mardi 20 février 2024

Les mésaventures d'une âme en peine

The Rape of Helen (of Troy), Károly Kernstok (1873-1940)

Les “gnostiques” sont des groupes très hétéroclites de chercheurs, de “chrétiens” dans la région d’Alexandrie. L’histoire étant écrite par les vainqueurs, ce nom a été donné par les hérésiologues proches des chrétiens de Rome. Alexandrie étant l’ancien haut-lieu culturel (et meltingpot) du monde helléniste, et Rome aspirait à le devenir de façon plus autoritaire en déterminant ce qui était orthodoxe ou une erreur (hérésie), une religion ou une superstition. Comme il n’y avait pas encore d’orthodoxies chrétiennes à l’époque (II-IIIème siècle), il ne pouvait pas s’agir de groupes “rebelles” refusant les dogmes naissants et évoluants d’une “Église” officielle[1], ou le pouvoir sacerdotal juif, mais des chercheurs (et quelques "trouveurs" confidents) qui échangeaient, réfléchissaient et partageaient leur idées et pratiques spirituelles (judaïques, chrétiennes, “néo-païennes”, néoplatoniciennes,...) , de façon assez libre et diverse, parfois aussi avec violence, comme il était plutôt coutumier à l’époque hellénistique, et notamment à Alexandrie.

Hypatia et Theon dans le film Agora

La coexistence de cultures de différentes origines conduisait naturellement à une interprétation des anciennes ou nouvelles cultures à travers le prisme de sa propre culture, et donc à des “rapprochements” et des (ré)interprétations allégoriques. La doctrine et le praxis d’autres cultures pouvaient être “traités”, interprétés de façon allégorique (exégèse allégorique) afin de les rendre propres à des analyses comparatives de par sa propre doctrine et praxis, si toutefois ces derniers étaient bien définis.

Cette atmosphère permettait à certains acteurs, souvent de bonne famille, de développer des théories universelles incorporant des éléments égyptiens, hellénistes, juifs, “chrétiens”, “gnostiques”, chaldéens, perses, et “païens”, etc. De toute façon, même pour convertir d’autres âmes, il fallait passer par un discours commun, des références et des allégories partagées, etc. Il y avait également une tendance “monothéisante” dans le monde religieux polythéiste, où un chef des dieux (p.e. Zeus) pouvait devenir un Dieu inaccessible, avec les autres dieux mineurs comme ses Puissances (g. dunamis, s. śaktī, t. nus pa) manifestes. Dans le passé, j’ai parlé en d’autres termes, et sur un autre aspect d’un phénomène susceptible d’y être associé : une appropriation, ou une intégration dedieux mineurs (ou rétrogradés), y compris provenant d’autres cultes, dans le culte du chef devenu un Dieu monothéisante. Dans le milieu tibétain on parle alors de “dompter” (‘dul ba)[2], “de par l’intérieur” tout en gardant la forme extérieure, dans une “appropriation culturelle” bien assumée, et même avec fierté.

Ou bien, à lendroit de Mañjuśrī, le Hermès et le Logos du monde bouddhiste ésotérique, le, fait de son omniprésence dans le triple univers, où il assume tous les rôles importants, sous divers aspects, le plus souvent appropriés d’autres cultes concurrents.

Life of Brian, Monty Python

A Alexandrie aussi, les messies se faisaient concurrence. Simon de Samarie[3] (renommé péjorativement “Simon le magicien” par les hérésiologues) était rétroactivement considéré comme un chef de fil “gnostique” et était un des cibles principales des chrétiens proches de Rome, mais l’hérésie des “gnostiques” était l’invention et la création de l’orthodoxie chrétienne occidentale postérieure. Il n’y avait donc pas de “révolution gnostique”, ni contre l’Eglise, ni même forcément contre le démiurge et ses archontes, car les idées des “gnostiques” le concernant étaient susceptibles de varier énormément. Il n’y avait d’ailleurs pas de temps à perdre à combattre les rois/archontes, dans la recherche de la gnose et du salut.

L’enseignement de Simon de Samarie est connu par quelques fragments d’un texte qui est attribué à lui-même, ou à ses disciples : l’Apophasis Megalê (La grande Révélation). D’autres fragments attribués à “Simon le magicien” se trouvent dans la Réfutation contre toutes les hérésies

Uma Maheshvara, Kashtaharini Ghat, IX-Xème siècle, Patna Museum

Dans l’Evangile de Jean, il y a la triade Commencement, Dieu et le Verbe, chez Simon c’est le Silence, la Raison (divine, Noûs) et la Pensée (Ennoia). Commencement-Silence, Dieu-Raison et Verbe-Pensée. Le Dieu-Raison et le Verbe-Pensée forment un couple, une syzygie. Mâle-Mâle (Père-Fils) chez Jean, Mâle-Féminin chez Simon. Hermès-Athéna dans les cultes hellénistes. Chez les simoniens (les disciples de Simon), la Puissance Mâle, la Raison, est dite “la grande Puissance” et c'est la Puissance féminine, la Pensée, qui engendre toutes les choses (s. garbha). La grande Puissance est encore appelée “Ciel” (Haut) et la Puissance mineure “Terre” (Bas). On est en terrain connu et traditionnel. L’Espace infinie entre ce couple n’a ni commencement, ni fin[4]. La grande Puissance est appelée également “Père”. Dans la version simonienne, ce serait plutôt Père-Mère (t. yab yum) que Père-Fils. Le texte de Simon continue avec ce passage remarquable sur le Père caché en la Mère :
Comme le Père lui-même, s'étant émané de lui-même, s'est manifesté à lui-même sa propre Pensée, ainsi la Pensée qui est apparue ne l'a pas produit. Mais quand Elle l'a vu, Elle a caché le Père en Elle-même - c'est-à-dire sa puissance - une puissance et une pensée androgynes. Ils correspondent donc l'un à l'autre. En effet, la puissance ne diffère en rien de la pensée ; elles ne font qu'un. La puissance est découverte à partir des choses d'en haut, tandis que la pensée est découverte à partir des choses d'en bas. (Réf. 6.18.6)[5]
M. David Litwa poursuit :
Bien que séparés l'un de l'autre, la Raison [divine (Noûs)] et la Pensée [(Ennoia)] correspondent étroitement. Tous deux conservent une part de pouvoir androgyne. Elles restent, pour ainsi dire, deux modulations de la même réalité. Le Ciel (l'Esprit) et la Terre (la Pensée) sont séparés, mais ils restent unis par les liens sacrés du mariage. En réalité, l'Esprit et la Pensée, le masculin et le féminin, ne font qu'un et sont inséparables. Ce n'est que lorsqu'on les regarde sous deux angles différents (en haut et en bas) qu'on les distingue (Réf. 6.18.7).[6]
J’ai découvert M. David Litwa seulement récemment, et je suis très impressionnée par son érudition, sa capacité d’établir des liens (y compris parfois interdisciplinaires, mais réussis) avec toutes les nuances, et avec précision. Sa méthode appliquée au bouddhisme ésotérique ouvrirait de nouveaux horizons, j’en suis convaincu.

Chez les simoniens, la grande Puissance est encore appelée la Puissance infinie, et la Pensée est la septième Puissance. Généralement, le chiffre sept signifie la perfection, mais la Pensée divine n’est pas encore perfectionnée en l’homme. La septième Puissance, ou la Pensée, a été plantée dans l’homme en tant que semence, mais doit encore germer et se perfectionner. Voilà le projet du couple divin. Le livre attribué à Simon, le grand Révélateur, dit de lui-même :
C'est la lettre de la Déclaration, de la Voix et du Nom de la Pensée de la Grande Puissance Infinie. Elle sera donc scellée, cachée, voilée et conservée dans la demeure où est établie la racine de l'univers. (Réf. 6.9.4)[7]
La demeure où est établie la racine de l'univers”, c’est l’homme… C’est là que sont cachées les Révélations. Révélées par Simon, que l’on peut voir comme le représentant de Zeus, la Raison divine, et sa femme Hélène, qui représente la Pensée (Athéna), née de son front[8].

Hélène enlaçant sont mari Paris, Jacques-Louis David 1788

Rien d’étonnant pour un adepte du bouddhisme ésotérique tibétain, où le gourou et sa femme sont identifiées à la divinité médiatrice et sa parèdre, pour la rédemption de leurs disciples. Selon la légende simonienne, Simon aurait rencontré celle qui allait devenir sa femme Hélène comme une prostituée en Syrie. Depuis, elle l’aurait toujours accompagnée lors de ses voyages. L’histoire de la rédemption de la prostituée syrienne pointe vers Simon, en tant que Père, qui va sauver sa Pensée (Hélène) captive dans lâme de chaque humain. Comparable à la rédemption de Yeshe Tsogyal par un Padmasambhava.
Aussi longtemps qu’elle est seule auprès du Père, elle est vierge et de forme androgyne ; mais lorsqu’elle tomba dans un corps et vint en cette vie, elle tomba au pouvoir de nombreux brigands et les violents se la passèrent l’un à l’autre et la [souillèrent]. Certains la prirent par violence, d’autres en la séduisant par un cadeau illusoire. Bref, elle fut souillée et [perdit sa] virginité. Elle se prostitua dans son corps et se livra à tout le monde, pensant que celui auquel elle va s’enlacer est son mari.” Exègese de lâme (NH II, 6, Ecrits Gnostiques, Pléiade, p. 477)
A la fin de ce traité, pour illustrer le désir de l’âme de retourner au Père, l’auteur cite même plusieurs fois l’Odyssée de Homère :
De même aussi [Helène] dit : “Mon coeur en moi s’est retourné, je veux revenir à ma maison” (Ecrits gnostiques, p. 485)
Hermès criophore, période romaine, Corinth Archaeological Museum
David John
 
Simon appelait son Hélène “la brebis égarée[9], retrouvée et sauvée…

Selon la tradition chrétienne, Simon aurait eu une fin misérable, racontée dans les Actes de Pierre[10]. Dans le passage cité par M. David Litwa, on voit, au bout d’un duel de magie à la Milarépa, Saint Pierre (qui était en train de perdre) prier Dieu, quand Simon s’envole dans le ciel tel un oiseau :
Mais Pierre prononce cette imprécation : "Qu'il tombe d'en haut et qu'il soit paralysé, mais qu'il ne meure pas. Qu'il soit plutôt infirme et qu'il se brise la jambe en trois endroits ! Tel un oiseau abattu, Simon tomba. Après sa triple fracture prévisible, les spectateurs le lapident promptement. On peut voir en Simon la chute vertigineuse de Lucifer ; mais dans ses souffrances - et finalement sa mort - on peut apercevoir le Christ dans sa passion.[11]
Ceux qui veulent brûler une cierge pour l'âme de Simon peuvent le faire devant la Porte Miégeville de la Basilique Saint-Sernin à Toulouse, où sa mémoire est honorée.

L'âme de Simon éconduite par les forces de l'Ordre (Wikimédia)

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[1] Pacôme Thiellement, La victoire des Sans Roi : Révolution Gnostique, Puf, 2017

[2] Le Dict de Padma contient un exemple de conversion particulière. Les 24 territoires (S. pīṭha) sont contrôlés par les dieux et démons (S. vighna) sous les ordres de Rudra en faisant souffrir les habitants. Rudra, résidant à Pretapuri, doit être converti pour que la doctrine bouddhique puisse se répandre. Evidemment, Vajrapāṇi sera de la partie. Ce sont Hayagrīva et Vajravārāhi, le cheval et le sanglier, qui sont chargés de cette mission par la congrégation de bouddhas. Hayagrīva pénètre par la "porte du bas" de Rudra, jusqu’à ce que sa tête de cheval sorte par le sommet de la tête de Rudra. Les bras et les jambes de Rudra s’étendent. Vajravārāhi pénètre par le bhaga (vagin) de sa compagne (Umā), et sa tête de sanglier sort du sommet de la tête de la compagne. L’union (T. zhal sbyar) de "Cheval" (Hayagrīva) et de "Cochon" (Vajravārāhi) donne naissance à une manifestation de Vajrapāṇi portant le nom Bhurkumkuta (T. rta phag zhal sbyar dme ba brtsegs pa bskrun %).” Blog La promotion fulgurante de lambitieux yaksha Vajrapāṇi

[3] Youtube, Introducing Simon of Samaria, M. David Litwa

[4]In the intervening space, they exhibit an immeasurable expanse of air, which has neither beginning nor end. ( Ref. 6.18.3)” M. David Litwa, Desiring Divinity: Self-deification in Early Jewish and Christian Mythmaking, 2016

[5]Since, then, the Father himself, having advanced from himself, manifested to himself his own Thought, so also Thought who appeared did not make him.17 But when she saw him, she hid the Father in herself—that is, his power—an androgynous power and thought. Thus they correspond to each other. This is because power does not at all differ from thought; they are one. Power is discovered from things above, while thought is discovered from things below. (Ref. 6.18.6)” M. David Litwa, Desiring Divinity

[6]Although separated from each other, Mind and Thought correspond closely. Both retain a measure of androgynous power. Both remain, as it were, two modulations of the same reality. Heaven (Mind) and Earth (Thought) are separated, but they remain united in holy matrimony. In reality, Mind and Thought, the male and the female, are one and inseparable. Only when looked at from two different angles (above, and below) are they distinguished (Ref. 6.18.7).” M. David Litwa, Desiring Divinity

[7]This is the letter of Declaration, of Voice, and of Name from the Thought of the Great and Infinite Power. Thus it will be sealed, hidden, veiled, and stored in the dwelling in which the root of the universe is established. (Ref. 6.9.4)

In other words, Simon’s own Declaration gives voice to the Thought of Mind. Mind’s Thought is incarnate in Simon’s voice. Simon plays the role of the revealer, and what he reveals is the substance of cosmic secrets.” M. David Litwa, Desiring Divinity

[8]Irenaeus closes his report by speaking of Simonian ritual practice. He says that Simonians worship statues representing Simon as Zeus and Helen as Athena. One must be clear that Simonian Christians are not said to worship Zeus and Athena per se. They worship Simon in the form of the high God (commonly known as Zeus). In turn, Athena was an appropriate representation of Simon’s Thought, since she was born full-grown from Zeus’s head.

The Simonians, in their own view, did not worship mere human beings. Simon, like Jesus, is worshiped because he is true God who assumes human form
.” M. David Litwa, Desiring Divinity

[9] M. David Litwa, Desiring Divinity

[10] Les Actes de Pierre est un texte apocryphe de la fin du IIe ou du début du IIIe siècles.

Dans ce récit, Simon, chassé de Judée par Pierre, s’est rendu à Rome où il fait croire (grâce à des pratiques de sorcellerie) qu’il est le Messie et parvient à en convaincre certains chrétiens. Venu à Rome pour remettre de l’ordre, Pierre affronte Simon dans un duel d’abord intellectuel puis miraculeux que le mage perd. Pour faire la preuve de son pouvoir, Simon annonce alors qu’il va voler, mais il s’écrase au sol, à la prière de Pierre, et se fait lapider par la foule. Dans ce texte, la figure de Simon est constamment associée au diable : il est en effet assimilé à un prestidigitateur qui abuse les pauvres mais aussi les riches en les dépouillant, tandis que le personnage de Pierre acquiert aussi une dimension magique (il fait parler un chien et un nourrisson de sept mois, recolle les morceaux d’une statue impériale et rend la vie à un hareng séché).” Isabelle Rosé, Simon le Magicien hérésiarque ? Linvention de la simoniaca heresis par Grégoire le Grand.

[11]But Peter prays this imprecation: “Speed on your grace, Lord; and let him fall down from above and be crippled, though not die. Rather let him be disabled and break his leg in three places!” Like a shot bird, Simon drops. After his predictable triple fracture, the bystanders promptly stone him.110 One can see in Simon the headlong fall of Lucifer; but in his sufferings—and eventual death—one might glimpse Christ in his passion.” M. David Litwa, Desiring Divinity


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