jeudi 29 septembre 2011

Ceci n'est pas le Bouddha



Rāvana, le démon souverain de l’île de Lankā (Ceylan), accueille le Bouddha sur son île pour qu'il lui donne des enseignements, comme tous les bouddhas du passé avant lui. Plus précisément, il lui demande d’enseigner une nouvelle fois le domaine de l’intuition autoconnaissante.[1] Le Bouddha répond à sa demande en montrant comment Rāvana s’est fait piéger par le langage en parlant de « Bouddhas » du « passé », d’ « enseigner une nouvelle fois » l’intuition autoconnaissante, faisant ainsi preuve de ne pas avoir compris les fois d’avant. Il s’avère clairement de ce passage que le tathāgata n’est pas l’apparence physique et que ce n’est pas à travers une image mentale du Bouddha qu’on accèdera au tathāgata. Le Bouddha n’est pas la personne. Ce n’est pas celui qui enseigne. Ce n’est pas celui qui est en face de Rāvana, ni maintenant ni dans le passé. Le véritable Bouddha est le tathāgata. Le tathāgata est accessible à chacun à travers l’intuition autoconnaissante. Cette intuition n’est autre que toute absence de réflexivité[2] que l’on accède en l’absence de signes (S. nimitta). Et elle est la plus haute absorption. Celle qui est naturellement présente selon Advayavajra.

Extrait du chapitre premier du soûtra de l'entrée à Lanka, La requête de Rāvana :

"Seigneur de Lankā, tu dis avoir déjà posé la question aux tathāgata-arhat-samyak-saṃbuddha d'autrefois, et que ceux-ci t'avaient également répondu. Mais, Seigneur de Lankā, ce que tu appelles « autrefois » n’est qu’une convention verbale (T. tshig bla dwags S. adhivacana) réflexive. Il en va de même pour le passé. Ce que tu appelles « le passé » est une construction réflexive. Le futur et même le présent sont eux aussi réflexifs (T. rtog).

Les tathāgata sont ceux qui, par la substance de leurs qualités/phénomènes (S. dharmatayā), dépassent les extrêmes (S. prapañca) de l'absence de réflexivité et de la réflexivité. L'essence (S. svabhāvatā) de leur apparence physique (S. rūpa) n'est pas ouverte à des considérations, mais celui qui réintègre (S. pratigṛhīta) l'intuition (S. jñāna), peut la contempler à travers la lucidité (S. prajñā) qui accède, en l'absence de signes (S. nimitta), à la liberté. C'est pourquoi la qualité essentielle (S. ātmakatā) de l'intuition des tathāgata est le corps[3] de l'intuition, qui n'est pas sujette aux considérations.

Que signifie « non sujette aux considérations » ? C'est que le mental ne peut pas considérer [l'intuition du tathāgata] comme le soi (S. ātman), l'âme (S. jīva) ou la personne (S. pudgala). Comment n'est-elle pas sujette à des considérations ? La perception mentale ne doit pas considérer les productions à partir de la matière primaire (T. don gyi rgyu) en termes d'idées générales de la matière, de formes géométriques et d'images mentales. Par conséquent, il faut que tu te débarrasses des considérations et de la réflexivité.

Seigneur de Lankā, l'action (S. caryā) des êtres est semblable à une fresque, car, Seigneur de Lankā, puisque les phénomènes n'ont pas d'être, ce-qui-demeure-dans-le-monde (T. 'jig rten gnas pa) est immuable, étant dépourvu d'un acte et d'un agent. Aussi, ici, il n'y a personne pour entendre (T. nyan pa), ni pour écouter (T. mnyan pa). Seigneur de Lankā, si ce-qui-demeure-dans-le-monde est semblable à une apparition, les yogis non bouddhistes et non instruits ne doivent pas le contempler à travers une image mentale (S. ākāra). Seigneur de Lankā, celui qui voit [le tathāgata] ainsi, le voit correctement. Tant que tu le vois autrement, c'est-à-dire à travers une image mentale, tu resteras dans la réflexivité.

Ainsi, celui qui est dans la réflexivité appréhende une double image, à savoir, comme la réflexion de son propre corps dans un miroir, comme le reflet de l'ombre de son corps dans l'eau, comme l'ombre de son corps projeté par le clair de la lune, ou par une lampe dans sa maison ou comme un écho ou comme toute autre identification avec ses propres réflexions. L'action [juste] est de ne pas s’engager dans les images mentales des phénomènes ou de l'absence de phénomènes ni de s'abstenir des phénomènes et de l'absence des phénomènes. Ce serait s'engager dans des images mentales. Ce serait les augmenter (T. rgyas par byed). Et tu ne réussirais pas de les apaiser totalement.

C'est une convention verbale pour « la fixation de la pensée  » (S. ekāgratā). Puisque celle-ci se situe dans le domaine de ma suprême intuition autoreconnaissante, elle suscitera l'absorption suprême.

***

Illustration : statue de Ravana dans le temple de Meenakshi à Madurai.

[1] so so rang rig spyod yul gyi//chos ni rnam par bstan pa mdzad//
[2] Le domaine de l’intuition autoconnaissante n’est pas une connaissance réflexive. T. so so rang rig spyod yul te// rtog pa can gyi yul ma yin//
[3] Pour rappel kāya signifie rassemblement, collection, multitude

Texte tibétain Wylie

gang yang langka'i bdag po khyod kyis sngon gyi de bzhin gshegs pa dgra bcom pa yang dag par rdzogs pa'i sangs rgyas rnams la'ang bdag gis dris te/ de dag gis kyang lan glan no zhes smras pa'ang/ lang ka'i bdag po/ sngon zhes bya ba 'di ni rnam par rtog pa'i tsig bla dwags te/ 'das pa la'ang 'di ltar 'das pa zhes rnam par rtog go /de bzhin du ma 'ongs pa dang/ da ltar yang rtog ste/ de bzhin gshegs pa rnams ni de'i chos nyid kyis rnam par mi rtog pa rnam par rtog pa'i spros pa thams cad las 'das pa ste/ gzugs kyi ngo bo nyid la brtags pa ltar ni ma yin gyi/ gzhan du na ye shes thugs su chud pa bde ba'i don du mtsan ma med pa la spyod pa'i shes rab kyis rnam par sgom mo//

de'i phyir de bzhin gshegs pa rnams ni ye shes kyi bdag nyid ye shes kyi sku ste/ brtags par mi bya'o//
 gang gis mi brtag ce na/ yid kyis bdag dang/ srog dang/ gang zag tu mi brtag go /ji ltar mi brtag ce na/ yul gyi don gyi rgyu las byung ba yid kyi rnam par shes pas ji ltar gzugs kyi mtsan nyid dang/ dbyibs dang/ rnam pa bzhin du mi brtag go /de bas na khyod kyis brtag par bya ba dang/ rnam par rtog pa dang bral bar bya'o//

lang ka'i bdag po/ 'di ltar yang sems can gyi spyod pa rnams ni brtzig pa'i ri mo'i gzugs dang 'dra ste/ langka'i bdag po/ chos thams cad yod pa ma yin pa'i phyir 'jig rten gnas pa ni g-yo ba med pa ste/ las dang byed pa dang bral ba'o//
 'di la gang yang nyan pa'am/ mnyan par bya ba med do//
 langka'i bdag po/ 'jig rten gnas pa ni sprul pa dang mtsungs na/ mu stegs can byis pa'i rnal 'byor pa rnams rnam par mi sgom mo//
 langka'i bdag po/ gang gis de ltar mthong ba des ni yang dag par mthong ba ste/ rnam pa gzhan du mthong na rnam par rtog pa la spyod pa'o//
 de ltar rnam par rtog pa dang bcas pa rnams ni rnam pa gnyis su 'dzin te/ 'di lta ste/ me long gi nang na yod pa'i bdag gi gzugs kyi gzugs brnyan dang/ chu la bdag gi gzugs kyi grib ma dang/ zla ba'i 'od dang/ khyim na me mar 'bar ba la bdag gi lus kyi grib ma dang/ brag ca'am/ gzhan yang bdag gi rnam par rtog pa'i gzung ba rab tu bzung ste/ chos dang chos med par rnam par rtog cing/ chos dang chos med pa spong ba la mi spyod de spyod do//
 rnam par rtog go /rgyas par byed do//
 rab tu zhi ba mi 'thob bo//
 'di ni rtse gcig pa'i tsig bla dvags te/ 'di ni de bzhin gshegs pa'i snying po bdag gi 'phags pa so so rang gi ye shes kyi spyod yul du 'jug pa'i phyir mchog gi ting nge 'dzin skye ba'o//



mercredi 28 septembre 2011

Sur la non production




La vacuité n'est pas un néant, la non production n'est pas la production de rien.
Le Bouddha s'explique dans la troisième section du Sûtra de l'entrée à Lankâ (T. 'Phags pa lang-kar gshegs pa'i theg pa chen po'i mdo S. Lankāvatāra sūtra).

De nouveau, Mahāmati interrogea [le Bienheureux]

 - Le Bienheureux a dit que tous les étants sont non produits et aussi qu'ils sont semblables à une illusion. Si le Bienheureux dit que tous les étants sont à la fois non produits et semblables à une illusion, ces deux propositions ne sont-elles pas en contradiction ?

Le Bienheureux lui répondit :
 - Mahāmati, si je dis que tous les étants sont à la fois non produits et semblables à une illusion, ce n'est pas une contradiction. Pourquoi cela ? Voici ma réponse. Quand on comprend que ce qui est produit (S. utpāda) et ce qui n'est pas produit (S. anutpāda) ne sont que des apparences cognitives, et que l'on voit (T. mthong) les choses extérieures, qu'elles soient réellement existantes ou non, comme non produites, Mahāmati, mes deux propositions ne se contredisent pas.

Mahāmati, c'est pour détruire l'argument partisan (T. phyogs) de la production à partir d'une cause des non-bouddhistes, que je dis que tous les étants sont semblables à une illusion et ne sont pas produits.

Mahāmati, les écoles non-bouddhistes confuses (T. glen pa S. jaḍa) par [leur croyance en] un agent (T. byed) affirment que la production a lieu à partir d'étants existants et non-existants et non qu'elle est causée par leur propre croyance en les diverses constructions mentales.

Mahāmati, moi je dis [que les étants] ne sont pas l'être, bien qu'ils existent et qu'ils sont non produits (S. anutpāda), bien que n'étant pas. C'est pourquoi, Mahāmati, j'utilise le terme « non-production ».

En outre, Mahāmati, quand j'enseigne en termes d'étants, c'est pour pouvoir identifier (S. parigraha) l'Errance, pour réfuter les nihilistes qui disent que l'Errance n'existe pas et pour que mes disciples sachent identifier les effets produits par leurs actes divers. Ainsi, l'utilisation du terme « étant » sert à l'identification de l'Errance.

Mahāmati, les individus non instruits croient en les universaux (S. lakṣaṇa) des dogmes déficients (S. ku-dṛṣṭi), ne voient pas la nature authentique des phénomènes telle qu'elle est et se fourvoient en appréhendant un soi et un autre (sujet et objet). Aussi, j'ai enseigné la nature illusoire des étants et je les ai enseigné comme des universaux, afin de détourner [les individus non instruits] [de [l’appréhension] d’une nature propre et d’universaux (S. lakṣaṇa) dans les étants.

Ceux qui ont une pensée qui penche vers les universaux (S. lakṣaṇa) des dogmes déficients d'individus non instruits et qui ne comprennent pas qu'il s'agit seulement d'apparences cognitives, croient que [les phénomènes] sont produits d'une cause, de conditions et d'un agent. C'est pour ces êtres confus (T. glen pa) que j'ai enseigné que tous les phénomènes ont une nature illusoire et onirique [en les traitant] comme des universaux.

A savoir, Mahāmati, que la vision telle quelle de l'état fondamental et authentique de tous les phénomènes est ainsi : elle ne s'applique qu'aux apparences cognitives de chacun.

 [Le Bienheureux] dit alors ces [vers] :
« La non production n'a pas de cause
Toute l'Errance se résume en les étants
Mais si l'on voit que les causes et les effets sont creux (T. gsog S. tuccha, rikta )
On ne les construit plus en universaux (S. lakṣaṇa). »

Texte tibétain Wylie :


yang blo gros chen pos gsol pa/
gang 'di bcom ldan 'das kyis dngos po thams cad ni ma skyes pa dang/ sgyu ma lta bu'o zhes kyang gsungs te/ bcom ldan 'das/ de skad du bka' stzal pa dngos po rnams skye ba med pa la skyu ma lta bur brjod na khyod kyi tsig snga phyi 'gal ba'i nongs par 'gyur gor ma chag /

bcom ldan 'das kyis bka' stzal pa/
blo gros chen po/ ngas dngos po rnams skye ba med pa la sgyu ma lta @158b bur brjod pa ni tsig snga phyi 'gal ba'i nyes par mi 'gyur ro// de ci'i phyir zhe na/ 'di lta ste/ skye ba dang/ skye ba med pa rang gi sems snang ba tzam du rtogs pa dang/ phyi rol gyi dngos po dang/ dngos po yod pa dang/ med pa las mi skye bar mthong bas na/ blo gros chen po/ nga'i tsig snga phyi 'gal ba'i nyes par mi 'gyur ro//

blo gros chen po/ de ni mu stegs byed kyi rgyu'i phyogs las skye ba gzhig pa'i phyir dngos po thams cad sgyu ma lta bur ma skyes pa zhes bya'o//

blo gros chen po/ mu stegs byed glen pa'i sde rnams ni dngos po rnams yod pa dang med pa las skye bar 'dod de/ rang gi rnam par rtog pa sna tsogs la mngon par chags pa'i rkyen las ni ma yin no//

blo gros chen po/ nga yi ni yod na'ang ma yin/ med na'ang mi skye'o// des na de'i phyir/ blo gros chen po/ skye ba med pa'i tsig nyid du brjod do//

yang blo gros chen po/ dngos por bstan pa ni 'khor ba yongs su gzung ba dang; med do zhes chad pa bzlog pa dang/ nga'i slob ma rnams las sna tsogs kyis skye ba'i gnas yongs su gzung ba'i phyir te/ dngos po'i sgra gzung bas ni 'khor ba yongs su gzung bar bya'o//

blo gros chen po/ byis pa so so'i skye po 'di dag lta ba ngan pa'i mtsan nyid la mngon par chags shing/ chos thams cad kyi yang dag pa ji lta ba @159a *// bzhin ma yin par mthong bas bdag dang gzhan la slu bar gyur ta re zhes sgyu ma lta bu'i dngos po'i rang bzhin dang/ mtsan nyid du bstan pas dngos po'i rang bzhin dang/ mtsan nyid rnam par bzlog ste/ byis pa so so'i skye bo'i lta ba ngan pa'i mtsan nyid du lhung ba'i bsam pa can rang gi sems snang ba tzam du ma rtogs pa/ rgyu dang/ rkyen dang/ byed pa las skye ba'i mtsan nyid du mngon par chags pa rnams glen pa'i phyir chos thams cad sgyu ma dang/ rmi lam gyi rang bzhin dang/ mtsan nyid du bstan to//

de la/ blo gros chen po/ chos thams cad kyi yang dag pa gnas pa ji lta ba bzhin du mthong ba ni 'di lta ste/ rang gi sems snang btzam la 'jug pa'o//

de la 'di skad ces bya ste/

skye ba med la rgyu yang med//
dngos pos 'khor ba kun sdud de//
rgyu las gsog dang 'drar mthong na//
mtsan nyid la ni rnam mi rtog/


Texte en tibétain

lundi 26 septembre 2011

Qualité et quantité


La vérité superficielle et la vérité profonde ou sous-jacente correspondent respectivement à la quantité (T. ji snyed pa S. yāvat) et à la qualité (T. ji lta ba S. yathā). Les deux vérités sont vraies conjointement. Nicolas de Cues, un matheux parmi les maîtres spirituels, écrit qu’il n’y a pas de proportion (= rapport) entre l’infini (la vérité profonde ou vérité précise (T. nges pa) comme il l’appelle) et le fini, la vérité superficielle et quantifiable. « La quiddité (S. tathātā) des choses, qui est la vérité des étants (S. bhāva), est inaccessible dans sa pureté. »[1]
« Il est à la vérité ce que le polygone est au cercle dans lequel il s’inscrit : plus il y aura d’angles, plus il sera semblable au cercle sans jamais toutefois devenir égale à lui ; même si on multiplie à l’infini les angles, il ne s’identifiera pas au cercle. »[2] 
Comment une pratique appartenant au domaine de la vérité superficielle, où la quantité et le quantifiable dominent, peut-elle aboutir à la vérité profonde ou précise ? Comment la multiplication des angles du polygone de la vérité superficielle pourra-t-elle concorder parfaitement avec le cercle de la vérité profonde ? Comment le multiple peut-il devenir un ou l'Un, en restant dans le multiple ? Deux citations de deux poèmes différents de Patrul Rinpoché.
« Pourquoi dénombrer les mois et les ans en nombres de jours ?
 Considère combien, en ce moment même, les choses changent d’instant en instant.
Chaque instant qui passe nous rapproche de la mort.
Maintenant, dès maintenant, récite les six syllabes
. »
« Les six syllabes ont beau être un excellent Dharma,
Les réciter la bouche distraite, les yeux ailleurs, n’amènera aucun fruit.
S’accrocher au nombre de récitations témoigne d’un esprit étriqué.
En un point, regardant l’esprit, récite les six syllabes.
»[3]
 Et :
« Quand bien même aurions-nous parachevé le nombre requis d’années et de mois de retraite
Et bouclé le compte de mantras, par milliers de milliards,
Si nos sympathies, antipathies ou indifférences n’ont pas décrue
Je pense que ce Dharma aura été entièrement vain
. »
« Quatre sessions de pratique quotidienne sans la notion des phases de création et d’achèvement
Le grand vacarme de tambours et de cymbales sans la conscience du symbolisme sacré,
Le bourdonnement continu des mantras sans méditation
Tout ceci ne nous font pas progresser d’un pas sur le chemin de la libération.
 »[4] 
 Les expédients (S. upāya), dont le nom complet est « expédients salvifiques » (S. upāyakauśalya), parce que malgré le manque de « proportion » ou rapport entre les deux vérités, les méthodes appartenant à la vérité superficielle (et elles y appartiennent toutes), permettent bien de s’approcher de la vérité précise, mais sans jamais l’atteindre et la toucher. Une méthode a beau être la plus excellente, raffinée, subtile, etc. elle ne conduira jamais à la vérité profonde, rien qu’en la suivant « bêtement ». Ou il faudrait que cette bêtise soit de l’ordre de la docte ignorance… Il n’y a pas de pouvoir magique en la méthode.

La théorie des deux accumulations est un expédient. C’est toujours la vérité superficielle qui parle en lieu et en place de la vérité profonde. « Accumuler du mérite » en quantifiant le quantifiable, très bien, mais comment fait-on pour « accumuler de la sagesse », quand l’unique sagesse est l’accès à la vérité profonde ? Nāgārjuna explique dans les Conseils au roi (Ratnāvalī), que l’accumulation de mérite a pour but de créer des conditions favorables (T. mngon mtho ba S. abhyudaya) et que le bien « précis » (T. nges par legs pa S. naiḥśreyasa) "arrivera par la suite".

***

[1] Nicolas de Cues, La docte ignorance, p. 54. Traduction d’Hervé Pasqua (les termes en sanskrit en moins). 
[2] Idem p. 54 
[3] Le Joyau du Cœur (T. thog mtha’ bar gsum du dge ba’i gtam lta sgom spyod gsum nyams len dam pa’i snying nor), Patrul Rinpoché, p. 65 
lo dang zla grangs zhag gi rtsis kyis ci// da lta skad cig ‘gyur ba’i tshul la ltos// skad cig re rer song bzhin ‘chi la nye// da lta da lta nyid nas yig drug sgrongs// chos su yi ge drug pa bzang mod de// kha yengs mig yengs bzlas pas ‘bras mi ‘byin// ngag bzlas grangs la zhen pa a ‘thas blo// rtse gcig sems la ltos la yig drug sgrong// 
[4] Les instructions à Kunzang Tcheugyel (T. kun bzang chos rgyal la gdams pa), dans le Joyau du Cœur, p. 89 
lo mtshams zla tshams kha grangs rdzogs shing*// dung phyur dung phyur bzlas pa’i grang ‘khyol yang*// sems la chags sdang rmongs gsum ma bri na// chos don med kho na lags snyam bgyid// bskyed rdzogs med pa’i cho ga thun bzhi dang*// dga dran med pa’i rnga rol ‘ur tchems dang*// ting ‘dzin med pa’i bzlas brjod ‘bug ‘bug ‘di// thar pa’i lam la phyogs tsam nye re kun//

dimanche 25 septembre 2011

Un petit éveil soudain pour la route



Dans les versets des instructions sur la perfection de la lucidité d’Āryadeva le brahmana, il est préconisé de combiner la pratique de la lucidité (S. prajñā) avec celle des expédients (S. upāya). Dans le cadre de la prajñāpāramitā, les « expédients », c’est la pratique des cinq perfections autres que celle de la lucidité, à savoir la générosité, la moralité, la patience, l’effort énergique et la concentration. Si on pratique ces « expédients », qui sont vertueux et efficaces ans selon la vérité superficielle, sans considérer leur vérité profonde de phénomène vide, la lucidité manquera.
 « C'est pourquoi, tous les phénomènes,
Qu'ils soient conditionnés, inconditionnés, blancs ou noirs
Ne doivent point être pris pour référence
Cependant, sans utiliser les expédients (S. upāya)[1] la lucidité ne se manifestera pas
. » 
Et si la lucidité manque, la pratique des expédients, certes très méritoire, sera prise pour une réalité en soi. Sans voir sa nature vide, elle est incapable de nous sortir de l’Errance (S. saṁsāra).
« Si le sens de la perfection de la lucidité
N'est pas pratiqué de façon définitive
La pratique de la générosité, des entrainements, de la patience,
De l'effort énergique et de la concentration
Laissée (T. stor ba) à la gouverne (T. sna dbyug) d'un aveugle
Comment trouvera-t-elle la bonne direction ? » 
La lucidité est comme un boiteux, et les expédients comme un aveugle. C’est pour éviter de « tourner à vide », de courir en rond comme une poule décapitée, que certains maîtres avaient décidé d’introduire leurs disciples à la nature de l’esprit au préalable. Tel Gampopa, qui ne l’avait pas inventé et suivait l’approche qui avait son origine en Maitrīpa, et qui était aussi celle d’Āryadeva le brahmana et de Dampa Sangyé. Gö lotsāwa nous apprend que le disciple principal de Dampa, Bodhisattva Kun dga’ (1062-1124), avait sa propre méthode. Traditionnellement, il convenait d’abord de faire mûrir le disciple (T. smin lam) en lui conférant les quatre consécrations du mantrayāna. C’est seulement après, que l’on s’engage sur le chemin de la libération (T. sgrol lam). Or, Kun dga’ pratique les deux simultanément (en plaçant un texte du prajñāpāramitā au-dessus de la tête de son disciple Pa tshab) et c’était une nouvelle approche à son époque.[1] Gos précise qu’il s’agissait d’une approche particulière (T. khyed chos) de Dampa, où les quatre consécrations étaient remplacées par une seule. « N’est-ce pas suffisant ? » demanda Kun dga’ ? « C’est suffisant », répondit Pa tshab.[2]

Le compte-rendu tibétain du concile de Lhassa donne à la partie chinoise un argument caricatural, qui consiste à dire que la seule perfection de la lucidité suffit, car elle contient toutes les autres perfections, les « expédients ». Il y a des citations canoniques pour l’appuyer, mais le but de ces affirmations est de souligner l’importance de la perfection de la lucidité y compris et même surtout pendant la pratique des autres perfections.

Le maître coréen Pojo Chinul (1158-1210), un représentant du bouddhisme Huayan (Avatamsaka), est réputé pour avoir réconcilié les écoles scholastiques et le Ch’an, et sa méthode commence par un éveil initial suivi d’une culture mentale subséquente graduelle. Il s’inspire de l’école « Ho Tse »[3]. L’éveil soudain était comme une entrée dans la foi, le chemin des bodhisattvas, où les qualités étaient développées et les défauts purifiés tout en restant dans l’absence de discursivité (S. nirvikalpa). Une telle pratique reflétait les deux vérités.

Le chemin graduel (T. lam rim), tel qu’il était enseigné par Gampopa, commença également par un éveil soudain (T. ngo sprod) pour permettre à l’élève de suivre le parcours de façon adéquate. Ce n'est pas OU subitisme OU gradualisme, mais les deux, en commençant par un éveil pour savoir où l'on va.

***
Photo: Photo de Jane Sweeney, Novice Monk Walking Along Road to Sangachoeling Gompa, Pelling, Sikkim, India

[1] Blue Annals, p. 925 
[2] Blue Annals, p. 926 
[3] Tracing back the radiance, Robert E. Buswell, jr. P. 49 et 106

vendredi 23 septembre 2011

Aryadeva le brahmane sur le déracinement



On trouve dans la partie consacrée au mouvement Zhi byed de La collection des instructions (T. gdams ngag mdzod) de Jamgon Kongtrul un texte attribué à un certain Āryadeva le brahmane. Ce texte a pour titre tibétain « 'phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag » et pour titre sanskrit « Ārya-prajñāpāramitopadeśa » (ou en version PDF sur TBRC : W20877-0145-eBook.pdf p. 1).

Un texte portant le même titre existe dans les collections canoniques tibétaines, mais il ne s’agit pas du même et il est attribué à Śrī Kaṃbala(pāda). Il avait été transmis par Atiśa qui l’avait traduit en tibétain avec le traducteur dge slong dge ba'i blo gros. D'ailleurs, il semblerait que Kaṃbala est un autre nom de Lawapa ou Lavapa (T: la ba pa, grub chen la ba pa, wa ba pa), considéré comme un des maîtres de Tillipa.

L’auteur présumé du texte présenté ici n’est pas Āryadeva, le disciple de Nāgārjuna, qui vivait lui au 3ème siècle. Āryadeva le brahmane, ou du moins la composition du texte qui lui est attribué, se situe sans doute au 10-11ème siècle. Le texte aurait été introduit au Tibet par Dampa Sangyé, qui l’aurait traduit lui-même, puis reçu et édité par le traducteur tibétain Zhama lotsāva (zhwa ma chos kyi rgyal po). Ron Davidson[1] classe les textes, souvent attribués à des mahāsiddhas, produits par Dampa Sangyé et Zhama lotsāva parmi ce qu’il appelle lui-même « des textes gris », autrement dit des apocryphes. De nombreux textes de ce tandem sont dits avoir été directement extraits de la Collection secrète des ḍākinī (S. ḍākinī-guhya-kośa T. mkha’ ‘gro gsang mdzod).[2] Zhama lotsāva explique dans le colophon qu’il a reçu et édité le texte reçu de Dampa, apparemment pendant un enseignement public. Il y a ajouté quelques instructions accessoires, nettement moins philosophiques et très chamaniques. Les instructions semblent conscientes du risque qu’elles pourront être prises au premier degré car elles contiennent des mises en garde à plusieurs endroits.

La première partie du texte est très proche de la mouvance d’Advayavajra et comporte des éléments emblématiques de son système. Dampa Sangyé était d’ailleurs considéré comme un disciple d’Advayavajra.
« A l'abri de tout engagement mental (S. amanasikāra) Les remémorations et les constructions mentales disparaissent d'elles-mêmes[3] C'est ainsi que l'on développe le souvenir du Buddha. »[4] 
D’habitude, le souvenir ou la recollection du Buddha (S. buddha-anusmṛti) est un exercice intellectuel, un exercice d’imagination créatrice, dans lequel on se souvient des qualités du bouddha pour s’en imprégner. En passant par les mains d’Advayavajra, « Āryadeva le brahmane » et de Dampa, cet exercice devient une véritable contemplation non duelle, une autocontemplation, où la réalité de la perfection de lucidité est rejointe directement. Le manuscrit comporte une petite note après « la réalité de la perfection de lucidité » (shes rab pha rol phyin pa'i don). On y lit « 'di dkyus su med », ce qu’on pourrait traduire par « celle-ci n’est pas ordinaire », et interpréter comme « n’étant pas pris dans son sens habituel », c’est-à-dire qu’elle renvoie à la réalité à laquelle conduit la perfection de la lucidité, qui est un dépassement de la dualité sujet-objet. En se basant sur la suite du verset, cette réalité ne s'avère être autre que le Buddha. Le Buddha dont on développe le souvenir est le Buddha intérieur, et on le rejoint directement plutôt que de passer par un exercice mental.
Plus loin :
 « Ceux qui ont des expériences [contemplatives] inférieures, intermédiaires et supérieures
Lorsqu'ils restent dans un état sans remémoration (S. asmṛti)
Et qu'il les contemplent tout en les suivant
En détermineront la nature en les examinant
Tout comme dans une jungle épaisse
Un homme très fort
[Avance] en se servant d'une machette aiguisée »
 Les enseignements de Dampa Sangyé sont désignés sous le nom Zhidyé (T. zhi byed), abréviation de « sdug bsngal thams cad rab tu zhi ba » (S. sarva duhkha prasamanah) que l’on retrouve dans le Soutra du Cœur (S. Bhagavatī-prajñāparamitā-hṛdaya). Les versets d’Āryadeva expliquent qu’il y a trois façons pour procéder au « déracinement » (T. rtsad bcad, gcod) du principe consicent (S. cittava T. sems nyid). La méthode de dernier recours est celle où l’on donne son corps en pâture et c’est celle qui s’est développée en la transmission native tibétaine appelée « Cheud » (T. gcod).

Petite précision sur certains choix terminologiques. Dans la première partie du texte qui est plutôt "démystificatrice" dans le sens qu'elle veut nous amener à l'essentiel, j'ai traduit "lha 'dre" tout simplement par "positifs" et "négatifs". C'est suite à un commentaire de la pratique de Cheud, lu il y a longtemps, où Machig expliquait que ce qu'on appelait "dieux" était au fond tout ce qui nous attirait et qui nous procurait du bonheur, et "démons", ce qui nous repoussait et nous rendait malheureux. J'ai appliqué le même raisonnement aux "manifestations surnaturelles" (T. cho 'phrul) causées par les dieux et les démons. Comme elles sont immatérielles (T. thogs med), elles sont d'ordre psychique.

Pour un exemple des différentes façons de réagir face aux "manifestations surnaturelles des dieux et démons", relire le premier chapitre des Cent milles chants de Milarepa. Notre texte en donne trois :
"Face à celles-ci, la meilleure expérience
Est de rester dans la réalité de la non-dualité
Sinon de les transformer par la méditation
Au pire, en leur laissant son corps en pâture
"  


***
Photo : Machete man

Notes du blog :

[1] Tibetan renaissance: Tantric Buddhism in the rebirth of Tibetan culture Par Ronald M. Davidson, p. 150 
[2] Idem P. 151 
[3] Rang gis sangs pa = disparaissent, se purifient d’elles-mêmes. Mais simultanément il est évident en tibétain qu’il s’agit d’un jeu de mot sur Buddha (sangs-rgyas). On pourra comprendre : « on devient automatiquement Buddha » 
[4] yid la byed pa kun dang bral// dran rtog rang bzhin gyis sangs pa'i//sangs rgyas rjes su dran pa bsgom//


Un fichier PDF de la traduction en deux colonnes (police tibétaine) peut être téléchargé ici.

Traduction française :



« Les instructions de la suprême perfection de la lucidité »

En langue indienne :  Prajñāpāramitopadeśa-nama
En tibétain :  'phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag ces bya ba

Hommage à tous les buddha et bodhisattva.

Celui qui détruit les concepts erronés dues à la non-reconnaissance par le soleil et la lune de la réalisation
Qui fait mûrir les êtres par l'humidité de la compassion
Au Lion du verbe (S. Vādisiṃha, épithète de Mañjuśrī), qui accomplit le double intérêt
Je m'incline respectueusement en acte, en parole et en pensée.

Le coeur du message, l’absence de fondement,
Est la non-dualité qui est le sens de la perfection de la lucidité
Elle est libre de tous les contraires ciblant le permanent et le néant et autres [couples de contraires]
Je l'expliquerai afin d'aider les êtres dans la mesure du possible.
Suivez les écritures canoniques par les trois séries de quatre thèses (S. pratijñā)
Identifiez l'Intelligence sans la manipuler ni altérer
La conscience est à la fois la racine de l'Errance et de la Quiétude
Mais aucune cause ni condition ne peut y être avérée
En déterminant qu'elle est la non-production, sa nature est la vacuité.
Celui qui l'accède ainsi est comme un arbre aux racines tranchées
Les branches des constructions mentales ne pourront plus naître
Tous les étants et non-étants qui se présentent à l'intellect
En les offrant tous, je les offre au précieux Guide
C'est avec un tel hommage et offrande
Que je prends refuge et que je développe la pensée éveillée
L'entraînement dans lequel je m'engage ainsi je le protègerai comme la prunelle de mes yeux
Car il est celui d'un être de l'éveil (S. bodhisattva)
Il ne faut pas l'abandonner même au péril de sa vie
Et s'efforcer de le préserver
Les dix actes non-vertueux comme l'acte de tuer
Je m'en abstiendrai et j'inciterai les autres à faire de même
De ceux qui se sont abstenus de tuer
Je dirai du bien en suivant leur exemple
Ce n'est pas la simple abstention des dix actes non vertueux
Qui conduit au chemin suprême (S. paramā gatiḥ)
Mais ce sont les six perfections (S. pāramitā)
Que l'on pratique soi-même et qu'on recommande aux autres
De ceux qui pratiquent les six perfections
Je dirai du bien en suivant leur exemple
Mais ceux qui profitent de la dynamique positive des six perfections et autres [pratiques spirituelles]
Doivent s'abstenir d’y attribuer une réalité
La non-dualité est le sens de la perfection de la lucidité
Si l'on ne l'accède pas à l’absence des contraires tels que vertu et non vertu, pratique et renoncement, espoir et crainte
Notre pratique spirituelle sera conditionnée
Et de ce fait la délivrance ne sera pas possible dans cette vie
C'est pourquoi, tous les phénomènes,
Qu'ils soient conditionnés, inconditionnés, blancs ou noirs
Ne doivent point être pris pour référence
Cependant, sans utiliser les expédients (S. upāya)[1]
La lucidité ne se manifestera pas
Sans travail dans les champs au préalable
Point de récolte, c'est la même chose
Si le sens de la perfection de la lucidité
N'est pas pratiqué de façon définitive
La pratique de la générosité, des entrainements, de la patience,
De l'effort énergique et de la concentration
Laissée (T. stor ba) à la gouverne (T. sna dbyug) d'un aveugle
Comment trouvera-t-elle la bonne direction ?
Le sens de la perfection de la lucidité [note dans le manuscrit : - celle-ci n'est pas l'ordinaire -]
Ne se trouve pas ailleurs, il est en soi
Il n'est pas avéré dans des étants et des caractéristiques
Sa nature à pour réalité la Lumière rayonnante universelle
A l'abri de tout engagement mental
Les remémorations et les constructions mentales disparaissent d'elles-mêmes
C'est ainsi que l'on développe le souvenir du Buddha.
Les dieux et démons, à l'extérieur et à l'intérieur, l'Errance et la Quiétude,
Les apparences et la vacuité etc.
L'absence de ces apparences dualistes est [déjà] la Pensée du Buddha
Qu'il ne faut pas méprendre ni manipuler
[La Pensée du Buddha] est comme l'élément de l'éther
[Aussi,] le meilleur des thérapies (S. upāya)
Est de mélanger l'élément [mental][2] et l'Intelligence
Aux moments où l'élément [mental] et l'Intelligence sont mélangés
Tout rejet ou accueil d'étants (S. bhāva) ou de caractéristiques (S. nimitta)
Et toute objectivation (S. ālambana) disparaissent d'eux-mêmes
C'est la demeure en la substance des phénomènes (S. dharmatā), libre d'un sujet et d'un objet
Sans manipulation ni du corps ni de l'esprit
Tout ce qui est pénétré par l'espace vide
Est pénétré par l'Intelligence vide
Et laissé dans la vaste étendue universelle
Dès lors, l'Intelligence n'a plus de fondement
Dans l'expérience de l’absence [de fondement de l'Intelligence]
Ni dans les cinq organes sensoriels, ni dans les objets sensibles
Nulle part l'Intelligence ne se fixe
Dans des abris d'ardoise (T. g.ya'), les charniers, les endroits effrayants
Dans les villages et les grandes villes
Dans les grottes ou les grottes isolées
Développe [partout] la non-dualité
Le sens de la non-production (S. anutpada) révélée par le guide
Doit être pratiqué dans les quatre types d'activité (P. iriyāpatha)
Celui qui, en pratiquant de la sorte,
S'entraîne en la perfection/les perfections
Et accède à la vacuité des phénomènes
Ne trouvera pas d'obstacles sur son chemin
Comment dans la vacuité, la vacuité
Pourrait-elle perdre ou trouver quoi que ce soit ?
En accédant à réalité de la substance des phénomènes (S. dharmatā)
Tous les signes et caractéristiques à l'extérieur
[Se manifestant] comme les objets sensoriels, les formes, les sons
les odeurs, les sensations tactiles, tous les phénomènes (sensoriels)
Seront le rayonnement de la vacuité
Intérieurement, toutes les affections, grossières,
Et la saisie d'un sujet et d'un objet, plus subtile, qui se produisent
Se dénouent d'elles-mêmes dans la non dualité au-delà de tout projet et de toute action
Celui qui l'accède ainsi et qui reste dans la substance des phénomènes (S. dharmatā)
Face à tout ce qui dure, surgit et disparaît
C'est comme s'il voyage d'un Eldorado à l'autre
Quand un individu meurt
Il est inutile de bloquer les portes sensorielles, les yeux etc.
De même, quand on coupe la racine du principe conscient (S. cittatva)
On accède à la vacuité des phénomènes
Au moment où le principe conscient (S. cittatva) est déraciné
Les cinq poisons des affections sont déracinés et
Toutes les intentions de pratique de vues extrêmes,
L'espoir et la crainte par rapport aux expériences de l'ascèse
Ainsi que toutes les présomptions sont déracinées également
Voilà la définition de « déracinement »
Le réalisme naïf (S. abhiniveśa) et le couple attirance-aversion constituent le « blocage matériel » (T. thogs pa'i bdud)
Comment peut-on le déraciner ?
Ceux qui ont des expériences [contemplatives] inférieures, intermédiaires et supérieures
Lorsqu'ils restent dans un état sans remémoration
Et qu'il le développent tout en les suivant
En détermineront la nature en les examinant
Tout comme dans une jungle épaisse
Un homme très fort
[Avance] en se servant d'une machette aiguisée
Le fait d'attribuer une réalité à des fantasmes positifs ou négatifs
Est appelé « le blocage immatériel » (T. thogs med bdud)
Laissez descendre la peur dans la peur même, comme
On laisse placer l'aguille de moxibustion dans sa chair
Prenez refuge en les Trois Joyaux
Quand le grand astre (T. skar chen) est entré (T. gzhug) dans la pureté (T. dag tu) après (T. 'og) son coucher[3]
Abstenez-vous de tout penchant envers tout [fantasme] positif ou négatif (T. lha 'dre)
Et fixez la limite de la grande peur (T. gnyan chen)[4]
Le déracinement a réussi (T. chod tshad) quand il n'y a plus d'expériences [contemplatives]
La réussite s'évalue en fonction de la disparition spontanée de tout fantasme (T. cho 'phrul)
Le signe de l'échec (T. ldog) c'est quand on s'enfuie par peur et par aversion
[La résolution de? ] ne pas s'en aller est comme une porte solide
Même si on est effrayé et que l'on a de l'aversion, on ne s'enfuit pas
La suppression (T. log non)[5] est comme un clou
Qu'il faut enfoncer (T. nan tan bya) dans ce blocage (S. māra)
Ce sont des instructions excellentes
Celui qui développe la perfection de la non-dualité
Et qui ne supporte pas les dieux et démons du monde
[S'expose] à leurs manifestations immatérielles diverses
Comme une présence (T. gzi byin) réelle, dans les rêves etc.
Face à celles-ci, la meilleure expérience
Est de rester dans la réalité de la non-dualité
Sinon de les transformer par la méditation
Au pire, en leur laissant son corps en pâture (T. gzan du)
Ensuite, en stabilisant l'Intelligence par la volonté
L'expérience de l'absence [de fondement de l'Intelligence] surgira
Si on va dans un lieu effrayant et qu'une présence (T. gzi byin) négative
Se produit, on sépare le corps physique de l'Intelligence
Alors, ce corps qui est inerte comme une pierre
Ne pourra pas être affecté
L'esprit, qui est dépourvu de tout étant (S. abhāva) comme l'espace
Qui pourra lui faire du mal ?
En réfléchissant de la sorte, on reste dans la substance des phénomènes
Sans panique et sans frayeur
Même quand on pense que les dieux et démons
Vont emporter notre corps inerte
On ne bougera pas de l'endroit où l'on s'est installé
On ne paniquera pas quel que soit la circonstance
Ce sont les constructions mentales produites qui constituent le [véritable] obstacle (S. māra)
Mais celles-ci ont leur origine en notre propre esprit
Cependant dans l'esprit il ne peut être avéré
Le moindre lieu de production ou de dissolution
[L’esprit] libre, aucun Buddha n'apparaît
Et tout en étant dans la méprise, [l'esprit] ne peut pas se perdre dans l'existence
Il est vierge de tout acte positif ou négatif
Vierge et libre depuis l'origine, il est le Buddha
[Toutefois] ce serait une erreur de ne pas éviter les actes négatifs
La croyance (T. zhen) en les religions (S. siddhānta) est un facteur obnubilateur (S. āvaraṇa)
Car la non-dualité est l'état fondamental déjà libre
C'est à partir de la substance des phénomènes (S. dharmatā) que l'on prend refuge,
Que l'on développe la pensée de l'éveil et que l'on lance des requêtes (S. adhyeṣaṇā)
Si l'on est confronté à des obstacles
On va dans un endroit effrayant et l'on développe la non-dualité
Si l'on veut aider les autres
On développe au préalable la compassion
Tout en comprenant que soi-même, le malade, le blocage (T. gdon = cause de la maladie) et la maladie
Sont tous vides [d'essence]
On reste en (T. bsgom) la vacuité tout en (T. zhing) manipulant (T. bya) les objets rituels (T. phyag cha)
En visant la tête on fait se coucher [le malade]
Si cela ne l'apaise[6] pas
Dans un lieu effrayant, on prend refuge et on développe la pensée de l'éveil
Tout en restant dans l'absence d'extrêmes, on enjambe [le corps] par trois fois
Puis avec un maṇḍala, un bout de bois et
Des cailloux on lui donne une bénédiction
Cela rappellera les dieux célestes à leur serment
Et conjuguera les nāgā souterrains
Les nāgā accompliront alors tout ce que l'on leur ordonne de faire
Les dieux nous aideront de leurs endroits respectifs
Les nāga seront à notre service
Les lamas, les yidams, les ḍākinī,
Et les protecteurs nous aimeront comme leur enfant
En faisant des offrandes aux māra matériels
On ne prendra plus les apparences pour des ennemis
En faisant des offrandes aux māra immatériels
On rappelle les yakṣa masculins et féminins à leur serment
Ce type d'instructions accessoires
Ont été données en grand nombre.

Le grand recueil de versets canoniques des « Instructions de la suprême perfection de la lucidité » a été composé par Āryadeva le brahmane. Il a été traduit en personne (T. rang) par le pandit indien Dampa Rinpoché, puis reçu et édité par Zhama lotsāva au milieu de la foule des habitants de Dingri.


 Notes du texte :

[1] Ici, les cinq autres perfections.
[2] L’élément mental (S. dhātu), qui n’est autre que la nature de bouddha.
[3] voir commentaire de Maitrīpa. C’est le soleil de la remémoration qui se couche.
[4] Généralement, « grand » implique un dépassement du sujet et de l’objet dans la non-dualité.
[5] Ce terme se trouve aussi dans L'exercice spirituel pour niveler les concepts (T. blo sbyong rtog pa 'bur 'joms). Il s’agit d’antidotes ;: Les conditions adverses sont tes instructeurs/ Les discordances des émanations du Victorieux/ Les maladies balaient les traces de la négativité/ Les peines sont l'expression continue du réel
[6] Le terme guérir n’est pas utilisé pour les souffrances d’ordre psychique ou psychosomatique.




Texte tibétain Wylie :


'phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag ces bya ba/

rgya gar skad du/_A pradz+nyA par mita u pa de sha nA ma/
bod skad du/_'phags pa shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag ces bya ba/

sangs rgyas dang byang chub sems dpa' thams cad la phyag 'tshal lo//

rtogs pa'i nyi zlas ma rig log rtog bcom
thugs rje'i rlan gyis 'gro ba smin mdzad pa'i
don gnyis mthar phyin smra ba'i seng ge la
lus dang ngag yid dang zhing mos pas 'dud
brjod bya'i snying po rtsa ba dang bral ba
gnyis med shes rab pha rol phyin pa'i don
rtag chad la sogs dmigs pa'i mthar grol ba
ci nus par ni 'gro la phan phyir bshad
bca' gzhi gsum gyis bka' yi thog tu bzhag
bcos bslad med par rig pa ngos bzung ngo
'khor 'das gnyis kyi rtsa bar gyur pa'i sems
de la rgyu rkyen gang yang ma grub bo
skye med gcig chod rang bzhin stong pa nyid
de ltar rtogs na sdong po rtsad bcad bzhin
rtogs pa'i yal ga nam yang skye mi 'gyur
dngos dang dngos med blo la snang ba yi
rgya chen mchod pas bla ma dkon mchog mchod
phyag dang mchod pa phul nas ni
gus pas skyabs 'gro sems bskyed blang
blangs pa'i bslab bya mig bzhin bsrung
byang chub sems dpa'i bslab bya ni
srog gi phyir yang spang mi bya
bslab bya bsrung la brtson par bya
srog gcod la sogs mi dge bcu
bdag spang gzhan yang de la bskul
srog gcod spang ba de dag gi
mthun 'gyur legs par brjod par bya
mi dge bcu po spangs tsam gyis
lam mchog rnyed par mi 'gyur te
pha rol phyin pa drug la ni
bdag spyod gzhan yang de la bskul
pha rol phyin pa drug po yi
mthun 'gyur legs par brjod par bya
pha rol phyin drug la sogs pa
dge ba'i las la spyad gyur pa'i
rloms sems skyes pa de las ldog
gnyis med pha rol phyin pa'i don
dge sdig blang dor re dogs kyi
mtha' dang bral bar ma rtogs na
'dus byas dge ba byas gyur kyang
tshe 'di nyid la grol mi 'gyur
des na 'dus byas 'dus ma byas
dkar dang gnag pa'i chos rnams kun
rdul tsam dmigs par mi 'gyur ro/
'on kyang thabs la ma brten pa'i
shes rab mngon du mi 'gyur ro
so nam sngon du ma song ba'i
lo thog mi 'byung ba dang mtshungs
shes rab pha rol phyin pa yi
don la nges par ma spyod na
sbyin dang tshul khrims bzod pa dang
brtson 'grus bsam gtan spyad gyur kyang
long bas sna dbyug stor ba yis
lam rgyus rnyed par ga la 'gyur
shes rab pha rol phyin pa'i don
gzhan nas mi tshol rang la yod
dngos dang mtshan mar ma grub pa'i
rang bzhin 'od gsal chen po' don
yid la byed pa kun dang bral
dran rtog rang bzhin gyis sangs pa'i
sangs rgyas rjes su dran pa bsgom
'di dkyus su med
phyi nang lha 'dre 'khor dang 'das
snang dang stong pa la sogs pa
gnyis snang bral ba sangs rgyas kyi
dgongs ba ma nor ma bcos pa
dper na nam mkha'i dbyings dang mtshungs
thabs kyi mchog tu gyur pa ni
dbyings dang rig pa bsre bar bya
dbyings rig 'dres pa'i dus dag tu
dngos dang mtshan ma dgag sgrub dang
dmigs par 'dzin pa rang sangs te
gzung dang 'dzin pa gnyis bral ba'i
chos nyid don la gnas pa'o/
de ltar lus sems ma bcos pa
nam mkha' stong pas gar khyab pa
rig pa stong pas khyab par ni
rgya bskyed khyab bdal chen por bzhag
de tshe rig pa gzhi rtsa bral
bral bar nyams su myang ba ni
dbang po lnga dang phyi rol yul
rig pa gang du'ang mi gnas so/
g.ya' khang dur khrod gnyan sa dang
grong dang grong khyer chen po dang
phug pa dben phug gnas dag tu
gnyis su med par bsgom par bya
bla mas bstan pa'i skye med don
spyod lam rnam bzhir nyams su blang
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pha rol phyin pa'i byin rlabs dang
chos rnams stong par rtogs pa des
bar chad 'byung bar mi 'gyur te
stong pa nyid la stong nyid kyis
glags rnyed pa lta ga la srid
chos nyid stong pa'i don rtogs na
rtags sam mtshan ma phyi rol tu
sgo lnga'i yul du gzugs dang sgra
dri ro reg bya ma lus pa
stong pa nyid du rab gsal te
nang du nyon mongs rags pa dang
gzung 'dzin phra mo skyes gyur kyang
gnyis med rang grol rtsis las 'das
de ltar rtogs na chos nyid la
gnas shar grol bar gyur pa ste
gser gling dag tu phyin dang mtshungs
skyes bu'i srog rtsa bcad gyur na
mig la sogs pa dbang po yi
chod du sgo ni dgag mi dgos
de bzhin sems nyid rtsad bcad na
chos rnams stong par rtogs par 'gyur
sems nyid rtsa ba gcod pa dang
nyon mongs dug lnga gcod pa dang
lta mtha' sgom pa'i 'du byed dang
spyod pa nyams nga re dogs dang
snyems byed thams cad gcod pa'i phyir
nges pa'i tshig tu gcod ces bya
mngon zhen chags sdang thogs pa'i 'dud
de la ci ltar bcad zhe na
nyams can rab 'bring tha ma yis
dran med ngang du bzhag pa dang
de la gtad de sgom pa dang
brtag cing dpyad la gtan la dbab
dper na nags tshal 'thug po dang
stobs dang ldan pa'i skyes bu dang
s+t+wa gri rnon po ji bzhin no/
lha 'dre'i cho 'phrul snyems byed cing
thogs med bdud ces bya ba ni
gnyan thog gnyan dbab sha thog tu
me btsa' a na tshugs su bzhag
dkon mchog gsum la skyabs su 'gro
skar chen thims 'og dag tu gzhug
lha 'dre gnyis la nye ring spang
gnyan chen mtha' la gtad par bya
gcod ni chong tshad nyams dang bral
tshar tshad cho 'phrul rang zhi ba
ldog tshad skrag cing sdangs nas 'bros
mi ldog sgo gtan lta bu ni
skrag cing sdangs kyang mi 'bros so/
log non gzer bu lta bu ni
bdud de de la nan tan bya
de ni man ngag dam pa'o/
gnyis med pha rol phyin bsgom pa
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cho 'phrul rnam pa sna tshogs pa
mngon sum gzi byin rmi lam sogs
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gnyis su med pa'i don la bzhag
'bring gis de la gtad de sgom
tha mas phung po gzan du bskyur
de rjes rig pa blo rten dang
bral ba'i nyams ni skye bar 'gyur
gnyan sar phyin nas lha 'dre yi
gzi byin byung na bem rig phral
lus 'di bem po rdo ba 'dra
de la gnod par mi 'gyur ro/
sems ni dngos med nam mkha' 'dra
de ni sus gnod su la gnod
de ltar bsam ste chos nyid la
nyam nga bag tsha med par bzhag lha 'dres rang lus bem po 'di
khyer nas song ba snyams byed kyang
sngar gyi sa las mi 'gul bas
gang la'ang nyam nga mi bya'o/
rnam par rtog pa gang skyes bdud
de ni rang gi sems las byung
sems la byung sa gnas su dang
'gro sa grub pa rdul tsam med
grol nas sangs rgyas 'byung mi 'gyur
'khrul nas 'khor bar 'khyams mi srid
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ye dag ye grol ye sangs rgyas
sdig la mi 'dzem gol sa yin
grub pa'i mtha' zhen sgrib pa yin
gnyis med rang grol gnas lugs yin
chos nyid ngang las skyabs 'gro dang
sems bskyed gsol ba gdab par bya
rang la bar chad byung ba na
gnyan sar phyin la gnyis med bsgom
sems can gzhan la phan 'dogs na
snying rje sngon du 'gro ba yis
bdag dang nad pa gdon dang nad
thams cad stong par shes byas la
phyag chags bya zhing stong nyid bsgom
mgo bo gtad la nyal par bya
des kyang zhi bar ma gyur na
gnyan sar skyabs 'gro sems bskyed bya
lan gsum 'gong la mtha' bral bsgom
maN+Dal bcas la shing bu dang
rdil bus byin rlabs byas la bskur
steng gi lha rnams dam la thogs/
'og gi klu rnams zil gyis gnon
klu la gang bcol las kun 'grub
lha rnams rang sa nas grogs byed
klu rnams ma lus bran du khol
bla ma yi dam mkha' 'gro dang
chos skyong rnams kyis bu ltar 'tsho
thogs bcas bdud la chod pas ni
snang ba dgrar ni lang mi 'gyur
thogs med bdud la chod pas ni
gnod sbyin pho mo dam la thogs
de la sogs pa'i yan lag ni
dpag tu med pa 'byung bar gsungs

shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag gi gzhung tshigs bcad chen mo zhes bya ba bram ze A de bas mdzad pa rdzogs sorgya gar gyi paN+Di ta dam pa rin po ches sgra rang 'gyur du bsgyur ba las/_zhwa ma lo tsA bas ding ri mkhan pa'i khrod du zhus te gtan la phab pa'o//




lundi 19 septembre 2011

La rééducation du mental



La réalité que nous vivons à travers l’expérience individuelle est perçue par le biais des organes sensoriels et du mental, qui traite et coordonne les données sensorielles. Ce processus a habituellement lieu à notre insu. Le mental a alors tendance à poursuivre les signes, les attributs, les caractéristiques sans prendre conscience de leur nature éphémère.

La méthode de rééducation du mental (S. citta viśuddhi) consiste en l’observation des phénomènes en tant que phénomènes, et notamment de leur apparition et disparition incessantes. Comme le mental non entrainé est par nature agité, la méthode préconisée par Mahasi Sayadaw préconise de commencer par l’observation du mouvement de la marche et de la manœuvre des jambes ou par l'élévation et l’abaissement de l’abdomen pendant la respiration, qui sont plus faciles à observer. Il est en effet plus facile de commencer par l’observation de phénomènes physiques (S. rūpa) avant de procéder à celle des phénomènes intellectuels. Après une certaine maîtrise de l’observation du relèvement et de l’abaissement de l’abdomen, on procède à l’observation des phénomènes sensoriels et mentaux, matériels (S. rūpa) et immatériels (S. nāma).

 L’acte d’observation vient à la place de l’action habituelle du mental qui accueille, rejette les phénomènes ou ne les identifie pas, cautionnant ainsi leur statut de phénomènes et se laissant affecter par eux. La répétition de ces actes de non-reconnaissance et des réactions subséquentes renforcent et l’habitude et le statut présomptueux des phénomènes. Le bouddhisme tout comme la méthode d’Emile Coué affirme qu’on ne peut penser qu'une chose à la fois. Il est impossible qu’une intention vertueuse (S. kuśalacitta) et non-vertueuse (S. akuśalacitta) coexistent au même moment. L’observation sans jugement des phénomènes vient donc à la place du fonctionnement habituel et empêche ainsi la formation des actes volitionnels (S. karma).

L’observation a pour autre effet la prise de conscience de la nature des phénomènes. Leur caractère éphémère, leur apparition et disparition incessante. Le fait de fixer ainsi la nature plutôt que le contenu des phénomènes permet de rééduquer ou « purifier » le mental. L’observation ne permet non seulement au mental de prendre conscience de l’apparition-disparition incessante des phénomènes, mais aussi de l’acte d’observation même. Il apparaît alors que le processus perceptif ne comporte que deux éléments, le mental qui perçoit (S. nāma) et l’objet perçu (S. rūpa), alias le sujet et l'objet.

L’acte d’observation conduit encore à la prise de conscience de la causalité qui s’inscrit sur le plan temporel. L’apparition, la durée et la disparition des phénomènes sont le passé, le présent et le futur de ces mêmes phénomènes et soulignent leur nature éphémère (P. anicca). Ce manque de consistance (P. anatta) est insatisfaisant (P. dukkha). Cette conclusion s’applique aussi bien aux phénomènes observés qu’aux instances de perception (S. citta), qui apparaissent, durent et disparaissent ensemble avec les phénomènes. Quand l’observation s’installe et devient une routine, l’apparition, la durée et la disparition des phénomènes deviennent quasi instantanées et le mental, ne s’identifiant plus aux trois phases, qui sont comme des vagues, atteint une certaine tranquillité. En connaissant simultanément les trois phases des phénomènes, on accède à leur vacuité.
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Illustration : laver le petit buddha

samedi 17 septembre 2011

Un peu d'histoire sur les rapports entre détenteurs et empereurs



Après la mort de Gampopa en 1153, ses disciples principaux vont leur propre chemin et fondent des monastères. Pour donner quelqes exemples : Phag mo gru pa (1110-1170) et ses disciples fondèrent leurs monastères. Le siège Phadrupa (T. gDan-sa thel) fut construit en 1192 à l’emplacement de l’ermitage de Phagmo Drup. Le siège Drigoungpa de ‘Bri-gung mthil fut fondé en 1179 par ‘Bri-gung sKyob-pa ‘Jig-rten dgon-po rin-chen dpal 1143-1217). Le monastère de stag lung fut fondé en 1180 par Taklung Thangpa Tashi Pal (1142–1210) un disciple de Pamodroupa. Ces monastères étaient situés au Tibet central. Un autre disciple de Gampopa, Chos rjes ‘bab rom pa dar ma dbang phyug (1127-1199), était le fondateur du monastère ‘bab rom au nord auquel se rattache la lignée Ri pa. Gö lotsāwa mentionne qu'après sa mort, il y avait de nombreux conflits et changements d’abbé.

La succession des dirigeants des monastères n’était jamais simple. Ils avaient la double fonction de chef spirituel et chef séculier. Dans les lignées de yogis (école Sakyapa, Marpa le traducteur…), qui peuvent se marier et avoir des enfants, la transmission passa simplement de père en fils. Dans les lignées monastiques, le successeur au trône (T. khri) était souvent le neveu de l’abbé précédent (T. khu dbon). A défaut de successeur, il fallait des solutions plus créatives.

Progressivement, le nombre de monastères s’accroissait et les monastères, véritables centre administratifs et spirituels, prenaient de plus en plus d’importance. Dus gsum mkhyen pa (1110-1193) de mdo khams (Khams inférieur) était le disciple de Gampopa qui allait devenir le plus connu rétroactivement. A l’âge de 30 ans (1140), il va à la rencontre de Gampopa et rencontre d’abord sgom tshul/sgom pa de qui il reçoit des instructions (BA p 475). Il reçoit des instructions de Gampopa et pratique plusieurs années avec lui. Il rencontre aussi Rechungpa et reçoit les instructions du chemin des expédients (S. upāya mārga). Gampopa lui dit d’aller à Kampo Nenang (T. skam po gnas nang) (BA p 479). Ce lieu semble donc déjà être connu avant la mort de Gampopa en 1153...

Après la mort de Gampopa, dans la cinquantaine (±1160), Dus gsum mkhyen pa (K1) se rend à sKam po gnas nang (officiellement fondé en 1164) où il réside quelque temps. Il voyage dans le Khams, agit en tant que médiateur dans les conflits, envoie des offrandes substantielles à Gampo ainsi qu’à d’autres monastères du Tibet central (gTsang et dBus) (479). Il fait alors part de la mission que Gampopa lui aurait confiée, la construction de plusieurs monastères entre gZhu (ru) et ‘Tshur (479). Il fonda le monastère Karma Gön (T. Kar ma dgon) en 1184 à l’âge de 74 ans sur la rive orientale du Dzachu River dans le Chamdo, au Tibet oriental. Ce monastère était dorénavant le siège (T. kar ma gdan sa) de la lignée de Dus gsum mkhyen pa (K1) qui sera connue sous le nom « Karma kagyu ». Partant à Lhasa, il laisse la charge de ses monastères de l’est, Karma Gön et Kampo Nenang dans la région du Kham, à son successeur 'Gro mgon ras chen (1148-1218) et le désigne comme son successeur. Cinq ans plus tard, en 1189 et à l’âge de 79 ans, il fonda le monastère de Tshurphu (T. mtshur phu), situé à 70 km à l’ouest de Lhasa. Quand il meurt en 1193, Drogon restera le détenteur de la lignée « Karma » kagyu pendant 25 ans dans la région du Kham (AB 469).

Son disciple principal et détenteur de la lignée après lui est sPom-grags-pa (1170-1249). Du vivant des détenteurs Drogeun et Pomdrakpa, Karma restera le siège officiel de la lignée. Karma paśi (K2) (ou bla ma kar ma pa, le lama [en charge] de Karma, prénommé chos ‘dzin, appartenant au clan du roi U 1206-1283) deviendra le détenteur de Karma après la mort de Pomdrakpa en 1249. Avant de mourir, ce dernier lui recommande de répandre la doctrine de Dus gsum mkhyen pa (K1) jusqu’à Tshurphu. Karmapaśi quittera le Kham et s’installera à Tshurphu en laissant Rin chen grags (BA p. 519) en charge de la fonction d’abbé. A partir de ce moment Karma Paṣi (K2) prend lui-même en charge Tshurphu, qui deviendra le siège officiel de la lignée « Karma kagyu ».

Après les conquêtes de Genghis Khan en 1227, celui-ci publia un édit qui exemptait les moines tibétains des impôts et du service militaire et il leur accordait des privilèges. Les différents sièges (Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa…) envoyèrent des représentants à différents princes mongols et reçurent des terres avec des ménages qui tombaient dorénavant sous leur administration. En 1260, c’est le prince mongol Kublai, connu par Marco Polo, qui monta sur le trône. Kublai Khan (1215–1294) considérait le sakyapa ‘Phags pa (neveu de Sakya Pandita) et Karma Pakshi (K2) (en moindre mesure) comme ses instructeurs spirituels.

L’empereur fit promulguer un édit qui stipulait la liberté de religion à condition de faire des prières de longévité pour l’empereur (BA p. 487). Le détenteur de Sakya reçut treize myriades de ménages « wen-hu » et l’école Sakyapa garda le monopole sur le Tibet jusqu’en 1349, quand des conflits internes divisaient les maisons (T. bla grang) sakyapa. L’administrateur d’une myriade était appelé « myriarque » (T. khri dpon). Les détenteurs des différents sièges Sakya-pa, Phagmodru-pa, Brigung-pa, Karma-pa avaient à la fois le rôle de chef spirituel et de « myriarque ».

Les premiers rapports entre le palais impérial et Karma Paśi (K2) et ses disciples furent tumultueux. Des accusations furent lancées contre lui et ses disciples, et deux parmi eux finirent par être brûlés (BA p. 517). Par la suite, les rapports s’amélioraient et l’empereur devint son disciple (BA p. 487). A 53 ans, Mahāsiddha U rgyan pa Rin chen dpal (1230-1309), qui avait déjà une carrière très riche derrière lui, rencontra Karma Paśi. Autour de 1283, donc vraiment vers la fin de la vie de Karma Paśi. Gö lotsāwa raconte alors comment Karma Paśi (K2) tente de transférer son principe conscient sur le corps d’un jeune garçon qui venait de mourir et comment cela aboutit à un échec (AB p 488). Gö poursuit en racontant en détails comment son principe conscient traverse alors le bardo et prend naissance en un bébé masculin en 1284.

A l’âge de cinq ans, le garçon rencontre Urgyenpa, qui le reconnaît comme son maître décédé, dit Gö. En 1332, à l’âge de 48 ans, Rang byung rdo rje (K3), car c’est de lui qu’il s’agit, est invité au palais impérial. Il retournera une deuxième fois en Chine pour y mourir en 1339 à l’âge de 56 ans (AB p. 493). Il sera succédé par rgyal ba Gyung-ston(pa) rdo rje dpal (1296-1376), un des quatre principaux disciples de Bu ston (1290-1364). Gö lotsāwa écrit explicitement que Rang byung rdo rje se réincarna en Rol pa’i rdo rje (K4 1340-1383, T. "chos rje rang byung rdo rje nyid kyis skye ba gsar du bzhes pa ltarr mdzad ste", Chengdu p 585) et produit des anecdotes pour prouver l’intention de réincarnation. Le garçon (K4) nouvellement né dira qu’il est la réincarnation de Karma Paśi (K2) (AB p 494) et demande de ne pas en douter.

Gö lotsāwa et la légende qu’il rapporte semblent avoir besoin de préciser que Karma Paśi (K2) et Rang byung rdo rje (K3) ne sont pas des personnes différentes (AB p 495). « Ne le dis pas aux personnes ordinaires » ajoute le garçon. Il semblerait donc que le « Karmapa », en tant que la réincarnation du détenteur de l’école Karma kagyu n’était pas encore une institution, et que le lien entre Dus gsum mkhyen pa (K1), Karma Paśi (K2) et Rang byung rdo rje (K3) n’était pas encore officiellement établi. Le garçon fait alors de nombreuses prédictions, ce qui suggère "une reconstitution a posteriori et une application rétroactive qui ont pour but de glorifier la lignée". Il fait un tour des monastères et grands maîtres de la lignée, qui ont tous foi en lui, avant d'arriver à Lhasa où il rencontre Gyung ston pa, qui lui prie de donner des preuves de sa réincarnation précédente (AB p 499). Le garçon (K4) lui raconte sa naissance en tant que Karma Paśi (K2) et sa conversion des mongols et d’autres peuples. Gyung ston pa le prend alors sous sa protection. En 1360, à l’âge de 20 ans, Rol pa'i rdo rje (K4) est reçu par l’empereur et sa famille, à qui il donne l’initiation de Vajravārahī, les instructions du chemin des expédients (S. upāya mārga) de Nāropa ainsi que de nombreux enseignements. Son séjour s’accompagne de nombreux miracles et il agit en véritable mandarin. Il reçoit la permission de rentrer au Tibet et y retourne pour mourir en 1383. La succession par réincarnation ainsi que les liens avec la cour impériale semblent dorénavant devenir régulière avec De bzhin gshegs pa (K5) (1384-1415). Le titre de Karma-pa est attribué rétroactivement aux détenteurs précédents de la lignée de Karma.

L’empereur Yung-lo ou Yongle = T. ye dbang mentionné dans les Annales Bleus (BA p. 645) est sans doute Ming Yongle (1360 - 1424). Cet empereur distribua entre autres le titre « gu śrī (kuo-shih) à des haut fonctionnaires (BA p. 645).Au japon, où ce titre se traduit par kokushi (国司), il s’agissait de fonctionnaires envoyés par le gouvernement central pour superviser une province à partir. Un autre titre conféré par les empereurs était « da si-tu » (taï sitou), qui signifie « ministre impérial ». Lorsque De bzhin gshegs pa K5 (1384-1415) accéda à la chaire, il alla au palais impérial et reçut un sceau en or (en chinois) ainsi que le titre de Kon-ting Ta’i Gu-śrī ainsi que le titre de Ka’o ming (Kuan-ting Ta kuo-shih ; Kao-ming) (BA 520).

Imaeda, Yoshiro (今枝由郎) [1] observe dans son étude que l'institution des tulkus, qui a été instaurée suite à des problèmes de succession au trône, "recouvre en fait deux réalités différentes qu'il faut bien distinguer : des réincarnations, ou plutôt émanations, à caractère purement "spirituel" d'un côté, et celles à double implication, religieuse et séculière, de l'autre."
"Dans la première catégorie, la réincarnation/émanation qui correspond au "corps de transformation" (sprul sku = nirmânakâya en sanskrit) n'hérite pas les propriétés incluant le(s) monastère(s) qui appartenai(en)t à sa pré­cédente réincarnation/émanation. En revanche, la réincarnation de la seconde caté­gorie (le même terme honorifique sprul sku s'applique à cette catégorie comme à la première, mais yang srid, "l'existence à nouveau" en terme ordinaire ne concerne que la seconde) acquiert non seulement les qualités spirituelles de la réincarnation/ émanation de la première catégorie, mais aussi le droit de monter sur le trône de son prédécesseur et d'hériter le(s) monastère(s) aussi bien que les propriétés qui lui appartenaient de son vivant." 

Comme l'explique Jamgon Kongtrul, le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier ne font pas bon ménage.

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[1] Histoire médiévale du Bhoutan : établissement et évolution de la théocratie des 'Brug pa / Imaeda Yoshiro. - Tokyo : Toyo Bunko, 2011. - xi, 259 S. : Kt. - (Toyo Bunko research library ; 14)

lundi 12 septembre 2011

Une lucidité qui tranche




Le soi est dit être l’essence d’un individu, ce qu’un individu est réellement ou ce qui dans un individu est réellement. Le soi serait ainsi ce qui possède tous les attributs d’un individu, ou ce qui contrôle tout ce qui constitue l’individu. Ce soi est en outre traditionnellement défini comme permanent (P. nicca) et satisfaisant (P. sukkha).

De quoi l’expérience individuelle est-elle faite ? Le Bouddha la décompose en 5 groupes de constituants. En premier, l’expérience physique (S. rūpa). Appartient-elle au soi, le soi contrôle-t-il l'expérience physique ? Le soi contrôle-t-il les cinq organes sensoriels, les yeux, les oreilles, le nez, la langue et le corps ? Non, car les cinq organes sensoriels sont impermanents. Puisqu’ils sont impermanents (P. annitya), ils ne sont pas satisfaisants (P. dukkha). Les cinq organes sensoriels sont les instruments physiques des facultés sensorielles internes permettant de percevoir les qualités sensorielles à l’extérieur. Les objets que nous distinguons à l’extérieur sont des ensembles de données sensorielles perçues par les facultés sensorielles et traités par le mental. Le mental est comme un sixième organe, « interne », qui coordonne les informations sensorielles et qui les transforme en image mentale. Ainsi le champ de l’expérience sensorielle est constitué de 6 groupes de 3 facteurs, soit 18 facteurs. Les organes sensoriels, les qualités sensorielles ou mentales qu’ils détectent et l’instant de contact entre les organes et les qualités sensorielles, qui est celui de leur perception (S. vijñāna). Le dernier groupe de 3 facteurs étant le mental, les images mentales et la perception mentale. Ainsi, l’expérience sensorielle a deux pans, un extérieur et un intérieur. Le pan extérieur, ce sont les six portes sensorielles, incluant le mental. Le pan intérieur ce sont les six perceptions ou consciences (S. vijñāna) correspondantes.

L’ensemble des 18 facteurs de l’expérience sensorielle est temporaire et insatisfaisant. Ce qui est temporaire, insatisfaisant et sujet à changement, ne peut pas être considéré comme étant sous le contrôle du soi, comme appartenant au soi, voire comme le soi. L'expérience physique possède donc trois caractéristiques (S. lakṣaṇa) qui l’empêchent de pouvoir être qualifié comme étant sous le contrôle d’un soi, comme appartenant au soi et qui l’empêchent d’être lui-même être considéré comme un soi (P. anatta) permanent, satisfaisant et immuable.

Le même raisonnement est suivi pour les quatre autres constituants (S. skandha) de l’expérience individuelle, à savoir les sensations (S. vedanā), agréables, désagréables ou neutres, et causées par le contact entre les facultés sensorielles et les données sensorielles. Ces sensations ne dépendent pas du soi, n’appartiennent pas au soi et ne sont pas le soi, car elles sont impermanentes, insatisfaisantes et ne sont pas sous le contrôle du soi (P. anatta). Les qualités sensorielles (la couleur, la forme d’un objet visuel, la tonalité d’un son…) laissent une impression, qui peut provoquer une certaine interprétation en fonction des expériences passées. Le terme sañña en pāli, saṃjñā en sanscrit, ‘du shes en tibétain indique qu’il s’agit déjà d’une connaissance (-jñā) construite (saṃ-, ‘du). La qualité sensorielle reçue est influencée par l’expérience passée. Ce terme est souvent traduit en français par perception, mais c’est alors une perception discriminante qui reconnaît les objets physiques ou mentaux et qui peut y ajouter du contenu. Les composants volitionnels de la construction mentale, sont les réactions ou les intentions (P. cetanā) par rapport aux informations sensorielles interprétées. Ils sont les conditions pour les actes. Dans le bouddhisme, c’est l’intention de l’acte qui est créateur de karma. Ces cinq facteurs participent à toute expérience individuelle de la réalité. Tous sont impermanents et par là insatisfaisants. Tous sont sujet à changement et ne peuvent pas être appropriés ni contrôlés.

S’il y a un soi, il n’est pas ce qui contrôle ou ce qui possède tous les facteurs qui constituent l’expérience individuelle. Il est donc impossible d’affirmer que le soi est l’expérience individuelle. Ce n’est pas non plus l’ensemble de ces facteurs qui constituent le soi, car il ne serait pas unique, ni indépendant, ni satisfaisant car impermanent.
« Imaginez, mes sœurs, une lampe à huile allumée. L'huile ne dure qu'un temps, elle va s'épuiser. La mèche ne dure qu'un temps elle aussi, elle va se consumer. La flamme est temporaire, elle va s'éteindre. Et la lumière aussi est temporaire, elle va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « L'huile de cette lampe allumée ne dure qu'un temps et va s'épuiser, la mèche ne dure qu'un temps et va se consumer, la flamme est temporaire et va s'éteindre, mais la lumière, elle, est éternelle, durable, permanente, immuable » ? » 
« Imaginez à présent, mes sœurs, un grand arbre debout, solide. Ses racines sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire lui aussi et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, et son ombre est temporaire et va disparaître. Parlerait-on correctement en affirmant : « Les racines de ce grand arbre sont temporaires et vont pourrir, son tronc est temporaire et va se détériorer, sa ramure feuillue est provisoire et va dépérir, mais son ombre est éternelle, durable, permanente, immuable » ? » (MN 146 Nandakovāda sutta
Le bouddhisme affirme par conséquent qu’il n’y a pas de soi dans l’expérience individuelle et que l’individu n’a pas de soi, qu’il compare à la lumière d’une lampe et de l’ombre d’un arbre. Tout comme la lumière est dépendante de la lampe et l’ombre de l’arbre, le soi est dépendant des cinq facteurs de l’expérience individuelle. Dans le Soutra du Cœur (S. Bhagavatī-prajñāparamitā-hṛdaya), Avalokiteśvara, voit que l’expérience individuelle est vide d’un soi. Il explique à Śāriputra et aux autres qui sont présents, que celui qui veut développer la lucidité (S. prajna) doit voir que la nature de l’expérience individuelle est vide d’un soi et authentique. Et donc chacun des facteurs partage cette même nature et on la trouve dans chacun des facteurs. Elle est immanente en toute l’expérience individuelle. Les cinq facteurs de l’expérience individuelle sont vides d’un soi, y compris, et ici Avalokiteśvara s’adresse particulièrement à Śāriputra, grand spécialiste de l’abidhamma, les images mentales, les objets mentaux, les phénomènes, les qualités, les attributs ou quel que soit le terme par lequel on veut rendre les « dharma », qui sont ce que perçoit le mental[1].
« Les phénomènes, [en tant que tels], sont vides d’un soi, parce qu’ils sont sans caractéristiques (S. alakṣaṇam), ils ne sont ni produits ni détruits, ils sont sans souillures et sans absence de souillures, ils ne décroissent, ni n’accroissent. » 
C’est cette double absence d’un soi, ou d’une essence, permanente et autonome, qui est appelée « vacuité ». Le bouddhisme des auditeurs avait vidé l’expérience individuelle d’un sujet, les sūtra du prajñāparamitā, Nāgārjuna et le bouddhisme mahāyāna, vont la vider également d’un objet. Cette double absence d’un soi, dans l'individu et dans les phénomènes, est appelée « vacuité », et l’absence d’un sujet et d’un objet « non-dualité ».
Avalokiteśvara, tout en continuant de s’adresser à Śāriputra, dit : « Voilà, pourquoi au sein de la vacuité il n’y a pas… » les cinq facteurs de l’expérience individuelle, ni les six organes, ni les six objets de ces organes, donc y compris les phénomènes mentaux (S. dharmā). Avalokiteśvara continue à énumérer des phénomènes spécifiques susceptibles de choquer l’oreille d’un bouddhiste :
« il n’y a pas d’ignorance, pas de fin d’ignorance, etc. pas de vieillesse-et-mort ni fin de la vieillesse-et-mort. De même, il n’y a ni souffrance, ni origine de la souffrance, ni cessation de la souffrance, ni voie. Il n’y a ni sagesse, ni réalisation, ni non-réalisation. » (trad. Padmakara, Dalaï Lama NANTES 2008 TEXTES ET PRIÈRES  p133-139) 
Il continue la liste et termine par dire que tous les bouddhas du passé, du présent et du futur atteignent la bouddhéité absolue en s’appuyant sur la lucidité transcendante (S. prajñā). Comment agit la lucidité transcendante, qui est souvent représentée par une épée ? Elle tranche, mais ne détruit pas l’expérience individuelle. Elle la laisse même intacte. Que tranche-t-elle alors ? Retour chez le vénérable Nandaka enseignant les moniales.
« Imaginez maintenant, mes sœurs, qu'un boucher chevronné ou son apprenti ait abattu une vache et la découpe avec un coutelas bien aiguisé. Sans endommager la masse des chairs à l'intérieur ni abîmer l'étendue de peau à l'extérieur, il tranche avec son couteau aigu tout ce qui est tendons, nerfs et ligaments entre les deux, il les coupe et les sectionne. Quand il a fini de les trancher, de les couper, de les sectionner et de retirer la peau, il recouvre les restes de la vache avec cette même peau en disant : « Cette vache est reconstituée grâce à sa peau ». En disant cela, parlerait-il juste ?
— Certainement pas, Maître. Pourquoi ? Comment ce boucher chevronné ou son apprenti qui a abattu une vache… pourrait-il affirmer que cette vache est reconstituée grâce à sa peau alors que sous la peau elle est dépecée ?
— J'ai composé cette image, mes sœurs, pour que vous compreniez bien le sens ainsi : La masse des chairs à l'intérieur représente les six portes sensorielles internes [les sens], l'étendue de peau à l'extérieur représente les six portes sensorielles externes [les objets sensoriels], les tendons, nerfs et ligaments qui sont entre les deux symbolisent le plaisir et l'attachement, le couteau effilé représente la sagacité pure (S. prajñā) qui tranche, coupe et sectionne les souillures mentales (S. kleśa ), les liens (P. saṅyoyana ) et les attachements entre (l'interne et l'externe)
[2]. » 
De la double lecture du Soutra du Cœur et de l'instruction de Nandaka, on peut déduire que l’expérience individuelle est vide de soi, authentique et que la lucidité ne détruit pas l’expérience individuelle (à l’image de la vache), mais se limite à retrancher les souillures mentales (S. kleśa) et à couper les liens.

Version anglaise du sutta de Bhikkhu Bodhi, version anglaise de Thanissaro Bhikkhu.
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[1] Selon l’opinion du bouddhisme mahāyāna, le bouddhisme des auditeurs, n’affirmait pas le le non-soi dans les phénomènes (S. dharmā), à la différence du mahāyāna. Les dharmā y étaient considérés, notamment dans l'école sarvāstivāda ("tout existe") comme des unités indivisibles à tous les niveaux de la réalité, matériel, mental et temporel (Aux origines de la philosophie indienne, Johannes Bronkhorst, p. 65). Walpola Rahula écrit cependant : 
"d'après l'enseignement du Theravāda, […] il n'y a pas de Soi, ni dans l'individu (P. puggala), ni dans les dhamma. La philosophie bouddhiste du Mahāyāna soutient exactement sur ce point la même position sans la moindre différence, mettant l'accent sur dharma-nairātmya aussi bien que sur pudgala-nairātmya." (L'Enseignement du Bouddha, Walpola Rahula, p. 83)
[2] Bhikkhu Bodhi : inner defilements, fetters, and bonds. Thanissaro Bhikkhu : « Defilements, fetters, & attachments in between. »



vendredi 9 septembre 2011

Niveler les concepts

L'exercice spirituel pour niveler les concepts

Lama Serlingpa (T. gser gling pa alias Dharmakīrti de Sumatra) avait donné à Atiśa des instructions pour discipliner les pays barbares. Le seigneur maître Serlingpa a dit à Atiśa : "Fils, il te faut ces instructions pour convertir les pays barbares."

Nivelle tous les concepts
Porte en toi la force de tous les antidotes
Concentre toutes tes aspirations en une seule
C'est le facteur commun à tous les chemins

Ces antidotes sont les quatre facteurs (S. dharma) de l'éveil
Il te les faut pour convertir les barbares
Afin de supporter les pratiques contraires d'un entourage vil
Ils sont souhaitables dans l'âge dégénérée

Les conditions adverses sont tes instructeurs
Les discordances des émanations du Victorieux
Les maladies balaient les traces de la négativité
Les peines sont l'expression continue du réel

Ces quatre sont les facteurs affligeants
Il te les faut pour convertir les pays barbares
Ils sont le grand renfort (T. kha snon) du confort
La grande apothéose de la misère

Si tu es malade, ils te serviront de grands gardes-malade
Si tu es seul, ils seront des amis qui te consolent
Ces remèdes sont les quatre contre-actions
Il te les faut pour convertir les barbares

"L'égocentrisme" est la racine de tous les actes mauvais
C'est le seul facteur à rejeter au loin
"L'autre" est la source de l'éveil
C'est le seul facteur à garder

Ces quatre facteurs sont l'apothéose des antidotes auto-purgatifs
Il te les faut pour convertir les barbares
Inverse ce qui est [placé] en haut à tort, et regarde le bas et le haut (T. rtsa tse) de manière égale
Laisse [les contraires] se défaire graduellement et reste en repos  
Si tu n’entretiens pas [les contraires], ils s'évanouiront."

Ainsi dit-il.

Du commentaire :
Le sens des propos du dernier strophe: En renvoyant tous les concepts dualistes, en les identifiant comme l’élément spirituel (S. dharmadhātu) libre d'élaboration, la conscience, lumineuse et libre de discours, se relâche et se repose, sans être attachée à quoi que ce soit.

La conscience précédente n'est pas poursuivie, ni la conscience future anticipée. On ne s'attache pas au présent, et on laisse [les actes de conscience] se défaire naturellement, sans intervention, sans rien n'y ajouter, tout en se relâchant et en se détendant. Ce sont les quatre sceaux de la vacuité.

En pratiquant de la sorte, on ne sera pas entravé par l'agir dans le monde, mais on en sera libre et l'on s'affranchira [définitivement]. Toute autre pratique échouera dans la conversion des gens récalcitrants de l'âge dégénérée. Mais grâce à elle, les obstacles ne nous atteindront pas et l'on accomplira le bien des êtres aisément. Ces instructions ont été rédigées exactement comme elles avaient été dites par l'incomparable Serlingpa.

Il est dit dans l' Amoghapāśa Tantra :
"Perspicacité" se réfère à l'éveil et "l'être" aux Techniques.
Avec ces deux, le bien des êtres est accompli."
 Extrait de Guhyasamāja muktitilaka :
"Avec la compassion pour unique fondement,
Toutes les qualités se manifesteront." 
Et :
"Sans le fondement, qu'est la compassion
On sera incapable d'endurer les difficultés."

Extrait du sūtra qui recense les qualités authentiques d'Avalokiteśvara :
"Ceux qui souhaitent rapidement s'éveiller, ne doivent pas suivre de multiples instructions. Or quelle serait la pratique unique ? La compassion universelle. Ceux qui possèdent une compassion universelle ont dans la paume de leurs mains toutes les doctrines des bouddhas. Ils réaliseront celles-ci sans s'y appliquer et sans effort. En résumé, la compassion universelle est le fondement de toutes les doctrines."
Cette instruction a été donnée à Atiśa par le maître Serlingpa (Dharmakīrti de Sumatra) afin de l'aider à convertir les barbares.


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Le commentaire n'est pas signé. Il a peut-être été rédigé par un des auteurs de la compilation (dans la première moitié du 15ème siècle), gzhon nu rgyal mchog (14ème-15ème) ou Mus dkon mchog rgyal mtshan (1388-1469). Selon Thubten Jinpa[1], gzhon nu rgyal mchog aurait étudié auprès de Tsongkhapa et d'autres maîtres du 14ème siècle.


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[1] Mind Training, The Great Collection, traduit par Thubten Jinpa


Texte tibétain wylie



blo sbyong rtog pa 'bur 'joms/


bla ma gser gling pas jo bo la mtha' 'khob 'dul ba'i chos su gnang ba/ mgon po bla ma gser gling pa'i zhal nas/ jo bo la bu  khyod mtha' 'khob 'dul ba la chos 'di rnams dgos gsungs/ 


rtog pa thams cad 'bur 'joms te/ / 
gnyen po thams cad bcom theg yin// 
'dun ma thams cad gcig 'gril te// 
lam rnams thams cad gcig chos yin//


gnyen po rnam byang chos bzhi ste/ / 
mtha' 'khob 'dul na dgos pa yin/ / 
'khor ngan log sgrub bzod pa la/ / 
snyigs ma'i dus su mkho ba yin/ /


rkyen ngan dge ba'i bshes gnyen te/ / 
'dre gdon rgyal ba'i sprul pa yin/ / 
na tsha sdig sgrib kyi phyags ma ste/ / 
sdug bsngal chos nyid kyi yo langs yin/ /


kun nas nyon mongs kyi chos bzhi ste/ / 
mtha' 'khob 'dul na dgos pa yin/ / 
skyid kyi kha non chen po ste/ / 
sdug gi mjug sdud chen po yin/ /


na na nad g.yog chen po yin/ / 
gcig pur sdod na skyo grogs yin/ / 
gnyen po log gnon gyi chos bzhi ste/ / 
mtha' 'khob 'dul na dgos pa yin/ /


bdag ni las ngan rtsa ba ste/ / 
rgyangs kyis bskyur ba'i chos gcig yin/ / 
gzhan ni byang chub 'byung khungs te// 
bcangs te len pa'i chos gcig yin/ /


spang gnyen mjug sdud kyi chos bzhi ste/ / 
mtha' 'khob 'dul na dgos pa yin/ / 
log cer log na cir cer ltos// 
shig gi shig la 'bol ler zhog// 
des ni mi 'ching grol bar 'gyur/ /


ces gsungs so// //




ces pa'i don ni/ gzung 'dzin gyi rtog pa thams cad phar rgyangs te bskyur la/ spros bral chos kyi dbyings su shes pa gsal la rtog pa med par lhod de glod la gang gi kyang ma bcings par bzhag par bya'o/ /de yang shes pa snga ma'i rjes su mi 'brangs/ ma 'ongs pa'i sngun mi bsu/ da lta ba ma bcings par shig de shigabacasa bcos dang sgro bskur med par rang sor 'bol le glod la bzhag go /de ni stong nyid kyi rgyas 'debs bzhi yin no/ /nyams len de ltar byas na las kyi 'khor bar mi bcings grol bar thar pa thob par 'gyur ro/ /nyams len 'di las gzhan pa gcig yin na dus snyigs ma'i sems can rmu rgod thul bar mi 'gyur la 'di dang ldan na bar chad kyis mi tshugs pas 'gro don ngang gis 'grub zhes gsu nga ngo*/ /mnyam med gser gling pa'i gsung ji lta ba bzhin du bkod pa'o/ /a mo g+ha pa sha'i rgyud las/ shes rab nibyanga chub tu brjod la sems dpa' ni thabs te/ de gnyis dag gis sems can gyi don nyid 'grub par 'gyur// ces pa dang*/ gsang 'dus grol ba'i thig le las/ de nas snying rje 'ba' zhig gi /gzhir gyur yon tan thams cad 'byung// zhes pa dang/ rtsa ba snying rje med gyur na/ /dka' ba bzod pa mi nus so// ces gsungs so/ /'phags pa spyan ras gzigs kyi chos yang dag par sdud pa'i mdo las myur du mngon par rdzogs par sangs rgya bar 'dod pas chos mang po la bslab par mi bya/ gcig pu gang zhe na/ snying rje chen po'o/ /gang la snying rje chen po yod pa de las sangs rgyas kyi chos thams cad lag mthil du mchis par 'gyur ro/ / 'bad pa med pa dang rtsol ba med par 'grub par 'gyur ro/ /mdor na snying rje chen po ni chos thams cad kyi rtsa ba'o// zhes gsu ngas so/ /'gro mgon a ti sha la bla ma gser gling pa chos kyigragasa pas mtha' 'khob 'dul ba'i don la gdams pa 'di gsungs par gda'o//