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lundi 9 juin 2025

Karmapa Ogyen Trinley Dorje entre tradition et modernité ?

Karmapa Ogyen Trinley Dorje (photo Kagyu Office)

Dans le premier sermon du Bouddha, exposant les Quatre Nobles Vérités, il déclare :
« La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance… » (Dhammacakkappavattana Sutta, Samyutta Nikāya 56.11)
L’expression « l’affaire de vie et de mort » apparaît plus tard dans la littérature des maîtres Ch’an/Zen, qui synthétisent la quête bouddhique en une urgence existentielle : résoudre la question de la vie et de la mort. Cette formule devient un leitmotiv dans les instructions aux pratiquants, mais elle s’enracine dans la centralité de la souffrance de la naissance et de la mort, telle qu’enseignée par le Bouddha.

En théorie, moines, yogis et laïcs bouddhistes n'abordent pas cette question de la même manière. Les laïcs, confrontés à l'urgence d'une souffrance spécifique, cherchent souvent des solutions concrètes et immédiates que les religieux s'empressent de leur fournir. Dans la pratique, cette distinction s'estompe. Qu'ils soient moines, yogis ou laïcs, tous peuvent éprouver la même urgence face à la souffrance de la mort, et réclamer les mêmes "solutions" rituelles. La mort nous rend tous égaux, par-delà les statuts religieux.

Cette tension entre discours public et pratiques rituelles s'inscrit dans un débat plus large sur la nature même du bouddhisme contemporain. L'anthropologie du bouddhisme est passée d'une étude souvent textualiste et focalisée sur le Theravāda à un champ de recherche plus diversifié, ethnographiquement ancré, comparatif et réflexif, qui interroge la place du bouddhisme dans la société contemporaine et ses interactions avec d'autres dimensions culturelles, sociales et politiques.

Cependant, cette évolution disciplinaire n'a pas encore pleinement saisi le décalage que nous venons d'identifier. Quand les hiérarques bouddhistes tibétains présentent leur tradition comme 'science, philosophie et religion', et que simultanément leurs rituels funéraires promettent des interventions post-mortem démiurgiques, nous touchons à une contradiction que l'anthropologie contemporaine peine à analyser frontalement.

Les hiérarques bouddhistes (Dalai-Lama, 17ème Karmapa, …), en revanche, continuent de présenter le bouddhisme tibétain comme “le bouddhisme”, par trois biais : science, philosophie et religion. Le 17ème Karmapa explique que parler du bouddhisme comme d’une science, c’est souligner la démarche d’examen, d’analyse et de déduction appliquée à la fois aux phénomènes extérieurs et à l’expérience intérieure. Il insiste sur l’importance du questionnement, de l’expérimentation et de la recherche de certitude, comme l’a fait le Bouddha lui-même[1].

Le Karmapa affirme explicitement que le Dharma doit évoluer pour répondre aux besoins de chaque époque : « Le Dharma doit changer pour s’adapter au temps et aux besoins des gens ». Il encourage une compréhension du Dharma qui dépasse la seule dimension religieuse, pour devenir une voie de réalisation du potentiel humain, de développement de la compassion, de responsabilité envers les autres et l’environnement[2]. Tout en assurant la continuité de la lignée et la transmission des enseignements traditionnels, il se positionne clairement comme un acteur du dialogue entre bouddhisme et modernité. Il reprend à son compte l’idée d’un bouddhisme rationnel, introspectif, compatible avec les valeurs contemporaines, et encourage une adaptation créative du Dharma pour répondre aux défis du XXIᵉ siècle.

Le bouddhisme met souvent l’accent sur la pratique, la vérification par soi-même et l’expérience directe. Dans le bouddhisme tibétain, qui est un bouddhisme ésotérique, la pratique consiste souvent en des rituels, dérivés de tantras, considérés comme les Paroles du Bouddha (buddhavacana). La mort est l'événement le plus marquant dans la vie, sans “solution”, l’objet des plus grandes peurs et du plus grand espoir. Elle prend une place centrale dans la religion et la philosophie, et “la science de l’esprit”.

Paroles attribuées au Bouddha :
« La naissance est détruite, la vie pure est vécue, ce qui devait être fait est accompli, il n’y aura plus de retour à cet état d’existence. » (Udāna 1.1, Vinaya Mahāvagga 1.6.10)

« Restez avec votre esprit bien établi dans les quatre fondements de l’attention… Ceci est la voie menant à la non-mort (amata). » (Samyutta Nikāya 47.29)

« La vigilance est le sentier vers le sans mort (P. amata), la négligence est le sentier vers la mort. Le vigilant ne mourra pas, le négligent est comme s'il était déjà mort. » (Dhammapada, verset 21) 
Dans le bouddhisme ésotérique, la vigilance (appamāda) ne suffit pas pour atteindre la non-mort. Il se targue d’avoir des moyens ésotériques plus puissants et plus radicaux. En dépit de ce que disent les représentants du bouddhisme tibétain sur la science de l’esprit, la philosophie et la religion, ce que disent implicitement les rituels funèbres, notamment celui composé par le 17ème Karmapa en 2024, est qu’un lama/vajrācārya détient la gnose démiurgique nécessaire pour capturer la conscience d’un défunt, à quel stade qu’elle se trouve de la transmigration dans le cycle des existences, y compris dans les enfers et lenfer des femmes, et la figer dans son corps défunt ou une effigie de celui-ci, afin de purifier la conscience, de l’initier et de l’expédier dans une Terre pure.

Implicitement, et à condition d’avoir une famille aimante qui se soucie du bien-être post-mortem de leur proche et qui se tourne vers un vajrācārya qualifié, cela rendrait superflu la pratique de bouddhisme durant sa vie. Il suffit de faire appel à un vajrācārya pour qu’il sauve la conscience d’un défunt, quel que soit le stade transmigrationnel de ce dernier, et l’expédie à Sukhāvatī ou une autre Terre pure. Le bouddhisme n’est alors plus une pratique mais un service fourni par des vajrācāryas, disons des prêtres. Un peu comme le consolamentum, le baptême des mourants cathare, avec l’avantage qu’il reste théoriquement possible même après la mort de quelqu’un.

Si l’anthropologie du bouddhisme veut étudier la pratique réelle du bouddhisme (et scripturaire dans le cas de ce rituel funèbre), au niveau local, régional, ethnique, international, elle pourrait aussi noter le décalage entre le discours public des hiérarques bouddhistes tibétains et la pratique effective dans les différents lieux, notamment relative à la mort. En règle générale, ce décalage est attribué à la mauvaise compréhension de ce que serait réellement le bouddhisme de la part des nouveaux convertis. Les études anthropologiques objectives à ce sujet sont encore rares.

Est-ce que les hiérarques tibétains ont le pouvoir ou la possibilité de réellement adapter le bouddhisme tibétain et son corpus ésotérique, “le Dharma”, “au temps et aux besoins des gens” ? Rien ne semble moins sûr en lisant Le Rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara (bde mchog lho sgoi cho ga), où le Karmapa affirme s’être appuyé sur les Tantras, les sādhana et les commentaires existants dans ce domaine, pour des soucis d’authenticité et de continuité traditionnelle. C’est très clairement la “tradition”, telle qu’elle est comprise et appliquée, qui empêche toute adaptation à “la modernité”. Cela vaut également pour le Rituel dinvestiture dun tulku, également publié en 2024 par le 17ème Karmapa.

Pour finir, le 17ᵉ Karmapa est l’une des figures majeures du bouddhisme tibétain à s’être engagée aussi clairement et concrètement pour l’égalité des femmes, la restauration de leur pleine ordination, et leur accès à tous les niveaux de responsabilité spirituelle. Il considère que soutenir les femmes dans le Dharma est essentiel non seulement pour l’équité, mais aussi pour la vitalité et l’avenir du bouddhisme lui-même.

En 2019, Vikki Hui Xin Han a engagé une procédure devant la Cour suprême de Colombie-Britannique (Canada) contre Ogyen Trinley Dorje (« Mr. Dorje »), l’accusant d’agression sexuelle non consentie alors qu’elle était nonne novice, et réclamant une pension alimentaire pour leur enfant ainsi qu’un soutien conjugal. En octobre 2022, Vikki Hui Xin Han a volontairement abandonné (« discontinued ») sa demande préliminaire devant la cour canadienne (Tricycle 18/11/2022). Aucune décision de justice n’a donc été rendue sur le fond : les allégations n’ont pas été jugées, ni confirmées ni infirmées. L’affaire reste donc close au niveau judiciaire canadien, sans condamnation du 17ᵉ Karmapa.

Cette analyse révèle un paradoxe fondamental du bouddhisme tibétain contemporain : plus ses représentants s'efforcent de le présenter comme compatible avec la modernité scientifique et rationnelle, plus leurs pratiques rituelles révèlent une cosmologie théurgique qui semble appartenir à un autre univers conceptuel. Le cas du 17ème Karmapa illustre parfaitement cette tension : d'un côté, il prône un "Dharma qui doit changer pour s'adapter au temps et aux besoins des gens" ; de l'autre, il compose des rituels funéraires qui mobilisent une "gnose démiurgique" permettant de capturer et rediriger la conscience des défunts. Ou encore des rituels d’investiture de tulkus, “très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus[3].

Ce décalage n'est pas un simple effet de communication ou une stratégie d'adaptation contextuelle. Il révèle une impossibilité structurelle : comment concilier une présentation publique du bouddhisme comme "science de l'esprit" avec un corpus ésotérique qui revendique des entités et des pouvoirs surnaturels ? La "tradition", invoquée comme garant d'authenticité, devient paradoxalement l'obstacle principal à l'adaptation prônée dans le discours public.

L'anthropologie contemporaine du bouddhisme, malgré ses évolutions méthodologiques, peine encore à saisir frontalement cette contradiction. Focalisée sur la critique du textualisme ancien ou sur la valorisation des pratiques populaires, elle tend à éviter l'analyse directe de ces tensions internes. Pourtant, c'est précisément dans ces zones d'inconfort que se révèle la complexité du bouddhisme vécu, pris entre aspirations modernisatrices et fidélité aux corpus traditionnels.

Au-delà du cas tibétain, cette étude interroge plus largement les stratégies d'adaptation des traditions religieuses face à la modernité. Elle suggère que certains décalages ne relèvent pas de la diplomatie culturelle, mais d'incompatibilités épistémologiques profondes qui résistent aux discours de réconciliation. L'affaire judiciaire évoquée rappelle que derrière ces débats doctrinaux se cachent des enjeux humains concrets, où l'autorité spirituelle et ses limites sont questionnées par la réalité sociale contemporaine.

Le bouddhisme tibétain du XXIe siècle navigue ainsi entre plusieurs mondes : celui de la légitimité scientifique recherchée en Occident, celui de l'efficacité rituelle attendue par les communautés traditionnelles, et celui de la responsabilité éthique exigée par la société moderne. Cette navigation révèle moins une synthèse harmonieuse qu'une coexistence tendue, symptomatique des défis que rencontrent toutes les traditions spirituelles dans leur rencontre avec la modernité.

***

[1] The Gyalwang Karmapa on the Relationship Between Buddhism and Science, 22/05/2016 à Génève

[2] Interpreting the Buddha Dharma for the 21st century, 29/05/2014 à Nuerburgring, Allemagne.

The Karmapas New Book Advocates Change To Create a Global Society that Embraces our Interdependence, 22/04/2017 Delhi

The 17th Karmapa: New Face of an Ancient Lineage, The Lion’s Roar, 02/02/2015
As Barry Boyce tells us, the 17th Karmapa’s views will help define Buddhism in the 21st century.”

[3] Blog Vers davantage d'investitures de tulkus ? 02/06/2025
 'di ni lo rgyus rang bzhin gyi gsung rtsom yin cing / 'byung 'gyur bstan bdag bla sprul mang po'i yang srid ngos 'dzin dang mnga' gsol bgyi ba'i skabs dgos mkho che ba'i phyir da res nga tshos 'phrul deb tu bzos nas 'grems spel zhus yod/
Rituel pour guider les défunts ("Porte du Sud") avec Cakrasaṃvara (བདེ་མཆྷོ་ྒོི་ོ་)

samedi 7 avril 2012

Chantiers (suite)



Depuis mon billet Ose savoir du 4 mars, et dans le cadre des Chantiers en cours, je me suis donné plus ou moins comme exercice de mettre le bouddhisme sous sa forme tibétaine à l’épreuve d’un questionnement plutôt rationaliste, mais en laissant toujours de la place au mystère. Pendant toute son existence le bouddhisme s’est adapté aux lieux où il s’est établi et a su intégrer des cultes locaux. Il a été formé, négativement ou positivement, par un dialogue continu avec les religions non bouddhistes de l’Inde, a fait de très larges emprunts au patrimoine tantrique (quelque soit son origine), il a été en dialogue avec le confucéisme et le taoisme en Chine, et avec les cultes locaux (« bön » ancien) au Tibet. Sa survie et son succès dans ses nouvelles implantations sont en grande partie dûs à sa capacité d’adaptation.

En Chine, dès le premier siècle, la croyance du cycle des réincarnations est bien reçue, car elle confirme celle en l’immortalité de l’âme du taoisme. Après l’écroulement des Han et donc de la déficience de la mentalité confucéenne et ses distinctions hiérarchiques, la notion du karma qui met tous à la même enseigne est bien accueillie. Voilà pour les croyances. La donne change avec l’arrivée des traductions des sūtra et des textes enseignant la voie du milieu, très bien reçus par l’école taoiste du « Double Mystère » (Chongxuan) « qui ‘met en balance’ l’affirmation (le you) et la négation (le wu), la ‘voie positive’ et la ‘voie négative’ des mystiques, pour les rejeter successivement comme n’étant que des moyens et non des fins ».[1] Avec le Ch’an, l’éveil est appréhendé totalement et instantanément dans un éclair d’intuition. Il y a des maîtres plus ou moins radicaux, c’est-à-dire qui suivent uniquement une approche subite[2] ou qui la combinent avec une approche graduelle. Linji/Lin tsi (mort vers 867) cherchera à faire renoncer ses étudants à toute « béquille » en qualifiant les Bouddhas et bodhisattvas de « porteurs de fumier » et les sūtra de « vulgaires feuilles de papier justes bonnes à se torcher le derrière. »[3] La radicalité peut aller jusque là, mais ce « jusque là » ne sont que des mots (S. prajñāpta T. tha snyed)..., et c’est ce dont l’expression radicale cherche à faire prendre conscience.

A peu près à la même époque, apparut au Tibet la doctrine de l’approche simultanée. On pourrait qualifier ce bouddhisme de bouddhisme minimaliste en l’opposant à un bouddhisme maximaliste qui, en se dotant progressivement des croyances, des moyens et des cultes des époques et des pays qu’il a traversé, établit une classification de ceux-ci en proclamant certains indispensables et d’autres non. Les deux formes, minimaliste et maximaliste, sont authentiquement bouddhistes. Au Tibet, pour des raisons mythologiques, politiques, religieuses et culturelles, c’est la forme maximaliste qui a prévalue, même si celle-ci a intégré les méthodes du bouddhisme minimaliste, après l’avoir rendu inoffensif en l'intégrant dans le système sacrificiel des tantras. Aux offrandes extérieures, intérieures et secrètes s'ajoutera l'offrande de telléité (S. tathātā).

Quel est le culte des dieux en vogue en France, quelle sont les idées fondamentales de la société française avec lesquelles le bouddhisme faudra compter pour s’y enraciner ? Le christianisme a certainement laissé ses marques et a été assimilé dans divers aspects de la société française, au point que leurs origines ne sont plus perceptibles. C’est son succès. Depuis la révolution en 1789, conséquence des Lumières, la France a voulu être une république démocratique et laïque sous la devise Liberté, égalité, fraternité. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l'État est entrée en vigueur. La solution tibétaine d'un cocktail mythologie-politique-religion semble donc difficile. La critique de la métaphysique est depuis Kant une critique des conceptions dogmatiques de la métaphysique, de l’ontologie, de la psychologie, de la cosmologie ainsi que de la théologie. La métaphysique a éclaté en plusieurs disciplines. L’argument de la Révélation, ni de l'autorité de la parole (S. śabda) révélée (S. śruti) ou transmise par un locuteur digne de foi (S. āptopadeśa)[4] n’est plus recevable. Il faudra fournir d’autres moyens de connaissance légitime (S. pramāṇa). République, démocratie, laïcité, l’influence des Lumières, méthodologie scientifique, position de la femme… sont donc les dieux locaux du sol français, qu’il faudra « subjuguer » et « embrigader » ou, le cas échéant et de manière plus réaliste, avec lesquels le bouddhisme sous sa forme tibétaine (dans le cas présent) devra dialoguer pour pouvoir être réellement entendu. Il faudra peut-être saluer à cet égard des efforts comme celui du controversé maître Theravâda, Ajahn Brahm en Australie, connu pour ses vues sur la pleine ordination des nonnes, le mariage gay, le karma sans croyances...

Après une première période, où les différents types de bouddhisme furent enseignés quasiment tels qu’ils étaient enseignés dans leurs pays d’origine, et qu’une prémière génération de bouddhistes occidentaux a passé, certains ont commencé à faire un bilan, d’autres ont simplement adapté leur manière d’enseigner voire les enseignements, encore d’autres utilisent tous les moyens modernes tout en restant très traditionnels.

En occident, certains ont même développé le projet d’un « non-bouddhisme spéculatif » en s’inspirant (avec des réserves) de la non-philosophie de François Laruelle, qui veut « se libérer du postulat de l’adéquation des énoncés au Réel ». Selon Glenn Wallis, le non-bouddhisme ne prend aucune décision quant aux postulats corrects du « bouddhisme » et aux valeurs, à la véracité, la relevance des déclarations du bouddhisme. Cette absence de décision permettra un mouvement spéculatif qui s’approchera ou s’éloignera des enseignements ostensibles du bouddhisme. Il se place en dehors de la tradition sans avoir l’intention de l’attaquer de front. Cette attitude n’a pas pour but de détruire, mais de vivifier, la clarificiation conduisant à une nouvelle vie sans objectif préconçu. Le domaine du bouddhisme serait plutôt celui « de systèmes produits par l’homme, à la fois symboliques et imaginaires, en termes de l’idéologie Althusserienne ou des « logiques des mondes » de Badiou » pour ceux qui connaissent Althusser et Badiou, ce qui n'est pas mon cas. Selon Glenn Wallis toujours, le bouddhisme peut nous apprendre beaucoup sur la façon « de produire des Mondes et les transformer de manière consciente ». La spéculation concerne le rôle du bouddhisme dans le monde d’aujourd’hui. Glenn Wallis a d’ailleurs aussi inventé le terme « bouddhisme X », où X semble être un dénominateur commun virtuel de tous les bouddhismes.

Voilà, pour le côté théorique et spéculatif. Du côté pratique, un bouddhisme engagé est en train de naître, dont l’origine semblerait monter au moine vietnamien Thich Nhat Hanh, apparemment inspiré en dernier ressort par le Renouveau du bouddhisme chinois au milieu des années 1860, quand des bouddhistes laïcs chinois,  sous la direction de Taixu (太虚大師 1890-1947), décidèrent de faire réimprimer les sūtra détruits pendant la rebellion de Taiping (1860). La Chine était envahie par des évangélistes et des missionaires chrétiens, ce qui avait suscité l’idée de former des missionnaires bouddhistes pour les envoyer en Inde et en occident. Au départ, seuls des laïcs furent engagés, mais pendant les dernières années de la dynsatie Ch’ing, les moines prirent la relève. Taixu avait pour objet d’établir la terre pure sur la vieille planète terre même (renjian jingtu). Concrètement, cela se traduisit en une croissance du nombre d’organisations laïques et d’enseignants laïcs, la construction d’hôpitaux, d’orphelinats et d’écoles bouddhistes, une chaine radio à Shanghai, le prosélytisme dans les prisons, le lancement de mouvement oeucuméniques à l’étranger, des maisons d’édition bouddhistes, l’organisation de stages pour des monastiques bouddhistes et la fondation d’associations nationales bouddhistes. (Source : The Influence of Chinese Master Taixu on Buddhism in Vietnam).

Ce type d’activisme et interventionisme va bien avec la culture occidentale et son terreau majoritairement chrétien. Le bouddhisme engagé commence à se développer en occident, notamment dans les pays anglosaxons. Il existe un Réseau international des bouddhistes (INEB) dont les quatre objectifs sont :
Développer toutes les perspectives possibles du Bouddhisme particulièrement socialement Engagé;
Promouvoir la compréhension, la coopération et la gestion du Réseau parmi les groupes d'action sociale entre les bouddhistes, les religions et les laïcs;
Agir comme un Centre d'informations mondial relié aux divers domaines d'intérêt d'une société;
Faciliter la formation et les rencontres de travail pour soutenir et renforcer l'impact du Bouddhisme, de toutes les personnes socialement actives ainsi que des groupes.
Toutes les tendances et influences sont présentes sur les éventuels chantiers du "bouddhisme occidental", "bouddhisme républicain" ou "non-bouddhisme". Et tout cela en un monde en plein changement.

***
Illustration : Marianne et Quanjin

[1] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, p. 375
[2] « Laisse tomber tout effort délibéré, tout ‘projet’ de l’esprit, tel que s’initier à l’enseignement du Bouddha, réciter les sūtra, adorer les images, ou accomplir les rituels, mais aussi chercher à fixer ou purifier son esprit, voire contempler la vacuité (qui est elle-même un objet). C’est ainsi que Xuanjian (782-865) préconise en toute simplicité de vivre le plus naturellement du monde : s’habiller, manger, faire ses besoins, rien de plus ». Anne Cheng, p. 410 
[3] Anne Cheng, p. 412
[4] pramāṇa