Chapitre 13 du Discours du roi pancréateur, personnification de la conscience éveillée (S. bodhicitta), selon ses propres dires la source
commune de toutes les traditions (T. chos thams cad kyi spyi lung), explique
qu’il y a cinq principes d’enseignement (T. bshad lugs rnam lnga), qu’une
transmission religieuse doit suivre. Ces cinq sont respectivement 1. Le principe
historique (T. lo rgyus don) 2. le principe fondamental (T. rtsa ba'i don ) 3. Le
principe yoguique (T. yo ga'i don) 4. le principe fonctionnel (T. dgos pa'i
don) 5. Le principe descriptif (T. tshig gi don), qui a pour but de conduire à l’expérience
non-discursive (T. mi rtog don). Voir l'article de Jim Valby. Je me limiterai ici au principe historique,
qui a pour fonction d’inspirer confiance (T. yid ches pa'i khungs ).
« Hé, grand être !
La raison du principe historique
Est de commencer par inspirer confiance en la source
La transmission du principe historique explique
La transmission de la grâce naturelle
La transmission de l’autorévélation de l’essence
La transmission des descriptions du sens. »[1]
Le terme « lo rgyus » n'est sans doute pas la meilleure traduction et ne peut pas traduire notre « histoire »
dans le sens de « Recherche, connaissance, reconstruction du passé de
l'humanité sous son aspect général ou sous des aspects particuliers, selon le
lieu, l'époque, le point de vue choisi; ensemble des faits, déroulement de ce
passé. » (Atilf).
La fonction de « lo rgyus » est d’inspirer « confiance en la
source », tandis que l’histoire aurait plutôt pour but de ré-établir des faits
historiques et leur déroulement chronologique.
Andrew Quintman[2]
résume un peu les échanges en matière de « lo rgyus » qui ont eu lieu
parmi quelques tibétologues. Le niveau historique des textes qui sont dits appartenir
au genre « lo rgyus », est souvent celui de la « Légende dorée »
de Jacques de Voragine. Ils peuvent contenir des faits historiques, mais il est
difficile de faire la part entre fait historique et la légende. La Légende
dorée a d’ailleurs un objectif très proche du « principe historique »
du Roi pancréateur : inspirer confiance en la source. C’est donc plutôt de
l’histoire édifiante que de l’histoire.
Les exigences en matière de vérité historique ont beaucoup
évolué depuis l’époque (13ème siècle) de la légende dorée, et des textes de ce type n’inspireront
sans doute plus confiance en la source par leur vérité historique. Il faudra donc sans doute s’y
prendre différemment, pour ce premier principe de transmission du Roi
pancréateur.
Les traditions indiennes, et par là tibétaines, ont deux
caractéristiques qu’il ne faut jamais perdre de vue. Elles sont des révélations
(śruti) et elles se veulent édifiante, dans le sens (sotériologique) qu’elles
ont pour but de conduire à la libération. Même le bouddhisme, qui se défend[3]
d’être une révélation, fonctionne à tout égard comme une révélation. C’est
encore plus vraie pour le bouddhisme tantrique qui est obligé de suivre les
prescriptions d’une transmission tantrique (S. paramparā T. brgyud pa). La vérité a été énoncée
dans le passé et ne peut être que ré-actualisée et commentée. La tradition peut
évoluer en « amendant » la révélation première, par le biais de
commentaires, traités, cycles d’instructions etc., mais qui doivent toujours s’appuyer
sur un sūtra, un tantra, bref une parole de Bouddha (S. buddhavacana T. bka’). Dans
le bouddhisme des auditeurs, il existe déjà le cas de figure de disciples
enseignant à la place du Bouddha, et dont le Bouddha authentifie le discours. Tout
ce qu’a dit le Bouddha est bien dit. Mais il y a aussi le cas d’Uttara (Uttara sutta AN 8.8), qui déclare : « [tout] ce qui est bien dit, est une
parole du Bienheureux ». Ce qui ouvre des perspectives.
Comment faire dans une telle tradition, si on a eu une
doctrine, une expérience, une méthode… à transmettre qui n’appartient pas à la
révélation « historique » ? En premier, en faisant du bouddha
historique un Bouddha atemporel et cosmique qui dans son corps de communication
(S. sambhogakāya) enseigne continuellement et qui peut initier des nouvelles
traditions. Ce Bouddha, siddha ou ḍākinī peut se manifester dans une vision, un
rêve etc., transmettre une tradition (T. lung)
ahistorique (T. nye brgyud) particulière à un personnage historique qui en
devient ainsi le premier détenteur humain.
Il y a le cas de traditions qui auraient été enseignées par
des maîtres dans le passé, qui en donnaient quelquefois l’exclusivité à un seul
disciple de sa génération, lequel disciple fit pareil et ceci pendant quelques
générations. Pendant tout ce temps, cette tradition fut « cachée » et
détenue par une seule personne. Ce type de transmission s’appelle « transmission
exclusive » (T. gcig brgyud). Cette
injonction d’exclusivité pourrait s’étendre sur 5 ou 7 générations. Le dernier
détenteur pouvait alors la diffuser librement et c’est souvent celui-ci qui la mettait par écrit. C’est donc un type de transmission orale.
Il y a le cas de maîtres qui, jugeant que les conditions d’une
certaine tradition n’étaient pas réunies (persécutions etc.), auraient fait en
sorte de les mettre par écrit, ou de les « composer », et de les
dissimuler ensuite de diverses façons. Dans une époque future, où les conditions
seraient enfin réunies, une personne qualifiée recevrait des signes et redécouvrirait les traditions ainsi dissimulées. C’est le cas des « trésors »
(T. gter) et des découvreurs de trésor (T. gter ston). C’est la solution préférée des lignées nyingma et Bôn, mais pas exclusivement.
Il y a le cas de traditions qui auraient été récupérées en
dehors du circuit officiel d’une transmission majeure, et qui auraient été
réintégrées par la suite. C’est surtout le cas, une fois les grandes écoles et
les grands centres établis ou en cours d’établissement. Les écoles et les
lignées majeures se devaient d’offrir un package complet à leurs disciples, au
risque de les voir partir pour recevoir ailleurs des traditions que leur « propre »
école ne pouvait pas les offrir. Pour donner un exemple contemporain, si Apple
sort un Ipad, ses concurrents sont obligés de suivre en développant des
tablettes tactiles équivalentes. Si après l’époque de Gampopa, des maîtres
Sakya proposent des traditions à haute teneur tantrique (qu’adorent les empereurs
mongols et les couches supérieures de la société tibétaine), dont le siège de Gampo ne disposait pas ou ne diffusait pas pour diverses raisons, il y a une
certaine urgence à se doter de ce type de tradition. Surtout quand le grand
public commence à en prendre vent à cause des polémiques. Il s’agit alors de
récupérer ce type de traditions par tous les moyens et de les intégrer dans l’offre
de l’école. Il me semble que cela pourrait être le cas pour ce qui est de la
transmission aurale (T. snyan brgyud) de Réchungpa et pour d’autres
transmissions aurales…
Que des intuitions, des supputations, des spéculations de ma part, mais qui méritent d’après moi un examen approfondi, dans la mesure du possible. Car quasiment toute « l’histoire » tibétaine dont nous disposons sont justement des histoires (T. lo rgyus), où sont confondus des faits historiques, des personnages historiques avec des évènements plutôt subjectifs et où interviennent des êtres spirituels atemporels, des figures légendaires ou des personnages historiques décédés depuis longtemps... Il me semble que pour une tradition qui enseigne que « La libération n'est que la cessation de l'erreur »[4], ce serait la moindre des choses d'y mettre un peu de l'ordre. Ceux qui aiment le rapprochement entre le bouddhisme et la science, que soutient Sa Sainteté le Dalai-Lama, devraient même s’en réjouir.
Si l'on considère ces différents types de transmission et les histoires qui les entourent comme des procédés littéraires[5] qui ont pour objectif d'être édifiant et d'inspirer la confiance, il n'y a pas de problème. Mais les prendre pour des faits historiques dans le sens contemporain du mot, serait une erreur.
Sacré Graal du Monty Python. Discussion entre le roi Arthur et Dennis le paysan autogéré (à 2:00)
Woman: Well how'd you become king then?
[Angelic music plays... ]
King Arthur: The Lady of the Lake, her arm clad in the purest shimmering samite held aloft Excalibur from the bosom of the water, signifying by divine providence that I, Arthur, was to carry Excalibur. THAT is why I am your king.
Dennis: [interrupting] Listen, strange women lyin' in ponds distributin' swords is no basis for a system of government. Supreme executive power derives from a mandate from the masses, not from some farcical aquatic ceremony.
Dennis: Oh, but you can't expect to wield supreme executive power just because some watery tart threw a sword at you. (Source)
[1] kye sems dpa' chen po
lo rgyus don gyi dgos pa bstan pa ni
dang por yid ches pa yi khungs bstan phyir
lo rgyus don gyi bshad lugs bstan pa ni
rang bzhin byin gyis brlabs kyi bshad lugs dang
rang gi ngo bo bstan pa'i bshad lugs dang
don gyi sgra tshigs bsdebs pa'i bshad lugs so
[2] Andrew Quintman :
« The use of the term lo rgyus in this context is of particular interest and while its translation here as “history” or “historical” may be controversial it is, I think, not unwarranted. The word has been rendered variously as “history,” “chronicle,” and “annals,” in some cases it is better understood more generally as “story” or “account.” Leonard van der Kuijp has noted that the term—in his rendering, literally “tidings of the year[s]”—frequently refers to works that “do not fulfill what is promised by such a rendition, that is to say, they do not at all give a year-by-year account of their subject matter, but rather present a narrative of events, historical, quasi-historical, or even ahistorical, in rough chronical sequence.”
Dan Martin makes a similar point, invoking A. I. Vostrikov’s classic study Tibetan Historical Literature, which is worth citing in full:
‘Lo-rgyus (‘history’ or “story,’ although in its etymology it apparently means ‘years familiarity’)…is by far the broadest genre-term that we might translate as ‘history,’ covering as it does both the secular and the religious, but as pointed out long ago by Vostrikov (THL, p. 204), lo-rgyus are often simply narrative works, or ‘stories,’ that may have little to do with history as such.’
The term lo rgyus is also found in the titles of some biographical works, where indeed it seems to imply a narrative account in the most general sense. I do not wish to make a general claim here on the semantic range of the compound rnam thar lo rgyus, although I will later return briefly to the question of this term and the category of writing it might describe. Here, I will simply note that Zhi byed ri pa’s emphasis does not seem to rest on understanding lo rgyus as simply “story” or “narrative.” The rnam thar lo rgyus is not simply a collection of “biographical anecdotes.” Rather, he uses the term to make a specific claim on the veracity, and therefore the authenticity and authority of his biographical account vis-à-vis the wider biographical tradition. »
[3] Arguments de type Kalama sutta.
[4] thar pa nor ba zad tsam nyid/ Mahāyāna- sūtrālaṅkāra IX, 3 Voir aussi « Liberation is only cessation of nescience » Brihadaranyaka Upanishad.4.4.6.S.B--- tasmaat avidyaanivr.ttimaatre mokshavyavahaaraH-------sarpaadinivr.ttiH. Cité par Gampopa Le Précieux Ornement de la libération (folio 170B/Guenther p. 261). Gampopa précise que ces amis spirituels lui avaient enseigné que le bouddha authentique (S. samyaksambuddha) est le corps des qualités éveillées (S. dharmakāya), un terme conventionnel désignant la fin de toute méprise ou le contraire de l'être propre. (Guenther p. 261, Thargyen 170b yang dag par rdzogs pa'i sangs rgyas dngos ni chos kyi sku yin la/ chos kyi sku zhes bya ba ni/ nor ba thams cad zad pa'am/ rang bzhin log pa tsam zhig la/ de skad du tha snyad byas pa tsam yin/
[5] Par exemple quand un auteur explique dans son introduction qu'il est possession d'un document étrange, obtenu de façon mystérieuse, et qu'il nous assure qu'il s'agit bien d'un cas réel. Le fait de savoir qu'il s'agit d'un fait réel ajoute au plaisir de la lecture. C'est d'ailleurs le principe des "reality shows" à la télé. Un petit-fils de Freud aurait dit, étant petit, ne pas aimer les contes de fée, car il ne s'agissait pas de faits réels.