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Rituel d'Offrande de Kālacakra à Mirik (mai 2025 photos FB) |
"Ce blog est subjectif, dans le sens qu’il ne traite pas avec objectivité le bouddhisme et le mahāyāna en général, et le bouddhisme tibétain en particulier. Il tente néanmoins de présenter ces formes de bouddhisme conformément, mais en y ajoutant un point de vue plus critique (« moderne et occidental »). C’est sans doute une vision de l’Orient par l’Occident, mais en évitant un Orient créé par l'Occident (« orientalisme »). Il ne s’agit pas de nier les réalités du bouddhisme oriental, qui seront ici présentées le plus fidèlement possible, mais du moment que le bouddhisme arrive en Occident et s'y installe, l’Occident a son mot à dire sur les formes de pratique « occidentale » du bouddhisme « oriental » et leur pertinence." (Rappel de la présentation de mon blog)
L’origine indienne du Kālacakra Tantra
Le Vimalaprabhā (“Lumière immaculée”) est le commentaire principal du Kālacakra Tantra, l’un des textes majeurs du bouddhisme tantrique tibétain, particulièrement central dans la tradition Jonang, mais également important chez les Gelugpa, Sakyapa et Kagyupa.
Selon la tradition, le Kālacakra Tantra aurait d’abord été composé sous la forme d’un mulatantra de 12 000 vers, puis réduit à un laghutantra (version abrégée) par le roi Mañjuśrīkīrti de Shambhala. Son fils, le roi Puṇḍarīka, aurait alors rédigé le commentaire Vimalaprabhā. Ces deux textes auraient été conservés à Shambhala avant d’être « retrouvés » et transmis en Inde au Xe siècle. Le manuscrit (Gauḍī, Bengali) le plus ancien[1] date de la fin du Xème siècle. Le commentaire était traduit en tibétain au XIe siècle par Somanātha et Dro Lotsawa ('Bro Shes rab grags, ‘bro lugs). C’est ce commentaire qui l’attribue au roi Puṇḍarīka. Le manuscrit Gauḍī ne mentionne pas d’auteur. Il fut révisé, adapté, commenté, etc. plus tard notamment par des maîtres de Jonang et d’autres lignées.
Sommet des tantras et des yogas
Le Kālacakra Tantra est considéré comme "supérieur" ou le "sommet" de tous les autres tantras selon le tantra lui-même, ainsi que par d'importants maîtres tels que le 8ème Karmapa, Mikyö Dorje (1507-1554) et Jetsun Tāranātha (1575-1635), etc. Le corpus du Kālacakra a évolué constamment, s’est étoffé et a été mis à jour au cours des siècles. Le Kālacakra et son sextuple yoga (sbyor ba drug, s. ṣaḍaṅgayoga) est considéré supérieur aux autre anuttara-yogatantras, et leur “yogas” (chos drug) respectifs.
“En général, dans le tantra anouttarayoga, la base de la purification est notre propre processus interne de mort, de bardo et de renaissance. Dans le Kalachakra, la base de la purification n'est pas seulement interne, mais à la fois externe et interne. Ainsi, les structures du corps, de l'univers et du mandala du Kalachakra sont parallèles et extrêmement étendues, bien plus étendues que dans les autres tantras anouttarayoga. Plus la base de la purification est étendue, plus la purification est complète.” (Alexander Berzin[2])
Le chapitre externe aborde la cosmologie, l'astronomie et les planètes, le chapitre interne couvre l'anatomie, les canaux, les vents d'énergie et les gouttes, et le chapitre "Autre" traite principalement des initiations et des chemins (étapes de génération et d’achèvement). La réalité tripartite du
Kālacakra est intérieure/personnelle (
nang gi, s.
adhyātma), divine/cosmique (
lha’i, s. adhidaiva) et existentielle/matérielle (
'jig rten gyi, s.
adhiloka/adhibhūta), et procède de l’Ādibhuddha (ou Paramādhibuddha), la réalité ultime et primordiale
[3]. l'Ādibuddha est décrit comme existant depuis toujours, sans début ni fin. Il n'est pas localisé mais imprègne tous les phénomènes (
dharma), constituant leur essence véritable au-delà des apparences. Sa nature fondamentale est la Luminosité (
prabhāsvara), une conscience pure et sans obstruction qui est simultanément vide et connaissant. L'Ādibuddha transcende la dualité entre vacuité (
śūnyatā) et luminosité (
prabhāsvara), représentant leur union indivisible.
L'Adibuddha se manifeste au niveau cosmique comme principe ordonnateur de l'univers, structurant les correspondances entre macrocosme et microcosme. Au niveau individuel comme essence-de-bouddha (
tathāgatagarbha) présente en chaque être sensible. Comme divinité tantrique (Kālacakra), l'union de la méthode et de la sagesse. Comme état final de réalisation (fruit), il est le cinquième corps "
jñānakāya" (corps de gnose) ou "
mahāsukhakāya" (corps de grande félicité), qui transcende les quatre corps du Bouddha (
nirmāṇakāya, sambhogakāya, dharmakāya et
svābhāvikakāya). Ce cinquième corps est considéré comme l'expression ultime de l'Adibuddha et représente l'union indivisible de la grande félicité et de la vacuité. L'essence-de-bouddha pleinement épanouie ou réintégrée.
Le
Kālacakra Tantra considère les tantras-père (comme
Guhyasamāja et
Yamāntaka) et tous les tantras-mère (comme
Cakrasaṃvara et
Hevajra) comme des tantras mondains (
'jig rten pa). Les initiations obtenus par ces tantras, et plus particulièrement l'utilisation de la
karmamudrā et
jñānamudrā lors de la troisième initiation pour atteindre la quatrième, visent à obtenir des siddhis “mondains”. Les siddhis atteints par les tantras “mondains” sont ceux du
Vajradhara surpassable (
bla bcas pa), ou du "
Vajrasattva inférieur" (
rdor sems nyi tshe ba).
Les initiations supramondaines du
Kālacakra (en particulier la quatrième initiation) conduisent à l’état de
Vajrasattva universel (
khyab pa'i rdor sems) et à la réalisation ultime du Mahāmudrā ésotérique. Dans ce système, la troisième initiation du
Kālacakra, qui prépare à la quatrième (l'ultime sagesse du Grand Sceau), n'est pas mélangée aux siddhis mondains. La quatrième initiation du
Kālacakra est ainsi considérée comme supérieure à la quatrième initiation provenant d'autres tantras comme
Cakrasaṃvara et
Guhyasamāja. Le
Kālacakra est considéré comme plus profond, plus vaste et plus complet dans sa présentation de la voie ultime, clarifiant ce qui peut être caché ou moins explicite dans d'autres tantras.
Le syncrétisme assumé d’un ogre ésotériqueLa présence de parallèles entre le
Kālacakra Tantra et certains textes hindous comme la
Bhagavad-Gītā s'inscrit dans une longue histoire d'influences mutuelles. Comme l'a suggéré Madeleine Biardeau (dans
Le Mahābharata), la
Bhagavad-Gītā elle-même pourrait avoir été développée en partie comme une réponse aux traditions de renoncement, notamment bouddhiques, proposant une voie de libération accessible aux laïques sans renoncement complet. Le bouddhisme Mahāyāna aurait alors émergé en réaction à ce succès, réintégrant certains éléments de dévotion et d'action dans le monde.
Le
Kālacakra, apparaissant bien plus tard dans cette conversation millénaire, poursuit cette dynamique d'appropriation créative. La tripartition externe/interne/autre (
adhiloka/
adhyātma/
adhidaiva) présente dans le Kālacakra et la
Bhagavad-Gītā illustre comment des cadres conceptuels similaires ont été adaptés et réorientés vers des objectifs sotériologiques distincts. Si Kṛṣṇa déclare dans la
Gītā être "
le germe de tous les êtres" et que "
rien ne peut exister sans lui", le
Hevajra Tantra affirme similairement que "
cet univers entier surgit de moi" - formulations qui révèlent une compétition implicite pour la vision cosmologique la plus englobante.
Pour faire plus court, avec le concept de l’Ādibuddha, le
Kālacakra se présente comme une approche “éternaliste” (moniste)
[4], où, ce que nous appellerions le surnaturel ou le supramondain est finalement la seule réalité, contenant les deux “réalités” du bouddhisme (phénomènes conventionnels ainsi que leur nature vide). Celles-ci sont éclipsées et disparaissent comme neige au soleil pour ceux qui possèdent la gnose lumineuse. La méthode externe, interne et “Autre” du
Kālacakra, permet d’amener la Lumière primordiale (
“externaliser”) dans toutes les réalités mondaines, comme des
jñānasattva, à travers des correspondances et articulations multiples, par le biais de rituels, yogas, etc. Le syncrétisme devient alors une arme (Soft Power), qui lui permet d’injecter sa réalité lumineuse dans toutes les expressions cultuelles et religieuses conventionnelles, qu’elle peut intégrer, digérer, et faire siennes.
On retrouve les termes mêmes des approches externe, interne et Autre dans le huitième Chant de la
Bhagavad-Gītā (
Le salut en Brahman) :
"Arjuna dit:
1. Qu’est-ce que ce Brahman? et l’âme individuelle [adhyātmaṃ] ? Qu’est-ce que l’acte, ô suprême Seigneur? Qu’entends-tu par l’essence des êtres [adhibhūtaṃ] ? par l’essence du divin [adhidaivaṃ] ?
2. Qui — et comment? — ô vainqueur de Madhu, peut, ici-bas, dans un corps mortel, contenir l’essence du sacrifice? Comment, à l’heure suprême, peux-tu être connu des hommes qui ont su se discipliner?
Bhagavāt dit :
3 L’Impérissable est le Brahman suprême; on appelle âme individuelle la nature propre de chacun ; le devenir des êtres résulte de cette offrande créatrice qui s’appelle l’acte rituel.
4. Existence transitoire dans l’ordre des êtres, esprit (Puruṣa) dans l’ordre des dieux, j’incarne en ce corps, ô le meilleur des hommes, l’essence du sacrifice[5].” (La Bhagavadgìta d'Émile Senart, Public Domain, 1922)
Le yoga à six branches
Le sextuple yoga (
sbyor ba yan lag drug) associé au
Kālacakra Tantra consiste en six éléments :
pratyāhāra (retrait des sens, t.
sor sdud),
dhyāna (méditation, t.
bsam gtan),
prāṇāyāma (contrôle du souffle, t.
srog rtsol),
dhāraṇā (concentration, t.
‘dzin pa),
anusmṛti (une forme de mémoire contemplative ou "remémoration", t.
rjes su dran pa),
samādhi (absorption, t.
ting nge ‘dzin) - l'état final d'union parfaite. L'objectif n'est pas tant la transformation du corps physique grossier en un corps lumineux, mais plutôt le processus de manifester le corps lumineux (corps illusoire pour les tantras-père, corps d’arc-en-ciel pour les tantras-mère) à partir d'une essence lumineuse déjà présente (
l'esprit de claire lumière le plus subtil et
les vents subtils).
“L'esprit de claire lumière (clear-light mind) le plus subtil est soutenu par le vent d’énergie le plus subtil. Avec l'atteinte de l'illumination, la continuité de l'esprit de claire lumière le plus subtil soutenue par les éléments des corps grossiers et subtils prend fin. Au contraire, les vents d’énergie les plus subtils qui soutiennent l'esprit de claire lumière donnent naissance aux formes subtiles d'un Sambhogakaya et aux formes plus grossières d'un Nirmanakaya.” (Alexander Berzin[6])
Il ne s’agit donc pas d’une transformation du corps grosseur en corps subtil, mais d’une “libération” du corps subtil du corps grossier. Les textes manichéens parlent explicitement d'une "
nature lumineuse originelle" ou d'une "
âme lumineuse" qui est emprisonnée dans le corps de chair. L'objectif n'est pas de créer cette nature lumineuse, mais de la libérer de l'emprise du corps de chair et de la Ténèbre. Extrait du
L’Hymnaire manichéen chinois Xiabuzan : “c.39 Ô, Grand Saint, tends-moi vite une main miséricordieuse
Et pose-la sur ma tête qu’ illumine ma nature bouddhique originelle !
À toute heure surveille-moi et protège-moi,
Sans permettre à la horde des démons d’ approcher pour me nuire.
c.40 Fais que m’habite à nouveau la joie éprouvée autrefois dans le monde originel!
Libère-moi des tourments des kalpa passés,
Aide-moi à parfaire totalement la merveille de mon âme de lumière, solennelle et glorieuse,
Comme il en était auparavant, avant que je ne sombre dans un monde de convoitise et de vanité![7]”
La mention la plus ancienne d’un sextuple yoga (qui précède par ailleurs l’octuple yoga du système de Patanjali) se trouve dans le
Maitrāyaṇīya Upaniṣad, et consiste en :
prāṇāyāma (contrôle du souffle),
pratyāhāra (retrait des sens),
dhyāna (méditation),
dhāraṇā (concentration),
tarka (contemplation analytique) et
samādhi (absorption). Dans le système du
Kālacakra, le yoga à six branches reprend les mêmes noms des branches, pour actualiser le Corps vajra, éternel et lumineux.
Identité lumineuse : l’essence-de-bouddha dotée de qualités positives Parmi ces qualités figurent la pureté, la permanence, la félicité et la véritable identité (
gtsang rtag bde ba bdag). La vue par excellence associée au
Kālacakra Tantra est celle dite “
gzhan stong”, parfois traduit comme “vide extrinsèque”. Les phénomènes conventionnels (
dharma), les afflictions mentales (
kleśa) et toutes les
impuretés adventices (
mala āgantuka) sont considérés comme "vides de nature propre", c’est-à-dire qu’ils n'ont pas d'existence inhérente, et recouvrent en quelque sorte La lumière primordiale (
'od gsal, s.
prabhāsvara), qui n'est PAS vide d'elle-même. La diffusion universelle de cette réalité ultime est décrite comme l’essence-de-bouddha (
tathāgatagarbha). Cette Luminosité, “vide” de tout ce qui n’est pas elle-même, est la “Lumière immaculée”,
Vimalaprabhā, le titre même du Commentaire du
Kālacakra Tantra.
Il ne s’agit pas de prétendre que la réalité tripartite du
Bhagavad-Gītā serait celle du
Kālacakra, que le sextuple yoga serait d’origine yayurvédique, que le Brahman et l’Adhibuddha
[8] sont le même type de corps cosmique, que l’essence-du-bouddha serait un fragment de l’Adhibuddha, comme l'âme incarnée (
jīva) est un fragment (
aṃśa) de la divinité suprême (≈
Śrī Kṛṣṇa). Il y a des divergences et des nuances, mais ceux qui font de la botanique spirituelle ne manqueront cependant pas d’identifier des ressemblances de famille frappantes.
“10.39 Le germe (bījam) de tous les êtres, c’est moi ô Arjuna.
Il n’est pas d’être animé ou inanimé, qui puisse exister sans moi.” La Bhagavad-Gītā, suivi du Commentaire de Śaṅkara (extraits), Émile Senart et Michel Hulin, Points Sagesses, 2010, p. 85)
15.7 Une parcelle de moi éternelle, devenue âme vivante dans le monde des vivants,
groupe les six sens — dont le sens interne — qui procèdent de la prakṛti. (Sénart, 1922)[9]
"Cet univers entier surgit de moi. Les trois royaumes surgissent de moi. Je pénètre tout ce qui existe et ce monde visible ne consiste en rien d'autre[10]." (Hevajra Tantra)
Lumière primordiale Le corps cosmique de l’Ādibuddha est la Lumière primordiale rayonnant partout, façon
Logos... La conscience primordiale éternelle diraient d’autres.
“c.266 Universelle est la lumière rayonnante, porteuse de pureté,
De joie éternelle, où silence et néant se rejoignent dans la quiétude
Et où l’ on ressent une félicité dénuée de toute affliction :
Ce n’ est pas un lieu où la moindre parole de souffrance puisse être prononcée!” h .xiii ( c.261-338, Hymnaire manichéen[11])
Elle est “pure”, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune impureté en elle ; il n’y a au fond qu’Elle. Toute perception dualiste d’un macrocosme et d’un microcosme, est due à l’ignorance, à la non-gnose, la non-connaissance immédiate de sa véritable essence.
Bataille finale et restauration de l’Âge d’or La non-gnose est à l’origine du mal et de la souffrance. Celui qui ne perçoit pas la Lumière, perçoit des ombres, qu’il réifie, et auxquels il s’identifie. Comme ce qui est “externe” et ce qui est “interne” sont comme synchronisés, la bataille est permanente, à la fois interne et externe. D’où la nécessité de s’identifier au corps lumineux interne. Changez le monde, commencez par vous-même, le vous-même profond…
Mais la bataille dite sacrée externe contre les forces barbares (
prédit pour 2424) qui ne connaissent ni la gnose ni les révélations, ou qui les rejettent sciemment, a elle aussi des répercussions “internes”. En sortant vainqueurs de la bataille finale, les adversaires barbares vivront sous la Pax Luminosa et participeront à la gnose universelle
[12]. En effet, les barbares sont au fond ceux qui ne connaissent pas une civilisation lumineuse spécifique, ou la rejettent.
Les dompter et éduquer aura des effets (voir p.e. le roi Anala du
Gaṇḍavyūha sūtra).
D’un point de vue spiritualiste, les barbares sont surtout des naturalistes qui croient en la raison, en les phénomènes conventionnels, aux sciences, aux Lumières, considérés comme des sources de connaissance mondaines, de ce monde. La gnose du
Kālacakra est considérée supramondaine, même si ces qualificatifs n’ont pas lieu d’être dans la Lumière fondamentale.
L’identité de l’ennemi, “les barbares” Le
Kālacakra Tantra, notamment le commentaire
Vimalaprabhā, identifie clairement les barbares (
mlecchas) aux Musulmans. Cette identification est liée au contexte historique des invasions musulmanes dans le nord de l'Inde à la fin du 10ème et au début du 11ème siècle par des figures comme l'Amīr de Ghaznī et son fils Sultan Mahmud. Le
Kālacakra Tantra prédit l'introduction du "
Dharma barbare[13]" (Islam) dans la région de La Mecque ("
Mecca")
[14]. Au fond, tous les cultes ou religions qui ne sont pas à sa hauteur, sont considérés comme (partiellement) barbares. Y compris le dharma védique, qui aussi pratiquait les sacrifices d’animaux.
Le
Kālacakra est contre le système des castes, dans le sens qu’il vise à unir toutes les classes sociales (y compris les
Śūdra et autres basses classes) en
une seule famille Vajra par l'initiation. Il déconseille de suivre les Dharmas Vaiṣṇava et Śaiva pour les raisons de préjugés de caste.
Urban Hammar note qu'un passage du tantra mentionne une série de figures, incluant Mahomet ("Muhammed") et son enseignement (Islam), qui sont dits être au service de serpents démoniaques. “
Ces figures sont "Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, 'Celui vêtu de blanc', Mohammed et Mathani." L’Islam est présenté comme un "enseignement barbare et par conséquent le principal ennemi du bouddhisme". Cette association à des figures négatives et à l'idée d'un "ennemi" renforce la désignation de "barbare"
[15].
Les musulmans s'offusquaient de l'"idolâtrie" des “
mūrti”, la vénération d’icônes ou de divinités par les hindous, bouddhistes, jains, etc., était un point de conflit du point de vue musulman. Dans le
Kālacakra Tantra, le “
mūrtipūjā” (≠
sgrub mchod) prend une place centrale.
D’autres “barbares” ou ennemis étaient les écoles matérialistes indiennes, comme le Lokāyata (ou Cārvāka), des renégats doctrinaux issus de la société aryenne. Les textes hindous ultérieurs, et aussi le
Kālacakra Tantra, ont assimilé les idées matérialistes à une "mentalité mleccha" parce qu'elles contredisaient l'idéal spirituel aryen. Les mlecchas et les matérialistes (comme le Lokāyata) étaient accusés de privilégier le tangible sur le transcendant et de corrompre la jeunesse par des valeurs considérées comme "basses" (plaisir, richesse).
Une autre catégorie de “barbares” “matérialistes” est parfois identifiée par certains tulkus tibétains. Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche défend
un bouddhisme tibétain traditionnel conservateur. Il s'est exprimé ouvertement contre les tentatives de séculariser le bouddhisme et d'intégrer des valeurs occidentales telles que la démocratie, le rationalisme et la science. Selon lui,
la "modernisation" ("so-called modern life") est essentiellement une "occidentalisation". Il estime que la civilisation occidentale, après avoir traversé le paganisme, le christianisme et les Lumières, est désormais coincée dans le rationalisme, la science, le naturalisme, bref le “mondain”
[16]. C’est ce qui l’empêche d’avoir accès à la transcendance et au supramondain. Dzongsar semble en cela rejoindre les affirmations du Commentaire
Vimalaprabhā.
Ritualistique et culte de représentations divines (mūrtipūjā)Afin de rendre visible ce qui n’est pas (encore) directement aperçu, il faut “
externaliser” (
comme dirait Alice Bailey)
la Pax Luminosa dans le cadre d’initiations (
abhiṣeka), pratiques (
sādhana), rituels d’offrandes (t.
sgrub mchod), instructions ésotériques, etc., que l’on trouve expliqués dans le Chapitre appelé “Autre”. Injecter de la Lumière dans la réalité quotidienne ordinaire (voir photo ci-dessus). Le triple
maṇḍala[17] du
Kālacakra Tantra est une structure qui reflète et, dans la pratique, purifie et transforme le cosmos tel que nous le percevons.
Le mandala de Kālacakra contient 722 entités, qui sont qualifiées de divinités (
maṇḍala du Corps, Parole, Esprit), et qui sont également en lien avec les canaux énergétiques (
nāḍī) dans le corps de l'initié. Tous les éléments de notre expérience ordinaire sont représentés par des
dieux/daimons. Les trente déités du mois lunaire Caitra sont corrélées avec trente canaux. Les formes purifiées des 360 souffles/heures/jours sont 336 déités d'entourage des déités des jours lunaires, plus douze parèdres des déités des jours lunaires et douze déesses du
maṇḍala de l'esprit. Les formes pures des trente-deux canaux du lieu secret sont huit nāgas et huit
mātṝkā féroces, multipliées par deux pour l'aspect sagesse et méthode, soit trente-deux. Il est fait mention de 1620 déités principales de sagesse et de méthode dans le mandala glorieux des constellations du Bouddha Suprême et Originel
[18].
Pour ce qui est du côté obscur situé à
la périphérie du maṇḍala, il y a le rākṣasa
Ghaṇṭākarṇa,
l'ogresse Hāriti, le
tripède Bhṛiṅgī, des protecteurs de champs (
kṣetrapāla) et des siddhas malveillants à subjuguer. La liste du côté obscur de la force inclut les rākṣasa, les planètes grahas, les piśācas, les
śākinīs, les nāgas maléfiques qui se réjouissent du sang humain, les ḍākinīs, les rupikās, les vampire-ghouls (
kumbhāṇḍa) se nourrissant dans les cimetières, les protecteurs de champs (
kṣetrapala), les gaṇapatis, les pretas (démons affamés), les goblins, les seigneurs des ḍākinīs accompagnés d'épilepsie, et les siddhas malveillants... Ces êtres sont considérés comme puissants et capables de causer des maladies et autres maux. Des
maṇḍalas spécifiques et des offrandes leur sont dédiés, souvent construits en dehors du village ou dans d'autres lieux spécifiques comme les cimetières ou les confluences de rivières.
Le rituel “externalise” la bataille externe et interne, équilibre les forces, et restaure l’ordre du
maṇḍala.
L’importance du Kālacakra pour le huitième Karmapa Maintenant, regardons ce que Karmapa VIII Mikyö Dorje (1507-1554) dit du
Kālacakra Tantra, du vide extrinsèque (
gzhan stong) et des six
yogas associés. Je vais m’appuyer essentiellement sur un article de Jim Rheingans,
The Eighth Karmapa’s Answer to Gling drung pa: A Case Study[19].
Les questions-réponses de Lingdroungpa (
Gling drung la ’dor ba’i dris lan). Karmapa 8 y reprend à son compte les arguments du
Kālacakra, et souligne dans ce texte la supériorité de la quatrième initiation issue du
Kālacakra par rapport à celle des autres tantras. Il distingue le
Kālacakra des autres tantras comme le
Guhyasamāja ou le
Hevajra, dont les initiations sont considérées comme “mondaines”. Il distingue cependant le Grand Sceau (Mahāmudrā) des initiations tantriques et de leurs pratiques, affirmant qu'il ne peut être mis en correspondance avec les initiations mondaines et supramondaines, car il est naturellement libre des "impuretés" (
mala) des réalisations obtenues par ces pratiques. Il met fondamentalement au même niveau la réalisation du Grand Sceau et la gnose (ou connaissance directe et non-conceptuelle) de la Luminosité primordiale (≈
Vimalaprabhā), l'accès direct à la nature essentielle de l'esprit. Autrement dit un accès “supramondain”, transcendant, surnaturaliste, Lumineux, Divin.
Le Mahāmudrā ésotérique
L’union de śamatha et vipaśyanā est un chemin ou une méthode cruciale pour accéder à la réalité, en particulier la vacuité, de manière non conceptuelle. Cependant, la gnose de la Luminosité semble être “
le niveau le plus subtil de l'esprit” et la réalisation ultime accessible par ce chemin, plutôt que le chemin lui-même. La Gnose (
jñāna, t. ye shes) est décrite comme une connaissance "
inséparable de la Sphère primordiale". La pratique du Mahāmudrā implique de "
laisser l'esprit se reposer sans artifice" (
ma bcos par) dans sa vraie nature. Mais quelle est “
sa vraie nature” ou essence, si celle-ci dépasse l’union de śamatha-vipasana, ou l’union des deux vérités, et est considérée une gnose lumineuse primordiale ?
"Concernant le Grand Sceau (Mahāmudrā) soutenu par Dwags po Lha rje [Gampopa] de la tradition Bka' brgyud : Dans la grande absence primordiale (ye bral) des impuretés des expériences, réalisations, vues et systèmes philosophiques des quatre initiations mondaines et supramondaines et ainsi de suite, on s'établit dans l'oṅ sva re [l'état naturel laissé tel quel] non fabriqué tandis qu'il [le Grand Sceau] apparaît spontanément comme le bouddha primordial, l'essence même de l'être-là éternel (ye bzhugs nyid) ![20]”
La doctrine du vide extrinsèque, qui sous-tend cette vision de la Luminosité ontologique, propose que la Luminosité/nature-de-bouddha transcende le cadre conventionnel des deux vérités. Elle est décrite comme une "troisième vérité" implicite qui est une réalité ontologique fondamentale et possède des qualités positives (pureté, permanence, félicité, identité véritable).
Dans le colophon d’un autre texte
Instructions de la pratique de śamatha dans le cadre du Mahāmudrā (
Phyag rgya chen po zhi gnas kyi khrid), Karmapa 8 s’exprime avec un ton d'auto-dérision ironique en signant.
"[Je] ne préserve même pas les préceptes du refuge et ne médite pas sur la mort et l'impermanence ne serait-ce qu'une seule session. [Mais, je] déclare : "[Je] médite sur le Grand Sceau immédiatement !" [Lama], je vous en prie, considérez avec compassion ma nature insensée ![21]"
Il semble, à différentes occasions, mélanger des arguments de la voie progressive (
lam rim) qui s’inscrit dans un bouddhisme de la voie médiane, et d’une voie gnostique ésotérique où le guru joue un rôle crucial, et où la gnose, qui est
là, à l’état latente, depuis toujours, et qui peut jaillir à tout moment, mais indépendamment de toute pratique de bouddhisme naturaliste.
Est-ce que ce “Mahāmudrā” ésotérique était le “Mahāmudrā” de Gampopa (Dwags po Lha rje 1079-1153) et de Sahajavajra, disciple d’Advayavajra/ Maitrīpada (1007–1085) ? Et d’autres, qui suivaient la vue
Apratiṣṭhāna-Madhyamaka (tib.
dbu ma rab tu mi gnas pa). Il est clairement celui des Kālacakristes et des propagateurs de la vue du vide extrinsèque, et de tout ce qui s’ensuit.
***
"En 1441, au concile de Florence, il est décrété que les païens, les juifs, les hérétiques et les schismatiques n'auront aucune part à la 'vie éternelle' et que tous, à moins de se tourner, avant de mourir, vers la véritable religion, iront droit en enfer.
C'est du temps que l'Eglise professait de pareilles énormités qu'elle était vraiment l'Eglise. Une institution n'est vivante et forte que si elle rejette tout ce qui n'est pas elle. Par malheur, il en est de même d'une nation ou d'un régime." Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, 1973
Pour des informations détaillées sur tout ce qui concerne le tantra de Kalachakra, voir
le site d'Edward Henning (1949-2016) [1] N° G-10766, Asiatic Society, Kolkata.
[2] Pourquoi étudier et pratiquer le tantra de Kalachakra ? Alexandre Berzin
[3] L'Ādibuddha représente la réalité ultime et primordiale, antérieure à toute manifestation conditionnée
[4] Le
rang stong (vide intrinsèque) postule que tous les phénomènes, y compris la conscience et ses qualités, sont vides de nature propre (
svabhāva-śūnyatā). Cette vision, défendue par des maîtres comme Nāgārjuna et le Madhyamaka, considère que rien n'existe de façon inhérente, pas même les qualités de l'éveil. En contraste, le
gzhan stong (vide extrinsèque) affirme que si les phénomènes conditionnés sont effectivement vides de nature propre, la nature de bouddha (
tathāgatagarbha) et la Luminosité primordiale (
prabhāsvara) ne sont pas vides d'elles-mêmes. Elles sont seulement vides d'éléments étrangers à leur nature (les obscurcissements adventices ou
āgantuka-mala).
[5] arjuna uvāca Bhg_08.001 [=MBh_06,030.001]
kiṃ tad brahma kim adhyātmaṃ kiṃ karma puruṣottama Bhg_08.001a [=MBh_06,030.001a]
adhibhūtaṃ ca kiṃ proktam adhidaivaṃ kim ucyate Bhg_08.001c [=MBh_06,030.001c]
adhiyajñaḥ kathaṃ ko 'tra dehe 'smin madhusūdana Bhg_08.002a [=MBh_06,030.002a]
prayāṇakāle ca kathaṃ jñeyo 'si niyatātmabhiḥ Bhg_08.002c [=MBh_06,030.002c]
śrībhagavān uvāca Bhg_08.003 [=MBh_06,030.003]
akṣaraṃ brahma paramaṃ svabhāvo 'dhyātmam ucyate Bhg_08.003a [=MBh_06,030.003a]
bhūtabhāvodbhavakaro visargaḥ karmasaṃjñitaḥ Bhg_08.003c [=MBh_06,030.003c]
adhibhūtaṃ kṣaro bhāvaḥ puruṣaś cādhidaivatam Bhg_08.004a [=MBh_06,030.004a]
adhiyajño 'ham evātra dehe dehabhṛtāṃ vara Bhg_08.004c [=MBh_06,030.004c]
Revised GRETIL version [6] Pourquoi étudier et pratiquer le tantra de Kalachakra ? Alexander Berzin
[7] Rault, Lucie :
L’Hymnaire manichéen chinois Xiabuzan 下部讚
à l’usage des Auditeurs, 2018, Brill, p.90-91
c.39 大聖速申慈悲手
按我佛性光明頂
一切時中恒守護
勿令魔黨來相害
c.40 與我本界已前歡
除我曠劫諸煩惱
盡我明性妙莊嚴
如本未沉貪欲境
[8] L'Ādibhuddha représente la réalité ultime et primordiale, antérieure à toute manifestation conditionnée.
[9] Revised GRETIL version yac cāpi sarvabhūtānāṃ bījaṃ tad aham arjuna Bhg_10.039a [=MBh_06,032.039a]
na tad asti vinā yat syān mayā bhūtaṃ carācaram Bhg_10.039c [=MBh_06,032.039c]
mamaivāṃśo jīvaloke jīvabhūtaḥ sanātanaḥ Bhg_15.007a [=MBh_06,037.007a]
manaḥṣaṣṭhānīndriyāṇi prakṛtisthāni karṣati Bhg_15.007c [=MBh_06,037.007c]
[10] Hevajra Tantra, Farrow & Menon, p. 101
madbhavaṃ hi jagat sarvaṃ madbhavaṃ bhuvanatrayam |
madvyāpitam idaṃ sarvaṃ nānyamayaṃ dṛṣṭaṃ jagat || 39 ||
[11] Rault, Lucie :
L’Hymnaire manichéen chinois Xiabuzan 下部讚
à l’usage des Auditeurs, 2018, Brill, p. 230-231
c.266 光明普遍皆清淨
常樂寂滅无動俎
彼受歡樂无煩惱
若言有苦无是處
[12] (
Overview of Kalachakra, Alexander Berzin)
“According to the Kalachakra presentation of historical cycles, barbaric hordes periodically invade the civilized world and try to eliminate all possibilities for spiritual practice. A future invasion is predicted for the year 2424 of this common era, when it is said there will be another brutal world war. At that time help will come from Shambhala to defeat the barbarians. A new golden age will dawn, with everything conducive for spiritual practice, particularly of Kalachakra. All those who have previously received the Kalachakra initiation will be reborn at that time on the victorious side. The highest motivation for receiving the empowerment is to be able to practice the Kalachakra methods now in order to achieve enlightenment in this very lifetime. Nevertheless, people have traditionally flocked to the initiation with the motivation of planting karmic seeds to connect themselves with this future golden age so as to complete its practice then.”
“Urban Hammar notes that a passage from the tantra mentions a series of figures who are said to be in the service of demonic snakes. These figures are "Adam, Noah, Abraham, Moses, Jesus, "The white-clad one", Muhammed and Mathani." Hammar adds that "Muhammed and his teaching of Islam is presented as a barbaric teaching and consequently the main enemy of Buddhism."
[16] Voir mon blog
Meanwhile on the Science-Belief spectrum (2022).
[17] La Roue Externe concerne l'univers, le monde extérieur, les cycles des planètes et le temps tel que nous le connaissons.
La Roue Interne concerne l'univers intérieur, c'est-à-dire le corps subtil de l'individu, ses canaux énergétiques, ses vents vitaux et ses cycles internes.
La Roue Alternative (ou "Autre") concerne les initiations, les chemins et les résultats de la pratique, et inclut le mandala Kālacakra lui-même.
[18] Khedrup Norsang Gyatso, Geshe Thupten Jinpa, Gavin Kilty,
Ornament of Stainless Light: An Exposition of the Kalachakra Tantra (2001), Wisdom Publications, dans la série Library of Tibetan Classics.
[19] Gling drung la ’dor ba’i dris lan
Publié dans 2011, In Kapstein, Matthew T. and Roger R. Jackson (eds.),
Mahāmudrā and the bKa´-brgyud Tradition. Proceedings of the 11th Seminar of the International Association for Tibetan Studies Bonn. IITBS GmbH: Halle, 345–386.
[20] English translation by Jim Rheingans, 2011.
“In that case, concerning the Great Seal upheld by the Bka’ brgyud Dwags po Lha rje: In the great timeless (ye ) freedom from the impurities of experiences, realisations, views, and philosophical systems of the four mundane and supramundane empowerments and so forth, one settles in the unfabricated oṅ sva re while it [the Great Seal] appears spontaneously as the primordial buddha, the timeless presence itself!”
Mi bskyod rdo rje, Karma pa VIII, Gling drung pa la ’dor ba’i dris lan, fol. 2b: / ’o na bka’ brgyud dwags po lha rje ba’i bzhed pa’i phyag rgya chen po ni / ’jig rten dang ’jig rten las ’das pa’i dbang bzhi sogs kyi nyams rtogs lta grub kyi dri ma dang ye bral chen por gdod nas [fol. 3a] / ye bzhugs nyid ye sangs rgyas su lhun gyis grub par ’char ba la ma bcos oṅ sva re ’jog pa las /.
[21] English translation by Jim Rheingans, 2011.
“[I] do not keep even the refuge-vows and do not meditate on death and impermanence for a single session. [But, I] say: “[I] meditate on the Great Seal right away!” [Lama], please consider foolish me with compassion!"
“The concluding verses of Mi bskyod rdo rje, Karma pa VIII, Phyag rgya chen po zhi gnas kyi khrid , fol. 4a: skyabs ’gro tsam gyi bslab bya mi bsrung zhing / ’chi ba mi rtag thun gcig mi bsgom par/ da lta nyid du phyag chen bsgoms zhes pa / /blun po’i rang bzhin bdag la thugs rjes gzigs /."