samedi 10 mai 2025

L'autre Conclave de 2025

Photo : OSV News photo/Dylan Martinez, Reuters
Toute la philosophie occidentale n’est qu’une série de notes en bas de page à Platon” (Alfred North Whitehead[1])
On pourrait dire la même chose pour les cultes, religions et spiritualités ayant subi l’influence helléniste, gréco-romaine depuis Platon et Aristote. Platon lui-même était inspiré par Pythagore, Parménide, “l’Egypte”, etc. Les écoles philosophiques et les courants religieux portaient les marques d’éléments cosmogoniques, théogoniques, anthropogoniques, mythologiques, etc., antérieurs, et ces éléments peuvent avoir des traces dans la philosophie occidentale et dans les religions actuelles. Attribuer “tout cela” à Platon est sans doute et avant tout une boutade.

Il est difficile de se libérer du connu”, dit et écrit un messie universel démissionnaire, et il avait raison sur ce point. Il s’agit de Jiddu Krishnamurti, désigné comme messie par la Société théosophique, dont certains membres se séparèrent pour créer leur propre mouvement, comme p.e. Rudolf Steiner (1861-1925), fondateur de la Société anthroposophique en 1913.

Lucis Publishing Company

Un autre membre qui avait fini par créer son propre mouvement était Alice Bailey (1880-1949), qui fonda Lucis Trust en 1922, initialement appelé Lucifer Publishing Company. Généralement, les spiritualistes pour qui “le connu” se rapporte surtout au “spirituel” ne cherchent pas du tout à s’en libérer, et se sentent parfaitement à l’aise dans les “notes en bas de page à Platon”, notamment sa théorie de lharmonie des sphères. Bailey reprend la doctrine des “sept rayons” [planétaires], héritée de la théosophie. Chacun de ces rayons correspond à une qualité divine, un type d’énergie et une mission spécifique dans “le Plan Divin”, qui avait été télépathiquement transmis à Bailey par un des mahatmas de la Société théosophique, le nommé Djwhal Khul, surtout connu comme “le Tibétain”. Bailey le décrit comme un membre avancé de “la Hiérarchie”, chef d’un ashram subsidiaire du mahatma Koot Humi, et porteur d’une mission de renouvellement de la “Sagesse Éternelle” pour l’ère nouvelle, celle du Verseau. “La Hiérarchie” est dirigée par le Christ-Maitreya, le futur Messie.

“La Hiérarchie” tient des Conclaves à “Shamballa”, tous les cent ans, pour réviser le “Plan Divin”. Le premier est dit avoir lieu en 1425, et cette année, en 2025, aura lieu un Conclave déterminant, car le Messie serait sur le point à revenir, pour aider l’humanité à franchir la prochaine étape évolutive. Cette manifestation du Messie et l’exécution de son Plan est appelé “Externalisation”. Nous étions dans “lÉtape du Précurseur” jusqu’au 21 mars 2025, date qui marquerait par ailleurs la fin du Kaliyuga selon des calculs savants, et l’entrée dans l’ère transitionnelle de 1200 ans, dite de la “Conflagration”, selon Bibhu Dev Misra. Ces données sont tirés du “Traité du feu cosmique” (A Treatise on Cosmic Fire), publié par Lucis Trust.

Le Messie à venir est un “Avatar de Synthèse”. Il est présenté comme un avatar extra-planétaire dont l'origine est un grand mystère, même pour les “Logoi Planétaires[2]. Sa fonction est d'apporter la mort aux vieilles formes limitantes ("le connu") et à ce qui abrite le mal. Le chaos et le désastre liés à son approche sont causés par ceux qui résistent au changement et par le fait que sa force est aussi la force de destruction divine qui détruit les formes cristallisées pour permettre l'émergence d'un nouveau monde. L'Avatar de Synthèse arrive sur Terre pour promouvoir l'unité, la solidarité et l'interrelation, en maniant l'énergie du “premier rayon”, l'énergie spirituelle de la Volonté, du Pouvoir et de la Synthèse. Chacun verra cet Avatar, ce Messie, comme le Messie, Imam, etc. de sa tradition propre.

Kalki sur son cheval blanc

H.P. Blavatsky affirma que Vishnu reviendra sur Kalki, le Cheval Blanc, le dernier Avatar. Elle dit aussi que le Kalki Avatar et le Seigneur Maitreya (le Christ et le futur Bouddha) sont les mêmes. De plus, Helena Roerich, la femme de Nicolas Roerich (1874-1947), identifie Kalki / Maitreya comme le Seigneur de Shambhala. Dans le livre de l'Apocalypse, St. Jean le Théologien prophétise la venue de l' Avatar comme le "Cavalier sur un cheval blanc". Paul Davidson note la similarité évidente entre l' Avatar Kalki hindou chevauchant un cheval blanc et le Cavalier sur le cheval blanc de l'Apocalypse. H.P. Blavatsky considère également Sociosh, le sauveur mazdéen, comme le prototype du "fidèle et du vrai" de l'Apocalypse, et le même que Vishnu dans le Kalki-Avatara. Il y en aura pour tout le monde. L'événement de sa venue est perçu comme une convergence de différentes prophéties mondiales.

Couverture "The Coming Avatar" Dorje Jinpa

Que “La Hiérarchie” tient ses Conclaves centenaires à “Shamballa” n’est évidemment pas un hasard, puisque le mahatma Djwhal Khul, qui communique télépathiquement avec Baily, est “le Tibétain”, et que “Shamballa” a nourri tous les fantasmes sur ce royaume caché, notamment depuis la fin du 18e et le début du 19e siècle. Le Conclave de 2025 décidera de la suite, mais selon Bailey, la venue de “l’Avatar de Synthèse” serait imminente.

Le Kālacakra Tantra et textes dérivés sont la source tibétaine de tout ce qui concerne “Shamballa”. Ils prophétisent le futur règne du dernier roi (rigs ldan) de Shambhala après la bataille de la fin des temps. Sans doute inspiré par le Purāṇa de Viṣṇu, dont Livre 4, chapitre 24, raconte la généalogie des rois à venir à la fin des temps. C’est alors que Viṣṇu “descendra” (avatara) sous la forme du héros millénariste Kalki, qui naîtra dans la maison d'un brahmane éminent de “Śambhala”, pour restaurer l’ordre cosmique.
“26. Au temps où se perdront toutes les vertus, le bienheureux Vasudeva, descendu glorieux sous la forme de Kalki dans la maison d'un brahmane éminent de Sambhala, détruira tous les Mlêtchtchas [mleccha], tous les hommes abjects et adonnés à de mauvaises pratiques ;

27. Et, par ses propres vertus, il rétablira le monde entier. Alors, à l'expiration du kaliyuga, les âmes des hommes, qui se seront réveillées, seront purifiées. et deviendront semblables à un cristal sans tache.” (Viṣṇu Purāṇa, Livre IV, sect. 24, sl. 26-27).
Le but est de rétablir la justice (dharma) sur Terre et d'établir un Âge d'or (Krita Yuga).

Chinggis Khan (19-20e s.), Badγar Coyiling süme (Wudang zhao 五當召), Isabelle Charleux

Ce règne est vu comme le modèle d'une théocratie dirigée par un "maître-roi" (dharmaraja), où le pouvoir séculier et religieux sont unis. La figure de Gésar de Ling est associée à Shambhala dans la croyance tibétaine, où il est censé résider et servir de général aux armées du roi Rigden dans la bataille finale. Ça va péter !

Baron Ungern-Sternberg vu par Hugo Pratt

Les théosophes et d’autres spiritualistes, des candidats-théocrates, et parfois des simples adversaires d’idéologies socialistes et communistes (“matérialisme”), se sont servis de la légende de l’avatar de Shambala. Un des plus pittoresques est le Baron Ungern-Sternberg (célébré par Hugo Pratt), “le baron fou”, qui voulait restaurer les monarchies et les théocraties avec l'aide d'un "ordre de bouddhistes militaires". Il y a les tentatives théocrato-diplomatiques du Russo-tibétain Agvan Dorjiev (1853-1938, le "Great Game"), et de Nicolas Roerich, théosophe, qui recevait des ordres du Mahatma El Morya. La théocratie Shambala était la Terre promise des théosophes.

De la BD "Man of Peace", Bob Thurman, 2015

Le 14ème Dalaï-lama avait reçu la permission onirique de répandre le Kālacakra dans le monde, y compris à des non-bouddhistes, avec l'intention de "transformer le monde entier en Shambhala". Il avait donné des initiations Kālacakra à de larges audiences dans le monde. L'objectif derrière la diffusion du Kālacakra est de planter des "graines karmiques" dans les êtres pour préparer leur entrée dans l'Âge d'or et de promouvoir des thèmes universels comme la responsabilité, la compassion et l'altruisme.

Chögyam Trungpa, en roi de Shambala, photo Andrea Roth

Chogyam Trungpa avait développé un projet "Shambhala" visant à établir une "société éveillée séculière". Il aurait reçu des "termas" (enseignements cachés) directement des Rigden, rois de Shambhala. Il s'était présenté comme un "Sakyong" (protecteur de la terre), un maître-roi dont le rôle est d'établir une société humaine en joignant le ciel et la terre (théocratie). Il avait été formellement sacré "Sakyong" par de hauts lamas tibétains (Dilgo Khyentse et Karmapa XVI), reconnaissant ainsi l'union de son activité à la fois spirituelle et temporelle. Trungpa avait mis en place des structures rappelant des aspects militaires occidentaux, comme les Kasung (gardes vajra), pour "transmuter le militarisme". Le Baron Ungern-Sternberg aurait apprécié. Le concept du “maître-roi” a conduit à des séries d’abus (Trungpa, son régent vajra, son fils le Sakyong, OKC, etc.) dans différents mouvements bouddhistes-tibétains en Occident, où la théocratie n’est/n’était pas une évidence.

Donald Trump en prière collective lors d'un événement de Turning Point Action,
une organisation conservatrice fondée pour "sauver l'Amérique", Etat de Géorgie, octobre 2024

Il est donc tout naturel que pour “l’Internationale Spiritualiste”, Shambala soit le siège de “la Hiérarchie”, où lors d’un Conclave centenaire il serait décidé du retour du Messie Christ-Maitreya, comme “l’Avatar de Synthèse”. Surtout dans un monde qui semble se diviser de plus en plus.
Apparemment, l'année 2025 est la date limite pour que l'humanité reconnaisse que nous sommes des âmes divines, que les dieux décrits dans de nombreuses traditions anciennes sont les gardiens de la civilisation humaine, et que c'est notre obligation sacrée d'agir en accord avec le plan divin, qui consiste à vivre dans la paix et l'harmonie, et à purifier progressivement notre conscience en suivant les anciens enseignements de sagesse. Si nous sommes incapables de le faire d'ici 2025 – et, pour être honnête, cela semble assez irréaliste à ce stade – des changements catastrophiques balayeront inévitablement la terre.[3]
L'opinion de Bibhu Dev Misra, auteur de Yuga Shift, semble très répandue, toutes confessions confondues. Le pape Léon XIV, fraîchement élu, “déplore le recul de la foi au profit de l'argent du pouvoir et du plaisir”. Que le “matérialisme” soit marxiste ou capitaliste, il faut revenir à “la foi”.

Ces idées sont profondément ancrées dans une vision millénariste et utopique qui aspire au rétablissement d'un ordre idéal, souvent perçu comme théocratique et basé sur des traditions et des valeurs anciennes. Cette aspiration se définit en opposition claire au "matérialisme" et aux forces (comme la révolution et l'égalitarisme associés au marxisme/communisme) qui sont vues comme les agents du déclin de l'âge sombre (Kali Yuga).

Statue d'un artiste chinois ? (posté sur X par xuynx)

Cette convergence millénariste autour de “Shambala”, et, pour Bailey et d’autres, autour de l'année 2025, révèle une aspiration profonde et transversale à un renouveau spirituel face aux crises du monde contemporain. Qu'il s'agisse des théosophes attendant l'Avatar de Synthèse, des bouddhistes tibétains préparant l'avènement du roi Rigden, de Kalki, ou du pape Léon XIV déplorant le recul de la foi, tous partagent un diagnostic commun : celui d'un monde en fin de cycle, dominé par “le matérialisme” et nécessitant une intervention divine.

Image IA postée par Trump sur X

Mais cette nostalgie d'un ordre théocratique idéalisé pose question. L'histoire récente nous a montré les dérives autoritaires des tentatives de fusion entre pouvoir spirituel et temporel - du "baron fou" Ungern-Sternberg aux abus dans les communautés bouddhistes occidentales. Le rêve d'une société parfaite guidée par des "maîtres-rois" théocrates se heurte inexorablement aux réalités humaines.

Peut-être que le véritable défi n'est pas d'attendre un Messie ou de restaurer d'anciennes théocraties, mais de trouver comment les valeurs spirituelles peuvent coexister avec la pluralité du monde moderne. Car si "toute la philosophie occidentale n'est qu'une série de notes en bas de page à Platon", l'humanité a aussi appris, douloureusement, que les utopies théocratiques portent en elles les germes de leur propre corruption. L'année 2025 sera sans doute moins celle d'une apocalypse que celle d'un choix : celui de chercher le sacré dans la complexité du réel plutôt que dans la pureté d'un ordre fantasmé.

***
[1]the safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato

[2] The Coming Avatar, Dorje Jinpa, Pentarba Publications, 2012

[3]Apparently, the year 2025 is the cut-off date for humanity to recognize that we are divine souls, that the gods described in many ancient traditions are the guardians of the human civilization, and it is our sacred obligation to act in accordance with the divine plan, which is to live in peace and harmony, and to progressively purify our consciousness by following the ancient wisdom teachings. If we are unable to do so by 2025 – and, to be honest, that seems quite unrealistic at this stage – catastrophic changes will inevitably sweep over the earth.” Bibhu Dev Misra, Alice Bailey’s Prophecy about 2025 and its links to the Kalachakra Tantra, 2024

vendredi 9 mai 2025

Les choeurs de babouins

En attendant le soleil, Monts Simien en Ethiopie (photo Caters News Agency)
Les babouins sont capables de produire au moins cinq vocalisations ayant les propriétés des voyelles [le ‘i’, le ‘æ’, le ‘a’, le ‘o’ et le ‘u’[1]], malgré un larynx élevé, et [ ] ils sont capables de les combiner lorsqu'ils communiquent avec leurs partenaires. Les vocalisations des babouins préfigurent ainsi un système de parole chez les primates non humains[2].”
Les babouins aiment monter aux sommets de montagnes pour accueillir les premiers rayons du soleil (Daily Mail Online, 18/03/2014). Sans doute pour ce genre de raisons et d’autres, les égyptiens les considéraient proches des dieux, voire des dieux eux-mêmes (Toth), notamment à Hermopolis, où se trouvait le temple de Toth.
Thot représente l'intelligence divine et en incarne la parole. C'est le dieu de la Lune, le dieu des guérisseurs, le dieu des scribes et le patron des magiciens. C'est le maître de tous les arts, de la parole, car son verbe est créateur, de la science des nombres et des signes.” (Wikipedia)
Le scribe royal Nebmertuf écrivant sous la dictée de Thot, Meisterducke

Toth est considéré comme l’origine du langage, de l’écriture, des arts et des sciences, qu’il transmit à l’homme. C’est à Hermopolis que fut inventée la cosmogonie hermopolitaine : l'Ogdoade (groupe de huit dieux créateurs)[3], quatre couples.
Au sein de l'océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à l'existence. Ils firent apparaître un lotus d'où sortit Rê, assimilé à Shou. Puis il vint un bouton de lotus d'où émergea une naine, auxiliaire féminin nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union naquit Thot qui créa le monde par le Verbe.” (texte gravé dans le temple d’Edfou)
Evidence of a Vocalic Proto-System in the Baboon

Toth fit naître ses dieux parèdres en émettant des sons de sa bouche[4]. L'utilisation de ces voyelles est associée à la notion égyptienne de la langue mystérieuse des babouins, qui sont perçus comme des chœurs angéliques adorant le dieu solaire en chantant des hymnes. Toth était assimilé à Hermès par les grecs. Les cultes dérivés de Toth/Hermès ont eu une grande influence sur la pensée et la spiritualité de l’époque gréco-romaine : la cosmogonie, la théogonie, l’anthropogonie, la mythologie, les cultes, les rituels, … On en trouve des traces chez les pythagoriciens, les platoniciens, les religions du Livre, les gnostiques, les hermétistes, les théurgistes. La théorie de lharmonie des sphères (ou Musique des Sphères) de Platon y prend une place centrale. Les corps célestes y sont au nombre de huit : la sphère des étoiles fixes, et les sept planètes, la lune y comprise, correspondant à l’Ogdoade[5].

Toth/Hermès qui créa le monde par le Verbe, et qui en est donc l’architecte, est logiquement celui qui en connaît tous les secrets, astuces et raccourcis. Selon les pythagoriciens et Platon, les planètes produisent des couleurs (lumières) et des sons en fonction de leur position et vitesse de révolution[6]. C’est une harmonie de ce genre, décrite ailleurs comme “Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas” (Table d'émeraude), qui semble servir de base à toutes les théories de l’ascension, de remontée vers la Source au-delà de l’Un. Si Toth a créé le monde par son Verbe, et sait comment créer “ses dieux parèdres en émettant des sons de sa bouche”, rien ne semble impossible dans le domaine de la création par le Verbe. La puissance des sons ouvre de nouveaux horizons sons-et-lumières possibles. En émettant les mêmes sons, ou d’autres sons, les créations peuvent être défaites, et il devient ainsi possible de remonter à l’Un et à sa Source, du moins pour les initiés. Les babouins avec leur quintuple cri primal prédiscursif semblent en savoir davantage…

Car, au fond, l’homme est gêné par son langage discursif et sa connaissance discursive et rationnelle, qui le maintiendraient sous un plafond de verre. Les voyelles primales des babouins, qui sont par ailleurs les ancêtres évolutionnaires des humains, serviraient de médiateurs entre le langage discursif et le silence qui règne dans les sphères supérieures, l'Ogdoade et l'Ennéade, la huitième et la neuvième. En produisant des sons en parfaite harmonie avec ceux des sept planètes, et la sphère des étoiles fixes, les vocalisateurs primaux peuvent traverser les sphères célestes, et peut-être même toucher “la dixièmequi na même pas de nom (la Source), en cessant toute vocalisation.

Et en effet, dans différentes traditions, en Orient comme en Occident, un des objectifs principaux est de remonter vers la Source, voire d’en redescendre par la suite, pour donner des coups de main aux prisonniers du discursif sur la Terre. Souvent à l’aide de “vocalisations” dans le sens le plus large. Moins celles-là ont un sens rationnel, plus on montera haut. Dans les traditions religieuses, les “vocalisations” sont souvent appelées louanges, hymnes, cantiques, psaumes, mantras, incantations, etc., et adressées à des entités spirituelles, considérées comme les maîtres des sphères traversées, pour établir une connexion façon modem, avec une “poignée de main” (handshake) sonore.

Quatre babouins en, adoration devant le soleil levant (Louxor),
Louvre Paris, (photo 2007 Flickr Domotic)

La traversée des sphères en ascendant et en descendant apparaît très clairement dans LAscension dIsaïe (voir mon blog Luminous Praise, où je fais un parallèle avec le Mañjuśrīnāmasamgīti, le concert des noms de Mañjuśrī, où l’on trouve d’ailleurs une série de douze voyelles (vers 26), alphabet sanskrit oblige :
a ā i ī u ū e ai
o au aṃ aḥ sthito hṛdi |
jñāna-mūrtir ahaṃ buddho
buddhānāṃ trya-dhva-vartinām
” (26)

a ā i ī u ū e ai o au aṃ aḥ—Moi, le Bouddha, situé dans le cœur, je suis le corps de gnose de tous les bouddhas qui existent dans les trois temps
Dans la “huitième sphère” (“bhūmi”) hermétiste/gnostique de l’Ogdoade, le groupe des huit dieux créateurs, les âmes qui sont en l’Ogdoade, ainsi que les anges chantent des hymnes en silence. “Mais à moi, l’Intellect (Noûs), il me sont intelligibles[7]”. C’est ce que Toth/Hermès (le Père) dit au Fils (spirituel, Tat).
(Fils :) Je fais silence, ô mon Père. Je désire te chanter une hymne en silence.
(Hermès :) Chante-la-moi donc, car je suis l’Intellect [Noûs].
” (Ecrits gnostiques, p. 964)
En faisant silence, l’Ennéade/l’Un est révélée au Fils sous forme de Lumière. Il “chante une hymne du fond de [s]on coeur”, qui “est plein à déborder”, adressée au “Principe du principe”,
qui fait naître la Lumière et la vérité
Celui qui sème le Verbe,
L’amour de la vie éternelle !
Nul discours caché ne saurait parler de toi, Seigneur !
C’est pourquoi mon intellect
Veut te chanter ses hymnes chaque jour.
Je suis l'instrument de ton Esprit,
L'Intellect <est> ton plectre,
Et ton conseil joue sur moi un psaume.
Je me vois moi-même.
J'ai reçu puissance de toi,

Car ton amour est venu jusqu'à nous
.” (Ecrits gnostiques, p. 967-968)
Et le Fils finit par invoquer du fond du coeur le Nom mystérieux du Père Hermès, “Celui qui est avec l’Esprit” :
a ō ееō ēēē ōōō iii ōōōō ooooo ōōō ōō uuuuuu ōō ōōōō ōōōōō ōō ōōōōōō ōō
Hermès sort alors de son extase et revient aux affaires courantes, la main ferme. Les babouins quittent la scène... Hermès commande le Fils de faire un livre de cette révélation, et d’y joindre une “imprécation” (anathema). Ceux qui respecteront cette imprécation, Dieu se joindra à eux. Mais ceux qui passeront outre cette imprécation[8]
Que, sur la tête de chacun d'entre eux,
S'abatte la colère de chacun des (dieux susnommés) !
” (Ecrits gnostiques, p. 971)
Les dieux susnommés sont les quatre éléments, “le ciel et la terre, et le feu et l'eau”, les Sept Ousiarques, maîtres des sept planètes, “Et l'Esprit démiurgique qui est en eux”. Les archontes au fond. Même les entités généralement plus bienveillantes participent à l’exécution de l’anathème, le Dieu inengendré, l’auto-engendré et l’engendré. Il est recommandé de ne pas provoquer leur ire. S’il vous plaît, respectez l’imprécation de Hermès.

Ce genre d’imprécation est aussi très courant dans les sūtras du Mahāyāna et dans les tantras bouddhiste. Voici ce qu’écrit Michel Strickmann sur le ton plus menaçant des premiers sūtras traduits en chinois :
On doit relever une différence de ton entre ces premiers sūtra mahāyāna et les ‘Évangiles du bouddhisme’ qui les ont précédés. Les récits et apologues antérieurs furent assez circonstanciés dans leurs prophéties, mais toujours détachés en quelque manière et éloignés. On pouvait, certes, y repérer les indications sur l'avenir et en tirer des conséquences morales, mais elles restaient de l'histoire relevant du passé lointain. Avec ces textes précoces du mahāyāna, on semble entendre résonner une nouvelle voix au timbre marqué par l'urgence et la crise. C'est la voix du livre lui-même. Il devient insistant: «Tiens-moi, récite-moi, copie-moi, prêche-moi ou diffuse-moi, car sinon...! » Ces textes excellent dans la pratique. Ils disent au lecteur exactement ce qu'il doit faire. Les exégètes monastiques continuent et continueront toujours à spéculer autour de la fin de la Loi, selon les diverses traditions savantes. Ce sont cependant les textes de ce genre qui ont déterminé les contours du bouddhisme en Asie orientale, et c'est dans cette ambiance mouvementée que nous devons réinsérer les premières phases du tantrisme en Chine, en les comprenant à travers ce contexte eschatologique.” (Mantras et mandarins, Le bouddhisme tantrique en Chine, Gallimard, 1996, p. 111)
Dieu et Bouddha sont amour et bienveillance, mais ne peuvent rien pour ceux qui désobéissent. Good cop, bad cop. “C’est nous ou les archontes, faites vos choix.” Les hymnes des choeurs angéliques dans les plus hautes sphères, ou des vocalisations en compagnie de babouins pour saluer le lever du soleil sur la Terre. Ange ou bête ?


***




[1] Les babouins peuvent vocaliser cinq voyelles, révèle une étude française, RFI 15/01/2017

[2] Les babouins produisent des vocalisations comparables aux voyelles, CNRS COMMUNIQUÉ DE PRESSE NATIONAL I PARIS I 5 JANVIER 2017.

[3] Composée de huit dieux créateurs réunis par couple. Noun et Nounet, le liquide primordial ; Kekou et Kekout, l'obscurité ; Heh et Hehet, l'espace ; Amon et Amonet. Voir mon blog Elémentaire, mon cher Horus.

[4] Gaston Maspero, Etudes d'archéologie et de mythologie égyptiennes. Tome II, Bibliothèque égyptologique, Page 373

[5]Au nombre sept des sphères planétaires on a ajouté la sphère des fixes et le cercle de la Terre ; ce qui a produit le système des neuf sphères. Les Grecs y attachèrent neuf intelligences, sous le nom de Muses, qui, par leur chants, formaient l'harmonie universelle du Monde. Les Chaldéens et les Juifs y plaçaient d’autres intelligences, sous le nom de Chérubins et de Séraphins, etc., au nombre de neuf chœurs, qui réjouissaient l’Éternel par leurs concerts.” Charles-François Dupuis (1742-1809), Abrégé de lorigine de tous les cultes, 1847.

[6] Platon, La République, Livre X, 616-617.

[7] L’Ogdoade et l’Ennéade, Ecrits Gnostiques, la Pléiade p. 964.

[8] “Voici l'imprécation:
Je conjure quiconque lira ce livre saint,
Par le ciel et la terre, et le feu et l'eau,
Par les Sept Ousiarques
Et l'Esprit démiurgique qui est en eux,
Par le Dieu <In>engendré,
Celui-qui-s'engendre-lui-même
Et l'Engendré,
Qu'il respecte ce qu'a dit Hermès!
Quant à ceux qui respecteront cette imprécation,
Dieu se joindra à eux,
Ainsi que tous ceux que nous avons nommés.
Mais ceux qui passeront outre à cette imprécation,
Que, sur la tête de chacun d'entre eux,
S'abatte la colère de chacun des (dieux susnommés) !
Voilà qui est vraiment parfait, ô mon enfant
.”

jeudi 1 mai 2025

Vade retro, corpus immundum

"Recule corps impur", L'archange Michel vainquant Satan, Guido Reni (Meisterdrucke)

Sans l’eau, les bactéries, l’humus, ainsi que d’autres facteurs, la vie, et donc la conscience ne seraient pas possibles sur la terre. La membrane cellulaire, permettant la séparation physique et chimique du contenu cellulaire, est indispensable à toute cellule vivante, et donc à tout “corps”. Sans ces facteurs élémentaires, la vie humaine ne serait pas possible.

Dans les discours métaphysiques, ces facteurs, les corps, la terre (“dirt” en américain) sont souvent considérés comme impurs, et opposés à ce qui est considéré pur. Cette opposition rejoint celle de la matière et de l’esprit (pneuma, Noûs). Ainsi, ce qui relève de la matière est impur, et ce qui relève de l’immatériel, du spirituel est pur. Le corps, et tout ce qui est associé au corps est impur, ce qui relève de l’esprit est pur, mais peut être partiellement souillé par la matière. Le principe spirituel est 100% pur. Dans de nombreuses religions, le sang menstruel est emblématique de l’impur. Dans le bouddhisme, c’est ce qui ferait des femmes des candidats probables des enfers “avoisinants” (s. utsada) dits de “cadavres en putréfaction" (t. ro myags) ou Mare de sang.

Kuanyin sauve les âmes féminines de la Mare du sang (détail)

Dans le bouddhisme tibétain, le mot “dag pa” peut signifier à la fois “pur”, “correct”, “authentique” (t. rnam dag) et “symbolique”, quand il se rapporte à la réalité éternelle lumineuse du principe spirituel. Il correspond en gros au mot “śuddha” en sanskrit. Logiquement, le plus haut des cieux s’approche du 100% pur, et les enfers les plus bas et vils du 100% impur.

St Michael sauve des âmes du Purgatoire, Jacopo Vignali

Le pur et l’impur peuvent être instantanés, quand les moments de pensée (citta) sont considérés instantanés (bouddhisme Sarvāstivāda). Quand le bouddhisme évolue, le sens de "pensée" (citta) évolue aussi. Il devient plus durable, et se traduit souvent par “l’esprit”, “la conscience”, etc. Ce ne sont plus des moments de pensée qui peuvent être “purs” ou “impurs”, “lumineux” ou “obscurcis”, mais tout “l’esprit”. Il s’agit alors d’éliminer toutes les impuretés de “l’esprit”. Celui-ci est comme un miroir brillant et “pur”, mais sur la surface de laquelle se sont formées des scories (oxydation). Eh oui, les miroirs étaient souvent en cuivre à l’époque.

Quelle est la nature des scories ? Le principe spirituel étant 100% spirituel, ou or, les scories sont des “impuretés” formées par le contact entre le spirituel et le matériel. Cela devient plus platonicien on pourrait dire. Le spirituel est actif, et la matière inerte. Le spirituel (in)forme la matière. Quand la matière/un corps se laisse former par le spirituel, sans résister, sa forme sera la plus parfaite possible. En cas de résistance, des impuretés se forment et se développent. Au niveau de l’esprit, les clashes entre matière et esprit sont les kleśa, les passions, les afflictions, les souillures, les “émotions perturbatrices”. Perturbatrices, car il y a aussi des “émotions” vertueuses comme l’amour, la compassion et la joie, qui agissent comme le détergent Monsieur Propre. Une fois toutes les souillures éliminées, l’esprit brille comme un miroir.

Certaines méthodes bouddhistes projettent le résultat futur qu’ils veulent atteindre sur la situation actuelle, une sorte de “réalisation anticipée”. Ils font comme s’ils étaient déjà des Bouddhas pleinement réalisés, comme s’ils avaient déjà éliminées toutes les impuretés, et que leur esprit reflétait telle qu’elle la réalité éternelle. Comme par un décret de loi auto imposé, autrement dit un “voeu”. Ils imaginent être “purs”. Comme on ne devient pas réellement “pur” du jour au lendemain, et que des passions, des actes impurs, etc. se manifestent par habitude ou par conditionnement, ils pratiquent des rituels de confession, de renouvellement du voeu, et de purification. Potentiellement, ils sont déjà “purs”, des Bouddhas, mais il reste du chemin à faire pour que la “réalisation anticipée” matche parfaitement la réalité éternelle. Evidemment, cela requiert de la foi en le principe même de “réalisation anticipée” et en les méthodes de purification. On peut utiliser le même type d’arguments pour les voies de la transmutation (vajrayāna). Tout le chemin bouddhiste est imprégnée des notions de “pur” et de “impur”.

Sans “l’impur”, il n’y aurait pas la “vie” telle que nous la connaissons, ni d’ailleurs même la “conscience”.

Les oppositions pur-impur et esprit-matière opèrent à fond dans la pratique bouddhiste. Si “non-dualité” il y a, elle doit se situer au plus profond de l’être bouddhiste. A la surface, on n’en voit pas le moindre signe. L’élimination de “l’impur” (purification) est devenue l’essentiel de la pratique bouddhique, où la notion du “pur” s’est progressivement confondue avec celle de “la Lumière”, qui est 100% pure et spirituelle, délestée de tout ce qui est matériel, corporel, passionnel, en d’autres termes de tout ce qui relève de “l’humain”.

Les tantras bouddhistes avancent la non-dualité pur-impur, mais en partant d’un principe spirituel (tathāgatagarbha) parfaitement pur, cependant “recouvert par des impuretés”. Le corps humain impur héberge le principe spirituel pur. Au lieu d’éliminer l’impur --comment éliminer le corps humain ?-- ils proposent de le transformer en pur. Dans le cadre de mystères, appelées initiations (abhiṣeka) dans le bouddhisme, conférées par des mystes, appelés guru ou lama. Cela passe également par des yogas, qui focalisent sur le corps lumineux, associé au principe spirituel, “hébergé” dans le corps humain. Au lieu de s’identifier avec le corps humain matériel, le yogi s’identifie avec le corps lumineux divin du principe divin. Cela le rend immortel, car le corps lumineux divin est éternel, immatériel, sans aucune impureté. Les passions sont transformées en sagesse (jñāna). Le yogi n’a alors que faire du corps humain qui meurt et se décompose. Son vaisseau lumineux, ou corps de résurrection, le conduira à bon port : la Lumière éternelle parfaitement pure et 100% immatérielle.

Comment savoir si un yogi a parfaitement éliminé toutes les impuretés ? Difficile à voir de l’extérieur, car son véritable corps lumineux n’est pas visible à cause du corps matériel qui l'habille. Son corps peut “rayonner” un peu, à cause de l’intensité lumineuse à l’intérieur. Mais sinon rien n’indique qu’il est parfaitement pur. Si des non-initiés croient percevoir des passions et des fautes en un yogi lumineux, ce ne sont que leurs propres projections souillées, ou bien l’activité habile du yogi en mode “folle sagesse”.

Idéalement, la terre sera un jour vidée de tous les corps humains imparfaits. Ou bien, ceux-ci seront transmutés, façon “Invasion of the Body Snatchers” ou remplacés par des corps lumineux, autrement dit dessaints. Quoi qu’il en soit de la non-dualité pur-impur, le bouddhisme ésotérique a clairement choisi son côté. Le corps valorisé et chanté par le Tantra n’est pas le corps humain impur, mais le corps spirituel lumineux pur et immatériel.


lundi 28 avril 2025

Réalité, quelle réalité ?

Feu, Adriaen Collaert d'après Maerten de Vos, 1580-1584, Rijksmuseum

La cosmogonie mythologique et l’abiogenèse, l’étude de l’origine de la vie, semblent d’accord sur le rôle crucial de l’eau dans l’origine de la vie sur Terre. L’eau est le principal constituant du vivant. Le pourcentage d’eau dans les plantes est de 80 à 95 %, dans les animaux entre 60 et 80 %, dans les bactéries et micro-organismes souvent supérieur à 70 %. Le cerveau humain est composé d’environ 75 à 80 % d’eau. L’eau est le “creuset” où les molécules du vivant se forment et s’assemblent. Sans eau, la vie sur Terre, et sans doute ailleurs, est impossible. Pour l’apparition de la vie de l’énergie, des éléments chimiques et des conditions environnementales stables sont nécessaires.

Les discours de la mythologie et de l’abiogenèse sont des activités humaines, qui requièrent de la conscience, une faculté de connaître, de raisonner et d’imaginer. Seuls les corps humains vivants ont cette faculté. On pourrait dire de façon métaphorique que seuls des corps (humains) dotés de vie, de conscience et d’intelligence ont cette faculté. Affirmer cela, en réifiant les métaphores, crée une dichotomie entre un corps (usufruitier) et une conscience intelligente (usufruit). Qu’est-ce qui sépare un corps vivant et conscient d’un corps sans vie et conscience ? Pardi, la vie et la conscience ! Sans la vie et sans la conscience, un corps n’est plus que de l’eau et de la matière, qui se décomposent progressivement. En réifiant ainsi la vie et la conscience, on peut se demander “où” “partent” “la vie” et “la conscience” à la mort. Le corps (usufruitier) est impermanent, mais la vie et la conscience (usufruit) ? Penser en deux pôles, “conscience” et “matière”, semble conduire à des opinions favorisant une “conscience”/un ”esprit” ou la “matière”. “La conscience” est-elle un épiphénomène de “la matière” ? “La matière” est-elle une émanation, voire une méconnaissance (avidyā) de la toute-conscience ?

Terre, Adriaen Collaert d'après Maerten de Vos, 1580-1584, Rijksmuseum

La survalorisation d'un pôle conduit aux extrêmes. Survaloriser “la conscience” en dévalorisant “la matière” mène au spiritualisme, tandis que survaloriser “la matière” en dévalorisant “la conscience” mène au matérialisme. Les termes spiritualisme et matérialisme sont d’ailleurs souvent, et logiquement, très mal définis, car basés in fine sur une dichotomie métaphorique.
Matérialisme : doctrine qui, rejetant l'existence d'un principe spirituel, ramène toute réalité à la matière et à ses modifications.
Spiritualisme : doctrine affirmant la spiritualité de l'âme, c'est-à-dire l'existence d'un principe spirituel, distinct et indépendant du corps; doctrine qui proclame la supériorité de l'esprit sur la matière, bien que son activité puisse en être dépendante.
(définitions CNRTL)
"Touché par Son Appendice Nouillesque" (Niklas Jansson)

Le mot “principe spirituel” est central dans ces deux définitions. Existe-t-il un “principe spirituel” ? La question est déjà biaisée et “mal posée[1] dirait le Bouddha. Si on posait l’existence du “Monstre de spaghettis volant” (“Flying Spaghetti Monster”, pastafarisme), il y aurait potentiellement une opposition logique entre ceux qui affirment l’existence d’un Monstre en spaghetti volant, "invisible et indétectable, qui a créé l'univers", et ceux qui nient son existence. Les Pastafaristes et les Anti-pastafaristes, les “spiritualistes” et les “matérialistes” si l’on veut. Les agnostiques sont ceux qui refusent de se prononcer sur son existence ou inexistence. Poser ainsi un problème fait du Monstre en spaghetti volant le centre de l'attention.

La dichotomie corps-esprit est inadéquate, mais a toujours nourri les débats, et continuera sans doute à le faire encore longtemps. Les approches dites "non-dualistes" tentent de prendre une position neutre, médiane, sceptique, mais peuvent faire cela uniquement en partant des deux pôles posés. Même des développements scientifiques (p.e. néo-matérialisme, panpsychisme, le neurologue Antonio Damasio, etc.), tentent de dépasser la dichotomie. Mais toute la démarche tourne néanmoins autour du "principe spirituel" ou du Monstre en spaghetti volant, le centre du "buzz".

La perspective d’Antonio Damasio[2] (lecteur de Spinoza) veut transcender la dichotomie corps-esprit. Il ancre la conscience dans les processus biologiques du sentiment et de l’homéostasie, en soulignant l’inséparabilité de l’esprit, du corps et de l’environnement. Son travail ouvre la voie à une compréhension de la conscience comme phénomène émergent et incarné - ni réductible à la seule matière, ni nécessitant le recours au surnaturel.

Eau, Adriaen Collaert d'après Maerten de Vos, 1580-1584, Rijksmuseum

Dans les différentes théories des quatre éléments, on voit la dichotomie corps-esprit à l’oeuvre, directement ou en creux. La précédence est donnée à un “principe spirituel” ou à “la matière”, qui est néanmoins souvent une matière “vivante” pas si inerte que cela, ou du moins naturante. Un océan primordial comme “matrice d'où tout provient”, un chaos désordonné, d’où émerge un beau jour un “principe spirituel” divin, un dieu primordial, un démiurge, qui coordonne, agence et organise cette “matière” vivante. Réunion des eaux en un cercle qui englobe le ciel et la terre, et la vie à l’intérieur de celui-ci. Agencement (s. vyūha, t. bkod pa), création, émanation, illusion ?

Le “principe spirituel” est inséparable de symboles divins, et de théories et de pratiques associées, centrées sur le divin. Ne pas admettre un “principe spirituel”, ou un “principe spirituel” spécifique, semble conduire inéluctablement à être classé athée, nihiliste, matérialiste, nāstika (t. med par smra ba), ou destructionniste (ucchedavādin) dans un cadre bouddhiste, qui y oppose d’ailleurs l’autre extrême d’éternaliste (śāśvatavādin), qui affirme une réalité éternelle. Le Bouddha rejetait les deux vues, et disait vouloir enseigner la voie médiane.

Les théories cosmogoniques les plus anciennes présentent un océan primordial (p.e. Noun), d’où émergent les dieux et/ou les forces qui vont façonner le monde (le ciel et la terre). Les dieux peuvent agir comme les “éléments”, et les éléments peuvent redevenir des dieux. Les dieux (“spirituels”) et les éléments (“matériels”) peuvent être considérés comme des “principes” qui se mélangent. Le monde vivant et conscient est façonné à partir de ces principes, émergeant de l’océan primordial indifférencié (aussi appelé chaos ou non-être).

L’un des quatre éléments (éternels et immuables) peut précéder, contenir ou présider les trois autres. Pour Platon l'âme (le spirituel) est antérieure à tous les éléments matériels. Les théories dérivées de sa pensée peuvent introduire un cinquième élément supérieur. Se mélange-t-il avec les quatre éléments “matériels”, ou contient-il les quatre éléments ? Selon Empédocle, rien ne naît ni ne périt absolument : toute génération et toute destruction ne sont que des combinaisons ou séparations des quatre éléments primordiaux, qui eux-mêmes ne changent jamais de nature. “Il n'y a que mélange et échange de ce qui a été mélangé, et la nature n'est qu'un nom donné à ces choses par les humains" dit Parménide.

Air, Adriaen Collaert d'après Maerten de Vos, 1580-1584, Rijksmuseum

Approximativement à partir de Platon, les théories des éléments semblent se spiritualiser davantage dans la période hellénistique. C’est la nature “qui rassemble et échange les quatre éléments” (Parménide), mais pas le principe spirituel. Ce qui relève de la nature était souvent considéré comme sublunaire. Selon Aristote, le monde soumis à la génération et à la corruption est situé au-dessous de la Lune, par opposition au monde céleste. Le principe spirituel est pensé être en lien avec un principe plus élevé. Lors de sa “descente”, et en passant au-dessous de la lune, une âme ou autre “principe spirituel” sur-naturel, traverse “la nature” et est habillé par un mélange des quatre éléments. Quand, après la mort, l’âme remonte, elle se déleste de son habit élémentaire, pour continuer son ascension vers le principe le plus haut. L’âme, le principe spirituel, semble donc pouvoir exister sans “l’enveloppe charnel” des quatre éléments. L’esprit pourrait ainsi exister sans support, sans corps, sans “matière”, en dehors de la nature. Ceux qui prétendent autrement sont susceptibles d’être traités d’athées, de nihilistes, de matérialistes, de nāstika et de déstructionnistes, bref ce sont des rabat-joie.

Cependant, ce genre de théorie admet toujours un mélange d’un principe spirituel et d’éléments matériels, ce qui semble en effet correspondre à l’expérience d’un être humain ordinaire, peu importe l’origine d’un mélange quelconque.

Dans une théorie spirituelle, le principe spirituel (étincelle lumineuse) correspond souvent à “l’âme” (toutes choses égales par ailleurs), à une essence spirituelle, au divin, auquel ont peut associer des métaphores de lumière, voire de la Lumière (Noûs). Quand l’idéalisme du Citttamātra / Yogācāra et d’un Śaṅkara, en posant une réalité éternelle supérieure (uttara, Brāhma), est poussé jusqu’à dégrader la réalité naturelle en une “illusion” (māyā), les quatre (ou cinq) éléments (la nature) aussi devient uniquement conscience (vijñapti-mātra), ou une illusion.
La pensée danse comme un acteur (naṭavannṛtyate cittaṃ), le mental est semblable à un bouffon (mano vidūṣasādṛśam). La conscience (vijñānaṃ), avec les cinq (pañcabhiḥ sārdhaṃ), imagine le visible (dṛśyaṃ kalpeti) comme une scène de théâtre (raṅgavat)." Laṅkāvatāra_6.4"[3])
Selon l’Advaita vedanta de Śaṅkara, seul Brahman (l’Absolu) est réel, éternel et immuable. Le monde phénoménal est une projection de la Māyā indéfinissable, le pouvoir illusoire de Brahman. Seul Brahman est réel, le monde et les cinq éléments (pañca-bhūta, la nature-prakṛti) sont une illusion, et n’ont pas de réalité autre que celle-là. Cette illusion est ce qui voile (āvaraṇa) la réalité éternelle.

Le divin, le principe spirituel, la conscience pure (sat-cit-ānanda) sont associées à la Lumière. Le bouddhiste influent Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.) s’en prend au Madhyamaka, en écrivant :
"Tous les phénomènes (sarvadharma) ne sont que la pensée [cittamātra], [c'est-à-dire] que la conscience pure ["vijñanamātra", ou "saṃvidmātra"?], [c'est-à-dire] que pure luminosité [prakāśamātra][4]"

"La position Yogācāra est que la pure luminosité, qui est la nature inhérente des phénomènes, existe comme une substance réelle, tandis que la position Mādhyamika est qu'elle n'existe pas comme une substance réelle. Ceci même est une querelle sans fondement des érudits Mādhyamika avec le Yogācāra. [Quel dommage], la grossièreté de ces gens." (Defining Wisdom, p. 78)[5]
La théorie de la pure luminosité/Lumière (prakāśamātra) est devenue un élément crucial dans les théories gZhan stong pa du bouddhisme tibétain et du Dzogchen.
Dans le Dzogchen, la Base (gzhi) est dotée de trois qualités. La vacuité comme l’essence primordiale ou l’Un (ngo bo gcig). La Luminosité qui est la nature (rang bzhin gsal ba), les cinq luminaires ('od lnga). “Rig pa” est posée comme “l’absence d’ignorance” (ma rig pa med pa) concernant ces cinq lumières, autrement dit “gnose. Celui qui perçoit ainsi avec gnose les cinq luminaires est dit posséder le corps d’arc-en-ciel (‘ja’ lus). La compassion (thugs rje) est l’énergie universelle rayonnant spontanément. Les quatre éléments anciens (mahābhūta) sont en essence quatre luminaires, auxquels s’ajoutent un cinquième l’élément ou le luminaire espace.

Ces cinq “éléments” n’ont plus aucune matérialité, ce ne sont ni des éléments naturels, ni des atomes, graines, etc., mais des lumières immatérielles, perçues comme matérielles uniquement par ceux à qui la gnose fait défaut, et qui sont par conséquents dans l’ignorance.
“ (mon Blog Elémentaire, mon cher Horus)
Toute la réalité naturelle perçue est en dernière instance due à la non-perception de la Lumière telle qu'elle est, et à une perception déformée : les quatre éléments (la nature), mais aussi la réalité conventionnelle (saṃvṛti-satya), qui s’appuie sur la pensée (citta), le mental (manas), la raison (buddhi), ainsi que des méthodes (upāya) dites de libération, qui s'y appuient également. Selon le spiritualisme, tant que les voiles de l’ignorance ne se déchirent, et que la gnose n’opère, la réalité éternelle lumineuse ne sera pas perçue telle qu’elle est. Aucun produit naturel (corps-esprit) ne permet la gnose d'opérer, mais peut néanmoins contribuer à préparer ce grand jour, en créant des circonstances favorables, notamment en recevant une transmission de gnose d’un maître accompli, c’est-à-dire qui a accès à la gnose. Quelqu’un capable de transmettre la Lumière en quelque sorte. Toute notre réalité, y compris les discours et les méthodes de la Lumière, ne permettent de voir la Lumière. Seule la gnose ou "l’absence d’ignorance" permet cela.

Le pitch semble être qu'en attendant ce grand jour, le principe spirituel continuera à tourner en rond dans l’illusion indéfinissable, quittant son habit élémentaire à chaque mort, et en prenant un autre habit à chaque naissance, jusqu’à ce qu’il (ou son usufruitier) voit, ou s'unit à, la Lumière, et réalise que son véritable “corps” a toujours été un corps de Lumière, et que les quatre ou cinq éléments ne sont pas des éléments de type atomiques, etc., mais des rayons de lumière indifférenciés de la Lumière spirituelle.

Difficile de battre un tel Happy End. Il faut juste attendre que cela se produise, en créant des circonstances auspicieuses avec un maître accompli. Est-ce que c’est encore la voie médiane du Bouddha ?

***

[1] Voir le Phagguna Sutta
Seigneur, Qui s'approprie ?"

"La question n'est pas correcte" disait le Bienheureux "Je n'ai pas dit "Il s'approprie". Si je disais cela, alors la question "Qui s'approprie" serait correcte. Mais comme je n'ai pas dit cela, la question correcte est "Quelle est la condition de l'appropriation?" et la réponse correcte est "l'avidité est la condition de l'appropriation, et l'appropriation est la condition du processus du devenir". Tel est l'origine de tout ce monceau de souffrances.

C'est par l'extinction complète, la cessation complète de ces six bases que le contact cesse. Par la cessation du contact, la sensation cesse. Par la cessation de la sensation, l'avidité cesse. Par la cessation de l'avidité, le processus du devenir cesse. Par la cessation du processus du devenir, cesse la naissance. Par la cessation de la naissance, cessent la viellesse,la maladie, la tristesse, les lamentations, la souffrance, la détresse et le désespoir. Telle est la cessation de tout ce monceau de souffrances.” (Phagguna Sutta)
Extrait de : La saveur de l’immortel (la version chinoise de l’Amṛtarasa de Ghoṣaka) traduit en français par José van den Broeck (Louvain, 1977).
Voir mon blog Les aliments.

[2] The Feeling of WHAT HAPPENS, Body and Emotion in the Making of Consciousness, Harvest Book, Harcourt, Inc., 1999

[3] Laṅkāvatāra
garbhastathāgatānāṃ hi vijñānaiḥ saptabhiryutaḥ /
pravartate 'dvayo grāhātparijñānānnivartate // Lank_6.1 //
bimbavaddṛśyate cittamanādimatibhāvitam /
arthākāro na cārtho 'sti yathābhūtaṃ vipaśyataḥ // Lank_6.2 //
aṅgulyagraṃ yathā bālo na gṛhṇāti niśākaram /
tathā hyakṣarasaṃsaktastattvaṃ vetti na māmakam // Lank_6.3 //
naṭavannṛtyate cittaṃ mano vidūṣasādṛśam /
vijñānaṃ pañcabhiḥ sārdhaṃ dṛśyaṃ kalpeti raṅgavat // Lank_6.4 //
Le passage au complet :
"L'embryon/matrice des Tathāgatas est doté des sept consciences ;
il fonctionne de manière non-duelle, et cesse [de fonctionner] par la compréhension parfaite de ce qui est saisi." // Lank_6.1 //
"La pensée, conditionnée par des conceptualisations (mati) sans commencement, apparaît comme une image reflétée.
Pour celui qui voit les choses telles qu'elles sont, la forme de l'objet n'est pas l'objet lui-même." // Lank_6.2 //
"De même qu'un enfant ne peut saisir la lune avec le bout de son doigt,
de même celui qui s'attache aux lettres ne comprend pas ma vérité." // Lank_6.3 //
“La pensée danse comme un acteur (naṭavannṛtyate cittaṃ), le mental est semblable à un bouffon (mano vidūṣasādṛśam). La conscience (vijñānaṃ), avec les cinq (pañcabhiḥ sārdhaṃ), imagine le visible (dṛśyaṃ kalpeti) comme une scène de théâtre (raṅgavat)
. // Lank_6.4 //
Pour la version de Shikshânanda, rendue par Patrick Carré en :
L’esprit est comparable à un grand danseur,
Le mental est son assistant et son maquilleur,
Les cinq consciences sensorielles les accompagnent,
Et dans la conscience mentale s’incarnent les spectateurs
.” (Soûtra de l’Entrée à Lankâ, Fayard, 2006, p.237)
[4] Prajñāpāramitopadeśa by Ratnākaraśānti. Tibetan translation (Shes rab kyi pha rol tu phyin pa'i man ngag). PPu (D145a5): rgyal ba’i sras dag khams gsum pa ’di ni sems tsam mo zhes gsungs te— de bas na chos thams cad sems tsam dang| rnam par shes pa tsam dang| gsal ba tsam yin pas…

[5] Defining Wisdom: Ratnākaraśānti’s Sāratamā, D.Phil Dissertation Gregory Max Seton, Wolfson College Trinity Term 2015