lundi 18 novembre 2024

Un lanceur d'alerte au monastère de Shéchen

Yangsi Dilgo, tulku de Dilgo Khyentsé Rinpoché (capture d'écran Viméo)

La vidéo publiée sur Viméo le 13/11/2024 qui avait donné lieu à ce blog n'est plus en ligne
Des extraits de la vidéo sont toujours visibles dans le tweet de Tibetan Buddhism Leaks. Il y a également une discussion à ce sujet sur Reddit, en anglais.
Un autre tulkou, Yangsi Dilgo Khyentsé (né en 1993), se rend compte qu’il ne pourra jamais atteindre le niveau hagiographique de son prédécesseur. Il renonce à devenir un “saint”, et montre en public qu’il a décidé de suivre lexemple de son idole Chogyam Trungpa, que son grand-père admirait tant et avait couronné roi de Shambhala. Avant lui, Dzongsar Jamyang Khyentsé (né en 1961), prenant Chogyam Trungpa pour modèle, avait écrit dans The Guru Drinks Bourbon?
Les prêtres et les saints en Occident, ainsi que les figures similaires en Orient, sont toujours représentés comme austères et moralement purs, y compris Bouddha Shakyamuni. Mais il est apparu sous cette forme nirmanakaya pour le bien de son audience composée de gens ordinaires. Les paysans de Magadha pouvaient accepter la vérité si elle venait de la bouche d'un renonçant pur, et non des lèvres d'un marchand rusé et manipulateur, c'est pourquoi il ne portait pas de bagues en diamant ni de pantoufles dorées. Cette apparence était son véhicule. Seul le guru tantrique Vajradhara, dans sa forme sambhogakaya, se manifestait avec des boucles d'oreilles et des consorts, ne vivant pas du tout simplement.”

Même au sein du Vajrayana qui accepte une certaine débauche et certains excès, c'est difficile à faire accepter. Mais on ne sait jamais où sont les bodhisattvas. Ils pourraient très bien se trouver parmi les prostituées. Ils pourraient très bien se manifester sous la forme de lamas débauchés. À l'inverse, le diable peut se manifester sous la forme d'un célibataire austère comme Kashyapa.[1]” (The Guru Drinks Bourbon? , ch. Assuming the Best)
Soit noté en passant que l’on retrouve dans ce passage l’idéologie Yogācārine et ésotérique, où le Bouddha aurait fait seulement semblant d’être un renonçant (śramaṇa), et avait enseigné un Dharma "entrée de gamme" correspondant au niveau de ses premières audiences (de la première et deuxième tour de la roue). Contrairement au guru tantrique qui ne renonce à rien, ne s’interdit rien, et qui a souvent des ambitions théocratiques en plus. Dans la famille de Dilgo Khyentsé Rinpoché I (1910-1191), où l’on est guru de grand-père à petit-fils, parler de lignée est en même temps parler de la famille. 

Padre, padrone - Grand-père, guru

Dilgo Khyentsé Rinpoché I av/ait deux filles avec son épouse Khandro Lhamo : Déchen Wangmo et Chime Wangmo. La cadette est la mère de Shechen Rabjam Rinpoché (né en 1967), qui est donc le petit-fils de Dilgo Khyentsé Rinpoché I et l’abbé du monastère de Shechen au Népal. Pour Dzongsar Jamyang Khyentsé, lui-même le petit-fils de Dudjom Rinpoche (1904 – 1987), Dilgo Khyentsé Rinpoché I est simplement son guru principal. Les liens familiaux et/ou spirituels sont souvent très étroits entre familles de gurus. Pour lire ce qui suit, et comprendre l’émotion de Shechen Rabjam, il faut savoir que non seulement Shechen Rabjam était chargé d’éduquer le tulku de son propre grand-père (DK I), mais que DK I était également le grand-père de son propre tulku (DK II). Ce qui est perçu comme une trahison par DK II de son grand-guru et grand-père est à la fois spirituelle et familiale.

Lanceurs d’alerte sur Viméo et Twitter

Jeune femme criant "Vous violez des filles" à l'entrée du temple de Shechen (capture Viméo) 

Un post Twitter (X) de Tibetan Buddhism Leaks du 17/11/2024 reprend une vidéo Viméo du 13/11/2024 postée parFakeyangsi Abuse, qui annonce une suite de vidéos. Il n’est pas exclu que cette vidéo soit postée par quelqu’un du monastère, car on semble surtout regretter que le nom de Dilgo Khyentsé soit traîné dans la boue.

Dans cette vidéo, Yangsi Dilgo est accusé de viol. Cela commence par un court extrait de Trulshik Rinpoché rappelant que le tulku de Dilgo Khyentsé Rinpoché sera réellement son tulku s'il se comporte comme tel. La vidéo démarre ensuite par une séquence, où Yangsi Dilgo explique que sil fume et boit ostentatoirement, en public et devant les caméras, c’est pour “faire une percée” (“break through”) avec une “intention pure” et “sans peur”. “L’intention pure” et l’absence de peur sont essentielles pour “percer mon esprit dualiste” (“break through my dualistic mind”). Probablement pour imiter son modèle Trungpa. C'est lui qui l'inspire, pas son grand-père Dilgo Khyentsé.

La deuxième séquence montre une jeune femme visiblement en colère qui entre dans la cour du monastère Shechen en criant “Vous violez des filles !” (You rape the girls!). Elle prend un pot de fleurs sur l’escalier qui monte vers le temple et le jette par terre.

La troisième séquence est un enregistrement audio de Shechen Rabjam qui parle en sanglotant du comportement de Yangsi Dilgo[2], des accusations de viol, de la honte qu’il éprouve que le nom de son grand-père guru soit ainsi trainé dans la boue par son tulku Yangsi, et de la crainte de répercussions médiatiques "Rinpoché est un menteur, Rinpoché est un harceleur sexuel, Rinpoché commet des viols"[3]. Shechen Rabjam rappelle que DK I lui avait dit qu’il n’osait pas donner le nom (de refuge) de son propre lama-racine à personne d’autre, de peur que ce nom ne soit souillé et détruit. Shechen Rabjam est lui-même la réincarnation de ce lama-racine (Shechen Gyaltsab Rinpoche). Maintenant le nom de Dilgo Khyentsé, le grand-père et lama-racine de Shechen Rabjam, est traîné dans la boue par celui qui porte son nom. Son tulku et petit-fils Yangsi Dilgo.

Quatrième séquence. Yangsi Dilgo parle de lui-même et de son grand-père DK I.
"Parfois, des gens viennent me voir et disent : 'Oh, je vous ai rencontré quand vous étiez jeune' et disent : 'Oh, vous savez, j'ai rencontré votre prédécesseur.' Je m'en fiche complètement ! Pourquoi parler d'un prédécesseur quand je suis vivant, hein ? Donnez-moi aussi du crédit. Il est déjà parti ! Au revoir ! C'est comme, voulez-vous rester coincé avec, vous savez, ces vieux téléphones [filaires] où vous devez parler comme ça ? Vous voulez ça ? Ou vous voulez un smartphone ? En gros, je suis la version smartphone. Mon prédécesseur était cette version [obsolète]. Laquelle voulez-vous ? C'est simple, vous savez ? J'en ai tellement marre que les gens viennent me voir et disent 'Oh, le prédécesseur était si génial !' Mais je peux vous assurer qu'il ne survivrait même pas une seconde s'il était vivant dans ce monde, dans ma situation, dans les circonstances que j'ai vécues et vues. Je ne pense pas qu'il puisse survivre. J'ai pu vivre tout ça et apprendre beaucoup de choses complexes [ ]. Beaucoup de difficultés inutiles, je dois dire.[4]"
Cinquième et dernière séance, un autre enregistrement audio de Shechen Rabjam.
"Alors, s'il vous plaît, réfléchissez bien à ceci. La responsabilité du monastère, je vous l'ai déjà donnée, à vous les Khenpos et Lopons. Quant à moi, s'il vient ici, s'il s'assoit sur le trône, s'il s'assoit là en disant qu'il est Dilgo Khyentse, je juste... (voix peu claire à cause des pleurs). Vous savez... (peu clair à cause des pleurs)... il n'y a plus grand-chose à dire. Il va dans les maisons des gens. Il déchire les familles. Il s'est impliqué avec cette femme mariée. Il y avait cette fille de seize ans, il lui envoyait des photos de lui nu, montrant même son sexe ! Mais, je ne me soucie de rien d'autre. Peu importe s'il est en colère contre moi. Je m'en fiche s'il ne m'aime pas. Mais, qu'il utilise le nom de mon guru racine. Voici encore une chose qu'il dit : 'La seule chose c'est que j'ai changé de corps, mais mon esprit est Dilgo Khyentse.' Comment cela peut-il ressembler à quoi que ce soit que Dilgo Khyentse ferait ? Maintenant, comment pouvons-nous prendre un harceleur sexuel, un menteur en série, et dire qu'il est Dilgo ? Les gens se prosternent devant lui, ont de la dévotion pour lui, et en retour il les trompe. J'ai entendu dire que récemment une mère et sa fille sont venues. Elle était effondrée à cause de son divorce. Il a dit : 'Je ne veux pas que la mère vienne. Dites à la fille de venir ce soir.' Il a essayé de violer la fille ! Elle a réussi à s'échapper. Elle s'est enfuie au monastère de Thrangu et elle a été sauvée par les moines de Thrangu. Avec quelque chose comme ça, comment peut-il donner un exemple à nos moines ? Comment peut-il donner un exemple tout court ? Eh bien, c'est tout. Je n'ai rien d'autre à dire. S'il vous plaît, réfléchissez bien à ceci. Ce n'est en aucun cas pour moi. C'est pour le bien du Dharma. C'est pour le bien de la lignée du précédent Khyentse. Merci.[5]"
La vidéo semble être postée surtout pour accuser Yangsi Dilgo de détruire le nom et la réputation de Dilgo Khyentse I et de sa lignée. Par rapport à cela, son comportement provocateur, harceleur et les viols dont on l’accuse semblent secondaires...

Cette vidéo montre que les abus que l’on trouve partout, y compris dans le bouddhisme tibétain, aussi bien en Occident qu’en Asie, commencent à être reconnus comme un problème à Shechen. Cette vidéo est comme un concentré de tous les problèmes auxquels est confronté le bouddhisme tibétain (son institut de tulkus, sa transmission, son silence, ses propres illusions...) dans le monde moderne. Que des moines du monastère de Shechen et des jeunes femmes de leur communauté en prennent conscience, et surtout le font savoir et le publient dans des médias en ligne --comme le demandait le Dalai-lama ("Make public!")... -- est une nouveauté. Du moins pour moi. Le lanceur d'alerte a annoncé d'autres vidéos.

Dans sa présentation :
"If you have been abused or raped by the Fake yangsi write to fakeyangsiabuse@protonmail.com"
 
Comme je ne connais pas (encore) la motivation du lanceur d'alerte, et que son objectif principal semble être de dénoncer Yangsi Dilgo comme un imposteur, j'ajouterai :

For help in gender-based violence services in Nepal, call 1145

***

MàJ19112024 Comme cela vient d'être remarqué par Tibetan Buddhism Leaks, la lettre publiée par Shechen Rabjam le 17/05/2024 semble se référer au même problème.

[1]Different cultures have different expectations of holy men and women, mostly having to do with living simply and chastely. Priests and saints in the West, and similar figures in the East, are always depicted as austere and morally pure, Shakyamuni Buddha included. But he appeared as he did in his nirmanakaya form for the sake of his audience of common people.

Even within the Vajrayana’s acceptance of some debauchery and indulgence, it’s a hard sell. But one never knows where the bodhisattvas reside. It could very well be among prostitutes. They could very well manifest as debauched lamas. Conversely, the devil can manifest as an austere celibate like Kashyapa
.”

[2] Soutitres : “And there, the lama will tell lies, right? If they happen to be young ladies, he will harass them sexually, right?"

[3]Rinpoche is a liar, Rinpoche is a sexual harasser, Rinpoche commits rape

[4]Sometimes people come up to me and say, ' "Oh, I met you when you were young and say: "Oh, you know, I met your predecessor. I don't give a damn about that! Why do you talk about a predecessor when I am alive, yeah? Give me credit, also. He is already gone! Bye bye! It's like, do you want to be stuck with the, you know, those [wired] old phones where you have to talk like that? You want that? Or you want a smart-phone? Basically. I am the smart-phone version. My predecessor was this version. Which one do you want? It’s simple you know?I am getting so sick and tired of people coming up to me and say "Oh, the predecessor was so great!" But I can assure you he will hot survive even one second if he was alive in this world, in my situation in the circumstances that I have lived and seen. I don't think he can survive. I was able to live through that and learn a lot of complex [ ]. A lot of unnecessary hardships, I have to say.”

[5]So, please, think carefully about this. The responsibility of the monastery, I have already given it to you, Khenpos and Lopons. As for me, if he comes over here, if he sits on the throne, if he sits there saying he’s Dilgo Khyentse, I just … (voice unclear due to crying). You know, ...(unclear due to crying)... there is nothing much left to say. He goes into the homes of people. He tears families apart. He got involved with this married woman. There was this sixteen years old girl, he was sending her nude photos of him, even showing his sex! But, I don’t care about anything else. It doesn't matter if he's angry with me. I don’t care if he doesn’t like me. But, him using the name of my root guru. Here’s yet another thing he says, "The only thing is that I changed bodies, but my mind is Dilgo Khyentse.” How does that look like anything Dilgo Khyentse would ever do? Now, how can we take a sexual harasser, a serial liar, and say he is Dilgo? People prostrate to him, have devotion for him, and in return he deceives them. I heard that recently a mother and daughter came. She was broken down due to divorcing her husband. He said, "I don’t want the mother to come. Tell the daughter to come this evening." He tried to rape the daughter! She managed to escape. She escaped to Thrangu Monastery and she was saved by the Thrangu monks. With something like this, how on earth is he setting an example to our monks? How is he setting any example at all? Well, that’s all. I have nothing else to say. Please think about this carefully. It’s not for me in any way. It's for the sake the Dharma. It s for the sake of the lineage of the previous Khyentse. Thank you.”

dimanche 17 novembre 2024

L'étonnant Yangönpa

Yangönpa, Himalayan Art 13448

Attention, blog dopé à l’IA

Dans les yogatantras supérieurs, et notamment dans le Kālacakra Tantra, dont Nāropa aurait écrit un commentaire[1]. Ces tantras utilisent le concept clé de “Continuum” (t. rgyud), qui a trois aspects[2]. Ce Continuum (Continuum causal) correspond à l’essence de Bouddha (Buddhadhātu), et est le Continuum de la Luminosité, toujours présente sans interruption.
Le continuum causal, également appelé clarté lumineuse, peut être décrit comme la réalité qui transcende les notions d'intérieur et d'extérieur, englobant tout ce qui se manifeste, qu'il s'agisse de phénomènes purs ou impurs. Il ne s'agit pas d'une simple potentialité à actualiser, mais de la présence totale de l'état originel de l'être, même lorsqu'il n'est pas reconnu.
Cette réalité se présente sous la forme du corps et de la pensée et est découverte par la conscience intrinsèque [rang rig pa’i ye shes] de l'individu à l'intérieur du "temple" du corps. Il est donc crucial de comprendre la condition authentique [dngos po’i gnas lugs] qui se manifeste en tant que pensée [sems kyi dngos po’i gnas lugs] et la condition authentique qui se manifeste en tant que corps [lus kyi dngos po’i gnas lugs]
.[3]” (TK 6.4, p. 42)
Le Continuum causal existe dans le corps de chacun comme “le Corps vajra” (rdo rje lus) avec ses 36 constituants, , incluant les agrégats, les éléments, les organes sensoriels, etc., ainsi qu’un réseau de 72 000 canaux subtils, dont 37 sont considérés comme principaux. Ce corps subtil, dans son état originel, reflète la pureté potentielle de l'état de Bouddha. L'association des 37 canaux aux 36 constituants du Corps vajra et aux 37 facteurs de l'éveil met en lumière l'interdépendance entre le corps et l'esprit, ainsi que le rôle central du corps subtil dans le processus de libération.

Comprendre la condition authentique de l'esprit et du corps implique de reconnaître la nature lumineuse et vide de la pensée, de comprendre que le corps est l'expression de la Luminosité. En purifiant et transformant le corps et la pensée par les pratiques du Continuum de la méthode, Le Continuum résultant est réalisé, l'état de Bouddha.

Nāropa associe le Corps vajra du “Continuum” au concept du corps illusoire (t. sgyu lus s. mayadeha). Le corps illusoire est une manifestation de la pensée purifiée, un corps d'énergie subtile qui n'est pas soumis aux limitations du corps physique ordinaire. La purification et la “transformation” du Continuum causal sont encadrées par une initiation et le suivi d’un guru. L'initiation du corps vajra, selon Nāropa, implique la purification des pouvoirs sensoriels et de leurs objets. L'objectif est de bloquer les sens ordinaires et de les remplacer par la perception divine et les pouvoirs sensoriels divins[4]. Cela est possible par la neutralisation des canaux “naturels” pour laisser toute l’espace à la perception de la réalité divine ('od gsal gyi chos nyid).

Les trois “yogas” fondamentaux de Nāropa ont pour but de purifier les trois états de conscience “ordinaires” que sont la veille, le rêve et le sommeil profond, et leurs cloisonnements artificiels, qui empêchent le “Continuum” de la Luminosité. Ces trois états correspondent aux trois Kāyas du Bouddha, et macrocosmiquement aux triple univers : sensible, intelligible et noétique. Il s’agit de bien ramoner le canal Lumineux, et les petits vaisseaux du corps lumineux.

En théorie, tous les êtres sont égaux dans le sens qu’ils ont, paspossèdent, un dharmadhātu. Mais selon certains, seuls ceux qui reconnaissent le dharmadhātu comme l’essence du Bouddha, “possèdent” l’essence du Bouddha. Ce sont les bodhisattvas de la première bhūmi. Le Continuum de la méthode, du chemin, crée les différences de mérite et de sagesse, et donc une hiérarchie[5].

Les méthodes des yogatantras supérieurs sont très volontaristes, élitistes, et créent souvent dans ceux qui les pratiquent un sens de supériorité. A l’époque même, où elles prenaient leur essor, est apparu un personnage étonnant, à la fois un pratiquant fervent des yogatantras supérieurs dans sa jeunesse et du mahāmudrā de Gampopa. A la fois Sakyapa et Kagyupa. C’était Yangönpa (Yang dgon pa 1213 -1258). La version qu’il présente du Corps vajra dans son Explication du Corps de Vajra Caché (Rdo rje lus kyi sbas bshad) débarrasse la Méthode de Nāropa de son volontarisme, élitisme et spn côté méritocratique (qui ressortent dans les polémiqués). Yangönpa avait écrit ce texte suite à une vision directe (mngon sum) de la nature des canaux, des souffles et de la bodhicitta "tels qu'ils sont"[6].

Chez Yangönpa, le Corps vajra est toujours décrit comme étant présent de manière innée en chaque individu, constituant le fondement subtil à partir duquel se développe le corps physique[7], mais tout en gardant les deux pieds sur terre. Une existence céleste n’est pas son objectif, puisque “le divin” est déjà là, comme pour Nāropa d’ailleurs.
"Les fondements subtils du corps, parfois désignés par Nāropa et les exégètes de sa lignée comme le corps vajra (rdo rje lus), sont simultanément divins - de par leur potentiel à libérer une personne du saṃsāra - et ordinaires.[8]"
Ce Corps vajra est naturellement présent, bien que souvent obscurci par notre perception ordinaire, qui n’est pas noétique. Généralement, quand on dit que le tantrisme valorise le corps, c’est surtout au corps subtil et au corps vajra (encore plus subtil) qu’il fait référence, en tant que lien avec la Luminosité, et en tant que véhicule lumineux... Pas dans un sens hédoniste. Mais Yangöpa va plus loin, le travail “théurgique” se déroule selon lui naturellement et sans effort…
"Le corps ordinaire, de sa conception à sa fin, de la mort jusqu'à la renaissance, suit un chemin qui se parcourt de lui-même (lam rang 'gros) et s'accomplit spontanément. La cause, le chemin et le fruit sont naturels (lhan cig skyes pa, sahaja) ou innés. Ce point était suggéré dans le contexte de l'embryologie, mais n'a été pleinement clarifié que dans cette partie de la discussion de Yang dgon pa. Il va même jusqu'à dire que c'est la raison (rgyu mtshan) pour laquelle il est possible d'atteindre l'état de bouddha en une seule vie. Le corps, sans effort, réalise ce but simplement en vivant sa vie.[9]"
“Sans effort” implique que les phases de développement et de perfection évoluent naturellement dans une vie humaine. Pour Yangönpa la vie elle-même est une pratique tantrique spontanée. Il montre que les phases de génération (bskyed rim) et de perfection (rdzogs rim), traditionnellement associées aux pratiques tantriques, se manifestent naturellement dans les activités quotidiennes. La respiration, le cycle veille-sommeil, les fonctions corporelles et les relations interpersonnelles (y compris sexuelles) sont autant d'expressions spontanées de la voie tantrique. La phase de perfection se déroule continuellement dans le corps et l'esprit, sans nécessiter d'effort conscient. Le cycle naturel de l'inspiration, de la rétention et de l'expiration est comparable aux étapes de la phase de perfection. L'état de veille est assimilé à la phase de génération, tandis que le sommeil correspond à la phase de perfection. Des processus comme la digestion sont interprétés comme des expressions des vents subtils et des essences vitales, qui sont des composantes du corps subtil. La digestion, avec sa séparation des éléments nutritifs et des déchets, est comparée à un rituel tantrique (gaṇacakra). Les hommes et les femmes, dans leur complémentarité, incarnent les principes de la méthode et de la sagesse, qui sont au cœur de la pratique tantrique. La mort est considérée comme la réalisation ultime de la vacuité, tandis que la renaissance représente l'émanation spontanée de la compassion. Le cycle de la mort et de la renaissance est ainsi assimilé au cycle de la phase de perfection. Il n'est donc pas nécessaire de s'engager dans des pratiques ascétiques rigoureuses pour atteindre l'éveil, car le simple fait de vivre suffit à progresser sur le chemin spirituel. La pratique tantrique, tout en n'étant pas strictement nécessaire pour le parfait éveil, permet d'accélérer ce processus en purifiant les obscurcissements qui nous empêchent de réaliser notre nature de bouddha.
"Son fruit se manifeste naturellement comme dharmakāya à la mort, le sambhogakāya dans le bardo, et le nirmāṇakāya à la naissance.” “C'est la raison pour laquelle le mantra secret permet l'éveil en une seule vie, et tout le sens des phases de développement et de perfection en tant que base de purification et agent purifiant doit être compris ainsi." (Blight Miller, 2013, pp 307 et 311)
En une seule vie, et éventuellement dans chaque nouvelle vie, nous sommes tous des tulkus…

Il y a donc bien naissance, mais ce n’est plus forcément un problème pour celui qui possède la gnose. Le Bouddha Śākyamuni avait proclamé à sa naissance “Ceci est ma dernière naissance”, et à sa mort il était passé au parinirvāṇa (ou avait fait semblant). Mais ce message aurait été uniquement destiné aux logiciens, aux auditeurs etc. qui ne pouvaient pas comprendre le Corps vajra[10].

Non seulement le corps accomplit naturellement les phases de développement et de perfection, il est en plus le corps de tous les Dharma, y compris de toutes sortes de tantras. Le corps (vajra) les lit et comprend naturellement dans tous les phénomènes du saṃsāra et du nirvāṇa.
Il n'y a pas un seul aspect du chemin qui ne soit accompli dans le corps, donc [le corps] est un 'tantra des méthodes'. Parce qu'il rassemble tous les phénomènes du saṃsāra et du nirvāṇa, [le corps] enseigne clairement, donc c'est aussi un 'tantra explicatif'. Le glorieux Virūpa dit dans les Versets Vajra : 'Le corps est un tantra des méthodes et ainsi de suite, la troisième et la quatrième initiation tantrique'. Et 'En s'appuyant sur le corps, les obscurcissements à la grande félicité sont purifiés, et parce qu'il enseigne, [le corps] est un tantra explicatif.[11]
L'éveil est inhérent à la nature même du corps humain et se réalise spontanément à travers le cycle de la vie[12]. Le corps humain, loin d'être un obstacle à l'éveil, en est le véhicule même. L’éveil n'est pas un objectif à atteindre, mais une réalité déjà présente qui se révèle naturellement à travers le cycle de la vie. La pratique tantrique, tout en n'étant pas strictement nécessaire pour le parfait éveil, permet d'accélérer ce processus en purifiant les obscurcissements qui nous empêchent de réaliser notre nature de bouddha. Vivre, c’est pratiquer.

Quant aux trois états/corps de conscience ordinaires et leurs correspondances éveillées mentionnés plus haut :
Tous les êtres nés d'une matrice par la voie des cinq éveils manifestes sont nés d'une matrice divine. Tous les êtres nés par naissance miraculeuse ont une naissance miraculeuse divine. Ainsi, le corps pleinement mûri est le nirmaṇakāya. Le corps mental de l'état intermédiaire et le corps habituel des rêves est le sambhogakāya. L'esprit est le dharmakāya. L'inséparabilité des trois corps est le mahāsukhakāya[13].”

Dans ce passage, Yang dgon pa aligne les expériences d'un corps ordinaire (lus) avec les kāyas illuminés (sku) d'un Bouddha. Le "corps pleinement mûri" [vipākakāya], le "corps mental du bardo" [manomaya-kāya] et le "corps habituel des rêves" [vāsanākāya] sont des ensembles de termes qui sont normalement soit totalement opposés à l'illumination, soit considérés comme une base de purification ayant le potentiel de devenir un kāya. Mais ici, ces corps impurs sont révélés comme étant les kāyas purs d'un Bouddha. Une fois encore, il conclut sur le point de l'inséparabilité : tout comme le corps, la parole et l'esprit sont inséparables, les kāyas sont également inséparables.[14]” (Blythe Miller, 2013)
Un peu à la façon du sixième Patriarche Houei-neng :
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge du corps absolu du Bouddha, qui est absolue pureté.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des millions et des milliards de corps d’apparition du Bouddha.
Dans ce corps de chair, j’ai trouvé le sublime refuge des corps futurs du Bouddha, où seront parfaites toutes les jouissances
.” (Soûtra de l’Estrade du sixième Patriarche Houei-neng, Patrick Carré, Seuil, 1995, pp. 43-45)
C’est comme si chez Yangönpa, il n’y a plus de triple Continuum, ou que le Continuum du chemin et du fruit n’ont plus d’importance, à cause de la prépondérance du Continuum de la cause, qui pèse de tout son poids. Il sape ce que les Continuums du chemin et du fruit pourraient ériger en différence, en supériorité. Il démystifie la Méthode. Il décomplexifie par rapport au Fruit. Il permet de vivre sa vie en poursuivant son chemin de bonhomme (dngos po'i gnas lugs). Il suffit d’observer et d’apprendre de son expérience vécue, p.e. dans l’interaction de notre corps-parole-pensée, et dans leur interaction avec les autres.
En ce moment, si le corps change, l'esprit et la parole changent également. Si notre subjectivité change, alors notre apparence aux yeux des autres change aussi. Si notre parole et notre esprit changent, notre corps change également. Par exemple, quand la colère surgit dans l'esprit, nous parlons durement et notre corps réagit en conséquence. Nous voyons que [la parole et le corps] des autres fonctionnent de la même façon. Parce qu'un aspect change, les autres changent aussi. Ainsi, jusqu'à notre mort, notre corps, notre parole et notre esprit existent de manière inséparable.[15]” (Blythe Miller, 2013)
Avec cette présence d’esprit, et une attitude curieuse, c’est le “Corps vajra” qui poursuit son bonhomme de chemin.
La préoccupation de Yang dgon pa pour l'expérience personnelle, une préoccupation que nous voyons revenir sans cesse comme source de connaissance faisant autorité. La connaissance n'est pas seulement ce que disent les textes, mais plutôt ce qui est glané à partir des expériences humaines. Le passage précédent est l'un des cas où nous entendons la propre voix de Yang dgon pa, qui ne s'appuie pas sur un schéma tantrique, mais s'exprime simplement à partir d'une observation personnelle de l'expérience humaine.[16] “ (Blythe Miller, 2013)
Je connaissais mal Yangönpa, il mériterait davantage notre attention. Merci à Willa Blythe Miller, l'auteure de la thèse de doctorat qui sert de base à la partie sur Yangönpa.

Yangönpa et son dngos po'i gnas lugs complet Himalayan Art 13448

***

[1] "Compendium de la Réalité Ultime" (sanskrit : Paramārthasagrahanāmasekoddeśaṭīkā, dBang mdor bstan pa’i ’grel bshad don dam pa bsdus pa). 
The Treasury of Knowledge: Book Six, Part Four: Systems Of Buddhist Tantra, Jamgon Kongtrul Lodro Taye (Auteur), Elio Guarisco (Traduction), Ingrid Mcleod (Traduction), Snow Lion, 2005

[2] Le Continuum causal (rgyu’i rgyud): représente l'état naturel (rang bzhin lhan skyes) de la pensée, du niveau d'un être sensible jusqu'à l'état de bouddha. Il est aussi appelé la "nature de l'illumination", "la pensée d'éveil" ou "la pensée toujours parfaite". (Treasury of Knowledge 6.4 p. 143-144).

Le Continuum dit de “processus” ou de la méthode (thabs kyi rgyud): comprend les pratiques qui permettent de reconnaître la nature originelle de la pensée, en particulier les phases de génération (bskyed rim) et de perfection (rdzogs rim) du tantra. Il s'agit du chemin qui nous amène à la réalisation (Treasury of Knowledge 6.4 p. 16).

Le Continuum résultant ('bras bu’i rgyud): est l'état de réalisation, l'état purifié où la nature de la pensée est pleinement réalisée, l'état du Bouddha Vajradhara.

[3]The causal continuum, or luminous clarity, can be said to be the reality that is neither outer nor inner but includes all that manifests as pure and impure phenomena. Since this reality presents itself as the body and mind and is discovered by one’s own intrinsic awareness within the “temple” of the body, it is necessary to understand the authentic condition manifesting as mind and the authentic condition manifesting as body.” Treasury of Knowledge 6.4, p. 42

[4]Naropa explains that the initiation of the indestructible conduct consists in the purification of the eye and other sense powers and their objects, visual forms, and so on. This involves blocking the ordinary sense powers and their objects while the divine perception and divine sense powers such as the eye engage the immaterial image of emptiness.

Since this initiation leads to the attainment of the great seal, it is the initiation of indestructible conduct (Commentary on the Summary of the [Kalachakra] Initiation, Toh. 1351, f. 237b5-6)
.” (Treasury of Knowledge 6.4, p. 470-471)

[5] Yamabe Nobuyoshi, The Idea of Dhātu-vāda in Yogācāra and Tathāgata-garbha texts, published in Pruning the Bodhi Tree, Honolulu, 1997, p. 194-195.

[6]Rinpoche said: "First, I meditated a great deal on the empty enclosure [stong ra]. By the force of training in the pure illusory body, I actually saw the nature of the stationary channels, the moving winds, and the arranged bodhicitta just as they are. On account of that, I composed the Explanation of the Hidden Vajra Body." Willa Blythe Miller, Secrets of the Vajra BodyDngos poi gnas lugs and the Apotheosis of the Body in the Work of Rgyal ba Yang dgon pa, dissertation, Harvard University, 2013, p. 29

Rin po che nyid kyi zhal nas ngas dang po stong ra mang po bsgoms/ dag pa’i sgyu lus sbyangs pa’i stobs kyis/ rdo rje lus kyi gnas lugs la/ gnas pa rtsa/ g.yo ba rlung/ bkod pa byang chub sems gsum gyi gnas lugs ji lta bar mngon sum du gzigs pas/ de’i don rdo rje lus kyi sbas bshad du yi ger bkod pa yin gsung/

[7]The key notion that everyone possesses a vajra body (but does not necessarily realize it) is reinforced in various ways throughout the Explanation of the Hidden. For example, Yang dgon pa states, “One’s ordinary body, speech, and mind are inseparable from the Heruka’s body, speech, and mind at all levels of the cause, path and fruit” [Yang dgon pa Rgyal mtshan dpal, Rdo rje lus kyi sbas bshad (Pha jo ldings), 425/2], as discussed earlier in this chapter. Yang dgon pa is consistent in explaining that the vajra body is a universal substrate to all ordinary bodies. Spyan snga ba's perspective concurs: “The vajra body is the underlying characteristic of the so-called ordinary body” [Spyan snga ba Rin chen ldan, Sbas bshad kyi dka’ ‘grel, ibid., 413/6].” (Blythe Miller, 2013, p. 141)

[8]The subtle underpinnings of the body, sometime labeled by Nāropa and the exegetes of his lineage as the vajra body (rdo rje lus) are simultaneously both divine—because of their potential to liberate a person from saṃsāra—and ordinary.”

We find this viewpoint in the Non-dual Victory Tantra, for example, which states that the enlightened three kāyas are, in reality, ordinary body, speech, and mind.” (Blythe Miller, 2013, p. 90)

Sku gsum lus ngag yid yin te/ de nyid mngon par byang chub brjod/ (dans Non-dual Victory Tantra, 347).

[9]The ordinary body, from its conception to its demise, from death through to rebirth, is on a selftraversing path (lam rang ‘gros) that spontaneously completes itself. The cause, path, and fruition are natural (Tib. lhan cig skyes pa, Skt. sahaja), or innate. This was a point that was intimated in the context of the embryology, but was not brought into full clarity until this point in Yang dgon pa’s discussion. He even goes so far as to say this is the reason (rgyu mtshan) that attaining the goal of buddhahood is possible in a single lifetime. The body, without effort, realizes that very goal by simply living its life.” (Blythe Miller, 2013, p. 302)

de'i 'bras bu 'chi ba chos sku/ bar do longs sku/ skye ba sprul sku'i tshul du 'bras bu rang chas te/ rdo rje lus kyi rang 'gros lam 'bras bu dang bcas pa/ rgyu lhan cig skyes/ lam lhan cig skyes/ 'bras bu lhan cig skyes kyi tshul du lhun gyi rdzogs pas/ gsang sngag tshe cig gis sangs rgya ba'i rgyu mtshan dang sbyang gzhi sbyong byed ces pa'i lam878 bskyed rdzogs kyi don thams cad des go bar bya'o/

[10] Jamyang Khyentse Wangpo, bLa ma'i thugs sgrub rdo rje drag rtsal

"De plus, des reflets naturels de la lettre ultime de l'espace fondamental (dbyings) sont apparues les lettres des canaux du corps. Leur éclat est apparu comme lettres sonores de la parole. Une fois libérées des obscurcissements, elles se transforment en lettres du fruit. Ainsi, ces quatre aspects sont unifiés en une seule essence.”

"Deuxièmement, ces lettres présentées ici de manière concise ne peuvent être comprises par l'intellect des logiciens (tārkika), des auditeurs (śrāvaka) etc., donc ce sont les lettres ésotériques du grand vajra, ou bien comme les lettres E et VAM, ce sont des lettres qui sont devenues les symboles des Tathāgatas.”

de'ang dbyings don dam gyi yi ge'i rang mdangs las lus rtsa'i yi ge byung*/ de'i gdangs brjod pa sgra'i yi ger shar/ de sgrib pa las grol bas 'bras bu'i yi ger gnas 'gyur ba yin pas bzhi ka'ang ngo bo gcig tu 'dus pa'o/ gnyis pa ni/ de las 'dir mdor bstan du mdzad pa'i yi ge 'di dag rtog ge dang nyan thos sogs kyi blos mi phyed pas gsang ba chen po rdo rje'i ye ge'am/ ji ltar e dang wa~M yig bzhin du de bzhin gshegs pa'i brdar gyur pa'i yi ge ste/

[11] (Blythe Miller, 2013, p. 303)

There is not a single aspect of the path that is not fulfilled in the body, so [the body] is a “method tantra.” Because it collects all of the phenomena of samsāra and nirvāṇa, [the body] clearly teaches, so it is also an “explanatory tantra.” The glorious Virūpa says in the Vajra Lines, “The body is a method tantra and so forth, the third and the fourth tantric empowerment” And, “Relying on the body, the obscurations to great bliss are purified and because it teaches, [the body] is an explanatory tantra.”

lam gyi chos thams cad ma tshang ba med par lus thabs kyi rgyud/ 'khor 'das kyi chos thams cad 'dus pa la882 brten nas gsal bar ston pas bshad rgyud do/ dpal bir ba'i rdo rje tshig rkang nas/ lus thabs rgyud sogs gsum pa bzhi'i rgyu dbang/ cas pa dang/ lus la brten nas bde chen kyi sgrib pa 'dag cing/ gsal bar ston pas bshad rgyud cas gsungs so/

[12] “The essential self-traversing path stirs saṃsāra from its depths, and one cannot help but to attain buddhahood” (lam snying po'i rang 'gros 'khor ba dong nas sbrug cing/ sang mi rgya ba'i rang dbang med pa'o). (Blythe Miller, 2013, p. 306)

[13] de ltar mngon par byang chub pa lnga'i tshul gyis mngal nas skyes pa thams cad/ lha mngal skyes/ rdzus nas skyes pa thams cad lha rdzus skyes te/ rnam smin gyi lus sprul sku/ bar do yid kyi lus dang rmi lam bag chags kyi lus longs sku/ sems chos sku te sku gsum dbyer med bde ba chen po'i sku'o/ (Blythe Miller, 2013, p. 307)

[14]In this passage Yang dgon pa aligns the experiences of an ordinary body (lus) with the enlightened kāyas (sku) of a Buddha. The “fully ripened body,” the “mental body of the bardo,” and the “habitual body of dreams” are sets of terms that normally are either opposed entirely to enlightenment, or are viewed as a basis of purification that has potential to become a kāya. But here, these impure bodies are revealed as the pure kāyas of a Buddha. Once again, he wraps up with the point of inseparability: just as body, speech, and mind are inseparable, the kāyas are also inseparable.” (Blythe Miller, 2013, p. 308)

[15]Right now, if the body changes, mind and speech also change. If our subjectivity changes, then how we appear to others changes. If our speech and mind change, our body also changes. For example, when anger arises in the mind, we speak harshly and our body acts out. We see that the others’ [speech and body] are also like that. Because one aspect changes, the others also change. In that way, until we die, our body, speech, and mind exist inseparably.” (Blythe Miller, 2013, p. 276)

[16]Yang dgon pa’s concern with personal experience, a concern that we see come up again and again as a source of authoritative knowledge. Knowledge is not just what the texts say, but rather is what is gleaned from human experiences. The foregoing passage is one of the instances where we hear Yang dgon pa’s own voice, not drawing on a tantric schema, but just speaking out of a personal observation about human experience.” (Blythe Miller, 2013, p. 277)

samedi 16 novembre 2024

L'internationale théurgiste

Créé par le démiurge DeepAI

Attention, blog dopé à l’IA

Face à la montée du christianisme et à la répression croissante du paganisme, les néoplatoniciens ont réagi en accentuant le caractère religieux de leur philosophie, la présentant comme une tradition ancienne et vénérable, comparable au christianisme. Les néoplatoniciens tardifs, notamment Jamblique et Proclus, ont intégré la théurgie à leur système philosophique. La théurgie, en tant que pratique rituelle visant à l'union avec le divin, offrait une alternative aux sacrements chrétiens et permettait aux néoplatoniciens de se présenter comme les héritiers d'une tradition mystique ancienne et puissante, p.e. égyptienne et assyrienne (De mysteriis).

Proclus, dans sa Théologie platonicienne, affirme que la puissance théurgique est “meilleure (κρείττων) que toute sagesse et toute science humaine”. La théurgie propose justement ces rites, qui agissent comme des médiations permettant à l'âme de se purifier et de s'élever vers les réalités supérieures. La philosophie, bien qu'essentielle pour la compréhension intellectuelle du divin, ne peut à elle seule opérer cette transformation intérieure.
[P]our Plotin, la vie selon l'Esprit consistait dans une vie philosophique, c'est-à-dire dans l'ascèse et l'expé­rience morale et mystique. Il en va tout autrement pour les néoplatoniciens postérieurs. Ils conservent sans doute la pratique philosophique de l'ascèse et de la vertu, mais considèrent comme également importante ou même, apparemment dans le cas de Jamblique, plus importante encore ce qu'ils appellent la pratique “théurgique”.” (Hadot, 1995[1])
Jamblique, dans ses Mystères d’Égypte, va jusqu'à dire que ce ne sont pas les discours philosophiques, mais bien “des rites que nous ne comprenons pas qui seuls peuvent opérer notre union avec les dieux”.

En résumé, le néoplatonisme tardif accorde une importance croissante à la théurgie, qui devient une voie privilégiée pour la réalisation spirituelle. Cette importance s’explique par la conception de l'âme et du monde qui prévaut à cette époque, une conception qui met l'accent sur la nécessité d'une médiation pour accéder au divin. La philosophie, bien qu'insuffisante à elle seule, demeure néanmoins essentielle pour la compréhension des principes métaphysiques qui sous-tendent la pratique théurgique.

La pratique théurgique la plus avancée, réservée à l’élite spirituelle, est centrée sur ce que les néoplatoniciens tardifs appellent le "réceptacle de l'âme" (ὑποδοχή), auquel est associé un “véhicule de l'âme” (ὄχημα), considéré comme une entité matérielle subtile qui permet à l'âme de s'incarner et d'interagir avec le monde sensible. Le réceptacle agit comme un intermédiaire entre l'âme immatérielle et le corps physiologique et permet à l'âme de recevoir l'influence divine à travers des pratiques théurgiques. Le réceptacle est sujet à des impuretés accumulées lors de l'incarnation. La théurgie vise à purifier ce réceptacle pour faciliter l'ascension de l'âme vers le divin, voire la descente du divin dans le réceptacle[2].

La prière est décrite comme un moyen de "dilater" le réceptacle et de le rendre plus apte à recevoir la lumière divine. Les sources évoquent la concentration des "rayons" divins dans le réceptacle, possiblement au niveau du cœur. Cette concentration est réalisée par des pratiques de visualisation et de contrôle du souffle, comparables[3] au prāṇāyāma dans le yoga (Vachon, 2024).

Le "réceptacle de l'âme" et le “véhicule de l'âme” se situent dans le corps “animal”, physiologique et mortel, ou sont comme connectées à une réalité supérieure. Même dans le cas du mythe de “la chute” ou d'emprisonnement, cette connexion est brouillée, mais toujours opérationnelle. Le brouillage, ou l’interférence, est causé par ce qui relève du corps mortel et de ses interactions déformées. En éliminant les interférences, le signal noétique peut être retrouvé et reçu 5 sur 5. Pour les théurges et les bouddhistes ésotériques, la théurgie consiste à rendre le réceptacle et le véhicule totalement vide et réceptif à la Lumière divine.
c’est dans le Silence en effet qu’on apprend les secrets de cette Ténèbre (κατὰ τὸν ὑπέρφωτον ἐγκεκάλυπται τῆς κρυφιομύστου σιγῆς γνόφον) dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité (ἐν τῷ σκοτεινοτάτῳ τὸ ὑπερφανέστατον ὑπερλάμποντα), et que, tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible (ἐν τῷ πάμπαν ἀναφεῖ καὶ ἀοράτῳ), elle emplit de splendeurs plus belles que la beauté les intelligences qui savent fermer les yeux (τῶν ὑπερκάλων ἀγλαιῶν ὑπερπληροῦντα τοὺς ἀνομμάτους νόας).”

exerce-toi sans cesse aux contemplations mystiques (περὶ τὰ μυστικὰ θεάματα), abandonne les sensations, renonce aux opérations intellectuelles (ἀπόλειπε τὰς νοερὰς ἐνεργείας), rejette tout ce qui appartient au sensible et à l’intelligible, dépouille-toi totalement du nonêtre et de l’être, et élève-toi ainsi, autant que tu le peux, jusqu’à t’unir dans l’ignorance (ἀγνώστως) avec Celui qui est au-delà de toute essence et de tout savoir (ὑπὲρ πᾶσαν οὐσίαν καὶ γνῶσιν).” (Vachon, 2024[4])
Le bouddhisme généraliste, en principe non-essentialiste, partage cette stratégie de dépouillement[5], sans toutefois aucune appropriation ni identification. Ni même avec la réalité ou vérité absolue, voire la vacuité. Tout ce qui est produit est produit en dépendance[6], n’a pas d’essence et est ainsi comme “non-produit”, tout en apparaissant. Ce flux continu d' “apparences” peut être réifié et essentialisé.

Le bouddhisme Yogācāra et ésotérique ajoutent des éléments plus positifs à la vacuité, que l’on peut “réaliser” et “atteindre”, avec des méthodes que l’on pourrait qualifier de “théurgiques”. Tout comme pour les néoplatoniciens tardifs cette approche théurgique est indispensable, voire supérieure à la méthode généraliste. Il y a en fait comme trois vérités : la vérité conventionnelle, la vérité ultime qui concerne la nature de la vérité conventionnelle. Ces deux vérités sont interdépendantes.

La troisième, divine et lumineuse, va englober les deux autres, et est au fond la vérité fondamentale (t. gnas lugs), comme la sosie de l’Un. Toutes les apparences, tout ce qui apparaît, est d’abord “l’apparaître ultime”, pure Lumière divine (Noûs). Sans la perception noétique, “ce qui apparaît” est mal perçu, de façon obscurcie. C’est une vérité conventionnelle, qui est par nature vide, mais “impure”. La réalité lumineuse est, elle aussi, vide (cela ne mange pas de pain), mais surtout “pure”. La “vacuité”, que l’on ne peut de toute façon pas “réaliser” ou “atteindre” importe finalement peu. L’engagement d'un simple bodhisattva dans le monde, basé sur l’habile non-différenciation des vérités conventionnelle et ultime, ne suffit plus. Le langage étant manipulateur, si on peut choisir entre vacuité “pure” et vacuité “impure”, pourquoi ne pas s’engager durablement dans la pratique et la diffusion de la vacuité “pure” ? La lumière divine, “le pur” est comme un canal en permanence ouvert, mais non perçu ou mal perçu. En fermant le canal de “l’impur”, il n’y a plus d’interférence, et la Lumière divine éternelle est reçue 5 sur 5. Cela s’appelle la gnose, rig pa, etc., en gros une perception noétique directe. Pour les théurgistes, la perception simplement correcte, philosophique, directe et même “éveillée” de la vérité conventionnelle et de sa nature ne permet pas cela. La voie de la sapience (prajñā) ne permet pas cela. Il ne s’agit d'ailleurs pas de percevoir correctement une réalité naturelle, pourquoi s'arrêter à celle-ci, à si peu ? D’ailleurs, même cela est-il possible ?

Dans le passé, mais plus particulièrement et de façon concrète, pour les théurges et les yogis, le Coeur était/est le siège de l'âme noétique (Noûs), et l’organe de la perception noétique. Le crédo du bouddhisme ésotérique n’admet pas l’existence d’une âme, mais on y trouve bien les contours d’un “réceptacle” et d’un “véhicule”, ainsi que des méthodes “théurgiques”. Notamment dans ce qui est appelée “les lignées de Nāropa”, apparues au Tibet de diverses manières selon les récits hagiographiques. Dans le bKa'yang dag pa'i tshad ma zhes bya ba mkha' 'gro ma'i man ngag, attribué à Nāropa, celui-ci affirme :
Pour présenter la nature du corps, il y a le grossier, le subtil et le très subtil. Ceux-ci sont inséparables de l'ordinaire, et il faut en connaître les étapes : De la luminosité (t. 'od gsal ba) viennent les [cinq] grandes vacuités. De là viennent les variétés de méthode et de connaissance, les cinq éveils manifestes (s. abhisaṃbodhi), et les canaux, les vents et la bodhicitta.[7]"
Dans ce passage, les “grandes vacuités[8]” sont subordonnées à la Luminosité, et participent activement à la “création”. Les méthodes tantriques attribuées à Nāropa, et celles enseignées dans le cadre du Kālacakra Tantra, utilisent les mêmes “Lois” et technologies Lumineuses de la "création", pour remonter le courant, et faire retour à la Lumière. Au Tibet, la voie “théurgique” volontariste finira par détrôner la voie contemplative, dégradée en une méthode préparatoire de dépouillement, pour rendre le réceptacle réceptif au rayonnement de la Lumière divine, et à sa transformation définitive.

***

[1] Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique, Gallimard (1995)

[2] David Vachon, La théurgie et la mystagogie dans la philosophie de Proclus : statut, rôle, implications (J.Vrin 2024)

[3][P]roclus dit que « le véhicule plus divin [...] soit invisiblement purifié et retourne à son lot propre, attiré par les rayons (αὐγῶν) de l’air, de la lune et du soleil ».
C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la notion de canal (ὀχετός), c’est-à-dire un passage entre le monde physique grossier et celui plus subtil, par lequel l’âme s’incarne dans le corps et grâce auquel celle-ci peut en sortir lors d’opérations théurgiques :
« Cherche le canal (ὀχετόν) de l’âme : d’où elle est, en travaillant à gages pour le corps, descendue à un certain ordre, et comment tu la relèveras à son ordre en joignant l’acte (ἔργον) à la parole sacrée (ἱερῷ λόγῳ). »
Il s’agit ensuite de concentrer ces rayons, comme le disent à la fois les O[racles] C[Chaldéens]204 et la Liturgie de Mithras, en un point précis, probablement au niveau du coeur.


[4] La théologie mystique du Pseudo-Denys, I, 1, 997b

[5] Dhammapada,

14. 183 “S’abstenir de tout mal, cultiver le bien, purifier son coeur (citta), voici l’enseignement du Bouddha.”

[6]Ceci étant, cela devient ;
Ceci apparaissant, cela naît.
Ceci n'étant pas, cela ne devient pas ;
Ceci cessant, cela cesse [de naître]
.”
Le coeur du bouddhisme

[7]To present the nature of the body, there is coarse, subtle, and very subtle. These are inseparable from the ordinary, and one should know the stages: From luminosity comes the great emptiness. From that come the varieties of method and knowledge, the five manifest awakenings, and channels, winds, and bodhicitta.”
lus kyi gnas lugs bstan pa ni// rags dang phra dang shin tu phra// thun mong dbyer med rim shes bya// 'od gsal ba las stong pa che// de las thabs shes sna tshogs 'byung// mngon par byang chub rnam lnga dang// rtsa dang rlung dang byang chub sems//

 Willa Blythe Miller, Secrets of the Vajra Body: Dngos po’i gnas lugs and the Apotheosis of the Body in the Work of Rgyal ba Yang dgon pa, dissertation, Harvard University, 2013

[8] Voir aussi cet extrait texte du bLa ma'i thugs sgrub rdo rje drag rtsal de Jamyang Khyentse Wangpo (1820 - 1892) dans le Rinchen Terdzö.

Dri med 'od las/ stong pa chen po lnga las sku rdo rje la sogs pa sngags rab tu brjod pa'i chos can rnams 'byung ste/ rjes su nga ro dang*/ a yig gnyis dang*/ thig le gnyis dang*/ gzhom du med pa'i ha yig rnams las sku dang gsung dang thugs dang ye shes rdo rje rnams yang dag par 'byung bar gsungs pa bzhin/

En particulier, comme il est dit dans le Vimalaprabhā, des cinq grandes vacuités émergent les phénomènes dotés de mantra comme le Corps-vajra etc. Comme il est dit, du son (nāda), des deux lettres A, des deux gouttes (bindu) et de la lettre HA indestructible émergent véritablement le Corps-vajra, la Parole-vajra, l'Esprit-vajra et la Sagesse-vajra.

lundi 11 novembre 2024

Un yogi est un philosophe ailé

(crée par le démiurge DeepAI)

L’époque de l’antiquité tardive semble avoir été déterminante pour la religion, et non seulement dans le bassin méditerranéen. Pour David Vachon, auteur de La théurgie et la mystagogie dans la philosophie de Proclus : statut, rôle, implications (J.Vrin 2024), “l’Antiquité tardive débute en 313 avec la conversion du premier empereur chrétien Constantin et termine avec la fermeture de l’école néoplatonicienne d’Athènes par Justinien en 529”. L’époque hellénistique et l’antiquité avaient donné lieu à un brassage d’idées et de pratiques “religieuses”, avec plusieurs “filières” : traditions égyptiennes, chaldéennes, grecques, … Des philosophies religieuses et/ou des religions philosophiques influençant Pythagore et Platon, fertilisant à leur tour la philosophie et la religion. Tout cela se décante pendant l’antiquité tardive. Les religions officielles en formation chassaient les cultes dégradés en “superstitions” par la grande porte, qui parfois retournaient par les fenêtres, ou bien ils étaient simplement “domptés” et digérés.

Les temples égyptiens avaient commencé à décliner sous les Ptolémées. Les prêtres devaient se réinventer et offraient leur services à des particuliers. Cela conduisait aussi à la création d'écoles initiatiques, à des synthèses théologiques, et à de nouvelles pratiques, etc., boostées par la culture hellénisée. On dit que Pythagore et Platon avaient “étudiés” en Egypte. Le judaïsme s’est formé et transformé par des influences égyptiennes, hellénistiques et alexandrines. Le christianisme naît plus tard et subit également toutes ses influences. C’est un véritable bouillon de cultures.

Dans le courant de philosophie religieuse et de religion philosophique dit “néoplatonicien”, Platon et Plotin (205-270) sont encore considéré presque comme des “purs” philosophes, puis par la suite, les philosophes désormais “païens” sont souvent simultanément des prêtres, tels Jamblique (245-325) et Proclus (412-485), qui vers la fin de sa vie est dit s’être enfui “en Asie” (Marinus), à cause de la christianisation hyperactive de l'Empire. La philosophie et la “religion” (païenne) -- la théurgie et la mystagogie -- sont alors indissociables. Aucune religion n’est encore “définie”, telle que les religions officielles de nos jours aiment se voir bien définies et définitives. Quand rien n’est défini dans ce bouillon, peut-on réellement parler d’influences ? Jusqu’où s’étend ce bouillon de cultes et de cultures ? Quelles auraient été ses frontières ? Et dans l’antiquité, et après, les idées pouvaient voyager et se répandre rapidement le long des grands axes, comme en témoigne par exemple la vie de Mani (216-276/277). L'Académie d'Athènes restait un des derniers bastions du paganisme jusqu’à ce que Justinien la fasse fermer en 529, forçant ainsi les derniers philosophes néoplatoniciens à s'exiler en Perse.

Quand on dresse la liste des différentes “disciplines” ou branches du néoplatonisme “religieux” ou “ailé”, on ne se sent pas trop dépaysé, en venant du bouddhisme indo-tibétain, notamment tantrique, même si leurs noms grecs sont impressionants.

La mystagogie (μυσταγωγία), la théurgie (θεουργία), la télestique (τελεστική), la mantique (μαντική), l’hiératique (ἱερατική), la kathartique (καθαρτική, les vertus), les pratiques d'ascension spirituelle (psychanodie), l’alchimie (χημεία), la photagogie (guidance de la lumière), les vocables sacrés, etc. etc. On pourrait dresser des listes sans fin.

Vu les multiples influences possibles, ces pratiques ne sont pas spécifiques au “néoplatonisme”, et les qualifier de “néo-platoniciennes” n’aurait pas de sens. Ce qui a du sens en revanche est de les qualifier de “théistes”, puisqu’elles sont centrées sur un dieu, des dieux, des daimons, et d’autres entités spirituelles supérieures et supranaturelles. Vouloir maintenir que le bouddhisme ésotérique est athée ou non-théiste, contrairement à toutes les religions qui utilisent le même type de pratique, semble être un non-sens. Ces pratiques doivent être qualifiées de théistes, et centrées sur le divin. On ne peut pas prétendre que cette intégration soit une adaptation habile (upāya), qui maintiendrait un “non-théisme philosophique”, tout en utilisant des moyens théistes. Au niveau des pratiques ésotériques, la distinction théiste/non-théiste n'est plus opérante. Les théurges étaient plus francs à ce niveau.

Les Oracles Chaldaïques sont apparus au 2ème siècle, mais se revendiquent une origine divine et babylonienne/chaldéenne. Le texte du 2ème siècle est attribué à Julien le Théurge et son père. Quelques-unes des spécificités des Oracles Chaldaïques sont la photagogie (la guidance de la lumière), la psychanodie (l’ascension de l'âme), les pratiques des Iunges (Ἴυγγες, dieux “médiateurs” ou “charnières” gérant le dynamisme (t. rtsal) entre le subtil et le physique), L’art des symboles (σύμβολα), le rituel du feu, etc. La transmission de ce savoir passe par une initiation directe, des textes cryptés, l’enseignement oral, de maître à disciple, et avec des révélations progressives.

Si on abordait ces éléments théoriques et pratiques de façon “botanique”, en les classant en familles, sous-familles, on découvrirait des correspondances intéressantes, que les comparaisons de traditions par des analyses strictement intra-traditionnelles et les jeux d’influences ne permettent pas, souvent par manque de matériaux fiables, ainsi que de “contacts” et de liens établis.

Une tradition ésotérique ne peut pas être non-théiste, et encore moins athée. L’utilisation “habile” de méthodes ésotériques n’engage que ceux qui croient en “l’habileté” (upāyakauśalya) de celles-ci. Dans les traditions ésotériques, la Lumière, c’est le divin. La manipulation de la Lumière et des Lumières (immatérielles et transcendantes) est une utilisation du divin dans un imaginaire divin.

La photagogie (φωταγωγία) ou guidance de la lumière concerne des activités comme attirer la lumière divine, conduire des rayons lumineux, diriger des flux lumineux, la guidance par la lumière, la transformation lumineuse. Certains de ces éléments se trouvent aussi chez Jamblique (De Mysteriis Aegyptiorum Chaldaeorum Assyriorum, DM). Avant de recevoir la divine Lumière, le théurge doit préparer le réceptacle (ὑποδοχή) des dieux qu’est l’âme. Aussi appelé le véhicule lumineux de l'âme (ochema).
La théurgie sert donc, en premier lieu, à préparer un réceptacle matériel pour la venue d’une présence divine. La descente du divin au sein du réceptacle, par exemple dans le véhicule de l’âme du disciple, se caractérise généralement par une illumination (ἔλλαμψις) ou par un enthousiasme (ἐνθουσιασμός). Cet état mental s’obtient lorsque le symbole, qui est le reflet de l’archétype divin semé par les dieux en toute chose, est activé dans le réceptacle purifié de l’âme et se manifeste comme une « totale possession divine » du disciple.
Cela implique donc que la conscience subjective du théurge est absoute pendant l’expérience ; c’est d’ailleurs ce qui distingue la possession irrationnelle de celle suprarationnelle. Ainsi, il apparaît qu’il faille « libérer de l’espace » pour accueillir le divin, « espace » normalement saturé d’attachements identitaires et de pensées égoïques diverses : « Enfin l’union (ἕνωσις), qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nous-mêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par elle. » En effet, l’ego de l’initié semble constituer le dernier voile obstruant l’éveil du disciple à sa nature divine
.” (Vachon, 2024, p. 91-92)
Le double processus de purification a pour but de purifier entièrement l'irrationalité de notre âme raisonnable, et ainsi de faire place à la “possession suprarationnelle”. Pour les philosophes-théurges, la pratique de la philosophie ne suffisait pas. Il fallait aussi purifier “le corps lumineux ou pneumatique”. "L'animal mortel" en l'homme est composé d'une âme irrationnelle et d’un corps matériel, qui est distinct du véritable Homme (Anthropos). Celui-ci est composé d'une âme rationnelle et d’un corps lumineux/pneumatique, immortel. Le véritable Homme est comme l’essence de Buddha (buddhadhātu).
Mais, au-dessus de l'animal, il y a en nous “l'Homme”, l"Ανθρωπος, qui est notre vrai moi, composé d'une âme raisonnable et d'un corps pneumatique. La purification de l'âme s'obtient par l'exercice de la philosophie, ce que Hiéroclès nomme “la vérité et la vertu” (δεῖ οὖν πρὸς μὲν τελείωσιν τῆς ψυχῆς ἀληθείας ἡμῖν καὶ ἀρετῆς 478, col. 1, 22 s.), et ce que Marinos entendait par ces mots, qui désignent la vertu théorétique: “il ne vivait pas seulement selon l'une des propriétés inhérentes aux choses divines en se bornant à philosopher et à tendre vers le Divin” (νοῶν μόνον καὶ ἀνατεινό- μενος εἰς τὰ κρείττονα 165.8 s.). La purification du corps lumineux ou pneumatique s'obtiendra par l'art hiératique. Tout est donc désormais en ordre, et la classification des καθαρμοί répond exactement à la classification des parties composantes de l'être humain. La religion n'est pas seulement chose de pensée, mais encore et surtout chose de l'âme.” (André-Jean Festugière, Études de philosophie grecque, Vrin, 2010)
Être “philosophe” ne suffisait pas dans le néoplatonisme tardif, il fallait surtout être un “théurge”, un “yogi tantrique” pourrions nous dire.
Car les purifications de l'âme raisonnable font en sorte aussi que le véhicule lumineux devienne, par elles, comme doué d'ailes et ainsi ne fasse pas obstacle au voyage vers le haut.” (Festugière, 2010)

mardi 5 novembre 2024

Does a Dog have Buddha Nature?


Does a Dog have Buddha Nature?

The influential zhentong thinker Shakya Chokden Shakya Chokden (1428–1507[1]) is quite specific about this, no! And neither do ordinary beings, śrāvakas and pratyekabuddhas. What they all do have is a dharmadhātu (Dharma Sphere) and a spiritual affiliation and/or potential (“Disposition”, gotra), on an efficiency scale from 0 to 100%, but no Buddha-Nature. Sorry, only bodhisattvas from the first bhūmi onwards have or rather possess a Buddha-Nature worth mentioning, when they “see” it directly. Becoming a bodhisattva (of the 1st bhūmi) requires a whole set of conditions and three prerequisites (ādhāra), as explained in the Yogācārabhūmi and the Bodhisattvabhūmi[2]. Those lacking the proper predisposition (agotrastha) cannot achieve full Awakening even if they generate bodhicitta and practice it. The further a bodhisattva progresses in his purification process the more he will acquire bits of the 32 marks of aGreat Male (mahāpuruṣa), like those of the fully awakend Buddha’s rūpakāya. It is specified in the Bodhisattvabhūmi:
that the bodhisattva cultivates the methods throughout three incalculable aeons. During the first aeon, the bodhisattva may take rebirth in a male or female form (whether human, animal, or other form of reincarnation), but it is then stated that during the second and third aeons the bodhisattva's gender is invariably male.” (Kragh, 2013)
Can a bodhisattva of the 1st bhūmi who possesses Buddha-Nature have a female body, or can a female body possess Buddha-Nature? Not sure, but the more a bodhisattva progresses, the more “Supermale” and the less female he becomes.
A woman cannot attain unsurpassed true and complete enlightenment. Why is that? [This should be understood] as follows: Once a bodhisattva has passed beyond the first [period of a] countless number of kalpas he abandons the state of being a woman, and [from then on] until he sits at the seat of enlightenment, he will never again become a woman. The entirety of womankind naturally possesses a great many mental afflictions and is subject to inferior wisdom, and it is not possible for [a person with] a mind stream that naturally possesses a great many mental afflictions and is subject to inferior wisdom to attain unsurpassed true and complete enlightenment[3].” (Ārya Asaṅga)
Table 7.2 in Komarovski's article, slightly vandalized by myself, sorry

Yaroslav Komarovski explains Shakya Chokden’s thought which enlightens us on the conditions for realizing the Dharma-Sphere and for “seeing” and “possessing” Buddha-Nature.
To put it differently, the direct realization of the dharma-sphere necessarily involves its vision as pure of at least some obscurations and imbued with at least some buddha-qualities. Only when this vision has been achieved can the dharma-sphere be treated as the buddha-nature. Because this is impossible for anyone before the first ground, only Mahāyāna āryas have buddha-essence.”

We can say that according to Shakya Chokden the equation buddha-nature = dharma-sphere holds true starting only from the first bodhisattva ground”. (Komarovsk, 2019)
The Other Emptiness (gzhan stong) View is said to have been made possible through a merging of Yogācāra and Buddha Essence theory in the Five Treaties attributed to Maitreya, the future Buddha who dwells in Tuṣita.
To sum up, the canonical sources for zhentong are the Five Maitreya Works, Nāgārjuna’s hymns along with the sūtra discourses of the third turning referred to as Essence Sūtras or also Sūtras on the Definitive Meaning.” (Other Emptiness, 2019)
Nāgārjuna’s Hymns, in the zhentong context, refer more specifically to the Dharmadhātustava, attributed to Nāgārjuna, and “the only work of Nāgārjuna that takes a positivistic view of emptiness and the existence of wisdom, in this case represented by the dharmadhātu.” (Tsadra Buddha-Nature).
The majority of Tathāgatagarbha sūtras describe a primordially complete buddha within that will be disclosed; however, in Yogācāra, one’s buddhahood must be generated from the two potentials: the dharmakāya from the naturally present potential (prakṛtisthagotra, rang bzhin gnas pa’i rigs), and the form kāyas from the acquired potential (samudānītagotra, yang dag pa blang ba’i rigs).

The two doctrines of original Yogācāra and Tathāgatagarba were merged in the Maitreya works”[4]. (Other Emptiness, 2019).
I don’t know how true the first statement is, e.g. how about Gotra theory, but let’s assume every being has “a primordially complete buddha within”. Complete with his three kāyas? Is this “Buddha within” the “Other Emptiness”, which ordinary emptiness is thought to be NOT empty off? Because that would be to throw out the baby with the bathwater? Yogācāra explains in full detail how this baby ought to be cherished and taken care off, to make it develop into a beautiful handsome mahāpuruṣa. Tantra takes care of the inner subtle pneumatic and fluid engineering. There are those who see and don’t see, possess and don’t possess, progress and don’t progress. Some were thought to never make it. Even though all beings have a “Buddha within”, share the same fondamental dhātu, the differences somehow end up more important and determining than the shared essence. Not unlike an infrastructure and a superstructure. And the whole thing is turned upside down, infrastructure and a superstructure, body and mind, locus and super-locus, the universe and the metaverse.
In discussing the relation between the one vehicle and the three vehicles, the Yogacarins were interested only in the realm of the super-locus. As a result, they understood the three vehicles to coexist as fixed and different entities, while at the same time asserting that Mahāyāna was superior. This pattern resembles the state of affairs prior to the introduction of the idea of the one-vehicle by the Lotus Sutra. Even more pernicious is the fact that the difference between the vehicles and their superior-inferior relationship is ontologically solidified on the basis of a single and real locus, which inevitably leads to an ideology of discrimination. I call this type of dhātu-vāda the "gotra theory," and I consider it to display the same discriminatory traits that we find in the related ideas of kula (clan) and vamśa (lineage) in Indian society.” MATSUMOTO Shirõ - The Lotus Sutra and Japanese Culture in Pruning The Bodhi Tree, Hawai'i Press 1997, p. 388
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***

[1] My biased reading of Yaroslav Komarovski “There Are No Dharmas Apart from the Dharma-Sphere”, Shakya Chokden’s Interpretation of the Dharma-Sphere, published in The Other Emptiness, Rethinking the Zhentong Buddhist Discourse in Tibet, Suny Press, 2019.

[2] See 2013, The Foundation for Yoga Practitioners: The Buddhist Yogacarabhumi Treatise and Its Adaptation in India, East Asia, and Tibet (Harvard Oriental Series vol. 75) by Ulrich Timme KRAGH.

[3]The Bodhisattva Path to Unsurpassed Enlightenment, A Complete Translation of the Bodhisattvabhūmi, Ārya Asaṅga, translated by Artemus B. Engle, Snow Lion, 2016.

Tibetan : bud med kyis kyang bla na med pa yang dag par rdzogs pa'i byang chub mngon par rdzogs par 'tshang mi rgya ste/_de ci'i phyir zhe na/ 'di ltar byang chub sems dpa' ni bskal pa grangs med pa dang po 'das pa nyid nas bud med kyi dngos po spangs pas na/ nam byang chub kyi snying po la gnas kyi bar du nams kyang bud med du mi 'gyur ba dang / bud med thams cad ni rang bzhin gyis nyon mongs pa mang ba dang / shes rab 'chal ba yin la rang bzhin gyis nyon mongs pa mang ba'i rgyud dang / shes rab 'chal pa'i rgyud kyis kyang bla na med pa yang dag par rdzogs pa'i byang chub tu mngon par rdzogs par 'tshang rgya bar mi nus pa'i phyir ro/ Source: rNal 'byor spyod pa'i sa las byang chub sems dpa'i sa.

[4] Klaus-Dieter Mathes and Michael R. Sheehy, The Philosophical Grounds and Literary History of Zhentong, published in The Other Emptiness, Rethinking the Zhentong Buddhist Discourse in Tibet, Suny Press, 2019