Dans le dialogue entre brahmanistes et bouddhistes, il s’agit souvent de l’autorité des Védas et de leur message tel qu’il est devenu dans le brahmanisme. Le terme nāstika est déjà mentionné dans les Lois de Manu (skt. Manusmṛti) et désigne tous ceux qui ne sont pas des āstika, c’est-à-dire tous ceux qui n’acceptent pas l’autorité des Révélations, l’existence d'un Soi essentiel (skt. ātman) ou d'un Dieu (skt. īśvara)[3]. On pourrait dire qui n’acceptent pas les vérités religieuses, une “religion” étant dans ce cas la Révélation d’un Dieu pour le salut de l’Âme.
The Invisible Man (photo : Shando via Flickr)
"Celui qui discerne (skt. parijñayā) [les choses] telles qu’elles arrivent (skt. yathābhūta)[1]
Ne confirme ni leur non-existence ni leur existence.
Si pour cette raison, on l’appelait “nihiliste” (skt. nāstika)
On pourrait aussi bien l’appeler “éternaliste” (skt. āstika)[2]." (I,58 Conseils au roi - Ratnāvalī - de Nāgārjuna)
Le “Soi” peut aussi se traduire par essence, puisque selon le bouddhisme mahāyāna, un “Soi” ou une essence peut être attribuée aussi bien à un individu (skt. pudgala) qu’à une chose (skt. dharmā). En ce qui concerne le “Soi” d’un individu, qui constituerait l’essence d’un individu, qui survivrait à la mort du corps physique de l’individu, le bouddhisme n’a pas réussi à le trouver, ou à le discerner, et parle de anatta (en pāli). La négation “an” ne se rapporte qu’à la négation d’une essence derrière ce qui nous apparaît comme un soi. Le bouddhisme a analysé ce qui est habituellement considéré comme constituant le soi, et s’est arrêté à cinq groupes de constituants (skt. skandha), souvent traduits par “agrégats”. L’’ensemble de formes (rūpa), sensations (vedanā), perceptions (saṃjñā), formations mentales (saṃskāra) et consciences psychosensorielles (vijñāna) peut évoquer l’idée d’un élément coordinateur et organisateur unique, dépositaire d’une volonté, qui serait autre que ces expériences, comme dans le théâtre cartésien. Au lieu d’y voir un “Soi”, différent du corps et de ses puissances, le bouddhiste s’arrête aux “agrégats”, qu’il connaît tels qu’ils sont, pour ce qu’ils sont (skt. yathābhūta), sans autre identification ou appropriation.
Pour les “éternalistes”, cela n’est pas suffisant, pour ne pas être traité de “nihiliste”, puisque ni “l’existence” du “soi”, ni de la Révélation, ni du Révélateur n’est reconnue. Cette non-reconnaissance de l’existence de ces éléments métaphysiques est ce qui fait de celui qui ne les admet pas un “nihiliste”. Les bouddhistes étaient mis dans le lot, et pourtant ils nient pas [les choses] telles qu’elles arrivent par la coproduction conditionné et qu’ils discernent en tant que telles. Apparemment, il n’est pas suffisant de connaître les choses telles qu’elles sont et d’admettre leur réalité passagère et conventionnelle, pour ne pas être classés dans le camp des “nihilistes”.
Nāgārjuna réagit à cette qualification de la part de Religieux (Révélateur-Révélation-Âme). Si on traite les bouddhistes comme des nihilistes parce qu’ils n’admettent pas l’existence du Soi, et implicitement de sa Révélation et de son Révélateur, autant les traiter d’āstika, puisqu’ils ne nient pas “l’existence” des choses telles qu’elles arrivent de façon éphémère.
"La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute élaboration (skt. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute élaboration. [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d’être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (skt. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile des élaborations [tib. spros pa'i drwa ba], ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute élaboration ? Ce que signifie la coproduction conditionnée (skt. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (skt. abhāva), la vacuité ne signifie pas."[4]Le Bouddha s’est exprimé sur Brahma, la Révélation et la transmission chez les brahmanes, et cela peut très bien s’appliquer sur les bouddhistes religieux (Révélateur-Révélation-Transmigration-Transmission)
“Les brahmanes, auraient-ils oublié leur ancienne tradition” (c'est-à-dire d'avant qu'ils naissent “de la bouche de Brahma”) “en prétendant ainsi être nés de la bouche de Brahma, ce qui leur donnerait le droit d’aînesse sur les autres ?” Il ajoute : “car nous pouvons voir des femmes brahmanes, les femmes de brahmanes, qui ont des règles, qui tombent enceinte, qui mettent au monde des bébés qu’elles nourrissent au sein. Ces brahmanes mésinterprètent Brahma, racontent des mensonges et agissent mal. “ (Aggañña-sutta)Quelqu’un qui ne nie pas la réalité conventionnelle, ayant conscience de ses caractéristiques, ne croit-il en rien ? Est-il un nihiliste ? Nier ce que le Bouddha appelle des “mésinterprétations” et des “mensonges” est-ce vraiment du “nihilisme” (skt. nāstitva) ? Quand le brahmanisme, et plus tard l’hindouisme des temples, influencent le bouddhisme, au point où les Révélateurs, Révélations et quelque chose qui a bien l’air d’un Soi finissent par en faire partie intégrante (le bouddhisme disparaissant de l’Inde par redondance entre autres), un bouddhiste contemporain est-il en droit d’appliquer à ce bouddhisme-là, les mêmes objections que le Bouddha avait faites aux transmissions de type Révélateur-Révélation-Âme, sans être taxé de nihilisme ou de déconstruction du bouddhisme ?
[1] Yathābhūta-ñāṇa est le discernement de l’apparition des cinq agrégats (skt. skandha) dans la coproduction conditionnée (skt. pratītyasamutpāda). Ce discernement permet d’éviter l’erreur de les prendre pour un soi (skt. ātmagraha).
[2] Littéralement un tenant de l'existence, et un tenant de l'inexistence.
[3] Andrew J. Nicholson (2013), Unifying Hinduism: Philosophy and Identity in Indian Intellectual History, Columbia University Press
[4] INTRODUCTION TO THE MIDDLE WAY: Chantrakirti's Madhyakāvatāra, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336
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