dimanche 30 juin 2013

Nuage de Dharma



Le dixième niveau de bodhisattva, appelé Nuage du Dharma (T. chos kyi sprin pa S. dharmamegha) est d’ores et déjà à la portée de tous ceux qui ont accès à Internet. Il s’agit d’une initiative de Tsadra qui rend des textes classiques tibétains accessibles grâce à Dharma Cloud, un nuage : « ensemble de matériels, de raccordements réseau et de logiciels qui fournissent des services sophistiqués que les individus et les collectivités peuvent exploiter à volonté depuis n'importe où dans le monde », consacré au Dharma.

On y trouve les œuvres de Nāgārjuna, Aryadeva, Maitreya, Jamgon Kongtrul, Longchenpa, Mipham, Shechen Gyaltsab, des 3ème, 7ème et 9ème Karmapa, de Padma Karpo ainsi que les textes du cycle de l’Essence séminale du cœur dit « Lce btsun snying thig ». Chetsun Sengge Wangchuk (lce btsun seng ge dbang phyug) est considérée comme la personne qui avait redécouvert les 17 textes tantras de la Section des transmissions et qui les aurait transmis à Zhangton Tashi Dorje (zhang ston bkra shi rdo rje, 1097-1167) avant de disparaître dans un corps d’arc-en-ciel, dans le nuage pour ainsi dire... Auparavant, Zhangton Tashi Dorje aurait lui-même redécouvert le cycle de l’Essence séminale du cœur de Vimalamitra (T. bi ma snying tig). Il a également écrit une grande Histoire de la tradition de l’Essence séminale du cœur du Dzogchen (T. rdzogs pa chen po snying thig gi lo rgyus chen mo). De mauvaises langues prétendent qu'il aurait composés les Cycles lui-même.[1] Rappelons que c'est grâce à ces cycles que le Dzogchen est supérieur à tous les autres systèmes.

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[1] The Great Perfection, Samten G. Karmay, 1989, p. 214

Abstraction et intuition, prajñā et jñāna



Le hasard fait bien les choses. Ce billet était déjà au four, quand David a sorti le sien.

Dans de nombreuses traditions, il existe deux méthodes pour arriver à une connaissance : l’abstraction et l’intuition. Par l’abstraction, le "superflu" (S. vikalpa) est retranché d’un objet de connaissance, qui devient évident de lui-même par cette opération. La forme ou l’essence peut alors être directement atteinte par l’intuition, qui est une connaissance immédiate.

Pierre Hadot dans son excellent Exercices spirituels et philosophie antique :
« Cette opération de retranchement peut se concevoir, dans une perspective logique, comme une opération de négation. On peut se représenter l’attribution d’un prédicat à un sujet comme une addition et la négation de ce prédicat comme le retranchement de cette addition. C’est pourquoi la méthode d’abstraction a pu être considérée comme une méthode négative. »[1]
Dans le bouddhisme mahāyāna, le retranchement est précisément la fonction de la prajñā, qui est souvent représentée par l’épée que tient dans sa main Mañjuśrī, le bodhisattva de la sagesse. La prajñā retranche tout les prédicats qui ont été ajoutés par non-reconnaissance (S. avidyā). C’est uniquement le plus qui a été ajouté aux éléments simples.
« Le complexe procède du simple par additions d’éléments qui, telles les dimensions spatiales, matérialisent la simplicité originelle. C’est pourquoi la remontée vers l’incorporel et l’intelligible s’effectue en retranchant ces additions matérialisantes. Cette remontée a donc un aspect négatif : la soustraction de ces additions, et un aspect positif : l’intuition des réalités simples. »[2]
Candrakīrti :
« La vacuité est enseignée en vue d'éliminer toute complexité (S. prapañca). Aussi l'objectif de la vacuité est la cessation de toute complexité. [En réponse à ceux qui reprochent la vacuité d'être une vue nihiliste : ] Vous qui interprétez la vacuité comme néant (S. nāstitva) et qui en ce faisant continuez la toile de la complexité, ne connaissez pas l'objectif de la vacuité. Comment pourrait-il y avoir du néant dans la vacuité, qui est essentiellement la cessation de toute complexité ? Ce que signifie la production conditionnée (S. pratītya-samutpāda) la vacuité signifie aussi. Mais ce que signifie le non-être (S. abhāva), la vacuité ne le signifie pas. »[3] 
La vacuité n’est autre que les éléments simples sans complexité (S. aprapañca) qui sont là de toute évidence. La complexité étant un simple éclat. La prajñā élimine l'erreur, c'est-à-dire tout ce qui est additionné ou soustrait à tort, le plus et le moins, et auquel on attribue une réalité différenciée. La simplicité resplendit et n'a besoin de rien. Elle n'a pas besoin d'être élevé en un principe, ou en un Dieu ou autre entité dont on chante les louanges, ou qui aurait besoin d'être reconnu etc. Si ces chants de louange surgissent spontanément, parce que tel était notre conditionnement passé, que cela coule à flots. Sinon, pas la peine d'imiter une façon de faire. Le bodhisattva pour qui tous les êtres sont le Soi (Entrée dans la conduite de bodhisattva, chapitre 8), son Soi, cherche naturellement à faire ce qui est bien pour Lui, c'est-à-dire pour tous les êtres...

Dans un premier temps, la prajñā avait suffit à elle-même. Elle était à la fois abstraction et intuition. Pas besoin d'effort pour manier l'épée qui retranche l'erreur, ce qui est montré par la flamme qui la surmonte. Elle dissipe l'obscurité qui a duré de milliers de kalpa par sa simple lumière. Mais dans un deuxième temps, sans rentrer dans les détails du pourquoi, l'intuition (jñāna) a été séparée de la prajñā  et commencé a mener une vie à elle-même. Elle a même fini par supplanter la prajñā. Pour certains, plus besoin de débroussailler d'abord, il suffisait de reconnaître directement les éléments simples, au milieu de l'erreur. L'intuition sait reconnaître ses enfants parce qu'elle sait que ce sont enfants. Mais ce parce que est déjà de trop. Puis il y a réification des deux protagonistes. Le bouddhisme de la Voie du Milieu s'arrête au Tel quel, il prend acte du mystère sans aller plus loin. Tout ce qui est dit de plus, serait de nouveau un ajout, un plus, et donc une erreur (si pris pour autre chose qu'un prédicat).

Sans rentrer dans les détails, c'est sans doute la théorie de la nature éveillé, l'embryon de l'ainsi allé [4] (S. tathāgata) qui est à l'origine de l'ontologisation de l'intuition. Il s'agit désormais d'atteindre (T. rtogs pa) l'intuition de la vacuité (S. śūnyatājñāna[5]). C'est quasiment comme une intuition de l'intuition finissant en une régression infinie. Cette intuition ontologisée sera très similaire à la gnose du gnosticisme, avec sa propre généalogie et plérôme, et il n'est d'ailleurs pas impossible qu'elle en ait subi l'influence directe ou indirecte.

Où faut-il s'arrêter ? au mystère comme Nāgārjuna et la Voie du Milieu, à la nature éveillée (S. tathāgatagarbha), à l'intuition qui procède d'elle-même (T. rang byung ye shes), à la réification et la personnification, ou au culte de celle-ci, aux sciences appliquées qui la capturent, contrôlent et dirigent etc. ?

On peut aussi adopter une attitude plus pragmatique. Quelque soit le point de vue ou la croyance des uns et des autres, plutôt que de regarder ce en quoi ils croient et de comparer les croyances, regardons ce qu'ils en font. L'arbre se reconnaît à son fruit paraît-il.

***

[1] Exercices spirituels et philosophie antique, p. 241

[2] Exercices spirituels et philosophie antique, p. 241

[3] Introduction to the middle way: Chantrakirti's Madhyakavatara, 24.7, p. 491/ Chatterjee p. 336

[4] Professor Richard Gombrich pointed out in his Numata Lectures in 2006 that when -gata is used in compounds of this type it loses its primary meaning and means simply being. Tathagata then would mean "one who is like that". See for instance Michael Coulson's Teach Yourself Sanskrit, p.111. "This is tantamount to saying that there are no words to describe his state; he can only point to it" (Gombrich 2006 : lecture 6, and forthcoming). However Buddhists most often take tathagata to mean "Thus Gone", taking gata to be the past-participle of gam- "to go". Source : Jayarava

[5] Oṃ śūnyatājñāna-vajrasvabhāvātmako 'ham; oṃ svabhāvaśuddha-sarvadharmasvabhāva śuddho 'ham

vendredi 28 juin 2013

Les siddha sont des chercheurs curieux de tout



Un siddha est une personne qui a atteint son but, qui a réalisé son objectif (S. sidh_). Dire qu’il est un Parfait et qu’il a atteint la perfection ne veut rien dire si on ne précise pas l’objectif qu’il s’était fixé et qu’il avait atteint. Le mouvement, apparu au 8ème siècle, de chercheurs qui s’appelaient « siddha » avait pour objectif d’acquérir des pouvoirs (S. siddhi) à l'aide d'une méthode (S. sādhanā). Inspirés par des êtres mythologiques auxquels ils s’identifiaient, ils cherchaient à obtenir les mêmes pouvoirs que ceux-ci. C’est peut-être le début d’une évolution de la magique antique vers la magie naturelle en Inde. La mention la plus ancienne du mot « siddha » semble avoir été trouvée dans les cercles jaina. On trouve ce terme dans l’inscription dans une grotte à Udayagiri au nord de Bhubaneswar en Orissa, qu’on date du deuxième au premier siècle avant J.C. L’inscription commence tout simplement avec un hommage aux arhats et aux siddhas (namo arahantānaṃ namo savasidhānaṃ)[1].

Le maître jaina Kund Kund ācārya[2] (ou Kunda Kunda 2ème siècle AD[3]) donne la définition suivante d’un « siddha » dans son oeuvre Les huit offrandes (Aṣṭa Pahuda) :

« 6. Le grand saint qui a triomphé sur l’orgueil, l’attachement, l’aversion, la méprise, la colère et la concupiscence et qui observe les cinq grands voeux (mahāvrata)[4], est appelé un « ayatan ».
7. Un siddha est celui qui a accompli son but authentique, qui a une méditation pure et possède la connaissance. Un tel siddha, qui est le meilleur des saints ermites et qui connait son but authentique est appelé un « siddayatan ».

Ces êtres désincarnés et immortels dont on racontait la vie dans des sphères parfaites (S. siddhaloka) faisaient rêver candidats-siddha qui voulaient en faire autant. Les pouvoirs (S. siddhi) qu’ils voulaient acquérir étaient au traditionnellement nombre de huit. 1. Réduire son corps à la taille d’un atome (aṇimā), 2. (Agrandir son corps à l’infini (mahima), 3. Alourdir son corps à l’infini (garima), 4. Réaliser l’apesanteur totale (laghima), 5. Avoir accès à tous les lieux (prāpti), 6. Réaliser tout ce que l’on souhaite (prākāmya), 7. Devenir l’autorité absolue (iṣṭva), 8. Le pouvoir de subjuguer les autres (vaśtva). Il existe d’autres listes de pouvoirs/dons.

Quelqu’un qui avait atteint son objectif en acquérant un, plusieurs ou tous les pouvoirs, était considéré un siddha, un magicien, dirions-nous. Notre mot magie est synonyme de magisme, l’art des Mages. Un Mage était un « membre de la caste qui, en Médie, avait dans ses attributions le service du culte d'Ormuzd » ou un « prêtre sectateur du zoroastrisme ». La magie d’antan est la science d’aujourd’hui, les croyances et rites religieux en moins. Les siddha étaient donc des experts en tout genre, médecine, cosmétique, astrologie, physique, astronomie, alchimie, divination, démonologie/psychiatrie etc. Le tout évidemment assorti à des croyances et des pratiques religieuses, mais tout en s’en éloignant au cours des siècles.

Tout comme la magie antique évolue en magie naturelle, puis en science, les cultes animistes et polythéistes ont évolué en religion, en religion moniste ou monothéiste (en gardant des liens avec les cultes anciens) puis en spiritualité non-dualiste, flirtant avec de la philosophie tout en restant solidement enracinée dans la religion. Nous sommes alors à la fin du premier millénaire, et ça sent un peu la liberté. Un peu trop au goût de certains, qui aimeraient garder le contrôle et les privilèges. Les membres de ce mouvement de liberté ont été appelés diversement Sahayānistes, Sahayikas (ce sont des néologismes), mahāsiddha, pour les distinguer des siddha ordinaires, avadhūta etc. Mais leurs doctrines simples, aimées par le peuple, n’étaient pas appréciées par les castes des seigneurs et des prêtres.

« Il n’y a ni mondes, ni Védas, ni Devas, ni sacrifices, ni castes, ni clans, ni nationalités, ni voie de ténèbres, ni voie lumineuse. »[5]

« Le dieu ne se trouve pas dans le temple, ni sur la pierre, ni sur le stuc, ni sur le tableau : impérissable, immaculé, tout de connaissance, propice, il siège dans l’esprit où règne l’équanimité. »[6]

« À quoi bon des lampes à beurre, à quoi bon la nourriture offerte aux dieux ?
Pourquoi s'appuyer sur le système des mantras secrets ? »[7]

Les castes des seigneurs et des prêtres avaient vite repris la main, et le courant libertaire était récupéré et maîtrisé en le noyant dans … précisément tout ce que contestaient ces mystiques. Je dis les castes des seigneurs et des prêtres, mais c’est évidemment plus complexe que cela, car le peuple ne connaît pas autrement et ne peut alors vouloir que du connu. Le peuple c’est nous.

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[1] Davidson R. M., Indian Esoteric Buddhism, a social history of the tantric movement, 2002) p. 173
[2] Maître, précepteur spirituel «qui règle la conduite (ācāra)»
[3] Dundas, The Jains. London, NY: Routledge, 2nd edition, 2002.
[4] 30. (1) Non-violence (2) S’abstenir du mensonge, (3) Ne pas s’approprier ce qui n’est pas offert (4) Célibat (5) Pauvreté.
[5] Avadhūt Gītā de Mahātma Dattātreya, traduction de Hari Prasad Shastri. Traduction française de H.J. Maxwell et M.L. de Robilant p.24
[6] La lumière de l'absolu, Yogîndu, 1999, p. 128
[7] Saraha, Dohākoṣagīti (T. do ha mdzod kyi glu) n° 14

L'art de la vache chez les cittars



Extrait de la dernière partie du Tirumantiram (attribué à Tirumular), et intitulée śūnya-saṃbhāṣaṇa (conversation sur le vide) :

பார்ப்பான் அகத்திலே பாற்பசு ஐந்துண்டு
மேய்ப்பாரும் இன்றி வெறித்துத் திரிவன
மேய்ப்பாரும் உண்டாய் வெறியும் அடங்கினால்
பார்ப்பான் பசுஐந்தும் பாலாச் சொரியுமே.


« Il y a cinq vaches dans la maison du Voyant
Qui, sans berger, s’en vont partout
Si elles sont gardées et désaltérées
Elles donneront du lait
. »

Les cittars utilisent un langage très imagé avec des nombreux éléments de la vie rurale. La vache y prend une place centrale. Dans l’exemple ci-dessus les cinq vaches correspondent aux cinq sens. C’est tout un art de garder les vaches sans qu’elles se sauvent partout. En les gardant enfermées on risque de les affamer. Il faut donc les laisser paître en semi-liberté, pour qu’elles se nourrissent et donnent du bon lait. Le lait que donnent les cinq vaches est la sagesse (jñāna)[1]. Les vaches qui donnent du lait sont comparées aux jñāni, les autres vaches sont stériles.

Quand cette idée est associée aux mantras, les cinq vaches, les cinq éléments ou les cinq couleurs correspondent aux cinq lettres du mantra de Śiva : Aum Namaḥ Śivāya, formant une roue (cakra). Oṃ au centre, entouré des cinq syllabes du mantra.[2] Le centre de la roue n’est pas manifeste, mais il s’étend/flue dans le manifesté (māyā) à travers cinq flots de lait. Dans le cadre d’un sādhanā , c’est la récitation du mantra qui fait tourner la roue qui produit le lait. Le lait de la vache-mère nourrit le veau de jñāna[3]. Le veau peut aussi se protéger par un yantra en plaçant la lettre A entre les sourcils, le U au sommet de la tête, en les entourant du M. Sur sa patte le ŚI (bindu) et sur sa corne VA (nada).[4] Le Seigneur est comme la vache-mère, et l’adepte est comme le veau.[5] L’étable est le corps. S’il y reste seul, sans les cinq vaches des sens, privé des sens, il serait inutile.

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Le Tirumantiram de Tirumular daterait du 5ème siècle. A première vue, il comporte des éléments anciens, mais aussi des éléments hathayoguiques beaucoup plus récents.

MàJ 04072013 Yogîndu, Lumière de l'Absolu :
"136. Ces chameaux que sont les cinq sens, ô âme, ne les laisse pas paître au gré de leur fantaisie : après s'être repus de la jungle des jouissance jusqu'à plus faim, ils te feront rechuter dans l'océan des renaissances.", p. 169

Chez Saraha :

DKG n° 42h
"La conscience est [comme] attachée à un lien
Si [le lien] se défait, la conscience est libre. N'ayez pas de doute".
Les insensés sont attachés par toutes les choses

DKG n° 43 "
Ceux qui sont enchaînés tenteront d'aller dans les dix directions
Mais en les laissant libres, ils ne bougeront plus
Amis, je compare [le mental] à un chameau obstiné"

[1] Source des citations ci-dessous

30 JIVA (PASU)

2015 Jnani is the Mature Jiva
The learned cows(Jivas) may wander bellowing,
The power-giddy cows may strut about,
Their insignia displaying;
But precious is a pot's milk (Jnana),
The goodly mature cows (Jnani's) yield;
The rest are but barren cows indeed.


[2] 947: Five Letters are the Five Elements and Five Colors
The Letters that stood thus
Are the Elements Five;
The Letters that stood thus
Are the Colors Five;
If Letters stood in order appropriate
He stood within the Letters, for sure.


[3] 948: Chakra Leads to Nandi's Grace
Thus stood Chakra;
And thus did it extend,
To the four corners of earth;
And thus did Lord stand in Celestial arena
He, Master of comely Maya Land;
And from Nandi flowed Milk of Grace
As from mother-cow unto calf;
Nandi, who stands high aloft Mount Kailas.

[4] 950: Yantra for Siva Mantra

[5] 2109 Lord Yearns After Devotees
Praise Our Lord
In devotion congregational;
Sing His praise within,
And at His Feet adore;
Dance within and know Him;
Then He yearns after you,
Like the cow after its calf.

jeudi 27 juin 2013

Des siddhas tamouls



Chant d'Akkapey-cittar ou Aggapey-cittar. Cittar/siddhar est le terme tamoul pour siddha. C'est un cittar inconnu qui adressait ses chants au mental, "le démon de l'âme". Traduction de Kamil V. Zvelebil dans The Poets of the Powers: Magic, Freedom, and Renewal. "Un Siddha qui réussit à maîtriser le mental est connu sous le nom de "agappey" en tamoul. (c à d., le fantôme intérieur)."

Je n’existe pas
Le Seigneur n’existe pas
Le Soi n’existe pas
Le Guru n’existe pas

Les mantras n’existent pas
L’experience n’existe pas
Les tantras n’existent pas
Les doctrines ont été détruites

Les rituels ne sont qu’un jeu du Démon
La connaissance — une étable vide
Le Seigneur n’est qu’une illusion
Tout est ainsi

Pourquoi étudier et dans quel but?
Pourquoi agir et dans quel but?
Toutes les règles et formes
Ont été brûlées et annulées

Toutes les actions manifestes
Que tu vois sont vides
Celles qui ne se manifestent pas
Apparaîtront dans le pur néant

Tout comme chez les autres siddha, on peut avoir des cittar proche de la dualité des siddhanta shivaïstes, ou en voie de non-dualité. La dualité ne concerne alors pas tellement celle du sujet et de l'objet, mais surtout celle de l'Esprit et de la Matière/le corps. On peut donc trouver des cittars qui méprisent le corps comme Pattinattar.

« Comme j’adorais ce vaisseau mortel gonflé d’air loquace
Ce sac en cuir pour le riz, ce sac déchiré enveloppé de chair
Ce corps fétide, une étable de désir
Qui s’en alla en errant et en mendiant
ô Ekampan de Kañci, Seigneur. »(II 27) 

« Le feu dit Il est mien Mais le ver aussi dit Il est mien
Et la terre dit Eh bien il est mien Mais le faucon dit
Il est mien Et le chacal dit Il est mien
Et veut le dévorer Et le chien méchant dit Il est pour moi
Ce corps fétide que je chérissais tant
Et pour quel profit ? »(XI 26)

Ou des cittar pour qui Shiva était la réalité non qualifiée et transcendante, au-delà de toute forme et connaissance, mais pour qui sa puissance (śakti) était la Déesse, immanente et accessible dans le corps même. C'est uniquement à travers elle que le cittar pourra rejoindre Shiva. Peut-être pas initialement en manipulant la Puissance dans le corps par le yoga, les visualisations et les mantras, comme ce fut le cas plus tard (Kuṇḍalinī). Il y a Pampattic-cittar, dont le nom (pāmpāṭṭi) signifie "celui qui fait danser le serpent", et qui aurait vécu entre le 15ème-18ème siècle. Voici son chant:

Prenez le cheval du mental comme monture
Insérez lui le mors de la raison (buddhi) dans la bouche
Montez gracieusement sur la selle de la colère
Allez au Lieu lumineux, et danse serpent, danse !

Nous avions mis nos pieds dans les sandales du désir
Et mis à sac la forêt des ronces de la vanité en les piétinant
Nous avions mis le feu aux herbes des dangers menaçants
Et transcendé le temps, alors danse serpent, danse !

Sur la montagne qu'on appelle éternité nous nous sommes installés ;
Nous avons accompli tout ce que nous souhaitions ; nous nous sommes purifiés;
En vérité, notre corps ne sera pas détruit ;
Nous vivrons même toujours, alors danse serpent, danse !"


Textes en anglais :

1. I do not exist
The Lord does not exist
The Self does not exist
The Teacher does not exist

Mantras do not exist
Experience does not exist
Tantras do not exist
Doctrines have been destroyed

Rites are just devil’s play
Knowledge — a hollow stable
The Lord is but an illusion
Everything is like that

Why and whatfor to study?
Why and whatfor to act?
All set rules and all forms
have been burnt and annulled

All manifested actions
you see are only Void
Those which in fact do not appear
will appear in Pure Nothingness

2. "I loved this mortal vessel stuffed with blabbering air, this leather bag for rice, this torn sack wrapped in flesh,  this stinking body, cow-stable of lust, and roamed about and begged, o Ekampan of Kañci, Lord " (II 27) Traduction Kamil V. Zvelebil  

3. "The fire says It is mine But the worm, too, says It's mine And this earth says Well, it's mine But the kite says   It is mine And the jackal says It's mine And wants to devour it And the mean dog says It's for me' This stinking body I cherished with love And what was the use ? " (XI 26) Traduction Kamil V. Zvelebil

4. Make the horse called mind a mount,
Insert the bit called intellect in its mouth,
Mount gracefully into the saddle called anger,
Ride to the Clear place and dance snake dance

We placed our feet on the sandals of desire
And stamped to ruins the thorny forest of vanity;
We kindled a fire in the grass of evil traits
And transcended time so dance snake dance

In the mountain called eternity we stood fast;
We accomplished whatever we thought; were purified;
Truthfully, our body won't be destroyed;
We'll even live forever, so dance snake dance
Traduction de David C. Buck

mercredi 26 juin 2013

Pourquoi le Dzogchen est supérieur - Tulku Urgyen



L'opinion actuelle de l'école nyingmapa semble être que le Dzogchen est supérieur aux autres véhicules, à cause des pratiques visionnaires du Franchissement du pic (T. thod rgal). Tout comme la Mahāmudrā  de Gampopa avait été déclassée en Mahāmudrā des sutra, suite au succès des pratiques visionnaires du Kalacakra Tantra, du Dzogchen Nyingthig et autres transmissions aurales, et suite aux attaques de Sakya Pandita etc, la Section de la Conscience (Roi pancréateur et autres textes du Dzogchen radical) a fait l'objet d'un déclassement similaire en Éradication de la Rigidité (T. khregs chod). Notez aussi l'apparition d'une quatrième Section. 

Ci-dessous la traduction française (augmentée de quelques termes tibétains, ajouts, soulignements etc. de ma part), d'un passage du livre Rainbow Painting de Tulku Urgyen Rinpoché, traduit par Erik Pema Kunsang (Boudhanath, Rangjung Yeshe Publications, 1995).

"Dans le système de Mahāmudrā, nous avons la Mahāmudrā des sūtra, la Mahāmudrā des tantras et la Mahāmudrā essentielle. La Mahāmudrā des sūtra correspond au système progressif du Mahāyāna avec les cinq voies et les dix bhūmi. Il est tout à fait différent du Dzogchen. Il ne s’appelle donc pas simplement Mahāmudrā, mais Mahāmudrā des sūtra. La Mahāmudrā des tantras correspond au Mahāyoga et à l’Anuyoga, où l’on utilise la sagesse analogique (T. dpe’i ye shes) pour atteindre la sagesse principielle (T. don gyi ye shes). La Mahāmudrā essentielle correspond au Dzogchen, sauf qu'elle ne comprend pas la pratique du Franchissement du pic (T. thod rgal)[1]. Le Mahāmadhyamika du sens définitif (S. nitārtha) n'est pas différent de la vue Dzogchen de l'Éradication de la Rigidité (T. khregs chod).

Dans le système Dzogchen, il ya aussi différents niveaux. Il ne suffit pas de dire «Dzogchen», sans mentionner un aspect particulier [33]. Le Dzogchen n'est pas une entité unique, il y a quatre subdivisions. A savoir la Section extérieure de la Conscience (T. sems sde), qui est comme le corps. Il y a la Section intérieure de l'Espace (T. klong sde), qui est comme le cœur, et la Section des Instruction secrètes (T. man ngag sde), qui sont comme les veines du cœur. Enfin, il y a la Section secrétissime (T. yang gsang bla na med pa'i sde), qui est comme l'énergie vitale (S. prāṇa) à l'intérieur du cœur, l'essence pure de la force de vie. Quelle est la différence entre ces quatre sections, car toutes les quatre sont du Dzogchen? La Section extérieure de la Conscience du Dzogchen met l'accent sur la qualité consciente de l'esprit, tandis que la Section intérieure de l'Espace met l'accent sur la qualité vide, et la Section des Instructions secrètes met l'accent sur l'unité des deux. La Section secrétissime [2] enseigne tout à la fois – la Base, le chemin et le fruit, ainsi que l'Éradication de la Rigidité (T. khregs chod) et le Franchissement du pic (T. thod rgal). Cette dernière Section est comme une personne qui possède les facultés sensorielles intactes. Rien ne lui manque. Chacun des [huit] véhicules [inférieures] depuis le plus bas, considère qu’il met en œuvre la Vue véridique et authentique, pas une Vue fausse. Mais lorsqu'on regarde le véhicule qui précède [à partir du véhicule qui lui fait suite] il apparaît que le point de vue du véhicule précédent est incomplet ; ce principe s'applique tout le long du parcours jusqu’au huitième yāna. Chaque fois que l'on considère les Vues [des véhicules inférieurs] du point de vue de la Mahāmudrā, du Dzogchen ou de l'ultime Madhyamika, on s’aperçoit qu’elles sont dotées de concepts (S. kalpana) subtils.

Le plus important dans une Vue est de reconnaître la nature de Bouddha. Le mot sanskrit pour la nature de bouddha est « sugata-garbha », le terme tibétain est bde gshegs snying po. Nous devons comprendre que c'est la Vue que nous devrions mettre en oeuvre. Dans les huit premiers des neuf yāna - les véhicules pour les Auditeurs (S. śravaka), Bouddha solitaires (S. pratyekabuddha) et bodhisattvas, les trois tantras externes Kriya, Upa, et Yoga, le Mahāyoga et l’Anuyoga – des notions de plus en plus profondes de la nature de bouddha servent de point de référence. Dans ces véhicules, le contemplateur ou l’observateur de la nature de bouddha, est appelé l'attention ou la vigilance, dans le sens d’une scrutation constante et soutenue de la nature de bouddha, comme un berger veille sur son bétail. Donc, dans ces véhicules il y a deux éléments : la nature de Bouddha et l'attention constante, le non-oubli. La nature de Bouddha doit d'abord être reconnue, puis soutenue continuellement, sans aucune distraction. Quand la vigilance des Trois Vajras se sépare de la nature de Bouddha, le pratiquant n’est pas différent d’une personne ordinaire. Voilà le principe général des huit premiers véhicules."

***

[1] Les pratiques visionnaires.
[2] "The innermost Unexcelled Section of Dzogchen is like the temple’s golden top-ornament in that it’s the highest point of all the nine vehicles." p. 35 Tulku Urgyen

Texte anglais :

"Within the Mahamudra system there is Sutra Mahamudra, Tantra Mahamudra and Essence Mahamudra. Sutra Mahamudra is the same as the Mahayana system describing progressive stages through the five paths and ten bhumis. That definitely differs from Dzogchen, and there- fore it is not simply called Mahamudra, but Sutra Mahamudra. Tantra Mahamudra corresponds to Maha Yoga and Anu Yoga in which you utilize the 'wisdom of example' to arrive at the 'wisdom of meaning. Essence Mahamudra is the same as Dzogchen, except that it doesn’t in- clude TogaL The Great Madhyamika of the Definitive Meaning is no different from the Dzogchen view of Trekcho.

Within the Dzogchen system, there are likewise different levels. It is not enough to say « Dzogchen » without mentioning which particular as- [33] pect of it we are talking about Dzogchcn is not a single entity; there are four subdivisions. There is the outer Mind Section, which is like the body. There is the inner Space Section, which is like the heart, and the secret Instruction Section, which is like the veins within the heart Finally there is the innermost Unexcelled Section, which is like the life- energy inside the heart, the pure essence of the life-force. What is the difference between these four sections, since all four are Dzogchen? The outer Mind Section of Dzogchen emphasizes the cognizant quality of mind, while the inner Space Section emphasizes its empty quality, and the secret Instruction Section emphasizes the unity of the two. The innermost Unexcelled Section teaches everything - ground, path and fruition, as well as Trekcho and TogaL This last section is like a person who possesses the five sense-faculties completely intact Nothing is lack- ing. Each of these vehicles from the very beginning feels that it is putting the genuine, authentic view into practice, and not a false one. But when viewed from the vehicle above, it appears that the viewpoint of the vchiclc below is incomplete; this principle applies all the way up through the eighth yana. Whenever one regards these view from the vantage point of Mahamudra, Dzogchen or the ultimate Madhyamika, these views are all seen to possess subtle concepts.

What is most important concerning the view is to recognize buddha nature. The Sanskrit word for buddha nature is sugata-garbha; the Tibetan term is deshek nyingpo. We must understand that it is the view we should apply in practice. In the first eight of the nine yanas - the vehicles for shravakas, pratyekabuddhas, and bodhisattvas; the three outer tantras of Kriya, Upa, and Yoga; and Mahayoga and Anu Yoga - progressively deeper notions of buddha nature are kept in mind as the point of refer-ence. In these vehicles the viewer, or observer of buddha nature, is called mindfulness or watchfulness, in the sense of keeping constant guard on buddha nature, like a herdsman keeping watch over his cattle. So in these vehicles there are, then, two things: buddha nature and the con- stant attention, the 'not forgetting" it Buddha nature should first be recognized, then sustained continuously without any distraction. When The Three Vajras watchfulness is distracted from buddha nature, the practitioner is no dif- ferent from an ordinary person. This is the general principle of the first eight vehicles."

lundi 24 juin 2013

La liberté universelle


« La liberté peut être noire, jaune, rouge, blanche, verte, bleue ainsi que toutes les choses mobiles et immobiles. La liberté est la femme (prajñā), l’homme (upāya), le produit du coït (kundurujaṃ), le visible et l’invisible (bhāva et abhāva). L’être fulgurant (vajrasattva) est présent (smṛtaḥcomme liberté. » Hevajra Tantra, Partie 2, Chapitre 2

Sanscrit : sukhaṃ kṛṣṇaṃ sukhaṃ pītaṃ sukhaṃ raktaṃ sukhaṃ sitam/ sukhaṃ śyāman sukhaṃ nīlaṃ sukhaṃ kṛtsnaṃ carācaram//
sukhaṃ prajñā sukhopāyaḥ sukhaṃ kundurujaṃ tathā/ sukhaṃ bhāvaḥ sukhābhāvo Vajrasattvaḥ sukhasmṛtaḥ// (32)

Tibétain : bde ba nag po bde ba ser//
bde ba dmar po bde ba dkar//
bde ba ljang gu bde ba sngo//
bde ba mtha' dag rgyu mi rgyu//
bde ba shes rab bde ba thabs//
de bzhin kun du ru skyes bde//
bde ba dngos po dngos med bde//
rdo rje sems dpa' bde bar dran//

Le commentaire (DG 1084) précise que ce que l'on appelle "liberté" est l'intuition du Spontané (S. sahaja-jñāna), qui éprouve (T. nyams su myong) la représentation (S. ākāra) de toute chose, qu'elle soit noire, jaune etc. et laquelle intuition est indissociable à la fois du visible (bhāva), de l'invisible (abhāva) et de l'être fulgurant. La rejonction du Spontané (T. lhan cig skyes sbyor) est le Sceau universel.
"C'est ce qu'on appelle "la présence" (S. smṛty) qui est l'omniscient (S. sarva-jña)
Désormais, dans la consécration du Sceau universel
La liberté universelle de connaître ce qui est (S. yathā)
Est elle-même la puissance (S. bala, śakti) de cela
Le maṇḍala ne se produit pas autrement."
Texte Wylie du commentaire cité :

bde ba zhes pa gang zhig lhan cig skyes pa'i ye shes te/  de ni nag po dang ser po la sogs pa'i rnam pa nyams su myong bar gyur pa mtha' dag brtan pa dang/  g-yo ba dang/  bud med dang/  skyes pa dang/  de gnyis las skyes pa nyams su myong ba'i ye shes dang/ dngos po dang dngos med dang rdo rje sems dpa' zhes pa rdo rje gsum dbyer med pa'i ye shes te/  thams cad bskyed pa'i rim pa rang bzhin kun rdzob kyi bden pa dang/  don dam pa'i bden pa'i rang bzhin nyid de rim pa gnyis dbyer med pa'o//
dran pa zhes pa thams cad mkhyen pa'o//
da ni phyag rgya chen po'i dbang bskur la//
ji ltar shes pa'i bde chen po//
'di ni de yi mthu nyid de//
gzhan las dkyil 'khor 'byung ba med//

dimanche 23 juin 2013

Mahamudra engagée



Un des deux manuscrits utilisés pour le livre de Guenther sur Naropa, le mkhas grub kun gyi gtusg rgyan paN chen nA ro pa’i rnam that ngo mtshar rmad byung[1], contient un résumé des instructions de la Mahāmudrā utilisant la tripartition recueillement (T. mnyam bzhag), recueillement associé (T. rjes thob) et l’alliance des deux. L’auteur de l’hagiographie et donc des instructions serait lha’i btsun pa rin chen rnam rgyal (1473 - 1557), un disciple de Tsang nyeun heruka (1452–1507).


(32)Instructions en trois parties.
1. A l'aide du recueillement, est déterminé le Sceau universel comme la base inengendrée. 2. A l'aide du recueillement associé (S. pṛṣṭhalabdha), on est introduit au Sceau universel comme le chemin sans restriction (S. aniruddha). 3. A l'aide de l'alliance des deux, l'ineffable (S. avyāhāra) sert de mode de manifestation du Sceau universel comme le fruit.

1. [A l'aide du recueillement, est déterminé le Sceau universel comme la base inengendrée]
La perception ordinaire, fraîche et dépassant l'intellect, n'a pas de fond (T. gshis), mais est capable de tout faire en fonction des circonstances (S. pratyaya). Ce fond n'existe pas en absolu, mais son élan (T. gdangs) est réel au niveau conventionnel. Il ne naît pas du côté du visible, et il ne s'arrête pas du côté de l'invisible (S. abhāva). Ni ne se situe-t-il du côté de la différenciation. Les huit contraires se dénouent d'eux-mêmes. Il est alors la vacuité qui possède la meilleur part de toutes les représentations (S. sarvākāravaropetā), libre des trois égarements de la dispersion et de l'erreur. Il se manifeste au moment du recueillement, quand la conscience (S. citta) se reconnaît elle-même.

2. [A l'aide du recueillement associé, on est introduit au Sceau universel comme le chemin sans restriction]
Quand la vacuité surgit sans restriction, le Discernement apparaît. (33a) L'élan propre qui surgit comme le Discernement sans restriction, est pris pour le soi, quand le mental affligé se retourne vers l'intérieur. Puis quand la perception mentale regarde vers l'extérieurs à l'aide des cinq facultés sensorielles, elle crée une séparation entre les choses qui perçoivent et qui sont perçues en leur donnant les noms "devenir" et "quiétude". Elles paraissent réelles, mais elles ne sont pas éprouvées comme de simples apparences. Pourtant les apparences sont des illusions au même titre que les rêves. La perception du recueillement associé surgit comme une illusion (māyā), ou comme réel, quand elle surgit comme la vacuité.

3. [A l'aide de l'alliance des deux, l'ineffable sert de mode de manifestation du Sceau universel comme le fruit]
La vacuité visible du Discernement ineffable, inconcevable et inexprimable est indépendante des trois conditions (T. rkyen)
[2] et dépasse les quatre joies. Elle est supérieure à la Lumière-rayonnement. Dans l'intérêt des êtres, qui dépasse l'intellect <ou dmigs med> la vacuité surgit dotée du coeur de l’altruisme, se manifeste en gardant la même saveur dans l'alliance.

La fonction de cette expérience spirituelle.
Quand [la conscience] est stable, on regarde le vrai visage de ce qui est stable.Surgit alors, comme le centre lumineux de l'espace, le Discernement vide, à l'état brute, libre de toute complication (S. aprapañca).
Quand [la conscience] se manifeste comme les cinq objets sensoriels, on regarde le vrai visage de ce qui apparaît. Les apparences, se figeant et devenant réels, apparaissent alors comme la liberté vide à la saveur unique, semblable à une illusion (māyā).
Si la conscience s'engage, on regarde le vrai visage de ce qui se déploie. L'élan de l'accès au recueillement de l'absence d'objet de cet engagement, est l’altruisme sans appui (S. anālambana), qui travaille dans l'intérêt d'êtres dans l'illusion.
Dès que la non-méditation devient manifeste, l'importance de regarder le vrai visage de la stabilité ou de l'agitation [de la conscience] est très profonde. Même si l'on est un héros de la non-méditation, toujours recueilli, cela n'empêche pas le recueillement associé de surgir comme l'engagement altruiste dans les chemins du monde.

Extrait des Vers qui résument la perfection de la sagesse (Prajñāpāramitāsaṃcayagāthā) :
"Savoir que ces ensembles (skandha) sont vides depuis toujours et dépourvus d'essence
S'engager équanimement pour [le bien des] êtres qui n'ont pas [encore] accès au recueillement
Entretemps, ne pas négliger les instructions de l'Éveillé."





[1] The Life and Teaching of Nāropa, Herbert V. Guenther. Guenther le situe au XIIème siècle, mais l’auteur était un disciple de Tsang nyeun Heruka. Mahāmudrā, pp.263-264
[2] Commentaire d'Advayavajra : luminosité, félicité et non-discursivité/> conditions de concrétisation selon Guenther appearance, symbols (gestures and language) and possibilities of experience. p.81 note 4>

Texte en Wylie :

(32/;) gdams pa la gsum/ mnyam bzhag gi sgo nas/ skye med gzhi  phyag rgya chen po gtan la dbab pa/ rjes thob kyi sgo nas/ ’gag med lam phyag rgya chen por ngo sprad pa/ zung ’jug gi sgo nas/ rjod bral ’bras bu phyag rgya chen po mngon du ’gyur tshul lo//
dang po ni/ tha  mal gyi shes pa so ma blo ’das ’di/ gshis ci yang ma yin pa la/ rkyen gyis cir yang byar btub pa/ gshis don dam du bden par med cing gdangs kun rdzob tu rdzun par med pa/ dngos po’i phyogs su ma skyes/ dngos med  kyi phyogs su ma ’gags/ tha dad kyi phyogs su mi gnas/ mtha’ brgyad rang grol/ yengs ’khrul gyi gol sa gsum dang bral ba’i/ rnam kun mchog ldan gyi stong pa de/ sems rang ngo shes pa’i mnyam gzhag gi dus na mngon du ’gyur//
gnyis pa ni/ stong nyid ’gag med shar ba la rig pa byung (33a) rig pa ’gag med du shar ba’i rang gdangs la/ nyon mongs pa can gyi yid kyi kha nang du bltas nas bdag tu gzung/ yid shes kyi sgo lnga phyir bltas  nas ris su bcad de ’khor ’das su ming btags pa’i gzung ’dzin gyi chos gnyis snang gi ’khrul pa ’di dag kyang/ bden par snang tsam nas snang ma myong ba/ rmi lam ’khrul pa’i snang bas dpes ston te/ rjes shes sgyu ma lta bu cig ’char ba’am/ stong par ’char ba’i dus na mngon du ’gyur//
gsum pa ni/ smra bsam brjod bral gyi rig pa gsal stong ’di/ rkyen gsum dang bral ba/ dga’ ba bzi las ’das pa/ ’od gsal las khyad par du ’phags pa / blo ’das ’gro ba’i don la/ stong nyid sning rje’i sning po can ’char ba de nid/ zung ’jug ro cig chen po’i dus na mngon du gyur/ 
nyams len dngos ni/ gnas na gnas mkhan gyi rang zhal lta/nam mkha’ dangs pa’i skyil ltar/ spros pa’i mtha’ thams cad dang bral ba’i rig stong rjen pa cig ’char/ sgo lnga’i yul du snang na snang mkhan gyi rang zhal lta/ a ’thas bden grub kyi snang ba/ ro cig bde stong sgyu ma lta bur ’char/ ’phro na ’phro mkhan gyi rang zhal lta/ ’phro ba yul med du mnyam gzhag gi rtogs pa’i gdangs/ dmigs med kyi sning rje/ ’khrul pa’i sems can gyi don byed pa/ sgom med chung ngu yang chad la mngon ’gyur pas/ gnas ’gyu’i rang zhal lta ba’i gnad shin tu zab mo//
sgom med dpa’o rtag tu mnyam gzhag kho na yin kyang/ rjes shes ’jig rten las ’das pa’i lam sning rjer ’char ba mi ’gal te/ sdud pa las/

Questions de terminologie


Je remercie Krishna del Toso de me donner l’occasion d’ouvrir un vaste chantier. C’est vrai que j’ai commencé à utiliser de nouvelles traductions, sans m’en être expliqué en avance. Je me le suis permis en ajoutant les termes originels entre parenthèses. Mais cela demande peut-être une explication. Je donnerai d’abord une courte explication pour les termes que Krishna me demande de préciser, suite à mon billet sur le Sceau universel. Et je reviendrai par la suite dans d'autres billets sur mes choix terminologiques. Voici les questions de Krishna :
1) mahāmudrā > "sceau universel", mais pourquoi n'utiliser pas la traduction usuelle de mahā (chen po), c'està-dire "grand" ou "éminent"?
2)  _mahāsukha_ -> pour mahā, même question que la précédente; pour sukha je ne comprend pas pourquoi vous préférez "liberté" au lieu de "plaisir", "joie", "félicité", qui sont plus conformes à la signification originelle du terme. [mahāsukhaikarūpā = "ayant la même nature (ekarūpā) de la grande joie"; la "grande joie", bien sûr, étant une parmi les définitions de la libération finale, mais ne signifiant pas littéralement "libération finale"].
3) (a)kuśalā -> évidemment le texte ici reproduit un stylème typiquement bouddhiste, à savoir la distinction morale entre kuśalā et akuśalā dharmā, en ajoutant (a)manasikārā comme déterminatif du terme dharmā. Je pense donc que la traduction de _(a)kuśalā_ doive respecter le sens moral et être, partant, "(pas) bons/(in)justes/(in)appropriés"; pourquoi vous traduisez plutôt avec "(in)efficaces"?
1) Mahā signifie en effet grand. Mais dans le bouddhisme tardif et après le mahāyāna, le sens de « grand » prend un sens particulier. Quand on dit « grand », on pense petit-grand. Grand par rapport à un plus petit. On peut se demander grand comment ? Quelle taille, quelle hauteur ? Ce n’est pas ce sens de « grand » qui est envisagé. En quoi le grand véhicule, le grand sceau ou grand symbole, la grande Mère (T. yum chen mo) sont-ils grands ? Ils sont grands, parce qu’ils sont universels, ils valent partout et toujours. Ou bien encore, mahā- utilisé comme un préfixe signifie justement que l’on passe à un autre niveau, où les contraires grand-petit, premier-dernier etc. ne s’appliquent plus. C’est un dépassement des contraires, qui inclue ces mêmes contraires. D’ailleurs dans le sens du "grand sceau", c’est bien expliqué. On donne l’exemple du sceau du cakravartin, le roi universel. Quand ce roi fait un décret et y place son sceau, partout dans son royaume, l’univers, ce sceau qui représente son pouvoir royal, s’applique. Dans le Sceau universel, il en va de même. Tout ce qui se manifeste, tout ce qui apparaît porte le sceau de la vacuité visible, du Discernement. Il me semble tout simplement qu’universel traduit mieux le sens de mahā que grand, qui ne veut pas dire grand-chose après tout.

2) Pour mahāsukha c’est un peu différent. C’est par l’étude du commentaire d’Advayavajra des Distiques de Saraha, et plus tard du Dzogchen radical du Kun byed rgyal po etc. que je suis arrivé à cette traduction. Quand je publierai ce texte, ce sera plus évident.

Pour moi, les traductions habituelles « félicité » et « béatitude » sont trop chargées et ne fonctionnent pas. Félicité : « Jouissance extrême, bonheur parfait. ». Béatitude : « Félicité éternelle que goûte l'homme jouissant de la vision de Dieu. » Nous avions déjà une félicité extrême et éternelle, à quoi sert-il d’y ajouter le qualificatif « grande » ? S’ajoute à cela l’image que véhicule en occident le bouddhisme tantrique d’une félicité ou béatitude provoquée ou stimulée par des pratiques comme la karmamudrā, avec ses quatre joies, et cette félicité ou béatitude devient une sorte d’orgasme spirituel. A l’échelle cosmique, puisqu’il est « grand ». Je n’ai rien contre l’orgasme, au contraire, mais ce n’est pas de cela qu’il est question dans mahāsukha. Ni d’une félicité en jouissant de la vision de Dieu dans le cadre du bouddhisme du moins.

La mahāsukha est la conséquence de la vacuité, et notamment quand la vacuité se diffuse dans sa propre expérience, dans le monde. Au lieu de rester enfermé dans une vacuité stérile, le bodhisattva retourne dans le monde, "le saṁsāra", et s’y engage. C’est son libre choix. Mais grâce à la vacuité, l’expérience n’est pas la même que celle d’un être dont ce n’est pas le libre choix. La vacuité procure une certaine légèreté, car les afflictions (kleśa) n’ont pas le même poids (ni la même nature), ce qui fait que l’on se sente plus libre pour agir, moins accablé, et donc plus efficace. Quel est le constituant principal de cette félicité, si ce n’est la liberté ? De toute façon, cela cadre très bien avec la mentalité occidentale… mais il n’y a pas que ça.

Nous avons deux termes, que je vois comme un couple. Duḥkha et sukha. Le suffixe –kha indique un état d'humeur. Restent les racines Duḥ= dus, qui signifie « pénible, désagréable, douloureux; difficile, malaisé » et Su, qui signifie « bon, bien; beau, joli, agréable, aisé ». En gros, quelque chose peut aller de soi, se dérouler comme il faut, selon les attentes, comme prévu, et ce sera sukha, ou quelque chose ne va pas de soi, demande beaucoup d’effort, ne se déroule pas du tout comme il faut etc. et ce sera duḥka, pénible, malaisé. Donc aisé et malaisé. J’avais d’ailleurs initialement choisi « aise » pour traduire « sukha », mais « liberté » fonctionne mieux je trouve.

Il y a aussi une notion de type taoïste d’un processus naturel, qui se déroule au mieux, de façon aisée, quand on intervient le moins possible (C. wu wei T. byar med). La perfection naturelle diraient nos amis dzogchenpa.

3) Ce qui nous ramène au dernier point, (a)kuśalā. Il y aura beaucoup à dire, et je reviendrai sur ce point. La notion morale de (a)kuśalā doit se rapporter à l’objectif final posé par le Bouddha : éliminer la souffrance. Ce qui réduit ou élimine la souffrance est kuśalā, ce qui la provoque ou l’augmente est akuśalā. Nos actions dans ce sens peuvent alors être efficaces ou inefficaces.

Kuśalā signifie « bon, juste, approprié à, convenable pour » mais aussi « sain, prospère, en bonne santé » ou encore « capable, habile, adroit; expert, instruit ». L’ensemble de ces significations m’a conduit à choisir pour efficace et inefficace, plutôt que vertueux ou non-vertueux, ou quelque chose de semblable.

C’est étrange comment se forment les traductions. Vertueux signifie « Qui pratique, poursuit la vertu, le bien, qui est mû par un idéal moral, religieux » au bout de plusieurs siècles de christianisme. Mais le mot vertu, dont vertueux est l’adjectif, vient du latin virtus, et désigne les qualités que doit avoir un homme (vir), à savoir un mélange d'énergie, de force morale et de courage. Efficacité cadre bien avec cela.

Quand le bouddhisme est considéré comme une religion, on peut le traiter comme tel et lui donner des traductions qui conviennent bien à une religion. Il y a d’ailleurs de bons arguments, pour traiter le bouddhisme comme une religion, et il s’est souvent comporté comme une religion. Mais il y a eu aussi des moments, où des bouddhistes ont pris leurs distances avec les aspects religieux du bouddhisme. Je crois pouvoir détecter des éléments allant dans ce sens dans le mouvement des siddhas. Mais aussi chez des philosophes de langage comme Jñānaśrīmitra, un des professeurs d’Advayavajra. Et certainement chez Saraha, tel qu’il est vu par Advayavajra, et la Mahāmudrā qui en résulte, ou dans les parties les plus anciennes du Kun byed rgyal po.

J’essaie de faire le même choix dans mes traductions. Si je peux éviter les traductions aux couleurs religieuses trop excessives, je le fais. Quand c’est inévitable, je n’ai évidemment pas le choix. Les religions ont pris le pouvoir sur certains mots, mais il n’est pas exclu d’utiliser certains termes religieux quand ils traduisent bien l’idée recherchée. L’importance, en ce qui me concerne, est que les mots soient vivants, et pour être vivants il faut qu’ils soient le centre d'une discussion et d'une réflexion.

samedi 22 juin 2013

Définition de mahamudra par Advayavajra


Définition de Mahāmudrā d’Advayavajra dans le Caturmudrā (T. phyag rgya bzhi gtan la dbab pa)

Āḥ "Le Sceau universel" (S. mahāmudrā) est à la fois un "sceau" et "universel", et par conséquent il est le Sceau universel. Son absence de nature propre (S. niḥsvabhāvā) [implique] l'absence d'obnubilation par les connaissables (S. jñeyādyāvaraṇa) etc. L'absence de souillure (S. amala), semblable au ciel de midi d'un beau jour d'automne, [lui permet] d'être la base de toute chose parfaite (S. sampadādhārabhūtā). Il est la nature (S. svarūpā) unique dépassant les pôles du devenir et de la quiétude (S. bhavanirvvāṇaika). Son engagement (S. karuṇā) dans le monde sans appui (S. anālambana) est de la nature (S. rūpā) de la liberté universelle (S. mahāsukha).

Ainsi, toutes les choses non intellectualisées (S. amanasikārā dharmmā) sont efficaces (S. kuśalā). Tandis que toutes les choses intellectualiseés (S. manasikārā dharmmā) sont dites inefficaces (S. akuśalā). En vers :

"N'ajoutant rien de mentalement construite/différenciée (S. avikalpitasaṅkalpa)
Le mental ne s'investie en rien (S. apratiṣṭhita)
Et reste sans remémoration (S. asmṛty) ni intellectualisation (S. amanasikāra)
À l'insaissable (S. nirālamba) je rends hommage."

Voilà comment il faut comprendre le Sceau universel. C'est ainsi que, de la nature inconcevable (S. acintyasvarūpa) du Sceau universel, naît le fruit suprême du Sceau de l'engagement (S. samayamudrā).

C'était le troisième point qui montre (S. nirdeśa) comment le Sceau universel est le fruit sans souillure (S. vaimalya).

***

Texte tibétain Wylie (DG 2225) :

a'a: phyag rgya chen po zhes bya ba ni phyag rgya yang yin la chen po yang yin pas phyag rgya chen po ste/ rang bzhin med pa nyid shes bya la sogs pa'i sgrib pa spangs pa/ ston ka'i nyi ma phyed kyi nam mkha' ltar dri ma med pa/ phun sum tsogs pa mtha' dag gi gzhir gyur pa/ 'khor ba dang mya ngan gyi mtha' las 'das pa gcig pa'i rang bzhin/ dmigs pa med pa snying rje'i lus bde pa chen po'i rang bzhin no//
de bzhin du yid la byed pa med pa'i chos dge ba'o// yid la byed pa'i chos mi dge ba'i zhes gsungs pa dang/
kun du rtogs pas ma brtags pa//
rab tu mi gnas pa yi yid//
dran pa med cing yid byed min//
dmigs pa med la phyag 'tsal 'dud// 
ces bya ba gang yin pa de phyag rgya chen po yin par rig par bya'o//  de'i phyir phyag rgya chen po bsam gyis mi khyab pa'i rang bzhin las/ dam tsig gi phyag rgya mchog gi 'bras bu skye bar 'gyur ro// phyag rgya chen po dri ma med pa'i 'bras bu nges par bstan pa ste gsum pa'o/ //


āḥ-mahāmudreti | mahati cāsau mudrā ceti mahāmudrā (ceti)| mahāmudrā niḥsvabhāvā jñeyādyāvaraṇavivarjjitā śaradamalamadhyāhnagaganasaṅkāśā sakalasampadādhārabhūtā bhavanirvvāṇaikasvarūpā anālambanakaruṇāśarīrā mahāsukhaikarūpā | tathā ca,amanasikārā dharmmā kuśalā manasikārā dharmmā akuśalā pravacane ca |
avikalpitasaṅkalpa apratiṣṭhitamānasa |
asmṛtyamanasikāra nirālamba namo'stu te || 
iti yā sā mahāmudretyabhidhīyate | tayā mahāmudrayā acintyasvarūpayā samayamudrākhyaphalaṁ jāyate | mahāmudrāvaimalyanirddeśastṛtīyaḥ ||3||

MàJ 230613

Jamgoeun Kongtrul dans le Trésor de la connaissance (shes bya kun khyab, smad cha p. 379)

"Le terme "Mahāmudrā" est en fait un terme appartenant uniquement au mantrayāna et qui signifie que dans l’union (yuganaddha), toutes les choses sont pénétrées de la nature de la Mahāmudrā et que de ce fait, elle est ‘universelle’. Rien ne lui échappe.

Toutes les apparences extérieures sont union de manifestation et de vacuité. Toutes les cognitions intérieures sont union de Discernement et de vacuité. Toutes les sensations, qui sont la rencontre entre les manifestations et le Discernement sont union de liberté et de vacuité. Les deux premières "unions" sont appelées "la vacuité qui possède la meilleur part de toutes les représentations (S. sarvākāravaropetā)". La dernière est appelée "la suprême liberté immuable". On peut également désigner par le nom Mahāmudrā séparément la vacuité et la liberté universelle."

gnyis pa ni/_spyir phyag rgya chen po zhes bya ba'i tshig gi tha snyad ni sngags kho nar gsungs shing don ni zung du 'jug pa la phyag rgya de'i rang bzhin gyis chos thams cad la khyab pas chen po ste chos thams cad de las mi 'da' ba'o/_/de'i tshe phyi'i snang ba mtha' dag snang stong zung 'jug_/nang gi rig pa mtha' dag rig stong zung 'jug_/snang rig phrad pa'i tshor ba mtha' dag bde stong zung 'jug yin pa las dang po gnyis la rnam kun mchog ldan gyi stong nyid ces bya/_phyi ma la mchog tu mi 'gyur ba'i bde ba chen po zhes gsungs shing*/_stong nyid dang bde chen so so la phyag chen gyi sgras bstan pa'ang yod de/

jeudi 20 juin 2013

Dharmakaya, dharmata, dharmadhatu


Trois termes qui sont apparus à différentes époques, le dharmakāya en premier. Franklin Edgerton se demande dans son dictionnaire de sanscrit hybride bouddhiste, si le terme dharmakāya ne doit pas être rendu par « corps spirituel ».[1] Edgerton traduit d’ailleurs dharmatā par « condition naturelle, état normal, ou nature véritable » et dharmadhātu par « sphère de religion ».[2] Leur sens peut varier selon les époques et le contexte.

Ce que ces mots composés ont en commun est le terme dharma ou dharman, qui a de sens multiples, dérivés de la racine dhṛ, qui veut dire « tenir fermement, retenir, soutenir, porter… ». Dharma ou dharman est alors ce qui soutient ou structure, d’où le sens de loi, ordre établi, loi naturelle etc. Le terme semble s’appliquer à la fois à la structure dans son ensemble qu’aux éléments de cette structure qui porte. Ces éléments sont porteurs de propriétés, de qualités, d’attributs. Dans le bouddhisme ancien, ces éléments (dharmā) étaient considérés comme ayant une existence réelle, bien qu’éphémère. Mais cette réalité a été progressivement vidée de sa substance, par les prajñāpāramitā, par Nāgārjuna, le madhyamaka et par le cittamātra/yogācāra où cette réalité devint uniquement spirituelle (idéalisme), voire illusoire (māyā).

Dans le bouddhisme ancien ainsi que dans le sāṃkhya, les dharmā sont aussi l’objet du sens interne ou mental (S. manas T. yid), au même titre que les objets sensibles sont l’objet de la faculté sensorielle respective. Par exemple, l’oeil et la faculté visuelle perçoivent les objets visuels. De même, le sens interne ou le mental perçoit les dharmā. Quelque soit la réalité d’un objet extérieur, ce que peut percevoir le mental (manas) - et par là la conscience ou l’esprit (citta) - ce que le mental perçoit de cet objet, ce sont ses propriétés (dharmā) sensibles. Mais la nature de ces propriétés est intelligible, information, ce qui permet au sens interne de les traiter en tant que telle.

D’un point de vue cognitif, on pourrait donc dire que le dharmakāya est un corps, un ensemble, de propriétés, que le dharmatā est la nature des propriétés et que le dharmadhātu est la sphère de toutes les propriétés.

Ces termes sont utilisées dans le cadre d’une approche spirituelle, le bouddhisme, qui cherche à atteindre un bonheur profond et permanent en éliminant tout ce qui peut l’empêcher de se manifester. C’est en cela que son objectif est proprement spirituel et qu’il faudrait le désigner ainsi.[3] Spirituel est l’adjectif de l’esprit. Plus précisement « (Ce) qui est de l'ordre de l'esprit ou de l'âme, qui concerne sa vie, ses manifestations, qui est du domaine des valeurs morales et intellectuelles; (personne) qui étudie ce domaine. » Il ne s’agit pas de poser la réalité de l’esprit ou de l’âme, sur laquelle le Bouddha préfère d’ailleurs ne pas se prononcer, parce que n’est pas utile dans le cadre de l’objectif tel qu’il est posé.

L’avantage de l’utilisation de l’adjectif spirituel est donc de rappeler dans quel contexte ces termes sont utilisés. Les débats entre bouddhisme et science sont à la mode, mais n’ont pas vraiment de terrain commun. Évidemment, le bouddhisme pourra suivre les progrès des neurosciences, pour éventuellement réajuster ses théories, mais l’objectif du bonheur en vivant bien n’est pas un objectif scientifique.

Le mot esprit vient de spiritus, qui signifie « principe de vie », « âme », ou « souffle ». Le souffle en question est le souffle créateur envoyé par Dieu, le souffle qui anime. Mais le souffle qui anime n’a pas besoin d’être envoyé par un Dieu. On retrouve l’idée d’un souffle animant chez les grecs (p.e. Anaximène ), « pneuma », chez les chinois, « qi », ou en Inde, « vyāna » ou « prāṇa », où elle n’est pas forcément mis en relation avec un créateur, mais néanmoins souvent avec une Nature divinisée.

L’âme, l’élan animant, peut être pris simplement comme le symbole métaphysique du mystère de l’existence, l’animation, la vie. Sans la prendre pour une substance ontologique, ou le souffle d’un dieu créateur. Pour éviter ces associations, le mot âme a été délaissé, au profit de celui d’esprit, qui a cependant des origines très similaires. A la différence du mot « âme », qui désigne immédiatement un être, le mot « esprit » peut renvoyer à des états de conscience (T. gnas) (conscience, inconscience, attention, inattention), à des puissances (S. śakti T. nus pa) (volonté, raison, imagination…) et à des actes (raisonner, désirer, vouloir).[4]

Généralement, c’est l’ensemble des fonctions de l’esprit, ou de l’âme, qui est désigné par le terme sanscrit « citta ». Ce mot peut se traduire par « connaissance; pensée; esprit, intelligence; cœur, sagesse ». « Son siège est le cœur, où il est associé à l'Âme (S. jīvātman), « l’essence du vivant ». La traduction tibétaine de « citta » est d'ailleurs « sems ». Il regroupe alors les 3 fonctions spirituelles 1. Mental (S. manas T. yid), 2. Intellect (S. buddhi/mahat T. blo) et 3. (S. ahaṃkāra ≈ T. bdag ‘dzin/nyon yid).

Il existe aussi une utilisation particulière de « citta », où ce terme fait partie d’un « quadruple sens interne » (S. antaḥkaraṇa). Ce terme apparaît dans le sāṃkhya et du vedānta et plus particulièrement dans l'advaita vedānta. Aux trois fonctions ci-dessus est ajoutée une quatrième, la conscience (citta), qui dans certains textes peut englober les trois autres.

Dans l’approche du yoga, et par là dans le bouddhisme yogācāra et dans les écoles qui s’y rattachent, on croit que l’activité psychique et mentale peut être contrôlé en intervenant directement sur le souffle vital, qui devient ainsi une substance ontologique, que l’on tentera de capturer, guider et maîtriser par des systèmes de yoga de plus en plus élaborés. Mais la concentration reste toujours une autre méthode pour contrôler l’activité psychique et mentale.
2. Le yoga consiste à suspendre l’activité psychique et mentale[5]
34. On parvient également au contrôle de la fluidité psycho-mentale par expiration et rétention du souffle vital[6].
35. Mais si on se concentre volontairement sur les objets perçus par les sens, on provoque aussi la stabilité intérieure[7] ;[8]
Il s’agit de deux méthodes différentes pour arriver au yoga. Mais celle qui veut intervenir directement sur le souffle vital (« l’âme »), le réifie et le rend concret. L’âme n’est alors plus traité comme un mystère, et comme un symbole, mais comme une substance ontologique. Quand on sort de la suspension de jugement confortable que permet le mystère, on a tendance à expliquer et à théoriser. C’est ce qui n’a pas manqué de se produire.

A condition de laisser entier le mystère de « l’esprit », je ne vois pas de mal à traduire dharmakāya par corps spirituel. Il correspond en gros et au niveau individuel à ce que le sāṃkhya appelle puruṣa, les vedānta le Soi et la Reconnaissance Śiva. La substance spirituelle, qui n’est pas une substance ontologique, et qui n’est autre que la nature de chaque dharma, l’absolu de chaque élément relatif si on veut, peut être vue comme remplissant une fonction similaire aux essences (tattva). Le corps spirituel (dharmakāya), qui est le véritable Bouddha, peut être opposé aux corps formels (rūpakāya) qui sont sa part manifeste. Quand tous ces cloisonnements tombent, et qu’il n’y a pas de différence entre soi et autre, entre la vérité relative et la vérité absolu, entre corps spirituel et corps formels, on parle de l’élément spirituel (dharmadhātu). C’est l’un dans le multiple, ou le multiple dans l’un, en toute transparence. Les différences sont adventices.

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[1] Buddhist Hybrid Sanskrit Grammar and Dictionary p. 277

[2] Ibid. p. 278

[3] Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot, p. 20

[4] L’âme, Élie During, p. 19

[5] yogaḥ cittavṛtti nirodhaḥ. Patañjali donne cinq « matrices » productrices d’états psycho-mentaux (S. cittavṛtti), à savoir la non-reconnaissance (avidyā), le sentiment de l’individualité (asmitā), la passion, l’attachement (rāga), le dégoût (dveṣa), et la volonté de vivre (abhiniveṣa). Comparer cela aux trois sortes de soif enseignées par le Boudha. La soif de choses sensibles (S. kāma-tṛṣṇā), la soif d’existence/de devenir (bhava-tṛṣṇā) et la soif de non-existence (vibhava-tṛṣṇā). Source : Mircéa Eliade, Patañjali et le yoga, p. 50

[6] pracchardana vidhāraṇābhyāṁ vā prāṇasya

[7] viṣayavatī vā pravṛttiḥ utpannā manasaḥ sthiti nibandhanī

[8] Traduction de Jean Papin

samedi 15 juin 2013

Que des propriétés



Il est dit souvent que le dénominateur commun du bouddhisme est la théorie de la corrélation (S. idappaccayatā; T. phen tshun ltos pa nyid) ou de la coproduction conditionnée (S. pratītya-samutpāda T. rten cing 'brel bar 'byung ba). Mais Nāgārjuna lui enleva toute substance et le Roi pancréateur (T. kun byed rgyal po) la déclara hors sujet. En revanche, la théorie des cinq agents (S. pañcākāraḥ) sous une forme ou une autre joue un rôle central dans toutes les formes du bouddhisme, y compris dans le Dzogchen radical ainsi que dans d’autres religions.

Les cinq agents (S. pañcākāraḥ) forment un ensemble, tout comme les cinq doigts de la main. Ils sont à la fois un et multiple. En pensant à l’un, le multiple se simplifie (S. ekāgratā), en pensant au multiple, l’un se complexifie (S. pra-pañca). La simplification est vécue comme de la quiétude (S. sukha), la complexification est vécue comme de l’inquiétude (S. dukkha). La complexification correspond à la main dépliée, la simplification à la main repliée. S’installer dans la complexification, se disperser, correspond au saṁsāra, s’installer dans la simplification, se recueillir, au nirvāṇa.

Selon plusieurs croyances, la Nature (S. prakṛti) se manifeste initialement à travers cinq agents, qui aboutissent en les « cinq éléments » , la matière primaire du monde matériel. C’est l’Objet, le ça manifeste. Le Sujet (S. puruṣa), le Soi, paraît être un, mais il peut à son tour se décomposer en cinq « agents », ce que le Bouddha n’a pas manqué de faire. Comme si tout ce qui se manifeste, de façon matérielle ou immatérielle, devait être quintuple. Se manifester, c’est être là, c’est se déployer dans l’espace (matériel ou immatériel). L’espace a quatre directions, quatre quartiers. Cinq, si on comptait le centre où se trouve celui qui regarde dans les quatre directions. Mais ce centre ne va nulle part et n’a pas de direction. Toute connaissance a un objet de connaissance. L’objet de connaissance doit être manifeste pour être connu. Il doit être là, dans l’espace (matériel ou immatériel). Du Sujet ne peut être connu que ce en quoi il est manifeste, ce qui est là. Ce qui se manifeste et qui est pris dans son ensemble pour le Sujet, selon le Bouddha, ce sont les formes physiques, les sensations, les perceptions, les compositions mentales et les consciences. Les "cinq aliments".

Même l’interaction entre le Sujet et l’Objet est quintuple. Un objet est connu par ses propriétés visuelles, auditives, olfactives, gustatives et tactiles qui sont perçues par leurs facultés correspondantes. Un objet n’est autre que la somme de ses propriétés sensorielles. Si celles-ci ne sont pas perçues, sont-ce encore des propriétés ? Ces propriétés sont en fonction des facultés qui permettent de les percevoir. Si nous n’avions pas de trous dans le crâne au niveau des yeux, des oreilles etc. permettant de les percevoir, ces propriétés ne seraient pas celles des objets. A qui appartiennent alors ces propriétés ?

Et pourtant les propriétés appartenant ni au Sujet, ni à l’Objet, c’est tout ce qui peut être connu. Nous ne connaissons pas directement les « objets », qui ne sont que des ensembles de propriétés sensorielles, mais seulement des propriétés, qui ne font pas partie intégrante de l’objet. Elles ne font pas partie intégrante non plus du sujet. Elles apparaissent par l’interaction des deux. Quel genre de chose est-une « interaction » ? Comment reconnaît–on une interaction, si ce n’est encore par ses propriétés. Encore des propriétés. Toujours des propriétés. C’est l’ensemble des propriétés qui fait la réalité, qui est un fourmillement de propriétés, dont on ne voit et reconnaît que celles qu’on a appris à voir et reconnaître.

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Installation d'Antonio Gonzales Paucar, "The Fly Man"

lundi 10 juin 2013

La sagesse du miroir



« La voie du ciel qui agit sans entrave parachève tous les êtres; la vertu du souverain qui se manifeste sans entrave obtient la soumission du monde; la vertu du saint qui opère sans entrave gagne tous les cœurs. Qui connaît le ciel, comprend la sainteté et saisit en toute circonstance la vertu du souverain ou du roi, celui-là agit de lui-même sans éclat et en toute tranquillité. Ce n’est pas parce qu’il recherche la tranquillité comme un bien, mais parce que tous les êtres ne peuvent plus émouvoir son cœur. Lorsque l’eau est tranquille, elle peut refléter la barbe et les sourcils et sa surface est si unie qu’elle peut servir de niveau au maître charpentier. Si la tranquillité de l’eau permet de refléter les choses, que ne peut celle de l’esprit? Qu’il est tranquille, l’esprit du saint ! Il est le miroir de l’univers et de tous les êtres. Le vide, la tranquillité, le détachement, l’insipidité, le silence, le non-agir sont le niveau de l’équilibre de l’univers, la perfection de la voie et de la vertu. C’est pourquoi le souverain, le roi et le saint demeurent toujours en repos. Ce repos conduit au vide, un vide qui est plénitude, une plénitude qui est totalité. Vides, ils peuvent rester tranquilles; cependant, ils peuvent se mouvoir efficacement. Qui garde sa tranquillité n’agit pas : il laisse ce soin à ceux qui reçoivent mission d’agir. Heureux celui qui n’agit pas ! Il ne connaît ni chagrin ni misère et il vit longtemps. Le vide, la tranquillité, le détachement, l’insipidité, le silence et le non-agir constituent le principe de tous les êtres. »

Tchouang-tseu dit :

« Ô mon Maître! Ô mon Maître!
Tu détruis tous les êtres du monde
et pourtant tu n’es pas cruel;
tes bienfaits s’étendent à dix mille générations
et pourtant tu n’es pas bon;
tu es plus âgé que la haute Antiquité
et pourtant tu n’es pas vieux;
tu recouvres le ciel et portes la terre,
tu tailles et tu sculptes toutes les formes
et pourtant tu n’es pas habile;
telle la voie du ciel.
 »

Exraits de chapitre 13, La voie du ciel, Philosophes taoïstes, La Pléiade, pp. 177-178, traduction de Liou Kia-hway, relue par Paul Demiéville