la montagne Shambo (sham po’i gangs) à la frontière tibétaine (tib. rdo bod kyi mtshams su), où il pourra se rendre utile à tous les êtres. Et notamment à tous les détenteurs des lignées kagyupa qui auront besoin d’être affiliés aux
transmissions aurales (snyan brgyud) de Réchungpa… Mais, en tant que disciple de cœur, il est important que Réchungpa soit présent au moment de la mort de Milarepa, contrairement à Gampopa qui sera absent et arrivera en retard.
Milarepa lui demande donc de venir le quatorzième jour (tshes bcu bzhi pa) du mois du cheval (rta'i zla ba) de l’année du lièvre (1135,
shing mo yos). «
C’est très important ! ». Dans le chant qui suit, Milarepa loue Réchungpa pour être le plus véritable (tib. don po) fils de ces quatre fils (
bu bzhi’i nang na don po khyod, p. 787). Quand Réchungpa résida au temple forestier de Shar mo, Dame Dembou venait le voir accompagné de son oncle frappé de lèpre. Elle était méconnaissable, sans argent, ayant subie des épreuves physiques et mentales. Le chant qui suit raconte en détail le déroulement de la dispute au sujet de la pierre de jade et de la séparation. Réchungpa lui donne une pépite d’or, pour qu’elle puisse purifier ses péchés, pratiquer les rituels et les mantras et atteindre les
siddhis. Réchungpa s’occupa d’eux par compassion. Elle devint une grande
yoginī.
Ici se termine le fil rouge de l’histoire de Réchungpa et des
transmissions aurales dans les
Chants de Milarepa. On voit que tous les ingrédients des lignées yoguiques réchungpistes sont présents (
banquets,
ḍākinī,
bière,
femmes difficiles, miracles volontaires…). Dans les
Chants, qui montrent
différents profils de Milarepa, on trouve le
Milarepa naturel (
sahaja) doublé d’un Milarepa thaumaturge,
expert en expédients (sct.
upāya).
***
[1] The Yogin and the Madman, Andrew Quintman
[2] Selon Tsangnyeun heruka
[3] Les 3 voyages en Inde/Népal, la relation avec les femmes,
[4] Version mtsho sngon mi rigs par khang, 1981, P.275
[5] P. 376
[6] P. 415
[7] Yang zhabs spyi bor blangs nas rje btsun la dus ‘di nas bzung ste skye gnas thams cad kho mo phyi bzhin du ‘brang zhing las kyi phyag rgya bgyid par mtshal bas/
[8] Ou bien le fils de
Gayadhara le scribe.
[9] Garma C.C. Chang, The Hundred Thousand Songs of Milarepa, p. 431
[10] Da ni rnal ‘byor chang ‘thung ste// dang po chos skur gsal la dag// gnyis pa longs skur rdzogs sangs rgyas// gsum pa sprul skur ci yang snang*// rgyun chad med pa’i sings po la// skal ldan bdud rtsir ‘thung stem chi// skal med ‘thung mkhan byung dogs med//
[11] Dans l’histoire de Shi ba ‘od « Rje btsun zhabs drung du lo lnga bsdad pas yongs su grags pan A ro pa’i chos drug dang*/ mnga’ bdag mai tri pa nas brgyud pa’i phyag rgya chen po rnams nyams khrid du bskyangs te gdams ngag ma lus pa gnangs nas/ « p. 349
[12] Khyod la dbus su khyi mo zhig gis rkang ba nas ‘ju bar ‘dug pas/ de dus bla ma dang nams len ma brjed par gyis gsungs// p. 742
[13] Ras pa mang ste ras chung pa ‘dra bar nyung*/ p. 747
[14] Ras chung la rlung sems la dbang thob pa’i skyes bu gsang yum bzhes pa la/ rje btsun gyis kyang thugs rjes gzigs dgos shing*/ ras chung pa yang gshags pa ‘bul dgos pa’i rgyu mtshan ci lags zhus pas/ dus tshod gnan bkag shes dgos pa yin gsungs nas mgur ‘di gsungs so/ p. 783