L’homme a toujours cherché à être à l’abri de revers de fortune en matière de sa prospérité, sa descendance, la fertilité de ses champs et de son cheptel, sa santé physique et mentale, sa virilité, sa carrière et sa tranquillité posthume... Les différents objectifs dans le cadre de la recherche d’une vie confortable (par les moyens dont on dispose) peuvent être appelés « désirs » (
kāma). Shingo Einoo [1] compare dans son article les rituels que l’on trouve dans divers textes (védiques, shivaistes, bouddhistes…) pour réaliser ces désirs, ou pour réussir ces objectifs. Les listes des « objectifs » auxquels les rituels pourvoient parlent d’elles-mêmes. Il y a très peu de différences en ce que « désiraient » les indiens, qu’ils pratiquaient les Védas, les
saiva tantras ou les tantras bouddhistes.
Les rituels védiques qui accomplissaient ces objectifs étaient appelés «
kāmya » et se pratiquaient par des sacrifices le plus souvent les jours de pleine lune ou de nouvelle lune (
kāmyeṣṭi). Comme le remarque Einoo, les mêmes objectifs et désirs changent de nom dans les tantras : on ne parle plus de
kāma mais de
siddhi. On pourrait traduire
siddhi par « fins » ou desseins. Fin dans le sens qu’on y aspire, et fin dans le sens d’un objectif atteint ou réussi. Les listes de
siddhi que proposent les tantras ne présentent pas de différences essentielles avec celles des
kāma. L’homme change finalement peu avec les âges, les croyances et les rituels qui passent. Et même les méthodes (védiques, shivaistes, bouddhistes…) ne sortent pas du cadre de séries de sacrifices à des dieux et des démons considérés comme les agents qui font tourner le monde ou le
kāmadhātu.
« La magie a la même finalité que la mécanique. Il s'agit d'essayer d'arracher à la nature ses secrets, c'est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d'agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire. » Le voile d’Isis, Pierre Hadot, p. 116
Nous appelons cette méthode pour accomplir les « intérêts humains » (
kāma,
siddhi) «
magie », mais ceux qui utilisaient « les rituels » pour les accomplir n’avaient aucune notion de magie, d’êtres surnaturels etc. Tout cela faisait simplement partie de leur quotidien. Comme il peut être normal pour nous de nous adresser à un courtier pour prendre une assurance afin de nous protéger contre certaines calamités. Le mot magie vient de mage, un spécialiste en sciences occultes. Nous sommes obligés d’ajouter l’adjectif «
occultes », mais pour ceux qui les consultaient les mages étaient des véritables professionnels au même titre que ceux qui nous donnent une « aide professionnelle » de nos jours. La magie antique est devenue la mécanique et la science en passant par la magie naturelle.
La plupart des religions que nous pratiquons actuellement ont connu leur essor quand la magie antique et la magie naturelle n’avaient pas encore (entièrement) disparus. Les «
sciences » étaient encore « religieuses » et pas encore fragmentées en sciences indépendantes. Les agents de la Nature, les dieux, les démons et les génies n’avaient pas encore disparues de la scène. Pour donner un exemple, le médecin de Gand
Jan Palfijn (1650–1730), d’après qui est nommé l’hôpital de Gand du même nom, croyait que certaines malformations du corps (« monstres ») étaient dues à « l’Opération du Démon »
[2].
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Illustration du livre de Jean Palfijn |
Les religions ont souvent le regard tourné vers le passé, quand leur fondateur avait reçu sa transmission directement, par vision ou autrement d’un Dieu ou d’un être surnaturel. Elles considèrent souvent que la religion était alors au stade le plus pur de son existence, et que par la suite les choses pouvaient seulement se dégénérer. L’objectif était alors de préserver autant que possible la religion dans son état virginal. Dans la pratique cela revient souvent à garder intacts et entiers («
arrested development ») les « sciences religieuses » et le
magisme, y compris celles qui aident les « croyants » à accomplir leurs désirs (
kāma,
siddhi, voeux). Cela n’empêche pas que les sciences « issues » des « sciences religieuses » (tib.
rig pa'i gnas) aient continué leur propre évolution de leur côté. Le « respect des traditions » condamne les religions à rester figées dans le passé.
Les « sciences religieuses » sont aussi « matérialistes » que les sciences modernes, mais cela n’empêche pas
certains religieux de qualifier les sciences modernes de matérialistes et les « sciences religieuses » de spirituelles. Nous avons donc le luxe, pour accomplir nos desseins, de pouvoir nous adresser à des professionnels, ou de faire appel à des officiants de rituels religieux pour réaliser les
kāma ou les
siddhi.
Pour justifier la pratique de ces rituels, certains bouddhistes pointent quelquefois vers l’inséparabilité des deux vérités : relative et absolue. Pratiquer une religion uniquement de façon « intérieure » ou « mystique » ne suffit pas. Il faut aussi faire les rituels qui appartiennent, selon eux, au domaine de la vérité relative. Seulement, une des sources de la pratique associée des deux vérités est le
Kudṛṣṭinirghātana) attribué à Advayavajra/Maitrīpa, définie les pratiques « relatives » comme étant les cinq premières perfections du bodhisattva, la sixième, la sagesse, étant du domaine de la vérité absolue. Les rituels sacrificiels relatifs aux
kāma et
siddhi, avec leur
monde imaginal de dieux et démons, n’entre pas en jeu.
Ce monde imaginal et magique est comme une troisième vérité, entièrement religieuse celle-ci, ajoutée à la vérité absolue et la vérité relative.
Henk Blezer[3] montre que les instructions du Bardo (de
Karma Lingpa 1326–1386 et d’autres) introduisent un nouvel « état intermédiaire », ou dans ce cas intercalé, qui correspond justement à ce monde imaginal, et qui permet toutes sortes de rituels sacrificiels en vue d’obtenir les
siddhi.
Certains vajrayanistes traditionalistes ont tendance à considérer la vérité relative comme intègrant cette troisième vérité. Nier ou ignorer ce monde imaginal et les rituels qui vont avec est alors considérer comme ne pas respecter ou ignorer la vérité relative tout court. La même tactique est utilisée quand des critiques sont émises sur les éléments de la troisième vérité du bouddhisme tibétain. On est alors accusé de matérialisme ou de nihilisme, et d’
attaquer le bouddhisme tout court, comme si c’étaient ces élements-là qui le définissaient spécifiquement.
Je le rappelle régulièrement dans mon blog, quand
Réchungpa visita le Népal avec son maître Dzogchen (kyi ston), une pratiquante de
bouddhisme Newar lui dit que le Dzogchen était une pratique que l'on trouvait uniquement parmi les yogis tibétains et que c'était une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les
siddhis… Un siècle plus tard, le nouvel état intermédiaire (troisième vérité) fut introduit, et cela n’a pas changé depuis.
Les désirs (
kāma) sont la cause de la souffrance dit le bouddhisme, mais si l’on passe par les rituels tantriques que propose le bouddhisme tibétain (après les Védas et les
saiva tantras), ils ne sont plus des désirs, mais des
siddhi. Les lamas et la pratique des rituels aideront à les réaliser.
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Ex voto Eglise de Bonfin |
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[1] From kamas to siddhis, Tendencies in the Development of Ritual towards Tantrism,Shingo ElNOO, publié dans le livre
Genesis and Development of Tantra.
[2] «
Description anatomique des parties de la femme, qui servent à la generation: avec un traité des monstres, de leur causes, de leur nature et de leur differences; et une description anatomique de la disposition surprenante de quelques parties externes et internes de deux enfants nés dans la ville de Gand »
[3] 1997, Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept, Research School CNWS, School of Asian, African, and Amerindian Studies, p. 27