Sogyal Lakar (1947-2019)[1] avait démissionné de son rôle de directeur spirituel de l'organisation Rigpa en août 2017, suite à de graves accusations d'abus envers certains de ses étudiants, et la mention par le Dalai-lama de cette situation le 1er août 2017. Après la démission de Sogyal Lakar, Rigpa avait nommé un “Conseil de vision” (Vision Board), composé d'éminents lamas bouddhistes tibétains, dont Dzongsar Khyentsé (DJK) et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché. Ce conseil avait pour mission de clarifier la vision de Rigpa, de veiller à la qualité des enseignements et de garantir un environnement sûr et bienveillant pour les étudiants. Des lamas Nyingmapa comme Khenpo Namdrol, Orgyen Tobgyal et DJK avaient recommandé aux disciples de Sogyal Lakar de purifier et restaurer leur engagement samaya auprès de lui.
En mars 2019, Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché avait accepté d'assumer la fonction de directrice spirituelle de la congrégation de Rigpa Lerab Ling. Ainsi Lerab Ling pouvait être restitué comme membre de l’Union Bouddhiste de France. Le 9 juillet 2022, lors d’une petite cérémonie en présence de Jetsün Khandro Rinpoché, et de Khenchen Namdrol Rinpoché, quelques disciples de la première heure de Sogyal Lakar furent nommés “senior teachers”, en renouvelant leur allégeance devant la photo de leur maître décédé Sogyal Lakar.
Le 8 décembre 2024, DJK fait une visite éclair (“An afternoon with DJK in Paris”, part 1, part 2) au centre Rigpa de Paris, où il rencontre les disciples de Sogyal Lakar. Une liste de questions[2] est soumise auxquelles DJK donna des réponses. Il y aurait d’autres choses à dire au sujet de ces deux vidéos, notamment sur le statut du tulku, mais je me limiterai ici à certaines questions particulières concernant la gestion de la "Seigneurie" de Sogyal.
Question : “Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?” (part 2, 59:20)Traditionnellement dans le bouddhisme tibétain, il est courant pour les disciples de chercher d'autres maîtres après le décès de leur enseignant principal, plutôt que de commencer immédiatement à enseigner eux-mêmes. Mais les étudiants de Rigpa avaient donc été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, et de commencer à transmettre les enseignements eux-mêmes. Sans doute pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar. Conseillés par qui ? Peut-être par Sogyal avant sa mort, par DJK et Khandro Rinpoché, par le Vision Board ? Ou par les maîtres tibétains qui avaient visité Lerab Ling et Rigpa Paris depuis 2017[3] ? Ce conseil explique par ailleurs la cérémonie de consécration de “senior teachers” qui eut lieu en 2022. Les enseignants “séniors” pouvaient ainsi transmettre l’héritage de Sogyal Lakar aux nouveaux venus, qui n’avaient pas personnellement connu Sogyal Lakar.
Lors des échanges à Paris en décembre 2024, DJK semble approuver cela. Il mentionne les défis (“obstacles”) auxquels Rigpa a été confrontée après le parinirvana de Sogyal Rinpoché. Il fait l'éloge de la résilience de Rigpa, la qualifiant d'« accomplissement extraordinaire » et de « signe encourageant pour le Bouddha Dharma ». Il encourage les étudiants de Sogyal Rinpoché à continuer à partager le Dharma malgré les difficultés.
DJK : “J’ai observé Rigpa. J'ai toujours dit que Rigpa était vraiment important le pour le Dharma en général et particulièrement pour le Dharma de lignées tibétaines. Non seulement Sogyal Rinpoché est passé au parinirvana, mais devait faire face à des défis énormes, extérieurs, intérieurs et secrets. Et cela continue toujours. C’est un accomplissement extraordinaire. Je dirais bien sûr que c’est la bénédiction des gourous, des dharmapalas, et la dévotion des étudiants. Le Dharma a toujours eu beaucoup d’obstacles. Certains obstacles sont vraiment énormes. Regardez ce qui s’était passé avec les universités de Nālandā et Taxila. Elles ont disparu. Regardez Peshawar, en Afghanistan (Oḍḍiyāna), le berceau des tantras, plus aucune trace.”Nālandā, Peshawar, Sogyal et Rigpa, même niveau..., mêmes “obstacles”. DJK mentionne ses discussions avec des étudiants séniors et leur hésitation de transmettre et d’enseigner. Ils ont besoin d’une structure pour les soutenir. Ce sera le programme Milinda de la Fondation Khyentsé, donné par une équipe d’enseignants.
Question suivante :
“Dans Le livre tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché a dit que dans le Dzogchen la vue est présentée directement à l'étudiant par le maître, qui doit avoir une réalisation complète et incarner cette réalisation, afin que le l'étudiant puisse recevoir cette présentation. L'étudiant doit avoir aussi atteint le point où il possède à la fois l'ouverture d'esprit et la dévotion, qui va lui permettre d'être réceptif au vrai sens du Dzogchen. Que se passe-t-il pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Quelle place doit prendre la dévotion, et comment concilier cela avec le d'autres grands maîtres qui viennent à Rigpa comme vous-même, pour présenter la nature de l’esprit et enseigner le Dzogchen ? Le souci c’est que ces étudiants pourraient alors décider de suivre ces maîtres et de rejoindre leur saṅgha respectif, et quitter Rigpa progressivement. Est-ce que vous avez des recommandations ou des clarifications à faire ?”La séance se termine avec une question sur la nouvelle collaboration entre Siddhartha's Intent et Rigpa.
DJK : “Un pratiquant du vajrayāna n’est pas un pratiquant śrāvaka. Il faut prendre le voeu de bodhisattva. En ce qui concerne les instructions de présentation (ngo sprod), de Dzogchen, je m’en suis déjà expliqué au début de cette séance. Certaines peuvent l’avoir directement. C’est tout à fait personnel. Un pratiquant de Dzogchen doit pratiquer la bodhicitta, c’est-à-dire être concerné par l’éveil d’autrui. Il lui faut faire tout ce qui est en son pouvoir. Cela pourrait être simplement de faire des photocopies, ou de nettoyer une pièce. Je vois un centre bouddhiste comme Rigpa, ou un monastère, vraiment comme un “véhicule” pour un bodhisattva débutant. C’est un véhicule facile à utiliser à cet effet. Cela implique évidemment des émotions humaines. Par exemple, moi-même, (Sogyal) Rinpoche, Khyentsé Chökyi Lodrö, à chaque fois que je viens ici, ou à chaque fois qu’il y a un Européen qui veut aller quelque part dans un centre, je leur dis “Va à Rigpa !” (rires). Même si je ne suis pas un membre du Saṅgha, ou du Vision Board, etc. Donc j’utilise ce “véhicule”, voilà ce que je veux dire. Notamment des gens qui sont un peu enclins à …. (rires) … je ne sais pas… un peu sauvage, avec un certain caractère … Va à Rigpa ! (rires). Je vous donne un exemple. Des gens qui croient en la méditation assise, le végétarisme, pas d’alcool, pas de “guru business”, ceux-là, je ne les envoie pas ici (rires). Mais de toute façon, ceux-là ne viennent pas me voir. (rires) Ce que je veux dire c’est qu’il faudrait vraiment utiliser (Rigpa) comme un “véhicule”, vraiment. (Rigpa) est très bien établi. Et qui a traversé de très gros tests, de nombreuses fois.”
“C'est la première fois que Siddhartha's Intent et Rigpa, les deux sanghas, organisent ensemble votre visite à Paris. La collaboration entre les deux sanghas se retrouve aussi sur le projet de Milinda, qui est pour entraîner les enseignants du futur. Est-ce que vous pouvez partager votre vision de comment nous pourrions rendre cette collaboration encore plus forte dans le futur ?”DJK commence par rassurer l'auditoire en disant qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car la façon dont les Tibétains fonctionnent est déjà très efficace pour ce genre de collaboration. Il compare cela à une "famille mafieuse italienne", soulignant l'importance de la fidélité et de la gratitude au sein de la lignée. Le “clan Khyentse” (K-clan) pourrait-on dire... Il illustre ce point en évoquant l’énorme gratitude pour la contribution extraordinaire de Lerab Lingpa (1856-1926) en écrivant le commentaire du lCe btsun snying thig, qui est "tellement beau" que DJK l'avait lu 40 fois. C’est ce genre de loyauté de clan Yakuza que DJK dit ressentir envers Lerab Lingpa et sa “famille”. Probablement la même loyauté que ressent Shechen Rabjam Rinpoché, un autre membre de la "famille".
Dernière question :
“Comme vous êtes la réincarnation de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö, le maître racine de Sogyal Rinpoché, vous jouez vraiment un rôle crucial dans notre lignée, et en particulier pour le saṅgha de Rigpa. Est-il donc possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre esprit de sagesse à nous tous ?"L’enjeu de la rencontre entre Rigpa et Dzongsar Khyentsé est le sort de la "Seigneurie[4]” de Sogyal et de ses “âmes”. Pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar, Rigpa, il avait été conseillé “de ne pas chercher d'autres maîtres”. L’héritage spirituel étant assez maigre, les enseignants séniors ne se sentaient pas toujours à la hauteur. La loyauté au clan des anciens était plus ou moins acquise, mais les nouveaux candidats arrivant à Lerab Ling et à Rigpa n’avaient pas ce lien privilégié (“présentation” Dzogchen) avec le maître. Les maîtres tibétains de visite à Lerab Ling ou à Rigpa pourraient facilement les débaucher, et ainsi appauvrir le “véhicule”. Que faire pour arrêter ou éviter la saignée ? Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö était le maître de Sogyal Lakar, et Dzongsar Khyentsé étant une réincarnation du maître du maître, il était logique de faire appel à ce dernier, puisqu’il est de la même famille “mafieuse” ou “yakuza”.
“Je crois que j’ai déjà répondu à cela, n’est-ce pas ?”
Sogyal Lakar and Dzongsar KR in the UK, September 2016 (gratte-dos ajouté par mes soins) |
La majorité des questions se rapportait au resserrement des liens du clan et au sort des “âmes” en dérive. DJK rassure Rigpa, il ne prendra pas de “serfs” à Rigpa, il leur envoie même de nouveaux candidats “un peu sauvages”. “va à Rigpa !” Les nouveaux candidats, fraîchement équipés de voeux de bodhisattva, pourront être mis à la tâche (“karma yoga”) dans leur nouveau “véhicule”. Les enseignants séniors de Sogyal Lakar feront de la formation continue Milinda, pour étoffer leur savoir et échafauder leur confiance, et pourront ainsi transmettre un héritage de Sogyal plus consistant que l’original. Les “serfs” qui n’ont pas reçu de “présentation Dzogchen” de Sogyal Lakar, pourraient la recevoir d’autres lamas. Avec Dzongsar Khyentsé , cela restera de toute façon dans la même famille. Une famille où l’on n’oublie jamais où se situent ses loyautés. Évidemment que Dzongsar Khyentsé viendra les voir plus souvent pour enseigner et transmettre son esprit de sagesse. Ce qui est arrivé à Nālandā et à Peshawar ne doit pas arriver à Rigpa.
[2] •Le Vajrayana est-il fait sur mesure pour les gens de l'époque moderne, malgré le temps requis pour la pratique formelle ? Pourquoi ne pas rendre les enseignements du Zen ou du Mahamudra plus accessibles ?
•Quelle est la différence entre Samaya et engagement de pratique dans le Vajrayana ?
•Comment vous assurez-vous que les samayas entre vous et vos étudiants restent purs, étant donné le grand nombre de disciples et leurs attentes ?
•Comment comprendre les citations apparemment contradictoires qui disent qu'un yogi ne devrait jamais passer de temps avec un briseur de samaya, tout en étant heureux en toute compagnie ?
•Quelles sont les principales différences entre donner des enseignements et des transmissions de pouvoir en Occident et en Asie, et entre les donner à des pratiquants laïcs ou à des moines ?
•Comment surmonter le manque de confiance en soi que de nombreux maîtres attribuent aux Occidentaux ?
•Pourquoi y a-t-il tant de problèmes et de controverses autour du système des tulkous ces derniers temps ? Quel est le problème ?
•Le système des tulkous, apparemment initié au Tibet avec les Karmapas pour préserver les lignées et maintenir une influence politique, a-t-il toujours eu cette dimension de pouvoir ?
•Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?
•Concernant les instructions directes du Dzogchen, quelle place doit prendre la dévotion pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Comment concilier cela avec le suivi d'autres maîtres ?
•Comment renforcer la collaboration entre Siddhartha's Intent et les centres Rigpa, notamment dans le cadre du projet Milinda pour former les enseignants du futur ?
•Est-il possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre sagesse, étant donné votre rôle crucial en tant que réincarnation de Jamyang Khyentsé Wangpo ?
[3] Entre autres Dzongsar Khyentse Rinpoché, et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché, conseillers spirituels de Rigpa. Khenchen Namdrol Rinpoché, Dzogchen Ponlop Rinpoché, Sa Sainteté le 42e Sakya Trizin Ratna Vajra Rinpoché, Son Éminence le 7e Kyabje Yongzin Ling Rinpoché ?
[4] Le statut des serfs est caractérisé par : une liberté restreinte, l'impossibilité de quitter la seigneurie sans autorisation, l'obligation de travailler pour le seigneur, des limitations sur le mariage et l'héritage