jeudi 30 janvier 2014

Mythe et réalité selon Bruegel




La chute d'Icare de Pieter Bruegel l'Ancien, surnommé "Peer den Drol" (Pierre le drôle) (1558) (Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles)

mercredi 29 janvier 2014

Tout est bon dans les perfections


Buddha minimaliste

Le Nirvāṇa-sūtra (trad. Dharmakṣema) :
« Buddha signifie éveil : d’une part il s’éveille lui-même, de l’autre il éveille autrui. » « si l’on s’assied en Dhyāna et qu’en regardant l’esprit on se tienne éveillé au moment où se produisent des pensées de fausses notions (vikalpa), on saisit alors l’indéterminé, et l’on n’obéit plus aux passions pour faire des actes. C’est là ce qu’on appelle la délivrance pensée par pensée. »[1]

Comment « regarder l’esprit » ? Réponse de la partie chinoise au concile de Lhasa :
« Retourner la vision vers la source de l’esprit, c’est ‘regarder l’esprit’ ; c’est s’abstenir absolument de toute réflexion et de tout examen. »[2]

Dharma minimaliste

Le Laṅka-sūtra (version chinoise de Guṇabhadra) :
« Telle nuit, dit le Buddha, j’ai accompli la bodhi ; telle nuit, j’entrerai dans le nirvāṇa. Entre ces deux, pas une seule lettre de prononcée : je ne l’ai pas prononcée, je ne la prononce pas, je ne la prononcerai pas. Ne pas parler, c’est la parole du Buddha. »[3]

Pratique minimaliste

Le Viśeṣacinti-sūtra (version chinoise de Kumārajiva) :
« Le bodhisattva Jālinīprabha ayant demandé au Brahmadeva ce que signifiait la phrase : « Pratiquer toutes les pratiques, c’est ne point pratiquer », celui-ci répondit : « Un homme pratiquât-il le chemin au cours de mille fois dix mille millions de périodes, il n’en résulte ni augmentation ni diminution de la nature de (ses) dharma ; c’est pourquoi j’appelle non-pratique la pratique de toutes les pratiques. »[4]

Véhicule minimaliste

Le Saddharma-puṇḍarīka-sūtra (Kumārajiva) :
« Dans tous les domaines de Buddha aux dix points cardinaux,
il n’y en a ni deux, ni trois :
Il n’y a qu’un Véhicule Unique de Buddha,
- En exceptant ce que les Buddha enseignent à titre d’expédient (upāya)
. »[5]

Le Laṅka-sūtra (éd. Nanjô) :
« Il n’y a ni Véhicule, ni Véhiculé :
La non-institution d’aucun Véhicule,
C’est là ce que j’appelle le Véhicule unique
. »[6]

Commentaire de la partie chinoise au concile de Lhasa :

« Il est dit dans le Laṅka-sūtra que, pour qui se tient dans le sans notion (S. asaṁjñi T. ‘du shes med pa), il n’y a pas vue d’un Grand Véhicule, et qu’il faut en conséquence se garder de s’attacher au recueillement sans-notion (asaṁjñi-samāpatti). Aussi convient-il, d’après le texte du sūtra, de produire une pensée qui ne se tienne nulle part (S. apratiśhita T. mi gnas pa). »[7]

Ni un, ni deux, ni trois et, encore moins, ni neuf véhicules, inférieurs, supérieurs, pinacle... ou autres.

Et le puṇya alors, quid du puṇya qui fait tourner les monastères et brûler les lampes à beurre ? (« Puṇya makes the world go round »).

Le Tathāgata-guṇāvatāra-sūtra (Sikṣānanda) rappelle que « les mérites que l’on acquiert en faisant des offrandes à des Buddha nombreux comme la poussière des trois mille grands chiliocosmes, et en leur ornant, après leur nirvāṇa, avec les sept matières précieuses, des stūpa hauts t larges comme de grands chiliocosmes, et en faisant encore des offrandes durant d’innombrables périodes, ces mérites n’atteignent pas celui qu’on se procure en entendant cette doctrine, en l’écoutant sans pensées de doute. »[8]

Quelle doctrine ? La prajñā-pāramitā. « On appelle prajñā-pāramitā ce qui ne comporte ni notion ni appropriation, ni abandon ni attachement ». La prajñā-pāramitā est la sixième perfection (pāramitā). Quand elle est associée à la pratique des cinq autres (upāya), c’est l’union de la sagesse (prajñā) et des expédients (upāya).

Et quels sont les mérites que l’on retire de la pratique d’une telle doctrine ?
« Les mérites du non-examen et de la non-réflexion ne sauraient être mesurés par la réflexion et l’examen. Ainsi doivent être considérés les mérites que possèdent les Buddha – et ainsi seulement. »[9]

***

[1] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 125

[2] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 78

[3] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 61

[4] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 67-68

[5] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 119

[6] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 119

[7] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 71

[8] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 91

[9] Traduction de Paul Demiéville, Le concile de Lhasa, p. 90

mardi 28 janvier 2014

En attendant Cocagne...


Pieter Breughel l'ancien, le Pays de Cocagne
« Chacune des qualités de l’esprit naturel – paix, ouverture, détente, clarté, etc. – est présente dans votre esprit, juste tel qu’il est. Vous n’avez rien à faire de spécial. Vous n’avez pas à changer de conscience. Tout ce que vous avez à faire, lorsque vous observez votre esprit, c’est de reconnaître les qualités qu’il possède déjà. » [Mingyour Rinpotché] 
Enjoy ! Ce genre de conseil est très courant dans la présentation contemporaine du Dzogchen. Une des premières traductions anglaises du gnas lugs mdzod (le Procès fondamental) de Longchenpa, avait pour titre Old man baskingin the sun, d’après un exemple que l’on trouve dans ce texte.
« Les pratiques spirituelles courantes avec leurs activités physiques, verbales et mentales associées, aux résultats incertains, sans fin, et peu efficaces sont comme des jeux autour desquels des enfants se regroupent et auxquels ils s'accrochent. Laissez-les de côté. Soyez plutôt comme le vieillard, qui ignorant les choix imposés par la logique causale, profite du soleil. Cet exercice spirituel de l'état naturel se diffuse progressivement dans la plénitude universelle. »[1]
Chouette ! après une première introduction et après avoir goûté au nirvāṇa, ce travail spirituel se poursuit naturellement. C’est vrai qu’un vieillard peut après une vie bien remplie, et son devoir accompli, se prélasser au soleil sans regret. Mais quid des moines et moinillons dans la force de l’âge vivant dans les monastères qui ont encore toute leur vie devant eux ? S’ils se prélassaient au soleil comme ce vieillard, les laïcs qui se décarcassent pour leur porter des vivres et des offrandes, trouveraient-ils cela acceptable ? L'oisiveté est l'oreiller du diable penseront-ils peut-être. Comment occuper tout ce beau monde, qui a déjà eu un premier aperçu et dont le processus d’éveil continue de se dérouler spontanément, tout en se prélassant ? Comment empêcher que les laïcs se sentent spoliés ? En faisant du mérite (puṇya) un monnaie d’échange, un investissement, une assurance.

Les moines donnent l’exemple et montrent comment accumuler du mérite (puṇya) qui servira à avoir de meilleures conditions karmiques dans la vie suivante. Justement en faisant les « pratiques spirituelles courantes » dont Maitrīpa, Longchenpa et d’autres disent qu’ils sont comme des jeux d’enfants… Et la bonne nouvelle est que ce puṇya puisse être transféré, aussi facilement que des billets de banque. Les moines qui autrement se seraient prélassés au soleil dans les cours de monastères, vont produire du mérite et le transférer aux laïcs, qui n’ont pas le temps pour cela. Mais en aidant à faire tourner les monastères, les laïcs participeront à la production de ce puṇya, un peu comme les actionnaires d’une société. Le puṇya peut être produit en construisant, en édifiant, en récitant, en méditant, en faisant des réunions de prières,… Le puṇya ne s’occupe que du futur, que vaut le présent si éphémère et si facilement gaspillé si on n’investit pas dans le futur ?

Qu’est-ce qu’ils étaient naïfs, nos ancêtres, pour acheter des indulgences ou pour avaler des arguments si transparents ? En fait, Google et d’autres nous proposent de faire les mêmes sacrifices, et qui porteront leurs fruits plus tard. C’est vrai que pendant les 2-3 décennies qui vont suivre, dit Eric Schmidt, les classes moyennes perdront leur travail, qui sera désormais fait par « l’ordinateur », des robots, de l’intelligence artificielle. Mais pensez aux bienfaits de la société de loisirs qui nous attend. En attendant, Google et les autres ont besoin de tout ce puṇya. Ils ne l’investissent pas dans l’homme mais dans « l’ordinateur » afin de construire cette belle société de demain. L’intervalle n’est qu’un mauvais moment à passer. Idem pour les réformes et le remboursement de la dette (manque de puṇya). Ne sommes nous pas en train d'avaler le même genre de couleuvres ?

La pleine conscience et la méditation produisent des résultats. Le nirvāṇa/prélassement naturel et continu est accessible ici et maintenant et dans l'action. Un PDG a déclaré récemment à Davos en découvrant la pleine conscience :
« Cette nuit a été un tournant pour moi. J'ai compris qu’en tant que leader et être humain, je devais non seulement apprendre des pratiques qui entretiennent ma condition physique et m’y exercer, mais que je pouvais aussi apprendre des pratiques qui m’aprennent à développer et à maintenir ma qualité de pleine conscience. Cela a été mon expérience la plus importante à Davos cette année. »[2]
Mais ce PDG a raison, une bonne condition physique et la pleine conscience sont nécessaires pour être d'attaque. Dans son esprit sans doute pour être plus compétitif, pour conquérir de nouveaux marchés, pour délester son entreprise et la société dans laquelle elle évolue de tout ce qui pourrait freiner son développement, les ouvriers, les cotisations, les allocations, les impôts, les taxes... Mais cela vaut aussi pour un bouddhiste. Chouette ! Celui-ci a la pleine conscience et il a goûté à la perfection naturelle, qui se déroule toute seule et qui n'a pas besoin de son aide pour ce faire. Que pourrait-il faire de son temps ? Il peut investir dans des vies futures en produisant plein de puṇya pour lui-même et pour tous les êtres. Il peut faire des voeux pieux dans ce sens, pour qu'un jour tout ce bonheur devienne une réalité. Ou il peut mettre la main à la pâte, ici et maintenant, comme Nāgārjuna et Śāntideva l'avaient suggéré et devenir un bouddhiste engagé, un bodhisattva.
     
***

[1] byis pa rtse mo'i gzhir 'dus nas rtse ba la zhen pa ltar sgo gsum bya byed kyi chos ci bya nges pa med pa zin med ngal ba don chung rnams dor la/rgyu 'bras blang dor med pa rgan po nyi ma 'de ba lta bu'i chos rang gzhag bde ba chen por khyab gdal te/

[2] "This night was a turning point for me. I realized that as a leader and a human being I not only need to engage in training and practices that keep up my physical fitness, but I can also engage in training and practices that develop and keep up my quality of mindfulness. This has been my most important experience in Davos this year. Huffington Post

dimanche 26 janvier 2014

Retour à l'être basique



Les hommes sont des êtres vivant en société, en tribus, en meutes. Pour qu’une meute puisse fonctionner, ses individus doivent agir comme un seul individu. Cela demande une communication : échange et traitement d’informations ainsi qu’un sens d’appartenance à un ensemble. Ces caractéristiques d’un animal vivant en meute sont sans doute à l’origine de l’être humain, qui n’est finalement qu’un animal plus sophistiqué. Dans l’être humain fasciné par sa propre sophistication vit toujours un être très basique, qui l’aide à vivre, à survivre et à se reproduire, et qui est finalement sa part la plus réelle, la plus naturelle, la plus divine diront même certains.

Cet être basique qui est plus proche de la nature est plus proche des dieux que les humains sophistiqués qui se sont éloignés de la nature. Rappelons que les cyniques grecs plaçaient à l’échelle des êtres l’homme en bas, les dieux en haut et les animaux entre les deux. L’état d’animal constituant ainsi un stade intermédiaire entre l’homme et le dieu. Se distancier de la sophistication et s’approcher d’une vie basique (« the bear necessities » de Baloo) peut alors sembler comme le premier pas pour retrouver l’être basique qui vie en nous, le réactualiser. En suivant cette ascèse les cyniques grecs se sont fait traiter de « chiens » d’où leur nom.

Le secte shivaïste le plus ancien en Inde, les pāśupatas, avaient des similitudes avec les cyniques grecs. Leur nom est dérivé de Paśupati, « le chef des animaux » ou des âmes, un épithète, ou une forme plus ancienne ? de Śiva. Un autre nom est Paśupatināth, où l’on trouve paśu[1] (animal), pati[2] (maître) et nāth[3] (seigneur). Pour se délivrer des liens (pāśa) du « monde » (la part sophistiquée) et devenir l’égal du Maître des animaux, les adeptes du Maître des animaux pratiquent une observance de pāśupata (pāśupata-vrata[4]). En vivant en société tout en se comportant de manière à attirer la désapprobation des autres, ils doivent supporter avec équanimité toutes les invectives et tout rejet. Cela a également un pouvoir purificateur. Le dernier stade de leur ascèse se passe dans les charniers, où ils doivent prendre des bains de cendres trois fois par jour, et où ils imitent Śiva, chantant et dansant. Ce type d’ascèse se trouve aussi dans les tantras bouddhistes, où il est appelé matta-vrata, l’ascèse du furieux (« en rut », comme un éléphant en rut). Ces formes d’ascèses ont évolué en des formes plus gores, comme celui des kāpālika ou des aghori.

On y retrouve les caractéristiques du Heruka, qui se comporte comme un être basique. Un démon dira-t-on. Un monstre. Un humain qui se comporte comme un animal est considéré comme un monstre. Certains diront qu’il est possédé par un démon, et voudront peut-être l’exorciser, chasser l’animal en lui et le reconnecter avec sa part sophistiqué. Mais un cynique, un pāśupata, un kāpālika, un aghori ou un candidat Heruka cherche justement à se défaire des liens et à se reconnecter à l’être basique en lui pour retrouver le chemin du paradis perdu.

On représente cet être basique idéalisé comme un démon ou un sauvage dans un état de grande émotion, haine ou désir, en train de copuler, ou dévorer une proie, en buvant son sang et en mangeant sa chair. L’être basique est une force de la nature. N’étant pas très sophistiqué, il a un sens esthétique assez pauvre. Il porte des crânes, des peaux, des intestins et autres parties du corps des victimes comme ornement. Sa parole est rudimentaire et ce qu’il dit ne dépasse pas ses intérêts basiques. Saisir, déchiqueter, dévorer,… Les adeptes de ce Maître des animaux reprendront ces paroles comme des mantras, pour mieux s’identifier à lui. Ils videront leur vie de tout ce qui est sophistiqué et la rempliront avec les actes, les paroles et l’imaginaire de leur Maître. Ils espèrent ainsi retrouver le niveau de l’être basique en lui, et par là accéder au naturel et au divin.

Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Est-il encore possible de régresser et en régressant de retrouver l’état originel ? Le retour est-il possible ? Ce rêve du retour n’est-il pas une autre forme de sophistication ?

MàJ 14052014

"Rituel — Krodhāveśa

Le rituel du Kālacakra est à peu près le même que celui des autres écoles tantriques. Il a la même portée cosmique, le même rôle "réintégrateur". Comme eux, il se fait le plus souvent à l’aide d’un maṇḍala, avec les rites habituels de protection de l’emplacement du culte et de l’officiant, de consécration des instruments du culte et de l’adepte, l’hommage aux divinités, etc. Mais il existe aussi un mandala propre au Kālacakra, très complexe, où figurent de nombreux dieux hindous.

Il y a en outre, pour l’initiation, un rite de consécration qui est particulier : krodhāveśa, c’est-à-dire "l’entrée en frénésie", ou "la possession [par une divinité] redoutable". Il répond sans doute à l’idée que le processus purificateur de l’initiation a pour effet de libérer les forces obscures et violentes qui, dirions-nous, dormaient dans l’inconscient. Ces forces, il faut les faire apparaître, s’en laisser posséder, puis en triompher en les apaisant.

« Proférant cent mille ou un million de fois le mantra Oṃ A Ra Ra Ra Ra La La La La Vajrāveśāya Hūṃ, le disciple appelle l’Être redoutable. Il l’invoque, concentrant son attention. Le Roi des êtres redoutables prend alors possession de lui. Il l’habite. Ses mains terribles peuvent tout détruire. Il déchire en cent morceaux ceux qu’il frappe. Il jette à terre la suite de Māra, l’ennemie. Le disciple prend alors une pose effrayante, le genou gauche plié, la jambe droite levée. Il danse en proférant le mantra Hūṃ, faisant trembler ceux qui l’entourent et il chante d’une voix jamais entendue des dieux ni des hommes. Désormais la peur lui est étrangère.

«Il invoque alors les divinités paisibles; ce sont les Yoginī, Locanā, etc., et elles mettent fin à cette possession par le Dieu redoutable. »

D’autres exorcismes ont encore lieu sous la direction du maître, qui contrôle la possession et veille à ce qu’elle se termine à temps. Le disciple peut alors entrer dans le maṇḍala et, purifié des forces dangereuses, mais aussi rendu plus fort, il est prêt à recevoir l’initiation."

Lilian Silburn, Aux sources du bouddhisme, p. 318
***


[1] पशु paśu m. bête, animal domestique; bétail; opp. mṛga | soc. animal du sacrifice | âme | soc. non-initié || lat. pecus; ang. fee; all. Vieh.

[2] पति pati [pat_2] m. mari — ifc. maître, seigneur de || lat. potis; gr. ποσις.

[3] नाथ nātha [nāth] m. maître, seigneur; protecteur, époux.

[4] व्रत vrata [vṛ_2] n. règle, observance; sphère d'action; manière de vivre, conduite; devoir individuel | vœu; pratique religieuse, chasteté | jour de jeûne rituel — f. vratā ifc. qui ne mange ou ne boit que || lat. verbum; ang. word; fr. verbe. vratāt par suite d'un vœu. Voir aussi pashupatavrata

vendredi 24 janvier 2014

Comment passer d’une approche négative à une approche positive ?



On attribue à Nāgārjuna l’invention de la double vérité.
« 24.8 C’est en prenant appui sur deux vérités que les Buddha enseignent la Loi, d’une part la vérité conventionnelle et mondaine, d’autre part la vérité de sens ultime.
24.9 Ceux qui ne discernent pas la ligne de partage entre ces deux vérités, ceux-là ne discernent pas la réalité profonde (gambhīra)[1] qui est la doctrine des Buddha.
24.10 Faute de prendre appui sur l’usage ordinaire de la vie (vyavahāra), on ne peut indiquer le sens ultime (paramārtha). Faute d’avoir pénétré le sens ultime, on ne peut atteindre à l’extinction (nirvāṇa). »[2]
Nāgārjuna aurait développé l’idée de la double vérité à partir du Kaccānagotta Sutta (SN 12.15)[3]
« – Le monde, Kaccāna, dépend en majeure partie d'un dilemme: la notion d'existence et la notion de non-existence. Mais pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l'apparition du monde tel qu'il est vraiment, il n'y a pas de notion de non-existence en rapport au monde, et pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l'extinction du monde tel qu'il est vraiment, il n'y a pas de notion d'existence en rapport au monde. »
« 'Tout existe' est une vue extrême; 'rien n'existe' est l'extrême opposé. S'abstenant des deux extrêmes, le Tathāgata enseigne le Dhamma par le milieu. »
S’abstenir des deux extrêmes est aussi le message de la doctrine (Sarvadharma)-pratiṣṭhānavāda (T. chos thams cad rab tu mi gnas pa)[4]. Comme toute doctrine bouddhiste, elle ne fait que pointer, il appartient à soi de voir ou ne pas voir (ce que l’on préfère). Il ne s’agit pas de réifier ou imaginer deux extrêmes, être et non-être, et de « se » tenir au milieu. Ces mots ne sont que des repères provisoires sans existence propre. Ils ne doivent pas être pris comme des affirmations par le Bouddha qu’il y a bien être et non-être ou une voie du milieu. Ce ne sont que des façons de parler.

Mais d’autres doctrines sont apparues, où l’union des deux vérités (une façon de parler rappelons-le) devient une gnose permanente spontanément présente. Aucun problème, tant qu’il s’agit d’une autre façon de parler ou d’un upāya. Cette gnose est représentée par une lumière, une lumière pure, invisible, noire, béryl. La Lumière de la non-existence (med pa), qui préexiste à toute matière, « dont l’acte actualise sa propre matière »[5] C’est cette lumière qui est à l’origine (façon de parler) des Lumières de Majesté (inaccessibles et actives) et des Lumières de Beauté/théophanies (accessibles)[6]. On peut faire correspondre les Lumières de Majesté au stade où l’un devient multiple, où l’éclat de la lumière noire est fractionné en cinq lumières. Éternelles et actives comme la lumière noire qu’elles sont au fond. Ces cinq lumières constituent la Base. Et les Lumières de Beauté sont les théophanies, les parures de cette Base. Elles ne sont pas actives, mais des lumières réfléchies (comme celle de la lune), et elles sont évanescentes.

Nous sommes toujours dans une façon de parler. Mais il y a déjà eu un glissement. Dans la théorie des deux vérités, il n’y a pas question d’un retour implicite à une origine une, mais plutôt d’un « milieu » qui dépasse les deux tout en les englobant. Avec la théorie d’une gnose unique qui se fractionne, l’idée d’un Un et de ses « agents actifs » reste très présente. Et elle sera le point de départ de toute une série de méthodes théistes, qui, en théorie, sont des upāya ou des « façons de parler ». Et il y a aussi une dualité plus forte[7] que dans l’union des deux vérités. Certes, les parures (théophanies, Lumières de Beauté) ne sont que les reflets de la Base (Lumières de Majesté) et doivent être reconnues comme tels, mais en utilisant des images théistes on introduit ou on préserve aussi l’idée d’une hiérarchie.

A partir d’ici, la façon de parler (si c’est toujours le cas) théiste restera et sera exploitée au fond. Moyen habile ? Pas si sûr. La façon de parler théiste dira qu’en fait ce n’est que la première moitié du chemin (« se familiariser avec l’aspect sapiential (shes cha), le Discernement (rig pa) »)[8] qui a ainsi été accomplie. Reste à développer « les principes véritables avec son aspect visionnaire (snang cha) » « et de parachever à terme la Voie de la Grande Perfection, en manifestant des signes de réalisation complète, comme par exemple, le Corps d’Arc-en-ciel (‘ja’ lus). »[9]. C’est quoi le corps d’arc-en-ciel ? C’est rejoindre la Base (Lumières de Majesté), c’est devenir un corps de lumière, l’homme de lumière (Corbin) et ainsi rejoindre les immortels. Les méthodes de cette deuxième partie sont données dans des révélations (T. gter ma) faites à des prophètes (T. gter ston) par des Corps de Majesté de différentes façons.

***

[1] Terme repris dans le Sūtra du Cœur.

[2] Stances du milieu par excellence, trad. Guy Bugault, pp. 306-309

[3] Source

[4] Voir 

[5] L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Henry Corbin, p. 111. Cette lumière des lumières, la lumière noire révélante est l’ipséité du Deus absconditus selon Corbin, notion qui correspond à celle de « med-pa » (l’indéterminé, non-être) chez Longchenpa.

[6] Termes utilisés par Naïmoddine Abdallah Assadî RÀZI ( + 1256 ), disciple de Naïm Kobra.

[7] Je me rends compte de l’incongrue de cette expression. Il n’y a pas de degrés de dualité. Il y dualité ou non.

[8] Trekchö (khregs chod) 

[9] Thögel (thod rgal)

jeudi 23 janvier 2014

Spiritualisme matérialiste


Les mots « esprit » et « âme » ont des origines dualistes. Le dualisme le plus courant étant celui de l’opposition entre esprit et matière, ou entre des pôles équivalents. L’esprit vient du latin spiritus qui désigne le « souffle vital », le « principe de vie », ou « le souffle créateur envoyé par Dieu » (début XIIe s.). Le mot âme vient du latin anima qui signifie « souffle, air », et il est l’équivalent du grec pneuma. Le dualisme esprit-matière a la vie dure même parmi des philosophes naturalistes. L’idée que la matière est inerte, constituée d’éléments, animés par un « élément » actif venu de l’on ne sait où, mais souvent d’en haut, perdurera. L’esprit sera ainsi un hôte dans la matière, un voyageur, un oiseau, une parcelle de lumière, un prisonnier…

Les religions auront alors pour fonction de rappeler son origine lumineuse à l’âme ou l’esprit et de lui proposer de retrouver la source de lumière. Les méthodes pour ramener l’esprit au bercail sont appelées « spirituelles », la forme adjective de l’esprit. Une vie spirituelle est une vie conforme au grand retour de l’esprit, souvent associée à la volonté de sortir du monde, de la matière. Mais il est difficile de parler de l’esprit ou de l’âme sans évoquer, par logique, son pôle contraire, la matière, ce qui a pour résultat d’entretenir le dualisme.

Le bouddhisme, les religions et de nombreux philosophes ont développé de nombreuses théories sur l’opposition esprit-matière, et l’on peut constater une évolution générale qui va dans le sens d’une atténuation de l’opposition, et donc aussi de la nécessité de sortir l’esprit de la matière. La coproduction conditionnée a donné à « l’esprit » les moyens pour améliorer les conditions de son emprisonnement et ultimement pour sa sortie définitive. La vacuité renvoie dos à dos l’esprit et la matière et l’union des deux vérités rend caduque la nécessité d’une sortie. Pour l’esprit-seul (citta-mātra) la matière n’est qu’un épiphénomène de l’esprit (je caricature). Et pour les matérialistes, l’esprit est un épiphénomène de la matière. La « matière » reste un grand inconnu. Il y a également une approche mystique qui consiste à ne pas s’investir dans aucun pôle et d’accepter tel quel ce qui se présente. C’est ainsi que l’on peut accéder aux deux vérités sans en sacrifier aucune.

Mais en arrière-plan de tout cela, reste toujours l’opposition esprit-matière comme la pierre angulaire de toutes ces approches, avec le beau rôle pour l’esprit. Le passé pèse si lourdement sur le présent. Peut-être le Bouddha avait raisonné ainsi quand il hésita d’enseigner. Un pragmatique pourrait dire alors, ok, c’est ainsi, l’opposition esprit-matière est toujours de vigueur, faisons avec, partons de là. Et ses instructions seraient des upāya. Les upāya, pour véritablement être cela, doivent être des upāya pour toutes les parties. S’ils sont pris pour des upāya par les uns et au premier degré par d’autres, ce ne sont pas des upāya mais des malentendus. Et si le nombre de ceux qui les prennent au premier degré augmente et que celui de ceux qui savent que ce sont des upāya diminue, sont-ce toujours des upāya ? Peut-être que les initiés finiraient même par prendre les upāya au premier degré. Et il n’y aurait plus de bouddhisme, c’est-à-dire plus la doctrine de celui qui hésita à enseigner. Bien sûr, toute l’infrastructure est toujours en place, comme à l’époque du Bouddha, même mieux, ça brille de partout, mais sans upāya, tout cela est du premier degré. L’esprit traité matériellement ou la matière traité spirituellement. Une infrastructure au service de sa propre survie. Sans upāya, pas de non-dualité.

lundi 20 janvier 2014

L'Expérience



Dans le bouddhisme l’expérience prend une place centrale. L’expérience est nourrie par les perceptions qui constituent ensemble « le tout » (S. sarva T. kun). « Le tout » est tout ce que l’on peut connaître par les sens ou par l’intellect, concrètement ou par des images. L’ensemble des connaissances forme notre monde (S. loka T. ‘jig rten). Partout où s’étendent ces six antennes (« sièges de contact » - P. phassāyatana), s’étend aussi la différenciation, l’objectivation, l’élaboration, la diffusion, ces quatre termes étant différentes traductions d’un même mot : prapañca.

Ce mot contient le mot pañca, cinq. Le réel qui se tient « autour de soi » n’est accessible qu’à travers les cinq « orifices » correspondantes de nos sens (S. indriya T. dbang po lnga). Il doit « passer » à travers cette grille afin de pouvoir être « perçue », pour ensuite être interprétée par le sens interne. Notre expérience, notre monde est le produit d’un quintuple processus perceptuel (S. skandha T. phung po lnga). La chose/qualité ( S. rūpa) perçue au premier stade produit une sensation (S. vedanā) quand la conscience sensorielle s’y associe. C’est en attribuant une réalité à l’image du réel passé ainsi à travers la grille perceptuelle que l’on crée un décalage.

Quand s’arrêtent les apparitions-disparitions de cette différenciation, objectivation, élaboration, diffusion (prapañca) du processus perceptuel, que reste-il ? Ce n’est pas la bonne question dit Sāriputta à Koṭṭhita[1]. Car ce « il » ou « autre chose » est une réification de trop qui réactiverait la différenciation, objectivation, élaboration, diffusion (prapañca) et qui transformerait le non-différencié, le non-objectivé etc. en un objet.

Sans attribuer ou nier (etc.) une réalité à l’expérience, et sans s’installer dans la complication (prapañca) ou la simplicité (aprapañca), on transcende la dualité/opposition (être/non-être, complication/simplicité) en laissant l’expérience se dérouler. Ce qui n’empêche ni la réflexion ni l’action, qui sont intégrées. Mais le bouddhisme s’arrête là.

Il n’y a pas comme chez Platon et tous ceux qui croient en un esprit indépendant de la matière, une lumière sans matière, ou forme pure, qui passerait directement d’un intellect premier à un autre. Du moins si cette union de lumière sur lumière est à prendre au premier degré. Dans ce sens, il me semble que le bouddhisme, le dzogchen jusqu’à Rongzompa et la mahāmudrā jusqu’à Gampopa s’arrêtent à l’Expérience (qui dépasse à la fois la complication de l’expérience et l’expérience brute). On instruit, on guide et l’autre voit ou pas (même si ce n’est pas de voir qu’il s’agit). Il n’y a pas d’autre transmission.

Le bouddhisme visionnaire semble emprunter beaucoup aux religions de Lumière (la philosophie illuminative d’un Suhrawardî d'Alep ? les expériences visionnaires d’un Najmoddin Kobra ? le manichéisme ? le nāthisme ? le taoisme religieux ? ) et a des caractéristiques nettement plus théistes. Il s’intéresse aussi beaucoup à l’immortalité. L’immortalité de qui ou de quoi dans le flot de l’Expérience ? Arrêtons-nous là, car Sāriputta nous gronderait.

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Tableau : Jacques Linard, Les cinq sens et les quatre éléments (1627)

[1] (AN IV. 173)

dimanche 19 janvier 2014

L'arbre du monde



J’avais écrit sur la filière du figuier en tant que symbole de « l’arbre du monde » et comment on le trouva aussi bien en Mésopotamie qu’en Inde. Il semblerait que cet arbre avait même des pousses dans les mythes nordiques, où l’arbre de vie est un frêne que l’on nomme « Yggdrasil[1] ». La sève coule bien partout. Yggdrasil est l’arbre du monde, dont les branches s’étendent dans les cieux et dont les racines plongent dans les mondes souterrains. En haut de l’arbre se tient l’aigle Hræsvelg, dont l’envergure recouvre le monde. Entre ses yeux est perché le faucon Vedrfölnir. Les racines de l’arbre sont mangées par le serpent/dragon Níðhöggr. Un écureuil avec une « dent perçante » appelé Ratatoskr court de haut en bas de l’arbre en entretenant la discorde entre l’aigle et le serpent/dragon.

Le nom de l’arbre Yggdrasil, signifie destrier ou monture (drasill) d’Odin (Ygg(r)). On lit dans l’article Wikipedia français : « En dépit de l'importance prépondérante qu'il occupe dans la mythologie Nordique, l'origine de l'arbre des mondes est actuellement inconnue[2] en dehors du fait que ce soit le premier de tous les arbres. » Qu’il s’agisse d’un terreau commun (de l’âge de bronze ?) ou d’une influence initialement sumérienne, il semble bien qu’il y ait un parallèle entre cet arbre du monde et l’arbre Huluppu d’Ishtar/Inanna. Ce bel arbre dont la paix était perturbée par l’oiseau Anzu au sommet, le serpent dans les racines et qui fut squattée par la sombre Lilith. Évidemment, les figuiers ne poussant pas chez les vikings, l’arbre du monde y sera représenté par un frêne (ash-tree). Et les sceaux sumériens et de la vallée de l’Indus témoignent de sa présence dans ces régions géographiques respectives.


Autre détail frappant, « La chèvre, Heidrun, vit près du sommet de l'Arbre, et se nourrit de ses feuilles. Le cerf Eikthyrnir broute aussi les rameaux et de ses cornes ruisselle l’eau qui tombe dans [la source] Hvergelmir » (Wikipedia). Rappelons-nous des sceaux, où l’on voit un mont, surmonté d’un arbre, grignoté de chaque côté d’une chèvre ou animal équivalent. Sur le sceau sumérien, le mont consiste en neuf pierres. L’arbre Yggdrasil est associé à neuf royaumes et a trois racines, chacune plongeant dans une source des trois mondes : la source Urðarbrunnr dans les cieux, la source Hvergelmir (remplie par la corne du cerf Eikthyrnir) et la source souterraine de la connaissance Mímisbrunnr. C’est dans cette source qu’Odin (représenté avec un seul œil) aurait laissé un œil pour rester en lien permanent avec la connaissance. 


Et comme les mythes sur les origines célestes ne sont jamais gratuits, mais servent toujours à justifier des intérêts bassement terrestres, ils servent souvent de cadre pour asseoir un pouvoir royal, considéré comme le représentant des dieux. A défaut de déesses faiseuses de roi, ce seront ses prêtres qui s’en chargent. Ainsi, on trouve à Gammel Lejre, la résidence de la dynastie Skjoldungerne, tueurs de dragons (à l’aide de Beowulf), dont les représentants sont enterrés en accord avec le mythe. C’est-à-dire dans des monts funéraires surmontés d’un arbre, ce que furent d'ailleurs aussi à leur origine les caitya et stūpa, contenant les reliques du Bouddha, des monts surmontés de l’arbre de la vie. Même le mont Golgotha avec son « bois du scandale » de Jésus Nazaréen, roi des Juifs, peut rappeler un tombeau royal.


Quand un culte est remplacé par un autre, cela se passe généralement mieux quand les éléments du culte ancien sont intégrés au lieu d'être rejetés ou éradiqués. Chaque néerlandais catholique a appris dans sa jeunesse comment le pauvre saint Boniface mourut en martyr en se faisant couper en deux tout en tenant la Bible au-dessus de sa tête... Sa méthode de conversion consistait à couper les arbres sacrés (Donareiche). Un seul de coup de hache suffisait, car la tonnerre de Dieu fit le reste. Dans le bouddhisme ésotérique, le même type de légende existe autour de Virūpa, quand celui-si s'en prit aux shivalingam

Tout comme certains pensent que l'évolution des religions passe d'une forme animiste, à une forme polythéiste pour finir en monothéisme/monisme, on peut constater aussi que les religions passent par un processus d'intériorisation. Quand le macrocosme et le microcosme sont pensés être de nature identique, ce qui se passe à l'intérieur se passe à l'extérieur et vice versa. Le yoga est alors une méthode pour devenir le roi du monde en devenant le roi de son corps. 

Mingyour Rinpoché fait rire les salles avec son "mental de singe" (monkey mind), à qui l'on doit assigner une tache pour le tenir occupé. Un autre maître, Mahamandaleshwar Paramhans Swami, raconte une petite histoire pour montrer comment ne pas être l'esclave de son mental ("le fermier et l'esprit"). On y retrouve notre arbre, "le plus grand arbre du monde". Le fermier apprend d'un sage comment occuper le mental, le monkey mind, l'esprit dans ce conte, voire encore l'écureuil Ratatoskr... Dis-lui de d'abord monter en haut de l'arbre, et quand il est en haut de redescendre, puis de remonter etc. la moralité de l'histoire. Le corps humain est le champ, soi-même le fermier, et son mental est l'esprit (monkey mind, l'écureuil). Comment occuper le mental ? La colonne vertébrale est "le plus grand arbre". Le souffle descend et remonte le long de ce canal. Quand on inspire (le souffle descend), la conscience doit monter à partir du cakra du bas vers celui du haut, et quand on expire (le souffle remonte), la conscience doit descendre du cakra le plus haut vers celui du bas. C'est ainsi qu'on occupe le mental.       

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[1] littéralement « destrier du Redoutable », le Redoutable (Ygg) désignant le dieu Odin.

[2] R. Boyer et E. Lot-Falck, Les religions de l'Europe du nord, Fayard-Denoël,‎ 1974

vendredi 17 janvier 2014

Réflexions pastorales en feuilletant un album d'images



L’opposition ciel-terre existe dans toutes les civilisations, souvent étoffée d’un troisième plan, car quand l’âme des morts ne meurt pas, il passe à un autre plan. Cela fait un univers en trois plans (montagne cosmique ou arbre de vie), les cieux, la terre et le monde souterrain. Les âmes qui ont vécu ont beaucoup d’expérience, beaucoup de connaissances pratiques. Des secrets d’outre-tombe. Ce troisième plan est donc traditionnellement une source de sciences ésotériques. Ce monde est seulement accessible aux morts, et ceux qui y vont n’en reviennent pas. A l’exception de dieux immortels, ou quelquefois de certains mortels, mais qui auront alors un rançon à payer. La trilogie du cosmos se retrouve d'ailleurs dans la trilogie de l'âme.

Hermès chriophore (Louvre)

Hermès, le guide et le messager par excellence, est aussi celui qui conduit les âmes des morts (« psychopompe »)[1]. Pouvant entrer et sortir des mondes souterrains, il est logiquement celui qui connaît les instructions hermétiques[2] qui en sont originaires et est vénéré à ce titre par les hermétistes et les alchimistes sous le nom d'Hermès Trismégiste (« trois fois très grand »), selon les grecs l’équivalent de Thot en Egypte. Et de Vajrapāṇi dans le bouddhisme ésotérique pourrait-on ajouter. Hermès est parfois représenté portant un bélier sur les épaules (« criophore » ou « créophore »)[3]. Sa représentation en porte-bélier semble être lié à un culte sacrificiel pour éliminer la peste. Mais en suivant la méthode de Dupuis, on pourrait aussi interpréter ce bélier comme annonciateur du retour du soleil.
« En comparant ces positions avec les fixes pour le début de l’ère chrétienne (vers 150 ap. J. C.), on retrouve assez exactement les régions du ciel que les assyro-babyloniens appelaient lieux du mystère des mêmes planètes. Il faut sans doute entendre par là que ces lieux avaient une signification magique particulière, apportant quelque révélation sur la nature divine ésotérique des astres en cause. Nous allons montrer qu’en effet, leur disposition répond à un symbolisme et à un plan voulus, liés au mythe solaire universel de l’année, mythe qu’il y avait lieu de tenir comme secret dans une religion astrale ordinairement dominée par la lune. C’était en quelque sorte la partie occulte de l’astrologie officielle. L’exaltation du soleil marquait à peu près l’équinoxe du printemps au —XIIe et —XIe s. Elle correspondait à la région de notre Bélier occupée par cet astre le 1er Nisan moyen, début de l’année religieuse. Cette région se levait héliaquement vers le 15 du même mois, date symbolique de l’équinoxe et milieu du printemps babylonien. Le « mystère du soleil » est donc tout simplement le triomphe mystique du jour sur la nuit et le renouvellement du cycle des mois. Le Bélier chaldéen s’appelait d’ailleurs KU.MAL, agrû, le travailleur en louage, image du dieu soleil qui « se loue » au début de chaque année pour accomplir les travaux de sa charge. » Extrait de Les origines chaldéennes du zodiaque de A. Florisoone.

C’est également Hermès qui sera envoyé chez Hadès par Zeus, pour demander le retour de Perséphone. C’est la version grecque de l’aventure de la déesse Ishtar/Inanna, la faiseuse de rois. Toujours le même mythe solaire. Quand un roi meurt, ou disparaît tel le soleil, c’est son successeur qui sera traité comme le soleil revenant par une prêtresse représentant Ishtar/Inanna. Pour être plus précis, le soleil reste là mais c’est sa puissance qui décline.


Le mariage spirituel est semblable au mariage entre Hermès et Aphrodite (Vénus, Ishtar), pour (re)former « l’herm-aphrodite », un être complet (ciel et terre). Le mot grec « herma » désigne d’ailleurs à l’origine un pilier de pierre rectangulaire ou carrée en tant que symbole phallique, sur lequel on versait de l’huile[4] et qu’on décorait de guirlandes de fleurs. Un genre de lingam. Voir ausi le phénomène Fascinus.


Le thème de Hermès porte-bélier a d’ailleurs été repris par le christianisme, où le Christ, autre envoyé/ange (christos angelos) et guide, est représenté comme le bon pasteur, venu chercher la brebis égarée dans les ténèbres et l’emportant avec lui dans son royaume de lumière. Mais là aussi, on pourrait y voir également un envoyé porte-bélier pour annoncer le retour de la lumière. 

A cause de la précession des équinoxes, le point vernale "se déplaça, à reculons, dans le Bélier vers l'an 2000 av. J.-C., marquant la fin de l'ère astrologique du Taureau » (4300 à 2000 av. J.C.). On entre alors dans l’ère du bélier (2000 à la naissance du Christ)." L’ère chrétienne correspond à l’ère des poissons. Le retour de la puissance du soleil peut ainsi être associé à différents signes au cours des siècles.

Le porte-veau (moschophore)

Se pourrait-il qu’il existe un lien entre les animaux sacrifiés et le signe astrologique correspondant au retour de la puissance du soleil, comme pour lui donner par voie de sacrifice la puissance qu’il lui fait défaut ? En Egypte, il existait le culte du taureau Apis. Apis est symbole de fertilité, de puissance sexuelle et de force physique.[5] L’Exode (Ex. 32) raconte comment le peuple hébreu, en l’absence de Moïse, construit un veau d’or, comme celui qui faisait l’objet du culte d’Apis en Egypte. Mais à son retour Moïse leur apportera une religion monothéiste, remplaçant le culte ancien. On lit quelquefois qu’il y aurait une évolution des religions, qui passent par des stades différents : animisme -> polythéisme -> monothéisme. Le plus souvent, quand les dieux ne sont pas trop jaloux, les formes anciennes ne seront pas simplement éradiquées mais intégrées et adaptées, en d’autres termes « domptées ». Ainsi, les nouveaux icônes peuvent reprendre des attributs des anciens. Les différentes formes peuvent aussi co-exister.

Gopala Krishna, le dieu moniste se tient devant la vache

On trouve une tendance monothéisante/moniste dans les cultes de Śiva, de Krishna et dans le bouddhisme ésotérique, peut-être au contact avec d’autres religions monothéistes ou parce que le monisme s’inscrit dans un processus naturel ? Un conseil de dieux (polythéisme) peut par exemple décider d’envoyer un envoyé/ange/avatar pour enseigner une nouvelle doctrine (syncrétique, moniste) qui rassemblera les hommes autour d’un seul médiateur. Ce médiateur devient alors le centre du nouveau culte et portera les attributs de cultes anciens, pour que tous puissent s’y rallier.

Dattatreya

Dans cette optique, la figure de Dattatreya est peut-être une tentative de fédération. Il ne s’agit pas du Dattatreya que l’on rencontre dans le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa, mais celui qui a fait son apparition vers la fin du premier millénaire, et qui fut considéré comme un avatar de la trinité hindoue (trimūrti[6]). Son message, que l’on retrouverait entre autres dans l’Avadhūta Gīta, est plutôt universel et moniste. Il peut être représenté avec les trois têtes du trimūrti (dont il est l’avatar simultané), se tenant debout devant la vache Kāmadhenu « qui comble tous les désirs »[7], accompagné de quatre chiens de différentes couleurs, qui représentent soit les quatre védas ou les quatre castes/varṇa, montrant ainsi qu’il dépasse les castes ou qu’il est akula, tout en portant de ses six mains les attributs des trois religions hindoues. Il est alors considéré comme un maître primordial (adiguru) passe-partout.

Les neuf nāth 

Et c’est à ce titre qu’on le retrouve à la tête de la tradition nāth (nāth sampradāya), notamment dans le groupe de neuf premiers maîtres (navnāth). Matsyendranāth, l’adiguru des nāths est considéré comme un avatar de Dattatreya. Dans cette configuration, Matsyendranāth est représenté debout devant la vache Kāmadhenu, un trident dans la main. Je ne sais pas si c’est un hasard, ou une maladresse de l’artiste mais sur plusieurs représentations, la vache semble léviter/voler, ce qui a pour effet que l’adiguru parait la porter sur les épaules à la façon d’un porte-veau (moschophore). Une image vaut plus que mille mots et les images parlent leur propre langage et ont leur propre filiation artistique. Ces représentations ne sont sans doute pas antérieures à Goraknāth, le fondateur de la tradition nāth.
« Je m’inspire ici de David White qui, s’appuyant sur tout un ensemble d’éléments, notamment les citations dans les œuvres littéraires datées, conclut que « le Gorakh-nāth historique, appartient au nord-ouest de l’Inde et vécut vers la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle[8].
Tāranātha[9] (1575-1634), détenteur des lignées Jonang et Shangpa, a écrit une histoire de la transmission des tantras[10]. Dans cette oeuvre, la septième lignée d’instruction du bouddhisme ésotérique, descendant des 59 (sic) Mahāsiddha indiens, concerne la transmission de diverses traditions (S. amnāya T. man ngag), parmi lequelles figurent celles du Mahāsiddha Gorakṣa. Tāranātha écrit à ce sujet :

“Les douze branches (S. nikāya = bārah panth ?) de yogis[11] racontent que Mīnapa/Matsyendra suivait Maheśvara (Śiva) et qu’il atteint les pouvoirs mystiques (siddhi) ordinaires. Gorakṣa reçut de lui les instructions sur les énergies (S. praṇa), les metta en pratique suite à quoi la gnose de la Mahāmudrā naquit naturellement en lui.”[12]

Tāranātha, qui ne cite malheureusement pas ses sources, ajoute que plusieurs histoires du même genre circulent mais qu’elles sont sans fondement. Pour Tāranātha, qui avait sa propre liste de mahāsiddhas, parmi lesquels ne figurait pas non plus Tilopa, ces maîtres étaient des Nāths et ils pratiquaient des sādhana shivaïstes ou śakta hors d’un contexte bouddhiste et par conséquent la plus haute réalisation du bouddhisme tantrique, étant des non-bouddhistes, ne leur était pas accessible pour cette raison même...[13]

Mais si la thèse de White est vraie, Gorakṣanātha, le véritable fondateur des nāth avait vécu au XIIème XIIIème siècle, tandis qu’on fait remonter les transmissions des mahāsiddhas aux Xème siècle ou avant. La littérature hagiographique des mahāsiddhas est véritablement apparue au Tibet à partir du XXII-XIIIème siècle. Il en va de même pour les « pratiques psychopompes » plus élaborées. Le mot psychopompe est emprunté au grec et signifie « celui qui conduit les âmes des morts aux Enfers ». Mais il est composé de « l'âme » (ou principe conscient si on est plus pudique) et de « celui qui conduit ». La mort est alors un détail… Rappelons que quelque soit la définition d’anatta, ce terme ne désigne pas la survivance d’une âme au corps. 

Et que penser du caducée d'Hermès et du trident (triśūla) shivaïste ? Ou de la flûte de Pan d'Hermès et la flûte de Krishna, initialement à sept trous qui semblent représenter les sept planètes. Des hasards heureux ?

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Pape chriophore

[1] « Hermès, associé aux Enfers, accompagnera les Ombres des mortels jusqu'au Styx, que Charon leur fera traverser. Il prendra alors le nom de Psychopompos, le conducteur des âmes. Il aidera Héraclès quand celui-ci cherchera Cerbère. Zeus l'enverra chez Hadès demander le retour de Perséphone. Hermès raccompagnera Orphée chez Hadès, lorsqu'elle perdra son droit à ramener Eurydicé parmi les vivants. « Source

[2] « Clément d'Alexandrie [vers 150/215) indique qu'il existe quarante-deux livres d'Hermès Trismégiste, dont trente-six contiennent l'ensemble de la philosophie égyptienne et six autres la médecine. » Source Wikipedia

[3] « C'est ainsi qu'à Tanagra, le plus beau des éphèbes, portant une brebis sur ses épaules, courait autour des murailles de la ville les jours de fête d'Hermès, pour rappeler que le dieu lui-même avait, lors d'une peste, détourné le fléau, en portant un bélier à l'entour des murs. » Il joue également un rôle dans le sauvetage de la prêtresse Io transformée en une génisse. Il est donc quelquefois représenté dans des scènes pastorales.

[4] L'huile symbolise le feu, comme dans le baptême par l’eau et le baptême par le feu. C’est la substance utilisée pour l’onction.

[5] Wikipedia

[6] Brahma-Vishnu-Maheshwara

[7] « According to Indologist Madeleine Biardeau, Kamadhenu or Kamaduh is the generic name of the sacred cow, who is regarded as the source of all prosperity in Hinduism.[4] Kamadhenu is regarded as a form of Devi (the Hindu Divine Mother)[7] and is closely related to the fertile Mother Earth (Prithvi), who is often described as a cow in Sanskrit.[4][7] The sacred cow denotes "purity and non-erotic fertility, ... sacrificing and motherly nature, [and] sustenance of human life". » Wikipedia

[8] Itinérance et vie monastique: les ascètes Nāth Yogīs en Inde contemporaine, Véronique Bouillier, p. 7

[9] On peut remarquer qu’il écrit son nom en sanskrit et que son se termine en –nātha (T. mgon po).

[10] bka' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar ngo mtshar rmad du byung ba rin po che'i khungs lta bu'i gtam

[11] Il s’agit sans doute des 12 yoguis fondateurs des Kāpālika, parmi lesquels figurent Jālandhara/Hāḍipa, lui-même élève de Gorakṣa. Dowman, p. 249

[12] The Seven Instruction Lineages (Paperback) by Jonang Taranatha, traduit par David Templeman, Library of Tibetan Works & Archives, p. 75. Réf. TBRC W22276-2306-7-163. 117. grub chen gau ra+kSha’i man ngag rnams kyi bka’ babs yin te/ de yang sde tshan bcu gnyis kyi dzo gi rnams na re/ mA Ni pas lha dbang phyug chen po la brten te/ thun mong kyi dngos grub thob/ de la gau ra+kShas rlung gi gdams ngag zhus te bsgoms pas/ phyag rgya chen po’i ye shes rang byung du skyes pa yin zhes zer ba sogs khungs med kyi gtam sna tshogs yod kyang*/ re zhig bzhag go/

[13] Masters of Mahāmudrā, Keith Dowman, Suny Press, p. 83

mardi 14 janvier 2014

Rétablir l'ordre pour sortir du chaos



La vérité est dans le passé, et plus nous nous éloignons du moment de grâce dans le passé, plus nous nous éloignons de la vérité. Cela est vrai pour de nombreuses religions. C’est d’ailleurs un facteur qui permet de distinguer entre une religion et une philosophie, si on en éprouvait le besoin. La vérité d’une religion est déjà toute trouvée et se situe plutôt dans le passé, tandis qu’un philosophe espère la trouver un jour. Un utopiste pense la connaître également et cherche à l’appliquer ici et maintenant. Mais le passé et l’avenir sont à géométrie variable. Entre ceux qui croient en un âge d’or et qui veulent le restaurer et ceux qui croient en un avenir glorieux à instaurer de toute urgence, la différence n’est finalement pas si grande. On peut être nostalgique du passé ou du futur, ou d’un ailleurs. Trois choses absentes, susceptibles de mettre l’ici et maintenant sens dessus dessous. Trois choses qui font appel à exactement le même type de pensée, mais dans une autre direction. Il y a encore ceux qui pensent en cycles, un éternel retour, dont il faut se libérer, par différentes méthodes. Tous semblent vouloir s’échapper de l’ici et maintenant. Et c’est pourtant l’ici et maintenant qui est le moyeu du temps et de l’espace, le coeur…

Le bouddhisme a toutes les caractéristiques d’une religion. Il est tourné vers le passé. La révélation a eu lieu dans le passé et avec le temps qui passe, elle se dégénère de plus en plus. Non seulement, le bouddhisme est une religion, il a une révélation, des messies et il est millénariste. Ce qui donne un sens d’urgence. Le sens d’urgence fait que les gens agissent sur le coup de l’émotion. Vous trouverez les détails dans les manuels de marketing. Michel Strickmann[1] explique le succès initial du bouddhisme en Chine par la combinaison d’une société en plein chamboulement, la doctrine de la rétribution des actes, les descriptions horrifiantes des enfers, la possibilité d’adoucir son sort par la récitation de dhāraṇī/mantra (et les dons au clergé), et l’accès à un Ailleurs aux conditions de l’âge d’or. Il fallait agir dans l’urgence, car plus le temps passait, plus on s’approcherait du Kali-yuga/Mappo, et plus les démons se multiplieraient. Le Bouddha dans sa grande sagesse aurait prévu cette situation catastrophique et il aurait prophétisé l’avènement d’autres messies, aux grands pouvoirs miraculeux, bien nécessaires pour agir efficacement dans ces temps dégénérés. Aux grand maux les grands remèdes. Et les "grands hommes" qui vont avec…

Dans les époques de grands chamboulements, on peut avoir tendance à regarder vers un passé plus glorieux, même si cette gloire est en grande partie imaginaire, et vouloir ré-établir les « conditions d’antan », pour que cela fonctionne de nouveau… Certains bouddhistes tentent alors de remettre à l’ordre du jour l’idéal d’un « dharmaraja », qui n’a jamais existé. Un roi religieux qui gouverne selon les principes du Dharma pour remettre de l’ordre et pour restaurer l’harmonie d’antan. Ou un tulkou aux pouvoirs séculiers le cas échéant. Après la première rencontre avec le bouddhisme en occident, il y a eu une période où certains lamas tibétains avaient essayé de trouver de nouveaux chemins plus adaptés à « l’ici et maintenant » occidental, au lieu de chercher à tibétiser les occidentaux. Mais cette période est révolue. La magie n’a pas fonctionné. La plupart des lamas/tulkous semblent s’être rabattus sur le connu et vouloir faire vivre un Tibet artificiel et idéalisé, gouverné par des dynasties de dharmarajas. De l’autre côté, certains disciples occidentaux semblent avoir compris le besoin de modernisation, mais se rabattent également sur le connu, en traitant le Dharma comme un produit et en le commodifiant. P.e. le quatrième tour de la roue du dharma.

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[1] Michel Strickmann, Mantras et mandarins pp. 62-63

lundi 13 janvier 2014

Dharmarajas



On présente généralement l’empereur Ashoka (± 304-232 av. J.C.) comme un fervent bouddhiste. Il se serait converti au bouddhisme après sa conquête du Kalinga, où de très nombreux individus des deux côtés trouvèrent la mort. 150.000 du côté de Kalinga (au Magadha), et 100.000 du côté d’Ashoka, ou 100.000 de chaque côté. Une victoire difficile et coûteuse. Le roi Bindusara, le père d’Ashoka, avait déjà l’intention de conquérir Kalinga, mais c’est son fils qui réalisa ce rêve expansionniste. Après cette victoire difficile dans une région (Magadha) où le bouddhisme était en plein essor, la « conversion » d’Ashoka n’était sans doute pas entièrement dû au remords. Ce n’est d’ailleurs pas nommément le bouddhisme qu’il soutient dans ses édits, mais le principe de non-violence (ahimsa) et le Dharma-Vijaya (victoire à travers le Dharma). Le Dharma-Vijaya c’est du real-politik avant la lettre, un genre de « Pax Indiana ». Il suffit pour s’en convaincre de lire l’édit d’Ashoka sur la stèle laissée à Kalinga même. Ashoka imposa à ses sujets de faire lire son édit tous les jours de Tiṣya (T. skar rgyal)[1] (le treizième de chaque mois). Si ce jour est le jour de l’empereur, il semble donc justifier son pouvoir par une association avec le jour de Tiṣya, l’Archer céleste (Sirius). Il enverra des inspecteurs (mahamatras) pour vérifier si ses sujets accomplissent bien leurs devoirs (dharma). Il rassure les pays voisins sur ses intentions paisibles. Il dit qu’il est comme un père, et que tous les sujets sont comme ses enfants.


A la mort d’Ashoka, son empire est disloqué par les disputes de ses fils et les Gréco-Bactriens reprennent du poil de la bête. Un de généraux non-brahmanes (Senapati) Mauryas, Puṣyamitra[2] (mort en 151 av. J.C.) assassine le dernier empereur maurya (Bṛhadratha) et fonde la dynastie Shunga. Il « rétablit l'hindouisme avec vigueur » (Wikipedia). L’empereur Khārabēḷa de Kalinga de la dynastie Mahameghavahana étend son empire, entre autres en battant Démétrios, le roi Indo-Grec de Bactria, gouvernant de Begram (ou Kapiçi). Il protège toutes les religions, mais en favorisant les jains.


Pendant que Démétrios était en train de conquérir de nouveaux territoires, un de ses généraux, Eucratide, se déclara roi de la Bactriane. Par la suite, les rois indo-grecs prirent plus de distance avec leurs coutumes grecs et se rapprochèrent des coutumes locaux afin de stabiliser leur pouvoir. Cela se constate sur les pièces[3] qui remplacent les dieux grecs (Helios, Héphaistos,... ) par les dieux zoroastriens (Mazda, Mithras…), Nana (Nanaia)[4] ou plus tard par des bouddhas. L’alphabet sur les pièces est l’alphabet grec, mais la langue est celle de la Bactriane.


La Bactriane (d’après la rivière Bactra/Balḵ), est situé au sud de la rivière Āmū Daryā (Oxus) et à l’ouest de Gandhara, dans le nord de l’Afghanistan actuel, et s’étend jusqu’au Hindou Kouch. Cette région était au départ zoroastrienne, puis bouddhiste et finalement musulmane. Bactriane était par la suite conquise par les Saka, puis par les Yuezhi (le « clan de la lune » qui aurait son origine près de la frontière chinoise, dans la région où se trouve Dunhuang. 



L’empire kouchan s’étendit de Tourfan jusqu’à Pataliputra (Patna). De 127 à 151, cet empire était dans les mains du « roi bouddhiste » Kanishka, bouddhiste car il aurait été à l’origine du quatrième concile de la tradition Sarvastivada (non reconnu par le Theravada) tenu au Cachemire. Il aurait eu d’ailleurs comme conseiller le maître bouddhiste Aśvaghoṣa qui a construit la légende du Bouddha telle que nous la connaissons. Certaines pièces représentent le roi Kanishka en train de faire des sacrifies devant un autel. Quand l’empire kouchan s’écroule, vers 200, les kouchans resteront les rois de Kaboul. Vers 400, ils seront bousculé par les huns blancs/hephtalites.

Toutes ces informations sont très incomplètes et contiennent sans doute des erreurs. Mais il faut prendre conscience du fait que l’idée qu’on peut se faire de l’histoire du « bouddhisme », les « rois bouddhistes », les « pays » où il « s’établit »… est très loin de la réalité qui est beaucoup plus complexe. Toutes ces lignes sont beaucoup moins nettes que dans les versions traditionnelles ou que dans l’idée que nous puissions nous en faire. On constate que les « rois bouddhistes » dérivent toujours leur pouvoir des dieux et de cultes anciens, et que pour asseoir, défendre et pérenniser leur pouvoir, ils utiliseront tous les moyens à leur disposition. Ce n’est même pas de la ruse, ou du « machiavélisme », c’est tout simplement l’exercice et le maintien du pouvoir royal.

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[1] A la fin de l’édit il déclare tous les quatre mois sur le jour de Tiṣya, entre les jours de Tiṣya et à d’autres occasions, officielles sans doute. Il y a un lien avec le retour de Vichnou/Kalki à la fin du Kaliyuga "As it is said; "When the sun and moon, and the lunar asterism Tishya, and the planet Jupiter, are in one mansion, the Krita age shall return."

[2] Puṣya est un synonyme de Tiṣya.

[3] Source

[4] Source