Offrande de fumée (tib. bsang mchod) - (photo : site Lotsawa) |
Grâce à une émission de France Culture, je découvre le mot agnotologie[1], la science de l’ignorance, et les agnotologues, qui pratiquent cette “science”, qui est en fait une entreprise de désinformation, de “production volontaire de l’ignorance”. Le contexte c’est l’industrie du tabac qui a produit une contre-science pendant 40 ans, produite par des “vrais” scientifiques à la demande de leur commanditaire.
“Une demi-douzaine de prix Nobel, de physiologie et de médecine ont eu leurs travaux initiés par l'industrie du tabac. [...] Une grande partie de la question réside dans la manière dont cette connaissance nouvelle va être utilisée politiquement”. Stéphane Foucart, auteur de La fabrique du mensonge (Editions Denoël)On pourrait aussi parler en bon français de “enfumologie” et de “enfumologues”... Ce qui m’intéresse dans ce concept à plusieurs définitions, c’est “l’ignorance produite”, intentionnellement, avec l’aide de scientifiques, d’universitaires, d’experts, d'hagiographes et autohagiographes, etc. qui ont souvent pignon sur rue. Un prix Nobel est évidemment un atout très impressionnant...
Trungpa, en costume colonial, enfumant l'Amérique (photo :balkhandshambhala.blogspot) |
Dans la maîtrise des dégâts (“damage control”), il s’agit d’éviter par tous les moyens qu’une vérité émerge et risque de nuire à la renommée d’un individu, d’une institution, d’une organisation. Mettre sous pression ceux qui veulent donner l’alerte, et faire émerger une vérité, les empêcher de parler, les décrédibiliser, minimiser les faits/les allégations, en trouvant toutes sortes d’explications et de justifications, rappeler que les choses alléguées ne sont pas l’apanage de l’individu ou de l’institution en question, qu’elles sont même habituelles, etc. Et cela tout en continuant la communication habituelle, comme si de rien n’était.
Enfumage à Shechen (photo :Dilgo Khyentse Fellowship - Shechen) |
On peut aussi allumer des contre-feux et faire distraction en pointant vers d’autres problèmes en espérant que le buzz prenne. On peut rappeler tous les bienfaits de l’individu ou de l’institution pour équilibrer... et séparer l'oeuvre d'art et l'artiste. L’industrie du tabac était un sacré créateur d’emploi et permettait à l’état de remplir les caisses. Voulez-vous réellement détruire tous ces emplois, réduire ces revenus de l’état ? Comment ferait-on pour rembourser le trou des caisses de la sécurité sociale ?
Chögyam Trungpa fumant (photo : Bob Morehouse) |
Quand une religion qui a pour objectif apparent d’éveiller les humains de l’ignorance (skt. avidyā), et qui est depuis longtemps le chouchou des médias, se met à faire de l’agnotologie pour protéger ses clercs, sa renommée, son exceptionnalisme, sa tolérance, et envoie ses enfumologues en mission sur les plateaux de télé, on peut se demander si elle ne trahit pas ses propres principes, ou peut-être aussi, tout bien considéré, nous ne la connaissions pas bien, à cause de missions agnotologiques précédentes, mais au moins nous savons qu’elle existe. Le bouddhisme s’est fait connaître en Occident principalement par deux biais : le biais religion rationaliste et le biais théosophique. Ainsi, nous avons l’idée d’un bouddhisme éveillé, rationnel, non-dogmatique, tolérant, égalitaire et pacifique, et au-dessus des croyances, et de l’autre un bouddhisme théosophique plein de promesses et de gadgets spirituels. Les deux ont bien fait rêver l’Occident.
Dzongsar Khyentsé, le contrefeu n'a pas l'air de bien prendre... (photo : RYG Sangha Danemark) |
Dans un premier temps, le bouddhisme arrivé sur le sol occidental a tenté d’être à la hauteur de ces diverses attentes, en mettant l’accent sur le bouddhisme rationaliste et raisonnable (p.e. le Dalaï-lama), du moins dans les discours et sa présentation, tout en faisant rêver, et en gardant l’oeil fixé sur ses propres objectifs traditionnels, plus près de lui. Il a appris à exploiter cette “ignorance produite”, dont il n’était pas l’auteur.
Gold Lake Oil, compagnie pétrolière de Trungpa en businessman, consécration du champs de forage (photo : Chronicle Project) |
Aveuglé par son succès, certains missionnaires bouddhistes se sont sentis pousser des ailes, et se sont mis à repousser plus loin encore les limites de l’ignorance occidentale. Ce faisant, d'autres limites ont été transgressées et les abus se sont multipliés. Comme le dit Matthieu Ricard, “il y a 3% de psychopathes partout”. Mais dans le bouddhisme, on ne parle ni d’abuseurs, ni d’abus, ni de victimes. Au pire, on admet une certaine méconnaissance du bouddhisme, et notamment de la relation très particulière entre maître et disciple dans le vajrayāna. En témoignent les nombreux livres sur ce que le bouddhisme n’est pas, sur ce qu’un bouddhiste ne doit pas faire et sur ce que le Bouddha n’a jamais dit. Le bouddhisme tibétain, par le biais de ses représentants, admet même qu’il y a beaucoup de charlatans en Occident, et très peu de maîtres authentiques. Il est donc essentiel et responsable de bien examiner les candidats avant de s’engager auprès d’eux.
Matthieu Ricard, s'auto-enfumant, Solu Khumbu district, Nepal, 2005. (Photo by Wade Davis/Getty Images) |
En cas d’abus (à répétition...), qui sont pour eux au fond le fruit de malheureux malentendus, les clercs bouddhistes s’adressent aux victimes, “Que n’avez vous pas fait mieux attention !” Jamais aux maîtres, car ce n’est pas une coutume tibétaine… L’enfumologie bouddhiste a tout un arsenal de raisons pour expliquer pourquoi cela ne se fait pas. En résumé, “parce que ![2]”
Kopan sous la fumée, avec Khadro-la, Tsoknyi Rinpoche, Mingyur Rinpoche, Lama Zopa Rinpoche etc. (photo : FMPT) |
Mais sur les faits, les allégations, pas un mot. Silence et déni. Pas de compassion pour les victimes, car il n’y a pas de victimes. A la limite, il y a des personnes imprudentes qui n’ont pas pris assez au sérieux l’injonction d’examiner le maître au préalable, et qui paient ainsi le prix de leur imprudence, on pourrait dire que c’est leur karma. Cela peut passer pour de “l’indifférence cruelle” auprès de ceux qui comprennent mal le bouddhisme (tibétain). Pour ceux qui le “comprennent bien”, il n’y a ni abus, ni abuseur, ni abusé (“la pureté des trois cercles”[3]). Il y a silence et perception pure[4].
"Les trois ronds de fumée" (photo : wiktionary) |
Enfumage autour du stoupa de l'éveil à Nyima Dzong (photo : OKC-net) |
Lire aussi Blog L'art d'enfumer 1 juin 2016
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[1] “L'agnotologie est une discipline aux confins de la philosophie, de la sociologie et de l'histoire des sciences dont l'objet est l'étude des moyens mis en œuvre pour produire, préserver et propager l'ignorance, mais aussi l'étude de l'ignorance elle-même.”
“L'agnotologie se réfère aussi à l'étude de l'ignorance dans un sens plus général. Dans son ouvrage, Robert Proctor distinguait deux autres catégories d'ignorance en plus de l'ignorance produite, à savoir l'ignorance comme une question posée et encore irrésolue, et l'ignorance qui résulte de l'absence d'étude d'un sujet. Dans le premier cas, l'ignorance peut être un moteur pour la recherche scientifique. Dans le second cas, elle n'est pas forcément due à une volonté délibérée d'ignorer mais peut découler de l'évolution des centres d'intérêt des chercheurs.” Wikipedia
[2] “ I want to say that I am deeply sorry about all the people who got hurt from Rinpoche’s holy actions.”
“We will have to achieve enlightenment in order to investigate the beginningless rebirths of Dagri Rinpoche. We have to be enlightened; otherwise, we can’t investigate. This is my logic.”
Letters by Zöpa Rinpoché in support of Dagri Rinpoche.
[3] ‘khor gsum, bya byed las gsum. Les trois sphères, acte, l'auteur et l'objet de l'acte.
[4] "So, how does pure perception work? As a Vajrayana student, if you look at Sogyal Rinpoche and think he’s overweight, that is an impure perception. To try to correct your impure perception you might then try visualizing him with the body of Tom Cruise, but that is still not pure perception. One of the Vajrayana’s infinite number of skilful methods that are used to deconstruct and dismantle impure perception, is to visualize Sogyal Rinpoche with a horse’s head, a thousand arms and four legs. But even this technique must ultimately be transcended in order fully to realize pure perception." Dzongsar Jamyang Khyentse, Guru and Student in the Vajrayāna
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