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dimanche 4 juillet 2021

"Le poison est le remède", langue de bois et novlangue dans le bouddhisme

Sogyal Lakar and Dzongsar KR in the UK, September 2016 (gratte-dos ajouté par mes soins)

Dzongsar Khyentse Rinpoché (DKR, né en 1961) vient de publier un livre électronique, téléchargeable librement, qui s’intitule “Poison is Medecin” (Le poison est le remède), et qui est une réponse dans un dialogue indirect entre lamas bouddhistes tibétains (BT) et disciples bouddhistes occidentaux, qui a lieu notamment par le biais de publications sur les réseaux sociaux.

DKR, un Maître BT de 60 ans, vient d’une famille illustre de tulkous puissants de lécole Nyingmapa. Il est probablement celui qui dans le milieu BT prend le plus au sérieux l’importance d’un dialogue, et qui y participe le plus. Ce livre reflète ses opinions sur le bouddhisme, vu par le prisme du bouddhisme tibétain ésotérique, dit “vajrayāna”, et sur les relations entre lamas BT et disciples occidentaux. Il est visiblement une collection d’articles et de conférences diverses, qui ont été réunis en un seul livre, ce qui peut expliquer en partie ses contradictions et nombreuses digressions. Certaines parties, probablement plus récentes, concernent le déroulement des échanges depuis les “scandales” de 2017, plus particulièrement dans l’affaire “Sogyal/Rigpa”, et l’éventuel futur du BT/vajrayāna en occident. Je me concentrerai sur ces aspect du livre et sur la raison d’être, le rôle, la forme et l’avenir occidental de la relation Maître-disciple (guruvāda) dans le cadre bouddhiste ésotérique. Pour DKR, le guruvāda tel qu’il existe dans le BT est essentiel dans cette forme ésotérique du bouddhisme, sans lequel celui-ci ne peut pas exister ou bien fonctionner.

Il faut bien comprendre dans ce dialogue, ce livre et dans le présent billet, que la relation maître-élève dont il est question, et qui est mise en cause, est celle dans le cadre du vajrayāna, et plus particulièrement celle dont Chögyam Trungpa (1939-1987) fut le principal apologiste en occident. DKR a reçu une éducation traditionnelle dans son milieu familial de tulkous, mais il a simultanément grandi avec les bouddhistes tibétains occidentaux (BTO), pour lesquels Chögyam Trungpa était non seulement un modèle pour les BTO, mais aussi pour la génération de jeune tulkous de l’époque. Les anciens Maîtres tibétains ladmiraient et lappréciaient pour son succès. Est-ce que, suite au “malentendu qui perdure” et aux abus de pouvoir à répétition, cette forme de guruvāda (neo-guruvāda) est toujours adaptée à notre époque, à l’Occident, au vajrayāna ?

DKR pense que oui, et il donne ses arguments dans “Poison is Medecin”. Ceux qui sont fidèles à lui partagent sans doute ses opinions. Dans ce livre, DKR semble s’adresser plus particulièrement aux anciens disciples BTO, ou à ceux susceptibles d’abandonner le vajrayāna. Il veut resserrer les rangs[1]. Il admet que suite aux scandales et leur gestion désastreuse, de nombreux occidentaux ont pris leurs distances avec le BT. Un de ses cibles favorites dans le livre est le bouddhisme séculier de l’ex-bouddhiste tibétain Stephen Batchelor, qui semble être son interlocuteur imaginaire.

DKR utilise plusieurs lignes de défense pour son neo-guruvāda. Un malentendu (qui perdure) entre Occidentaux et Himalayens. La sous-estimation de la clause de non-responsabilité, qui impose au futur disciple de bien examiner son futur Maître. Les attentes irréalistes, les projections et les fantasmes par rapport au Maître. Le manque de persévérance et l’inconsistance des Occidentaux par rapport à l’engagement pris. La nature sensible des Occidentaux et leurs valeurs mondaines.

On va commencer par cette dernière. La référence tibétaine de la relation guruvādin est l'hagiographie de Nāropa et son Maître le mahāsiddha (figure de fiction) Tilopa. Avant d’être accepté comme disciple par Tilopa, Nāropa dut subir douze épreuves, parmi lesquelles le saut dans un précipice. Tout le long du livre (quatre fois), DKR oppose les souffrances (hagiographies et fictionnelles) de Nāropa aux souffrances des disciples BTO tapés à répétition avec un gratte-dos par leur Maître. Cela fait référence à l’habitude de Sogyal Lakar de frapper ses disciples avec un gratte-dos[2].
Sogyal also declared “Each time I hit you I want you to remember that you are closer to me… closer to me. The harder I hit you the closer the connection.” (July 30th 2004, garden of Sogyal's villa in Lerab Ling, France) Youtube
Ici, DKR réduit intentionnellement les comportements violents de Sogyal Lakar à un coup de gratte-dos. A-t-il lu le rapport de Karen Baxter de Lewis Silkin LLP ? Connaît-il les méthodes guruvādin de Sogyal Lakar ? A-t-il lu Sex and Violence in Tibetan Buddhism - The Rise and Fall of Sogyal Rinpoche de Mary Finnigan et Rob Hogendoorn ? Connaît-il le traitement subi par les enfants de la secte OKC du lama Belge Robert Spatz/Kunzang Dorje, disciple de Kangyour Rinpoché et d’autres grands Maîtres Nyingmapa ? Comment peut-il opposer les souffrances fictives, de personnages de fiction, à des souffrances réelles prouvées et condamnées et jouer sur une hypersensibilité de la part de disciples BTO ?

Les “malentendus” entre Maîtres himalayens et disciples BTO sont traités de façon plus équitable, hormis le fait que la responsabilité ultime revient aux Occidentaux. DKR passe par-dessus le fait que ces “malentendus” perdurent depuis plus de soixante ans maintenant. Pourquoi sont-ils si difficiles à dissiper ou à résoudre ? A quel niveau se situe exactement la résistance ?

Je laisse ici de côté la clause de non-responsabilité. DKR renvoie une première fois la responsabilité dos à dos, les disciples n’ont pas suffisamment examiné leurs Maîtres, et les Maîtres n’ont pas suffisamment examiné leurs disciples. Les deux sont responsables en matière de l' “examen préalable”. Dans le reste du livre, la plupart du temps, la faute entière incombe aux Occidentaux. DKR aime comparer les Maîtres à des médecins et les disciples à des patients, mais il oublie qu’un Ordre des médecins régit les rapports médecin-patient et sanctionne les médecins qui transgressent ce contrat de confiance. Il n’y a rien de la sorte dans le BT. Ce nest pas une coutume tibétaine

Les attentes irréalistes et les projections d’un côté comme de l’autre peuvent également être renvoyées dos à dos, sans oublier que certains prétendent être éveillés et être habilités à éveiller autrui, et d’autres demandent à être éveillés. Ceux qui se prétendent éveillés, et libres de l’illusion, sont-ils réellement capables de guider autrui vers l’éveil ? Le neo-guruvāda a-t-il prouvé son efficacité ? “Casser des concepts et briser lego”, cela permet-il de “se libérer de la dualité” ? Cela peut-il se vérifier ?

Quant au manque de persévérance et l’inconsistance des Occidentaux par rapport à l’engagement pris, le Bouddha historique est connu pour avoir dit “Ehi passiko”, venez-voir par vous-mêmes. Une première génération d’Occidentaux est venu voir le bouddhisme tibétain. Elle s’est engagée, elle a vu par elle-même. Certaines choses se sont bien passées, d’autres comme le neo-guruvāda ne sont non seulement totalement inefficaces, mais surtout toxiques, et pour les deux parties, dominantes et dominées. La reproduction du neo-guruvāda, y compris par des Maîtres BT occidentaux, semble quasi-infailliblement conduire à des abus (Trungpa, régent vajra, Sakyong Mipham, ...). Il est donc plus que temps d’arrêter les dégâts, et de revenir à des formes de relations de formation plus conformes au bouddhisme. Faire l’apologie du neo-guruvāda après tout ce qui s’est passé n’est vraiment pas habile (upāya), et témoigne d’un attachement nostalgique toxique, qui ne peut conduire qu’à d’autres désastres et “malentendus”.

DKR est peut-être emblématique des tulkous de sa génération, pris entre tradition et modernité, entre valeurs théocratiques féodales et valeurs modernes, entre un “saṃsāra” dont ils profitent à fond, et un nirvāṇa auquel ils aspirent par obligation et par devoir filial et de lignée (“noblesse oblige”). Leurs disciples leur prient de rester dans le saṃsāra et de ne pas passer au nirvāṇa . Ils aiment les rapports libres et égalitaires de l’Occident, mais en même temps ils ne veulent pas perdre leur statut hiérarchique supérieur, qu’ils présentent désormais comme un simple “moyen habile”. Les disciples s'engagent/s’asservissent librement dans une relation neo-guruvādin féodale de Maître et disciple consentie. Mais une fois consentie, le lien féodal (samaya) est censé fonctionner en plein. DKR compare cela avec le lien du mariage. “Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer”.
Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint.” (Matthieu 19:6, Louis Segond).
D’un point de vue religieux ou féodal, une fois ce lien “sacré” en place, l’homme (maître ou disciple) ne peut plus le défaire, sous peine d’un courroux divin ou d’une sanction “karmique” surnaturelle. En dernière analyse, ce “lien sacré” reste évidemment une convention.

Le divorce existe désormais. “L’Eglise accepte malgré tout qu’un couple marié religieusement soit amené à se séparer ou même à divorcer. Le fait de vivre séparé de son conjoint n’est pas un péché ni un motif d’exclusion.”[3] La religion catholique semble donc accepter qu’un lien sacré puisse être défait, sans que cela soit un péché ni un motif d’exclusion. Mais ce qui est possible pour une religion monothéiste ne semble pas être possible pour le bouddhisme tibétain, qui se considère cependant “bouddhiste”, mais qui ne l’est pas dans sa variante vajrayāna “théiste”. Une personne, qui s’est engagée auprès d’un Maître (bon ou mauvais), qui considère ce lien désormais caduque pour une raison ou une autre, et qui ne le cache pas, est considéré comme un “briseur de samaya” (tib. dam sri), “un briseur de lien sacré”, un parjure, un “apostat” de guruvāda (ci-après “apostats GV”)[4].

Le chapitre “Should Vajrayāna Practitioners Associate with Samaya Breakers” traite du problème de ces apostats. Il vaut mieux ne pas prendre des initiations auxquelles assistent des apostats GV, il ne vaut mieux pas marier un apostat GV (p. 209). Un apostat de guruvāda, est un adepte de vajrayāna qui a rompu son “lien sacré” avec un Maître spécifique. Il peut donc rester un vajrayāniste, suivre un autre Maître et prendre des initiations avec lui. Puisque le vajrayāna enseigne qu’il vaut mieux éviter les apostats GV, comment “reconnaît-on” un apostat GV ? Pardi, par des bruits qui circulent sur son compte, par son exclusion. Par leur tortures et assassinats commandés par des lamas au Tibet avant l’invasion chinoise (p. 209).

En Occident, les personnes engagées auprès d’un Maître et disant du mal de ce Maître, pour quelque raison que ce soit, s’exposent à des pressions, du harcèlement, du silence, de l’exclusion, des accusations diverses (folie, lubricité, malveillance, …). “Dire du mal” d’un Maître endommage en effet le “lien sacré” guruvādin. Dans le cadre d’abus de pouvoir et d’abus sexuels, cela ajoute une dimension “sacrée”, qui fait basculer la balance en défaveur du disciple victime dans l’esprit des adeptes. Dans le vajrayāna guruvādin, rien n’est plus grave que de briser ce “lien sacré”, et le disciple victime devient un offenseur, à éviter, à exclure, voire pire...

Sans ce “lien sacré”, un Maître neo-guruvādin ne pourrait pas faire son travail.
Sogyal, he said, was upset that people should be questioning his methods. If people didn’t understand what had actually happened, then they probably weren’t ready for the promised higher-level teachings, and Sogyal would not teach again during the retreat.” Sexual assaults and violent rages... Inside the dark world of Buddhist teacher Sogyal Rinpoche 21/09/2017 Mick Brown
Que font le guruvāda et le “lien sacré” dans le bouddhisme ? Rien, car ils ne font pas partie du bouddhisme mainstream. Le bouddhisme a bien des “amis de bien” (kalyāṇamitra), où des amis instruisent leurs amis. Il est vrai que des liens hiérarchiques d’ancien, et d’enseignant etc. s’y sont ajoutés, et que ceux-ci peuvent prendre plus ou moins de place, et même conduire à des abus. Il n’y a cependant pas de “lien sacré”, qui perdure même si le maître et le disciple ne sont plus dans cette relation-là. C’est une spécificité du vajrayāna, qui avait développé/intégré des pratiques tantriques dans un cadre théiste, c’est-à-dire centré sur une divinité et sa Révélation. Que celle-ci soit l’aspect “habile” d’un Bouddha n’y change pas grand-chose. Et la vacuité ou l’union de Claire lumière et de vacuité, qui servent de justification, ont bon dos.

DKR explique que dans le vajrayāna “tout est la divinité”. Le Maître vajrayāna est celui qui fait entrer l’initié dans l’univers de la divinité, et qu’à partir de là, le Maître doit être considéré comme la divinité. C’est à travers lui, que le disciple est censé développer la vision que “tout est la divinité”. L’initiation et “la divinité”, dont le Maître est le représentant et médiateur humain, apporte le côté “sacré” à la chose, et marque la sortie définitive de la vision “ordinaire”. au-delà, toute “vision ordinaire” constitue une transgression du “lien sacré”, et doit être réparée par le biais de rituels de vajrayāna. Dans cette “vision”, il est tout à fait inconcevable que la divinité, dont le Maître est indifférencié, se livre à des actes “ordinaires”. Quand ses actes paraissent “ordinaires”, le disciple est déjà sorti du “lien sacré”, et est invité à le réparer le plus rapidement possible. Quand le disciple sort définitivement du “lien sacré”, il est un “briseur de lien sacré”, et sera traité conformément par ses ex-condisciples et par le Maître.

Stephen Batchelor[5], ex-bouddhiste tibétain, ex-pratiquant du vajrayāna et du guruvāda, est traité par DKR comme un apostat du vajrayāna et du guruvāda. Batchelor avait suivi le bouddhisme Ch’an (Song) Coréen pendant une période, avant de pratiquer un bouddhisme séculier, c’est-à-dire un bouddhisme, sans certains aspects religieux et croyances religieuses.

Beaucoup d’arguments religieux que DKR avance pour attaquer un bouddhisme séculier adapté à son époque, valent également pour les autres formes non-vajrayāniques et non-guruvādin du bouddhisme. DKR utilise le bouddhisme mainstream quand cela lui est utile pour des valeurs plus universelles, notamment en s’adressant à un public occidental, puis qualifie les mêmes valeurs de défauts[6], quand il se place du point de vue d’un Maître vajrayāna guruvādin.

Pour DKR, tout le parcours bouddhiste sert à amener le disciple au vajrayāna guruvādin. A partir de son engagement auprès d’un Maître, il accède enfin à la dévotion[7]. Il ne se base plus sur l’analyse et le doute et les autres méthodes du bouddhisme, il “pense en dehors de la boîte", et accède à une sagesse qui n’est pas de ce monde, la “folle sagesse”, mais qui n’est que “folle” d’un point de vue mondain[8].
“21 Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication.” (premier épître aux Corinthiens)
Avec ce vajrayāna et ce guruvāda là, idéalisé, sommes-nous encore dans le bouddhisme ? Il est clair que ce vajrayāna guruvādin là, apparemment transcendant et pas de ce monde, ne sera jamais compatible avec le monde, et avec ses lois, us et coutumes. Adapter le vajrayāna guruvādin à ce monde est hors de question, même si, selon DKR, “un ou deux maîtres tibétains[9] veulent aller dans ce sens. Selon DKR, l’impression que donnent “ces maîtres” est que même si on a suivi tout le parcours du vajrayāna, si le Maître “se comporte d’une certaine façon”, les disciples sont en droit de mettre fin à leur pratique de “perception pure” et de le critiquer… Voire dénoncer pourrait-on ajouter. Penserait-il aussi au Dalaï-Lama en mentionnant ces “un ou deux maîtres tibétains” ? On n’attaque jamais son lama en justice, car cela n’aurait rien à voir avec le vajrayāna… Qui n’aurait rien à voir avec notre monde, perçu de façon ordinaire.

Aussi, personne parmi “nous”, ne devrait “jamais” même vouloir changer les dogmes fondamentaux[10] du vajrayāna. En changeant ne serait-ce qu’un seul mot, on prendrait l’entière responsabilité pour le parcours spirituel et l’éveil de tous les pratiquants futurs. DKR, lui n’aurait pas le courage de faire une telle chose dit-il.[11]

MàJ 06072021 Why I Quit Guru Yoga, Stephen Batchelor, Tricycle hiver 2017

***

[1] Voir le chapitre “Should Vajrayāna Practitioners Associate with Samaya Breakers” ?

[2] Buddhisms bad boy: the fall of Sogyal Rinpoche, Mick Brown
Sogyal made Drolma his personal assistant, handling his schedule. She would later become responsible for caring for his mother and aunt, Khandro, when they came to live at Lerab Ling. Her duties entailed maintaining a careful rapprochement with the inner-circle of Sogyal’s dakinis.

Their lives were incredibly pressurised,” she says. “There was lots of jealousy, lots of secrets. If one of them was unhappy or in a mood, then all of us would feel the repercussions, so we also had to do our best to keep them supported.”

The first time Sogyal hit her hard on the head with the back­scratcher that he carries everywhere, Drolma says, she accepted it as part of his “wrathful” training. “I thought, ‘Wow, he really trusts me.’” It was the beginning of years of physical abuse and verbal humiliation.

If he became anxious about his mother, or over a relationship with a girlfriend or some financial thing, he would slap me across the face, or hit me over the head with his backscratcher.”

The first time he punched her in the stomach was in the ante-room of the temple at Lerab Ling, where Drolma was preparing his ritual objects prior to an important ceremony for a visiting lama and his retinue of monks.”

[3] La position de léglise catholique face au divorce

[4] Voir le chapitre “Should Vajrayāna Practitioners Associate with Samaya Breakers” ?

[5]In his article, Why I Quit Guru Yoga, Stephen Batchelor suggests that Tilopa and Naropa were characters in fables and their life stories mere allegories. Unable to imagine them in a contemporary setting, he chooses to believe that they didn’t exist at all. I, on the other hand, choose to believe not only that Milarepa and Naropa lived, but that their stories are true.” p. 4

As I have already mentioned, Stephen Batchelor thinks it is possible not to believe in reincarnation and still be a Buddhist. I think the root of his misunderstanding lies in his cultural conditioning and imprecise use of language – specifically, many of the English translations of Tibetan terms that we have been using for decades.” p. 91-92

I wonder if Stephen Batchelor has difficulties with karma and reincarnation because he never got to the bottom of the Indian wisdom teachings, particularly the Buddhist teachings on relative and absolute truth, and the expedient and direct teachings? His writings give the impression that he is ashamed of karma and reincarnation, as if they were Buddhism’s greatest weakness and, like a third testicle, should be hidden away.” p. 92

To go beyond belief, without exaggerating the absolute truth or underestimating the relative truth, is the goal of the Buddhist path. I wonder if Stephen Batchelor’s reluctance to accept the notion of reincarnation is a symptom of having underestimated the relative truth.” p. 95

Tantrikas never pray to be a guru’s disciple forever and ever. The point of practising tantra has nothing to do with being an eternal student. If that were the case, I could understand why Stephen Batchelor quit Guru Yoga.” p. 154

As a so-called secular Buddhist, Stephen Batchelor writes, “Rather than attaining a final nirvana, I see the aim of Buddhist practice to be the moment-to-moment flourishing of human life within the ethical framework of the eightfold path here on earth.”19 Does that resonate with you? If your goal is to live a wholesome life, then please consider the meditation app option; it may be just what you are looking for. You might also add regular exercise, a healthy diet, and a little gardening to your regime.” p. 163

[6]the very act of studying imprisons you in logic, reasoning and language.” “You need to break out of your self-created prison of logical thinking.” p. 122

“The founder of the Buddhadharma, Buddha Shakyamuni, always stressed the importance of continuously analysing absolutely everything and gave us all the teachings we need to do it thoroughly and effectively. Buddhists continue to invest a great deal of time and energy in studying these teachings. Pramana (Buddhist logic) and of course Madhyamika, provide us with the tools we need to deconstruct all possible views.”

In a way, a big chunk of Buddhist philosophy is devoted to how not to accept anything at face value. Instead, we learn how to construct a sophisticated doubt, then we learn how to doubt the doubt itself by deconstructing our stubborn reasons for harbouring doubts in the first place. Once we have taken our doubt to pieces and convinced ourselves that everything appears out of nothingness, we may finally experience the dawn of what Buddhists call ‘devotion’.” p. 131

Buddha said that we should examine a teacher before he or she becomes our guru [Note : le Bouddha n’a jamais enseigné le guruvāda], and that we should never follow a person just because they are charismatic, entertaining, or famous. First and foremost, he said, we should follow the teaching not the teacher.” p. 6

[7]Either way, if you have a karmic connection with a guru, the moment you set eyes on her, you will have a strong feeling that you can’t name. You might translate that feeling into the urge to talk to her to find out what she is really like, or you might instantly decide, with absolute certainty, that she is your tantric guru. Whatever happens, please remember that nowhere in any of the tantras does it say that you should grab hold of the first tantric teacher you bump into and demand to be given the highest teachings, including those that require you to shed all your habits and accustomed props.” p. 162

[8]The term ‘crazy wisdom’ is Chögyam Trungpa Rinpoche’s translation of the Tibetan term yeshe cholwa18. Although my own understanding of ‘crazy wisdom’ is limited, I think it is fair to say that the aim of crazy wisdom is to think outside the box. However, the suggestion that one kind of wisdom is crazy implies that there’s another kind that isn’t crazy at all. This is not the case. There is no such thing as either a crazy or a sane form of wisdom. Crazy is only ‘crazy’ from an ordinary, mundane point of view. Not one word of Buddhist wisdom – from ‘selflessness’ and ‘all phenomena are impermanent’, to the Vajrayana’s pure perception – is even slightly ordinary, nor does it fall into the category of ‘mundane thinking’.” p. 156

Mindfulness alone won’t get you anywhere. All it does is recharge your batteries – and those batteries will always need recharging. Think about it for a moment. Isn’t the prospect of doing mindfulness practice every day until you die rather grim, even depressing? Mindfulness practice without the view is just another of samsara’s boring games. It is like watching paint dry, practically and literally.” p. 75

If the purpose of Buddhism were to do no more than meditate continuously year in, year out, it wouldn’t be much different from self-flagellation. For a Buddhist practitioner, the sign of real progress is the complete exhaustion of the path itself, which cannot be accomplished without an understanding of the view.” p. 76

Voir La gnose est-elle anti-intellectuelle ?

[9]Since 2017, I have been very concerned about various public statements that have been made about the Vajrayana. Not only have a number of observers and students of the Vajrayana teachings appeared to suggest that it might be possible to correct and change the Vajrayana, but so have one or two Tibetan teachers. Unfortunately, the wording of these statements is ambiguous – which in itself is dangerous. As we all know, every word we upload online is preserved in cyberspace forever. Worse still, the impression these teachers give is that, even after completing all the Vajrayana prerequisites, trainings and analysis, and after receiving an initiation with a clear, conscious and sober mind, if a teacher misbehaves in a specific way, students are ‘allowed’ to stop practising pure perception of their guru and they are ‘allowed’ to criticize him. But the point here is not about students being allowed to do anything; allowing or not allowing are just worldly concepts. If you criticize your guru after receiving initiation from him, the marriage is over. In the ordinary world, you can take your Vajrayana master to court and mince his reputation to death if you wish. Whether you should or not is not for me to say; you are free to do whatever you like. But taking a lama to court to enforce worldly justice has nothing to do with the Vajrayana.” p. 233

[10]The Vajrayana is not a dogma; I doubt it’s possible for a spiritual path to be less dogmatic than Buddhism, especially the Vajrayana.” p. 135

[11] "Under no circumstances should any of us even attempt to change the Vajrayana’s core teachings. By changing just one word, you effectively take on full responsibility for the spiritual path and enlightenment of all future practitioners. I, for one, lack the courage to do such a thing." p.233

vendredi 6 septembre 2019

La pratique d'une idéologie


Le mariage du Sakyong et de la Sakyong Wangmo
A la question d'un ami Facebook, “le vajrayana, mahamudra, dzogchen marchent-ils pour les occidentaux?”, j’avais suggérer d’élargir la question en “le vajrayana, mahamudra, dzogchen marchent-ils encore tout court ?”

Etant donné le lien entre la théorie/doctrine/idéologie et la pratique/praxis, on pourrait demander de quelle doctrine/idéologie le vajrayāna, mahāmudrā, dzogchen sont-ils la pratique ? Est-ce que cette doctrine/idéologie est compatible avec les sociétés occidentales (et sans doute de plus en plus même les sociétés orientales) ? Compatible ou partiellement compatible ?

Le bouddhisme tibétain est pour une grande partie la pratique du vajrayāna. En parlant de la mahāmudrā et du dzogchen, il faut être conscient que ces deux pratiques sont très complexes, malgré la volonté récalcitrante de certains d’en faire des pratiques relativement simples pour “voir la nature de l’esprit” et d’en rester là. Quelle que soit l’historique des pratiques sous ces noms (notamment la transmission hors du cadre tantrique), elles ont été absorbées et intégrées dans le vajrayāna, dont elles font désormais partie. La doctrine/idéologie cadre de la mahāmudrā et du dzogchen est donc celle du vajrayāna.

Le vajrayāna a pour caractéristique d’être un ensemble d’instructions traditionnellement enseignées par le Bouddha sous l’aspect symbolique (saṃbhogakāya) d’une divinité tantrique avec son univers (maṇḍala), qui est essentiellement la version pure (śuddha) de notre expérience ordinaire. Cette divinité, indifférenciée du maître qui en transmet l’initiation à l’élève, trône comme un monarque universel au milieu du cercle. Les hiérarchies y sont bien déterminées. L’ensemble, étant la version pure de notre version impure (soulunaire), sert de modèle à la terre pour un gouvernement éclairé sous un dharmarāja. C’est une idéologie parfaite pour des monarchies de type classique ou des théocraties, où la religion et l’état règnent main dans la main. Ironique si on pense que le Bouddha avait renoncé à son royaume...

Le Sakyong Trungpa avec son fils le Sakyong Mipham

Cette doctrine/idéologie du vajrayāna (y compris la mahāmudrā et le dzogchen bipartite : khregs gcod et thod rgal) est principalement mise en pratique (“pratiquée”) sous la forme des sādhana (avec ses accessoires : initiation, etc.). La réussite de cette mise en pratique est le siddhi (réussite). Le maître tibétain Chogyam Trungpa (1939-1987), grand modernisateur du vajrayāna en Occident, a cherché à fidèlement mettre en pratique l’idéologie du vajrayāna en inventant (terma) une pratique appelée Royaume de Shambala, dont il s’est proclamé le Maître-Roi, le dharmarāja, avec des cercles hiérarchiques tout comme dans les modèles du vajrayāna. Le résultat, comme on peut le voir actuellement, est assez catastrophique, malgré une mise en pratique assez fidèle de la théorie/idéologie correspondante. Se pourrait-il que l’idéologie (du vajrayāna) n’est pas compatible avec une société occidentale contemporaine ? Même si on “pratiquait” bien selon les instructions des sādhana inventés (terma) par Trungpa, dans ce cas. Une “pratique” n’est rien sans son idéologie. Si l’idéologie (théocratique) ne convient pas, quelles que soient les raisons, pourquoi la “pratiquer” ?

Une doctrine est une idéologie que l’on veut mettre en pratique. Il faut en avoir conscience. Il ne faut donc pas “pratiquer” aveuglement ou n’importe quoi. Souhaitons-nous réellement instaurer un maṇḍala théocratique sur la terre ? Que ce soit dans notre société où dans des mini-sociétés (sectes ?) au sein de celle-ci ? Souhaitons-nous actualiser une telle idéologie ?

Un exemple pour le vajrayāna. Quand on fait un grand rituel de protecteur Dharmapala (où une messe pour prendre un rituel d’une autre religion), de quelle doctrine/idéologie cet office est-il la pratique ? Quel serait le fruit de cette pratique qui confirmerait la réussite conformément à la doctrine ? Ou est-ce plutôt la tenue même de l’office qui est le “fruit” de cette doctrine ? Par sa perpétration même sous forme rituelle. Voir aussi Sadhana, l'entretien du corps mystique

Question accessoire : faut-il croire un adepte du vajrayāna, quand il/elle dit qu'il/elle ne fait pas de politique ?   



dimanche 24 septembre 2017

L'ami de bien éclipsé (I)


(Kucchivikara-vatthu, Mv 8.26.1-8)
Les première personnes qui rejoignirent le Bouddha reçurent l’ordination par un simple « Viens mendiant » (Ehi bhikkhu), ou dans le cas de la nonne Baddha, « Viens Baddha » (Ehi bhaddeti)[1]. Les bhikkhus vivaient ensemble comme des compagnons et en s’appelant « Ami » (āvuso).[2] Ce n’est qu’aux tous derniers instants de sa vie que le Bouddha aurait instauré une règle modifiant l’appellation.
« Et, Ananda, alors que maintenant les bhikkhus s'adressent les uns aux autres ainsi 'ami,' que ce ne soit plus le cas quand je serai parti. Les bhikkhus anciens, Ananda, pourront s'adresser aux plus jeunes par leur nom, leur nom de famille, ou ainsi 'ami'; mais les bhikkhus plus jeunes devront s'adresser aux plus anciens ainsi 'vénérable vénérable' ou 'révérend. »
L’amitié dans laquelle vivaient les bhikkus jusqu’à la mort du Bouddha s’appela amitié vertueuse (kalyāṇa-mittatā), et consista à se soutenir mutuellement dans la pratique du bien. Evidemment, si un bhikkhu était plus expérimenté et avait davantage de connaissance, il pouvait en faire profiter un plus jeune et moins expérimenté, comme tout professeur avec un élève. Initialement, le terme « amitié vertueuse » s’appliquait aussi bien à des relations entre égaux qu’à la relation instructeur-élève. C’est le dernier type de relation qui est devenu le sens généralement accepté du terme « ami vertueux » (kalyāṇa-mitta). Dans le bouddhisme mahāyāna ce rôle évoluera. Dans Le précieux ornement de la libération de Gampopa (1079–1153), ce dernier définie ce que recouvrait ce terme encore à son époque.
« S’il possede huit qualites particulieres, le bodhisattva est un ami de bien accompli. Quelles sont ces huit qualites ? Il observe la discipline des bodhisattvas, il a beaucoup etudie les textes de la voie des bodhisattvas, il en a realise le sens, il est plein d’amour, il ignore la peur, il est patient, ne se lasse jamais et peut, a l’aide des mots, transmettre le sens. »[3]
Gampopa fut un Kadampa, c’est-à-dire qu’il appartenait à l’école, qui descendait d’Atīśa Dīpaṃkara Śrījñāna (982 - 1054), un maître indien spécialement invité par le roi Yéshé Eu (Ye shes ‘od 947-1024) de Guge avait dû publier un édit contre ce qu’il percevait comme des pratiques tantriques dégénérées de son époque :
« Vous êtes plus affamés de viande qu'un loup,
Vous êtes plus assujettis au désir qu'un âne ou un buffle en rut,
Vous êtes plus friand de restes en décomposition que les fourmis dans une ruine
Vous avez moins de notion de pureté qu'un chien ou un porc.
Aux divinités pures, vous offrez des fèces et de l'urine, du sperme et du sang
Hélas, avec une conduite pareille, avec une semblable conduite, vous renaîtrez dans un bourbier de cadavres en putréfaction
»[4]
Atiśa fut invité pour remettre de l’ordre et (ré)introduire le bouddhisme indien orthodoxe, entre autres en créant une nouvelle lignée de moines. Le vajrayāna présenté par Atiśa était celui qui fut pratiqué en Inde au XIème siècle. Les « amis de bien » de son école étaient appelés « amis vertueux » ou « amis de bien », en sankrit « kalyāṇa-mitra » en tibétain « dge ba’i bshes gnyen », abrégé en « dge-bshes », guéshé. Malgré les tentatives du roi Yéshé Eu, d’Atiśa et les « guéshé », le fond ancien de religions de village (tib. grong gi chos), contre lequel le roi se fut insurgé, ne disparaissait pas, au contraire… L’influence des maîtres de mantras « païens » (tib. grong na gnas pa’i mkhan po sngags pa rnams)[5] continuait de se répandre. Il faut dire qu’ils étaient à la fois les astrologues, les guérisseurs, les exorciseurs et les magiciens dont les villageois avaient bien besoin.

Le vajrayāna indien avait également incorporé et intégré des « pratiques de village » en Inde ou au Népal, directement ou indirectement par le shivaïsme qui n’avait pas procédé différemment. Mais dans ce que proposait Atiśa, ces pratiques avaient été mieux intégrées et rendues bouddhismo-compatibles. Son vajrayāna était indissociable des préceptes de libération personnelle et de la voi du bodhisattva. Adavayavajra, un ami de bien d’Atiśa avait écrit dans La Destruction des mauvaises vues (Kudṛṣṭinirghātana) que la perfection de la sagesse, et donc l’éveil, ne pouvait pas être dissociée de la pratique des autres pāramitā. En d’autres mots, un Bouddha ou un « ami de bien » suivait les mêmes préceptes qu’un débutant. L’ami de bien pouvait en même temps être un maître vajra (vajrācārya) d’un vajrayāna encadré par les trois préceptes.

Les sources de la Science transmise par le vajrācārya ne se limitaient pas seulement à l’Inde et au Népal. De toute façon, c’est plutôt la nature de la Science qui est importante dans cet historique en vol d’oiseau du rôle du maître bouddhiste. Elle descendait d’un être divin ou semi-divin, appartenant au cercle (maṇḍala) d’un Bouddha se manifestant comme une divinité tantrique, et fut transmise à un être humain. Cette Science dite secrète se transmettait dans un cadre calqué sur le sacre (abhiṣeka) d’un suzerain indien[6]. Le lien féodal (samaya) confirmait la supériorité du guru par rapport au disciple. Ceci est différent du rôle du guru comme décrit dans Le plus beau fleuron de la discrimination (Viveka-cūḍā-maṇi) de Śaṅkara, où le guru donne à voir au disciple sa vraie nature, façon Confrontation (ngo sprod), puis chacun poursuit son propre chemin[7]. Dans le cadre de la consécration, le lien féodal (samaya) reste en vigueur, et le disciple créera ses propres cercles[8]. La structure féodale est là pour rester et fournira l'idéologie idéale d'une théocratie.

Du fond des « religions de village », d’autres voies de tendance mantrika sont apparues qui clamaient ouvertement leur supériorité par rapport aux autres véhicules. Dans ces voies initiatiques qui se réclamaient toujours officiellement du Bouddha, « l’ami de bien » était clairement le détenteur d’une Science (vidyādhara) qui le rapprochait d’un être divin, souvent de type « païen » (yakṣa, nāga, ḍākinī, …), et dont la Science intégrait des fonds anciens (magie) et aussi des Sciences plus récentes (astrologie, médecine, alchimie,…). Cette Science étant entièrement tournée vers le monde, leurs détenteurs n’étaient pas forcément des renonçants, autrement dit des moines. Ces maîtres-ès-formules étaient de plus en plus ouvertement en concurrence avec les « guéshés ».

La lignée kagyupa est la convergence d’une lignée kadampa de « guéshés » et de la mahāmudrā de Mila, telle que l’avait reçue Gampopa. Gampopa appela son maître Mila (bla ma Mi la), pas Mila le « répa »… A cette époque, les lignées existaient à peine, étaient en train de naître et n’étaient pas figées comme elles le sont maintenant. On pouvait recevoir à la fois des instructions de « guéshé » et de maîtres-ès-formules, à l’instar d’un Gampopa. Avec le succès du Dharma des maîtres-ès-formules plus libres, certains kagyupas ont voulu se libérer du carcan des « guéshé » et se proclamaient yogis, ou répas (ras pa). D’autant plus que l’on disait que leur mahāmudrā n’était pas suffisamment tantrique. Ils ont créé le mouvement de « fous divins » (smyon pa) qui s’en prenait ouvertement aux « guéshé ». Ils ont tenté de sauver, et ils on réussi, à sauver la mahāmudrā kagyupa en créant des transmissions remontant à des maîtres dont la tantricité ne pouvait être mise en doute. Cette tentative passa par des créations littéraires, notamment des hagiographies, qui étaient des révisions de la vie de maîtres anciens. C’est dans ce cadre que Réchungpa, en tant que disciple de Milarépa, allait jouer un rôle central. C’est lui qui allait récupérer des transmissions tantriques dont manquait la lignée de Gampopa, et qui allait même les donner à Milarépa, pour le sauver, avant que Milarépa ne les lui retransmette à son tour pour que sa bénédiction y soit. Pour rappel, la mahāmudrā de Gampopa se donnait en dehors du cadre tantrique d’une consécration, qui intègre l’adepte dans le système féodal, qui s’accorde d’ailleurs bien avec une théocratie. La transmission de Gampopa passa par une Confrontation (ngo sprod) directe sur la nature de l’esprit. Après vérification du disciple pendant une période de pratique et un debriefing, le disciple repartit libre.

Ce que nous savons de Milarépa, Marpa, Nāropa, Tailopa, Réchungpa, Droukpa Kunleg, et même Gampopa, nous vient des œuvres des « fous divins ». Il nous montrent des gourous à la fois inféodés par des consécrations et « libres » dans leur comportement « non-conventionnel » (ou plutôt encadré par d’autres conventions). Non-conventionnel par rapport à l’usage d’alcool, de substances interdites (viandes et nectars), du yoga sexuel, etc. interdits aux moines, mais qui ne procédaient cependant pas d’une simple volonté de transgresser. Ils s’inscrivaient dans le fond des « pratiques de village » ancien, et visaient à l’état d’un heruka (ou équivalent), la libération, un corps immatériel immortel etc. C’est en cela que cette voie était jugée supérieure par rapport à la voie de connaissance (de la nature de l’esprit) d’une sorte de jñāni à la Ramana Maharshi. Les lignées kagupa portent de nombreuses traces des tensions entre « guéshé » et yogis/répas. Dans les Chants de Milarépa, on trouve souvent des remarques désagréables à l’adresse des « guéshés ». Elles sont anachroniques, car les tensions datent d’après l’époque de Gampopa, et portent la marque d’une plume « smyon pa ».

Dans les cursus actuels, on trouve aussi bien les Confrontations que les consécrations. Ces dernières feront en sorte que l’adepte est inféodé jusqu’à l’éveil. Les maîtres sont à la fois des « amis de bien » et des « gourous ». Dans la même personne, les rôles se confondent. Depuis l’introduction du bouddhisme tibétain en occident, le rôle du « gourou » semble avoir éclipsé l’ami de bien. En occident, le rôle du gourou allait prendre un nouveau tournant. Ce sera pour le prochain billet.


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[1] Thig 5.9 PTS: Thig 107-111 [Traduction libre d’après Hellmuth Hecker & Sister Khema]

[2] Mahāparinibbāna-sutta of the Dighā-nikāya, Sutta n°. 16) Traduction française

[3] Le précieux ornement de la libération, trad Padmakara. Citation du Bodhisattvabhūmi (Terre des Bodhisattvas), p. 66.

[4] Les bouddhistes kasmiriens au Moyen Age, Jean Naudou (1970), pp. 142-144

[5] Freedom from Extremes: Gorampa's "Distinguishing the Views" and the Polemics ...de Go-rams-pa Bsod-nams-seṅ-ge, traduit par José Ignacio Cabezón et Geshe Lobsang Dargyay, p. 22

[6] Indian Esoteric Buddhism: A Social History of the Tantric Movement (2003), Ronald M. Davidson.

[7] "576. Le disciple a écouté en silence les suprêmes instructions de son guru et, mû par un sentiment de vénération, Il se prosterne à Ses pieds ; puis, avec sa permission, il poursuit sa route, émancipé de toute sujétion.
577. Et le guru dont le mental a plongé dans l'océan de l'existence et de la Félicité absolues, part, Lui aussi, à l'aventure, en une direction opposée. Il va par le monde comme une torche purificatrice, car toute notion de différence est bannie de Son cœur." Le plus beau fleuron de la discrimination, traduit de l'anglais par Marcel Sauton, Maisonneuve, p. 147

[8] Indian Esoteric Buddhism