Extrait du Soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng,
traduction de Patrick Carré, pp. 43-45
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A présent, mes amis, que chacun de vous fasse l’intime expérience [tseu-t’i] de prendre des vœux qui n’ont pas d’apparence. Répétez après moi ce qui suit et, en vous, vous verrez les trois corps du Bouddha.
« Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge du corps absolu du Bouddha, qui est absolue pureté.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des millions et des milliards de corps d’apparition du Bouddha.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des corps futurs du Bouddha, où seront parfaites toutes les jouissances. »
Le maître psalmodia ce qui précède à trois reprises.
Le corps de chair, reprit-il, est une auberge, non un refuge, mais les trois corps du Bouddha peuplent l’état naturel du voyageur qui y descend. Tous les hommes en sont pourvus ; c’est par méprise qu’ils ne les voient pas. Ils cherchent hors d’eux-mêmes le Tathâgata en trois corps et ne voient pas le Bouddha en trois corps qu’ils portent au cœur de leur propre chair.
Ecoutez-moi, mes amis, et vous serez capables de voir dans votre corps de chair comment votre essence est toute imprégnée de la bouddhéité en trois corps, car le Bouddha en trois corps est le produit de votre état naturel.
[Dharmakāya]
Qu’appelle-t-on « Bouddha en pur corps absolu » ?
Mes amis, l’essence de chaque homme est, au fond et d’elle-même, pure, et tous les phénomènes habitent cette essence. La moindre idée de mal se traduit par un acte négatif. Avec la moindre idée de bien, on s’adonne à l’exercice du bien. Comprenez que les phénomènes se trouvent tous rassemblés dans votre état naturel et que votre essence n’en demeure pas moins pure à jamais.
Le soleil et la lune brillent toujours. C’est seulement parce que les nuages s’interposent qu’il fait clair au- dessus et sombre au-dessous, et qu’il n’est même plus possible de voir le soleil, la lune, ni l’étoile du couchant. Que soudain se lève le vent de la connaissance transcendante : son souffle concentre et dissout les nuées et les brumes, et, bientôt, l’apparence multiple resurgit dans sa totalité.
On peut encore comparer la pureté de notre état naturel à un ciel clair où la connaissance serait le soleil et la sagesse la lune. Sagesse et connaissance ne cessent d’y briller, mais ceux qui croient à la réalité des objets extérieurs invitent les nuages des concepts trompeurs qui les empêchent de reconnaître leur essence dans toute sa clarté.
Ainsi, la rencontre avec un ami spirituel qui nous présentera la méthode du réel nous permettra de souffler au loin la méprise et l’illusion. Alors, dans la claire fusion de l’intérieur et de l’extérieur, nous verrons tous les phénomènes au sein même de notre essence : car tous les phénomènes s’y trouvent naturellement, et c’est cela que désigne l’expression « Bouddha en pur corps absolu ». En trouvant là son refuge, on chasse les actes négatifs, et c’est ce qu’on appelle «prendre refuge».
[
Nirmāṇakāya]
Que désignent les « millions et les milliards de corps d’apparition du Bouddha » ?
En l’absence de concepts, notre état naturel est vide et paisible; à l’instant du concept surgit une apparition : une mauvaise pensée suscite un enfer ; une bonne pensée, un paradis. L’agressivité prend l’aspect d’une bête, et la compassion, d’un Bodhisattva; la sagesse invente les mondes d’en haut, et la bêtise, les sphères inférieures. Les manifestations de notre essence sont innombrables, mais les égarés ne peuvent par eux-mêmes ni le savoir ni les voir. En pensant mal d’instant en instant, on se condamne aux voies du mal. Si, à l’inverse, un seul instant de pensée s’avère positif, immédiatement jaillit la sagesse. Voilà ce qu’on appelle «Bouddha en corps d’apparition de l’essence ».
[
Saṃbhogakāya]
Qu’est-ce que le «corps où sont parfaites toutes les jouissances » ?
Une seule flamme peut chasser des ténèbres accumulés pendant mille ans, un seul instant de sagesse peut mettre un terme à une ignorance vieille de dix millénaires : ne pensez plus à l’instant de conscience qui vient de passer mais seulement à celui qui va arriver, et, quand cet instant imminent est toujours positif, il porte le nom le Bouddha en corps de jouissance ». Une seule mauvaise pensée a pour rétribution la disparition de mille ans bien ; une seule pensée positive a pour rétribution la cessation de mille années de mal. Lorsque l’instant de conscience immédiatement à venir est positif depuis son absence de commencement, on l’appelle Bouddha en corps de jouissance.
Du concept émis par le Bouddha en corps absolu émane immédiatement le Bouddha en corps d’apparition. Quand chaque instant de conscience est positif, le Bouddha éprouve son corps de jouissance.
Illuminez-vous et pratiquez : vous aurez alors « trouvé refuge ». Chair et peau, le corps matériel est une auberge, non un refuge : saisissez bien le sens des trois corps et vous reconnaîtrez la Grande Idée. »
Fin de citation
Patrick carré résume ainsi la pensée de Houei-neng sur le triple corps éveillé :
« S’il tient le corps absolu [dharmakāya] pour absolument inexprimable [anupalabdha], il voit dans le corps de jouissance un bien continu et dans le corps d’apparition un bien occasionnel : le monde entier tient donc dans notre essence en trois corps d’Éveil parfait. »[1]
On retrouve les trois niveaux ou trois plans du triple monde, sans formes, formes et sensible, ou
gnostiquement parlant on pourrait dire le Père, la Mère et le Fils, ou encore l’inengendré, l’autoengendré éternel et l’engendré occasionnel. Mais la représentation du triple monde quasi universelle «
sur la route de la soie » est ici transposée à un niveau plus psychologique que symbolique. Intérieur, mais pas au sens macro/microcosmique d’une réalité intérieure au corps qui serait le reflet (yoguique) de la réalité extérieure de l’univers.
L'interprétation yoguique telle qu'elle s'est répandue partout à parti de la fin du premier millénaire, n'existait pas encore à l'époque de Houei-neng.
« c’est par méprise qu’ils ne les voient pas. Ils cherchent hors d’eux-mêmes le Tathâgata en trois corps et ne voient pas le Bouddha en trois corps qu’ils portent au cœur de leur propre chair. »
C’est une approche qui ne rejette ni la réalité extérieure macrocosmique, ni la réalité intérieure microcosmique du triple monde et du triple corps éveillé (quand les cloisons tombent), mais qui les incorpore en les dépassant.
A un niveau plus philosophique/spirituel, on pourrait traduire le triple monde par «
le Silence », la réalité intelligible (concepts, langage), «
un bien continu », et la réalité sensible, «
un bien occasionnel ».
Dans son
Grande introduction au triple corps [2], le maître tibétain
Zhang (T.
Zhang G.yu-brag-pa Brtson-'grus-grags-pa, 1123-1193) explique les trois étapes du triple corps éveillé, à commencer par la cause (
rgyu’i).
« La nature (
lhan cig skyes pa nyid) de la pensée individuelle (
rang gi sems) ne se vérifie par aucune essence comme une couleur, forme etc. Elle n’est engendrée par aucune cause ou condition. Elle est par essence, le corps de réalité (
dharmakāya), [ qui se caractérise par] la liberté de toutes les dyades de la complexité, la possession d’une nature lumineuse, et le dépassement de toute activité mentale. Par le fait que son essence se fonde sur la plénitude, il est le corps où sont parfaites toutes les jouissances (
saṃbhogakāya). Par le fait que rien ne l’obnubile, qu’il puisse se manifester en tout et se mouvoir partout, il est le corps d’apparition (
nirmāṇakāya). Ainsi, au niveau de la cause, [la pensée individuelle] évolue comme le triple corps éveillé.
Extrait de
La gnose du trépas (
Ārya ātajñāna-sūtra) :
« La pensée est la source de la gnose
Ne cherche pas ailleurs l’Éveillé. »
Extrait du
Discours du roi des recueillements (
Samādhirāja Sūtra) :
« De ce fait, il n’y a personne qui ne soit pas qualifié
le Cœur du Bienheureux s’étend partout. »[3]
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Le
Guhyasamaya tantra donne la première définition connue du terme tantra comme un continuum entre la cause, la voie et le fruit, le fruit étant obtenu par la purification de la cause par la voie.
[4] Zhang tente donc de donner une interprétation tantrique du triple corps. Au niveau du chemin, le corps de réalité consiste à déterminer toutes les choses comme étant vides, en s’appuyant sur les écritures, la logique et les instructions du maître. La connaissance (
prajñā) qui est naturellement et continuellement plénitude et discernement est le corps où sont parfaites toutes les jouissances (
saṃbhogakāya).
[5] Le fait que, motivé par altruisme, l’on agit pour le bien des êtres par tous les moyens, et que l’on conçoit d’innombrable projets pour leur bien-être, est corps d’apparition (
nirmāṇakāya).
Au niveau du fruit, par le fait des corps de réalité (
dharmakāya) de la cause et du chemin, on se dote du corps de réalité du fruit qu’est la gnose qui connaît les choses en leur essence, qui se déploie spontanément. A force de se familiariser avec la connaissance qui se fonde sur la plénitude, le corps où sont parfaites toutes les jouissances (
saṃbhogakāya) se manifeste comme le fruit orné des marques mineures et majeures : la gnose qui connaît les choses dans leur multiplicité
[6], les qualités, les êtres à sauver, les bodhisattvas de la dixième terre etc.
Par la familiarisation avec les actions et les projets pour le bien des êtres et grâce au mérite des êtres à sauver eux-mêmes, se manifesteront de très nombreux bouddhas, des manifestations avec des attributs paisibles ou courroucés, les passions, les six destinées, les hérétiques, les
śravaka,
pratyekabuddha, bodhisattvas, les quatre éléments etc. en bref tout ce est nécessaire pour sauver les êtres. Autrement dit, le
nirmāṇakāya c’est la multiplicité.
Zhang spécifie que le triple corps n’a pas de créateur, pas de moi, et pas de mien. Le triple corps ne pense pas que le
dharmakāya c'est moi, que les jouissances (ce qui est « à moi ») sont "le corps où sont parfaites toutes les jouissances" (
saṃbhogakāya) et qu’il doit produire des corps d’apparition (
nirmāṇakāya) pour venir en aide aux êtres. Les deux corps formels (jouissances -
saṃbhogakāya et apparitions -
nirmāṇakāya) émanent spontanément du corps de réalité (
dharmakāya), ils se déploient spontanément sans en avoir à concevoir l’intention. Pour Zhang, les trois corps sont indifférenciables. Le
dharmakāya possède au complet en lui les deux corps formels. Le corps de jouissance possède en lui les deux autres et idem pour le corps d’apparition. La différentiation en trois corps n’est d’ailleurs qu’une simple astuce pour guider les personnes immatures. Le chemin et le fruit sont d’ailleurs déjà contenus dans la cause.
Zhang, tout comme Gampopa, fut taxé de "quiétiste" (si on me permet cet anachronisme) et leurs doctrines furent considérées comme du "ch'an chinois", et pas pour faire un compliment... Les tantras et toutes les
transmissions "aurales" (T.
snyan brgyud) apparues par la suite avaient pour but
d'édifier les corps formels. Pour les écoles tibétaines après le 13ème siècle environ, Houei-neng, le
Milarepa de Gampopa, Gampopa, Zhang et d'autres n'avaient fait que la moitié du chemin.
***
[1] Estrade, p. 188-189
[2] sku gsum gyi ngo sprod che ba dans gsung 'bum/_brtson 'grus grags pa/ Volume 3 Pages 555 - 567
sku gsum ngo sprod chung ba dans gsung 'bum/_brtson 'grus grags pa/ Volume 3 Pages 567 – 568
[3] Rang gi sems lhan cig skyes pa nyid kha dog dang dbyins la sogs pa ci’i ngo bor yang ma grub cing*/ rgyu dang rkyen ma bskyed pa/ ngo bo nyid kyis spros pa mtha’ dag las dben zhing ‘od gsal ba’i rang bzhin can dang yid kyi spyod yul las ‘das pa de ni chos sku’o/ de nyid ngo bo bde bar gnas pa de ni longs spyod rdzogs pa’i sku’o/ de nyid gang gis kyang ma bsgribs shing cir yang gsal ba gang yang bsgyur du btub pa’i sprul pa’i sku’o/ de bas na rgyu’i dus nyid na sku gsum du gnas ste/ ‘da’ka ye shes las/ sems ni ye shes ‘byung ba’i rgyu// sangs rgyas gzhan du ma ‘tshol cig// ces pa dang*/ ting nge ‘dzin rgyal po’i mdo las/ ‘di na snod min sems can gang yang med// bde [547) shegs snying pos ‘gro kun yongs la khyab// ces gsungs so/
[4] E. Henning dans Introduction to the Six Yogas, 2005 : « Tantra is called continuity, and this tantra is classified into three aspects: ground, together with its nature, and inalienableness. Nature is the basic cause, ground is called the method, and inalienableness is the result. The meaning of tantra is contained in these three » ;
texte tibétain : rgyud ni rgyun chags zhes bya ste // rgyud de rnam pa gsum du 'gyur // gzhi dang de yi rang bzhin dang // mi 'phrogs pa yis rab phye ba // rang bzhin rnam pa rgyu yin te // gzhi ni thabs zhes bya ba'o // de bzhin mi 'phrogs 'bras bu ste // gsum gyis rgyud kyi don bsdus pa'o //
[5] Ngang gis bde zhing rig pa’i shes rab ni longs spyod rdzogs pa’i sku’o/
[6] Autrement dit, les deux gnoses de l’Éveillé.