mercredi 5 février 2025

De la quête du salut à la guerre (asymétrique) de l'attention

Wisdom, Empathy, and Compassion, illustration du site web de Bob Thurman, Shantideva's Gifts to the World

-- Le billet ci-dessous va servir de fond et de cadre pour des blogs sur des sujet annexes, et comme une des grilles de lecture possibles dans les billets à venir de ce blog (article fait avec l’aide de Notebook LM, Gemini et Claude.ai) --


De la quête du salut à la captation de l'attention : comment l'individualisme contemporain transforme notre rapport au monde et à nous-mêmes. Cet essai explore l'évolution des formes d'individualisme, depuis leurs racines religieuses jusqu'à leurs manifestations dans le capitalisme numérique. À travers l'analyse de la pensée positive et des mécanismes attentionnels, nous examinerons comment le néolibéralisme instrumentalise ces héritages pour créer de nouvelles formes de contrôle social, tout en proposant des voies de résistance collective.

Origines religieuses du salut individuel

L'idée d'un salut individuel, qui marque une rupture avec les conceptions collectives du bien-être spirituel, trouve ses racines dans diverses traditions religieuses et philosophiques. Dans les sociétés traditionnelles, le salut était souvent une affaire collective, où le destin de l'individu était inextricablement lié à celui de sa communauté. Le bouddhisme est souvent présenté comme une rupture avec la société sacrificielle brahmaniste, bien que des tendances individualistes existaient également au sein du brahmanisme. Cette tension entre le collectif et l'individuel est un fil conducteur important pour comprendre l'évolution des idées religieuses et spirituelles.

Initialement le bouddhisme semble mettre l'accent sur la responsabilité individuelle dans la quête de l'éveil et la cessation de la souffrance. La pratique personnelle de la méditation, de la discipline éthique et de la compréhension des enseignements devient primordiale, et non l'exécution de rites externes. Cette responsabilité individuelle face au salut a contribué à l'idée que l'individu est responsable de son propre succès, tant spirituel que matériel. En plus du salut, les traditions religieuses théorisent sur les raisons du "non-salut" (tare), la chute, le péché originel, le karma, l'ignorance, le démérite, la non-gnose, l'endettement, la culpabilité...

Cette dynamique d'intériorisation se retrouve au sein même du christianisme occidental qui a connu ses propres transformations vers une spiritualité plus personnelle : la mystique chrétienne, la mystique rhénane de Maître Eckhart, le quiétisme, la devotio moderna, jusqu'au piétisme protestant ont progressivement déplacé l'accent des rites collectifs vers l'expérience spirituelle individuelle. Ce mouvement s'est enrichi plus tard par la redécouverte et la réinterprétation des pratiques orientales - yoga, zen, méditation, tantra - dans une perspective d'épanouissement personnel, contribuant à une nouvelle forme de quête spirituelle individualisée.

De la quête spirituelle à la recherche de soi marchande

La sécularisation progressive des sociétés occidentales n'a pas fait disparaître cette quête du salut individuel, mais l'a plutôt transformée. Le désenchantement du monde décrit par Max Weber s'est accompagné d'un transfert des aspirations spirituelles vers des formes plus matérielles et mesurables de réalisation personnelle. L'éthique protestante, en valorisant le succès individuel comme signe d'élection divine, a paradoxalement préparé le terrain pour une conception entièrement sécularisée du salut, où la réussite personnelle devient une fin en soi.

Dans ce processus historique, l'individu s'éloigne progressivement des normes, significations et règles traditionnelles, et sa pratique s'intériorise. Dans la société moderne, la tendance individualiste se poursuit. Les individus ressentent le droit et l'obligation de choisir leurs propres vies, marquant un tournant par rapport aux générations précédentes. Dans l'ère néolibérale, les structures traditionnelles d'autorité s'effondrent, "l'entrepreneur de soi-même" émerge (Zuboff, 2019, p.45), les relations sociales deviennent une marchandise (Lasch, 1979), le rapport au temps et à l'espace se transforme. L'individualisation implique une plus grande autonomie et une capacité à se déterminer soi-même, tout en pouvant conduire à un isolement et à une déresponsabilisation face aux enjeux collectifs.

Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.

La recherche de soi en modules

L'automatisation et la numérisation, en perturbant les interactions sociales et la formation de l'identité collective, ont intensifié une dynamique où l'expérience individuelle est fragmentée et réduite à des données manipulables[1]. L'attention est devenue la ressource rare par excellence de notre époque (Wu, 2016), qui transforme l'attention en capital, développe des technologies de “capture attentionnelle”, crée une nouvelle forme de “prolétariat cognitif” (avoir accès, ou ne pas l’avoir), établissant ainsi de nouvelles formes de domination basées sur lenudge et “la modulation” (tuning) plutôt que “la discipline” (coercition), donnant l’apparence de respecter les libertés individuelles. La modulation est un système de contrôle social dans lequel des algorithmes, et pas seulement des "nudges", sont utilisés pour façonner les désirs, les émotions et les préférences des individus[2]. Si les désirs, les émotions et les préférences sont conformes, aucune coercition n’est nécessaire. Ce qui a l’air d’être le résultat d’un choix individuel peut être en grande partie “modulé”.

La modulation comme nouvelle forme de contrôle

Simultanément, la publicité s'adresse directement à l'individu, le plaçant au centre de son message. Elle crée l'illusion que la consommation d'objets ou de relations permet d'atteindre le bonheur et l'épanouissement personnel. Ce discours individualiste encourage une vision égocentrique du monde où l'individu est le principal acteur de sa propre réussite et de son bien-être. Les individus sont ainsi modulés, leurs désirs et comportements subtilement orientés par des algorithmes qui apprennent à anticiper et façonner leurs choix.

Le narcissisme, tel que défini par Christopher Lasch, devient alors une quête insatiable de validation par le regard des autres, une recherche constante de reconnaissance et d'approbation. Les "likes" et les autres formes de reconnaissance en ligne sont perçus comme une source de validation et deviennent un objectif en soi. Les médias sociaux transforment l'attention en une ressource homogénéisée et mesurable, pendant que les individus sont incités à se mettre en scène dans une quête perpétuelle de visibilité.

Cette modulation n'opère plus par la contrainte directe mais par le façonnage subtil des désirs et des comportements, donnant l'illusion du libre choix tout en servant les intérêts du marché. L'individu "entrepreneur de soi-même" devient paradoxalement le produit d'un système qui le pousse à "se découvrir" et à optimiser constamment sa "valeur" personnelle selon des critères préétablis.

Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.

La captation d’une ressource rare et précieuse

Le néolibéralisme promeut un individualisme forcené (Lasch, 1979), où l'individu est perçu comme un entrepreneur de soi-même. Cette logique fragmente le lien social, détruit les solidarités traditionnelles et isole les individus. Si pendant longtemps cette destruction de l'État providence s'est faite sous couvert d'une rhétorique de l'efficacité et de la responsabilisation individuelle (newspeak néolibéral), nous assistons aujourd'hui à une phase plus agressive. Le populisme autoritaire contemporain, allié objectif du néolibéralisme, assume ouvertement le démantèlement des protections sociales tout en renforçant les fonctions régaliennes et répressives de l'État (police, justice, armée). Cette évolution marque un tournant : l'État n'est plus seulement désengagé au profit du marché, il devient activement un instrument de coercition au service des intérêts privés. Les individus sont alors moins enclins à s'engager collectivement et davantage concentrés sur leur survie individuelle, pendant que les médias, souvent détenus par ces mêmes intérêts économiques, déforment et fabriquent la réalité pour servir les objectifs du pouvoir.

Le discours politique est transformé en divertissement, privilégiant les aspects sensationnalistes et marginalisant les débats de fond. Cette approche superficielle décourage l'engagement civique et donne l'impression que la politique est un jeu auquel les citoyens ne peuvent rien changer. Les citoyens sont réduits à un rôle de spectateur passif, ce qui renforce leur sentiment d'impuissance. Face à cette dépossession collective, ils sont habilement guidés vers des solutions individuelles : le développement personnel, la quête du bien-être, et surtout, l'adoption d'une attitude "positive" face aux défis de la vie. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'essor et le rôle de la pensée positive dans notre société contemporaine.

A qui profite la pensée positive ?

La “pensée positive” est une approche individualiste qui promeut l'idée que le bonheur se trouve en soi, par un travail personnel, indépendamment des situations extérieures (Neyrand, 2024). C’est, dans la pratique, une idéologie liée au néolibéralisme, qui contribue à hyper-responsabiliser les individus tout en les éloignant des structures collectives et solidaires. La “pensée positive” a des fondements religieux[3] avec une volonté de scientificité, notamment par la psychologie positive, qui met l'accent sur les aspects positifs de l'être humain, comme le bonheur, le bien-être et l'épanouissement personnel. Elle cherche à prouver, par des méthodes prétendument scientifiques, que son fonctionnement est réaliste. La psychologie positive est soutenue aux États-Unis par des fondations religieuses (p.e. John Templeton Foundation) qui fournissent des millions de dollars pour la recherche (Neyrand, 2024).

Le concept de “pensée positive critique[4]” ne rejette pas tout aspect positif de la pensée positive. Elle met en garde contre ses dérives lorsqu'elle est instrumentalisée par le néolibéralisme. Cela signifie qu'il est possible de considérer l'optimisme et le bien-être comme des objectifs valables, mais il est essentiel de ne pas les séparer des réalités sociales, économiques et politiques. La pensée positive ne doit pas servir à masquer ou à justifier les inégalités et les injustices.

Une idéologie du néolibéralisme

Selon Gérard Neyrand[5], la pensée positive est une idéologie du néolibéralisme qui individualise les problèmes sociaux, déresponsabilise les structures de domination, crée une nouvelle forme de culpabilité et alimente le narcissisme contemporain. Chaque individu possède en lui-même les ressources nécessaires pour atteindre le bonheur et le bien-être, ce qui nie les déterminations sociales et psychiques. En hyper-responsabilisant les individus, elle contribue à les enfermer dans leurs rôles sociaux (svadharma). Elle alimente le narcissisme contemporain en encourageant l'individu à se centrer sur lui-même et à rechercher une "meilleure version de soi". Elle s'inscrit dans une quête de perfectionnement individuel et de validation par le regard des autres plutôt que dans une action collective. Le capitalisme a besoin d'éloigner les individus des conceptions de leur propre déterminisme, et la pensée positive est un outil pour cela. De plus, elle est un discours individualisant et apolitique qui bénéficie au néolibéralisme.

Neyrand dénonce la "neuromanie", c'est-à-dire la tendance à tout expliquer par le fonctionnement du cerveau, ce qui occulte la complexité des fonctionnements psychiques et humains. Il remet en question l'idée que le bonheur est un état stable et atteignable, rappelant que le concept de bonheur est indéterminé et lié à l'imagination. L'individualisme, le narcissisme et la pensée positive créent un terrain fertile pour “l'addiction programmée[6]” en façonnant des individus plus susceptibles d'être captés par les mécanismes de contrôle social du capitalisme contemporain.

“McMindfulness”

La pleine conscience, ou “mindfulness”, souvent présentée comme une pratique de réduction du stress et d'amélioration du bien-être, est en réalité devenue, selon Ronald Purser[7], une pratique "spiritualité capitaliste" qui sert les intérêts du néolibéralisme. Cette approche, qu'il nomme "McMindfulness", privatise la pratique en la détachant de ses fondements éthiques et sociaux bouddhistes, pour l'adapter aux exigences du monde de l'entreprise. Ainsi, elle encourage une forme d'attention individualisée, centrée sur l'amélioration de la performance personnelle plutôt que sur une prise de conscience des problèmes sociaux ou des inégalités. La pleine conscience, dans sa version "McMindfulness", est donc une forme d’attention qui, à l'instar de la pensée positive, détourne l'individu d'une réflexion critique sur le système et le pousse à s'adapter plutôt qu'à le remettre en question.

Cette instrumentalisation de la pleine conscience par le monde de l'entreprise n'est qu'un exemple parmi d'autres de la façon dont le capitalisme contemporain récupère et transforme les pratiques potentiellement émancipatrices en outils de contrôle social. En promettant une forme de bien-être individuel compatible avec les exigences de la productivité, le "McMindfulness" prépare le terrain pour des formes plus sophistiquées de manipulation comportementale. Cette logique d'adaptation individuelle, plutôt que de transformation collective, s'inscrit parfaitement dans un système plus large où l'addiction n'est plus un effet secondaire mais devient un véritable mode de gouvernance.

L'addiction programmée comme mode de gouvernement

Non seulement tous les problèmes sociaux complexes sont considérés par le capitalisme contemporain comme des situations pouvant être résolues par des solutions technologiques simples et calculables[8], mais il développe également des mécanismes sophistiqués de contrôle social, en particulier en exploitant les vulnérabilités psychiques et cognitives des individus. Il s'appuie pour cela sur une ingénierie de l'addiction qui opère à plusieurs niveaux : l’addiction attentionnelle, avec des notifications et des scrolls infinis, l’addiction consumériste, via l'obsolescence programmée, l’addiction financière, par le crédit facile, et l’addiction sociale, à travers la validation par les pairs et la peur de manquer quelque chose. L'ensemble de ces mécanismes est soutenu par des connaissances issues des neurosciences, de la psychologie comportementale et de l'économie comportementale. L'individualisme et le narcissisme, alimentés par la pensée positive, rendent les individus plus vulnérables à ces techniques de manipulation en les incitant à rechercher des gratifications immédiates et une validation externe. En conséquence, cette addiction programmée conduit à un épuisement attentionnel, à l'anxiété sociale et à la dépendance aux écrans, et affaiblit la pensée critique et la démocratie délibérative, servant ainsi des objectifs de prévisibilité des comportements, de docilité sociale et de maximisation du profit. Face à ce système, des formes de résistance émergent, telles que les digital detox, les pratiques de minimalisme et les communautés "low tech", ainsi que la nécessité de repenser collectivement les dispositifs technologiques et économiques (Newport, 2019)[9].

Vers une attention libérée

Pour contrer les mécanismes de captation et de manipulation de l'attention, en particulier via les technologies numériques et la pensée positive, il est crucial de développer une conscience critique des déterminismes sociaux et médiatiques qui influencent nos perceptions et nos choix. Il faut se réapproprier le temps mental en pratiquant la "digital detox", la concentration profonde et la lecture lente, et cultiver “l'attention conjointe[10]” lors d'interactions en présence, basées sur la réciprocité et lecare[11].

Une éthique de l'attention doit guider nos choix, favorisant une “attention flottante[12]” qui suspend les jugements hâtifs, et nous sort du réductionnisme moral “like-hate”. La résistance passe par l'action collective pour construire des réseaux du “care[13], défendre les communs attentionnels, promouvoir une démocratie de l'attention, et reconsidérer notre rapport au temps (Citton, 2014). “Attention is money”, du “temps de cerveau disponible”. Il s'agit d'un projet politique visant à retrouver une attention réellement nôtre, au-delà des automatismes et des sollicitations extérieures.

Une attention tournée vers la vie

Pour Yves Citton, 'l'attention flottante' est une pratique paradoxale qui met en avant le détachement comme voie vers une compréhension et une individuation plus profondes. Face à un système néolibéral qui cherche à capter et diriger notre attention de manière utilitaire, elle propose une forme d'attention non instrumentale. Loin d'être une simple distraction, elle consiste à ne pas focaliser intentionnellement son attention afin de se libérer des pré-paramétrages et d'accéder à une 'plus-value inter-attentionnelle'. Là où le néolibéralisme valorise la performance individuelle mesurable, l'attention flottante cultive une forme de connaissance collective qui échappe à la quantification.

Cette approche, combinée aux pratiques du care, offre une alternative concrète au modèle néolibéral de l'entrepreneur de soi-même. En effet, les réseaux du care, en mettant l'accent sur l'interdépendance et la vulnérabilité partagée, s'opposent directement à l'idéologie de la responsabilité individuelle. Ils réintroduisent la dimension collective là où le néolibéralisme cherche à l'effacer.

Lorsque l'attention flottante est croisée avec d'autres formes d'attention (comme 'l'attention conjointe'), elle peut produire une "plus-value inter-attentionnelle", c'est-à-dire des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun. À l'opposé de la logique marchande qui fragmente et monétise l'attention, cette approche crée des espaces de résistance où peuvent émerger des formes alternatives de relation à soi et aux autres.

Conclusion

Le parcours de l'individualisme, du salut religieux aux technologies numériques, révèle une constante tension entre émancipation et aliénation. Si la pensée positive et les technologies attentionnelles semblent offrir des voies de développement personnel, elles servent avant tout les mécanismes de contrôle et d'accumulation du capitalisme contemporain. La marchandisation systématique de nos aspirations les plus profondes - qu'elles soient spirituelles ou existentielles - n'est que le dernier avatar d'un système qui transforme toute quête de sens en opportunité de profit. Face à cette situation, l'attention flottante et les pratiques du care émergent comme des alternatives prometteuses, réintroduisant une dimension collective et politique dans notre rapport au monde. Ces pratiques ouvrent la voie à une forme d'individualité plus équilibrée, capable de résister aux sirènes du narcissisme numérique tout en cultivant une attention authentique à soi et aux autres.

Pour approfondir (titres au complet dans les notes):

Théorie fondamentale
1 Lasch, Christopher (1979). La Culture du narcissisme. Paris: Flammarion.
2 Citton, Yves (2014). Pour une écologie de l'attention. Paris: Seuil.
3 Zuboff, Shoshana (2019). The Age of Surveillance Capitalism. New York: Public Affairs

Technologies et attention
4 Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked
5 Wu, Tim (2016). The Attention Merchants. New York: Knopf.
6 Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
7 Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.

Pensée positive et libéralisme
8 Neyrand, Gérard (2024). Critique de la pensée positive. Paris: Erès.
9 Ehrenreich, Barbara (2009), Bright-Sided. Metropolitan Books.
10 Stiegler, Bernard (2015). La Société automatique 1 : L'avenir du travail. Paris: Fayard

Care et collectif
11 Dardot, Pierre & Laval, Christian (2014). Commun. Paris: La Découverte.
12 Fraser, Nancy (2016). "Capitalism's Crisis of Care". Dissent.
13 Illich, Ivan (1973). La Convivialité. Paris: Seuil.
14 Rouvroy, Antoinette & Berns> Thomas (2013). "Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation". Réseaux.

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[1] "Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l’imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l’arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles – toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait –, ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles.” Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014

[2] Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, PublicAffairs Books, 2019

[3] Norman Vincent Peale est un pasteur protestant américain qui a joué un rôle central dans la popularisation de la pensée positive, notamment par son ouvrage "La Puissance de la pensée positive" (1952). Ce livre a eu une grande influence et a contribué à diffuser largement les principes de la pensée positive. Joseph Murphy, un ministre de l'Église protestante de la science divine, a écrit de nombreux livres sur la pensée positive. 

[4] Barbara Ehrenreich, “Comment la promotion incessante de la pensée positive a miné l'Amérique" (titre original en anglais : "Bright-Sided: How Positive Thinking Is Undermining America"),

[5] Gérard Neyrand, Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse, érès, 2014

[6] Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked. New York: Penguin.

[7] Ronald Purser, McMindfulness, Repeater Books, 2019

[8] Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.

[9] Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.

[10] Elle se distingue de l'attention individuelle en ce qu'elle met l'accent sur la dimension collective et relationnelle de l'attention. L'attention conjointe désigne le phénomène par lequel plusieurs individus orientent leur attention vers le même objet ou la même situation, en étant conscients de l'attention que les autres portent à cet objet. (Yves Citton)

[11] Une dimension essentielle de l'attention, souvent négligée dans les analyses traditionnelles. C’est une constellation de sensibilités et de pratiques qui englobent l'attention en tant que préoccupation pour le bien-être d'autrui. Le souci, qui est l'intérêt porté à ce qui rend la vie possible. La sollicitude, qui est la disposition à répondre aux besoins des autres. Et le soin, les actions concrètes pour maintenir et réparer ce qui est nécessaire à la vie.

[12] L'attention flottante est une pratique attentionnelle spécifique qui se distingue des formes plus conventionnelles d'attention par son caractère détaché, non intentionnel et ouvert à l'inattendu. Elle est liée à l'idée de suspendre les contraintes traditionnelles du raisonnement pour se laisser porter par des résonances et des associations. Il s'agit de mettre "entre parenthèses" ce que l'on sait du monde, de soi et des autres, pour accueillir ce qui émerge sans chercher à le cadrer immédiatement dans des catégories existantes. Elle accepte les "trous" et les interruptions dans le flux de la pensée, considérant que ce sont dans ces moments que peuvent émerger des associations et des idées nouvelles. (Yves Citton)

[13] Ces réseaux sont centrés sur la prise en compte attentionnée de la vulnérabilité d’autrui et visent à créer un environnement où le soin et le soutien sont prioritaires. Elles sont basées sur la reconnaissance de la solidarité et de la responsabilité collective envers les autres et promeuvent le bien commun (les communs) plutôt que l'intérêt privé. Leur objectif est de construire une société où l'attention, le souci, la préoccupation, la sollicitude et le soin (“care) sont valorisés et mis en œuvre. (Yves Citton)

mercredi 22 janvier 2025

Des lignées et des familles surmontant leurs "obstacles"

Sogyal Lakar, Yangsi Dilgo, Tsikey Chokling (capture d'écran vidéo Youtube)

Les conflits de génération sont encore plus pénibles chez les tulkus. Celui qui était votre disciple peut devenir votre régent, tuteur ou guru. Plus vous avez été brillant dans une précédente existence et plus on peut vous reprocher de ne pas l’être, voire pire, dans la suivante. Dans le “clan Khyentse”, la situation est encore plus complexe à cause des nombreuses relations familiales et dynastiques. On y est souvent tulku de père en fils et de grand-père à petit-fils, les lignées spirituelles croisant les lignées de sang.

Un détenteur est censé préserver la tradition et le système de reproduction de ses prédécesseurs et successeurs, en dépit des temps qui changent. Le statut même du tulku y joue très logiquement un rôle crucial. Les difficultés sont plus grandes pendant des périodes de grands chamboulements. Les grands écarts à faire deviennent alors insupportables. Tous les espoirs sont investis dans un jeune tulku. Tout est mis en oeuvre pour qu’il soit aussi brillant que le précédent. Les “offices de lama” (bla brang) ont été instaurés pour gérer le passage entre un grand maître précédent, un gérant, et le tulku, son (ré-)éducation, et surtout son patrimoine. Jusqu’à l’intronisation du tulku, en théorie…

Depuis l’invasion du Tibet, l’exil des maîtres tibétains, et leur venue en Occident, nous avons été témoins des difficultés des jeunes tulkus de nos maîtres. L’adolescence d’un tulku doit être particulièrement difficile. Jouer un vieux sage quand on est encore jeune… The show must go on. Les marques de respect et même de dévotion, quand on ne s’est pas encore prouvé, ne doivent pas être évidentes, tant qu’on ne les tient pas pour acquises. Mais l’office du lama (bla brang) veillera au grain. Les intérêts de l’office et du jeune individu tulku ne sont pas forcément les mêmes. Même les plus grands soulèvent parfois le voile sur leurs difficultés. Nous avons pu être témoins de désaccords sur le choix du tulku, et de clashes entre des offices de lama et leurs tulkus. Souvent juste des bribes, car le silence est d’or. Des tulkus qui se rebiffent et qui partent, en renonçant à leur statut de tulku, ou tout en le gardant. Certains reviennent. Des tulkus qui se rebellent, et qui sassagissent plus tard. Ou pas, certains s’essaient à la folle sagesse, inspirés par l’exemple de lamas généralement admirés pour avoir su si bien comprendre ce que veulent les occidentaux, et/ou en les mettant au pas. Admirés par leurs grand-pères, oncles, gourous et grand-gourous.

Certains tulkus vieillissants ont bien compris qu’il est quasiment impossible de se comporter en vieux sage, ou de faire semblant d’être des saints, en dépit de leurs propres dispositions et inclinaisons. Ils ont trouvé qu’il est plus facile de faire semblant d’être des mahāsiddhas, de déployer de la folle sagesse, et d’aider les disciples à briser les concepts et leur égo, en ne se comportant justement pas selon leurs attentes. Quelle est la part de l’homme, quelle est la part du tulku ? Qui se pose cette question ? Un tulku scrupuleux ? Un disciple déçu ? La plupart ne fait pas de distinction entre l’artiste et son oeuvre, laquelle est au fond sa propre personne, quand on est tulku.

Quand on est un jeune tulku qui a grandi dans un monde globalisé, vivant quasiment en VIP, qui connaît l’envers du décor et son cynisme, on peut prendre conscience de la vanité de certains aspects de la tradition, souvent les plus spectaculaires, mais qui rapportent le plus au monastère et à l’office. Des doubles contraintes et des choix difficiles partout. Presque comme ceux d’un être ordinaire. Où se trouve l’authenticité ? Dans la tradition ? Dans l’imitation d’un mahāsiddha légendaire et/ou fictif ? Dans l’imitation d’un imitateur de mahāsiddha ? Généralement considéré comme une réussite selon les critères des huit dharmas du monde.

Les tulkus se cherchent de différentes façons (sage, pas sage), mais il est rare qu’ils renoncent définitivement à leur identité de tulku. C’est ce qu’ils semblent tous avoir en commun. Même un Krishnamurti, reconnu comme une sorte de messie, renonce à son statut, à “la tradition”, mais continue de travailler comme une sorte de messie, tout en refusant ce rôle. Il est si difficile, voire impossible, de renoncer à une certaine idée de soi.

Après avoir consacré un premier blog (2021) à Yangsi Dilgo exprimant son admiration pour Chogyam Trungpa, j’en avais fait un autre suite à une vidéo postée par un lanceur dalerte, avec des allégations d’abus. Je n’ai pas connaissance de déclarations, témoignages etc. justifiant ces allégations, donc je n’en parlerai pas ici. J’aborderai en revanche des sujets relevant de ce que j’ai exposé ci-dessus. La lettre[1] de démission publiée par Shechen le 8 janvier 2025 ne mentionne que les déclarations de Yangsi Dilgo ne se considérant un “Lama de Shechen”, sans autre explication concrète ("in light of numerous concerning incidents").

D’autres vidéos de Yangsi Dilgo surfacent, notamment une, il critique lattitude de lamas tibétains mercantiles en Asie (Ka-Nying Ling Dharma Society, Malaysia le 3 août 2023), et une autre il adresse des louanges et des prières à Sogyal Lakar[2] à l’occasion de la consécration du stūpa de commémoration qui lui est dédié, le jour du cinquième anniversaire de parinirvana de Sogyal le 28/08/2024. Dilgo Yangsi semble admirer les succès en Occident de Chogyam Trungpa et de Sogyal Lakar, et leur transgression des attentes (“folle sagesse”), car ils auraient “percé leur esprit dualiste” (“break through my dualistic mind”). Il voudrait en faire autant comme il paraît dans la vidéo du lanceur dalerte, où il semble vouloir ritualiser la transgression. Aucune mention de leurs abus en revanche. Leur “réalisation” (“parinirvana”) ne fait aucun doute pour lui. Ils sont des objets dignes de louanges et de prières et des exemples à suivre.

Yangsi Dilgo fait allusion au mercantilisme de lamas tibétains voyageant en Asie pour faire toutes sortes de rituels (Jambhala, dieu des richesses) en échange d’offrandes, et indirectement à une pratique de bouddhisme mondain[3]. Être bouddhiste signifie représenter les Trois Joyaux : le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Cela implique de s'engager sur la voie de la transformation personnelle, en cultivant la gentillesse, la compassion et la sagesse. Il souligne que le bouddhisme n'est pas une simple question de rituels ou d'offrandes, mais une transformation profonde de l'esprit qui nécessite un engagement sincère et une pratique continue.

Il y a les discours et il y a les actes, comme pour nous tous. Sauf que pour les “tulkus”, les gurus réincarnés reconnus comme tels, la dissonance entre leurs discours et leurs actes est idéologiquement due à notre perception impure, à la résistance de notre saisie égotique. Celui qui s’engage dans le guruyoga[4] ne peut plus voir des fautes en lui. Tel qu’un guru traite ses gurus, tel il souhaite être traité par ses propres disciples. Tel qu’un tulku souhaite être traité en tulku, tel il traitera les autres tulkus. Souscrire au parinirvana de Sogyal Lakar est préparer la confirmation de son propre parinirvana au moment venu. Les disciples de Sogyal viendront à sa cérémonie. Le culte des tulkus s’entretient dans les lignées. Il est même crucial pour leur survie.

Quelle que soit la réalité (naturelle), idéologiquement et à force de le répéter, Sogyal Lakar est un grand lama qui est passé au parinirvana le 28 août 2019. Les tulkus confirmant cela verront le moment venu leur propre parnirvana confirmé, garantissant ainsi la continuation de leur culte sous forme de tournées de reliques (sku gdungs), statues en cire, de stūpas, de cérémonies de commémoration, etc. Yangsi Dilgo Khyentsé y pense, Dzongsar Khyentsé y pense, toute la famille des Khyentsé y pense. Il en va de leur survie en tant que “famille”. En dépit de quelques couacs malheureux.

Le jour du cinquième anniversaire du “parinirvana” de Sogyal Lakar, avec la consécration de son stūpa de commémoration, semble être une étape importante dans le processus de réhabilitation et de sanctification de Sogyal Lakar. La “famille” Khyentsé resserre les rangs. Shechen Rabjam est venu enseigner à Lerab Ling en novembre 2024[5]. Dzongsar Khyentsé a visité Rigpa Paris le 8 décembre 2024, confirmant le parinirvana de Sogyal Lakar et sa prise en charge de la formation continue des enseignants sénior de Rigpa. Il fait leur louange pour avoir résisté à tous les “obstacles”, et le maintien de leur engagement. Il confirme également la loyauté de la “famille” Khyentsé. Le culte de Sogyal Lakar peut continuer. Les “obstacles” ont été dissipés. La réhabilitation est une art que l’on maîtrise bien dans le bouddhisme tibétain, où la loyauté n’est pas un vain mot.

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[1] 8th January 2025
TO WHOM IT MAY CONCERN

In consideration of Khyentse Yangsi's repeated statements that he does not regard himself as a "Shechen Lama," and in light of numerous concerning incidents, we sadly confirm that Khyentse Yangsi. Ugyen Tenzin Jigme Lhundrup, is no longer affiliated with Shechen Monastery—founded by Kyabje Dilgo Khyentse Rinpoche—and is relieved of all associated duties and responsibilities until further notice.

Shechen Monastery Management Committee
[2] “(1:55) I have not seen lamas, Tibetan lamas, Bhutanese lamas, or any kind of lamas, khenpos or rinpoches, [open their centers to other lamas]. It's not something that people usually do, because, you know, when it becomes your own personal center, your own personal home, your own personal sponsors, your personal contacts, your personal disciples, you don't want them to be taken away and follow other teachers, and other masters. You would definitely want them to only follow you, and be loyal to you. But Sogyal Rinpoche really opened everything and shared everything with all other teachers. I think that is a big thing to do, it was remarkable. It's not easy to do, but a remarkable thing to do. I rejoice in Rinpoche’s Dharma activity. I rejoice in his disciples, all disciples, who without any personal agenda and ego, offered a real contribution, practicing the Dharma themselves, and contributing to Rinpoche’s activity. I also would like to say May Rinpoche’s reincarnation be swiftly reborn. May Rinpoche’s activity continue. May the precious momentum, that Rinpoche has left always continue in the hearts of all the people who are very dear and close to Rinpoche. I make all these aspirations and offer my rejoicement and thanks. Thank you so much. Thank you so much. Thank you so much.” Message for Sogyal rinpoche memorial stupa consecration (End of August 2024)

[3] Il critique la tendance, en particulier dans la culture asiatique, à se contenter de rituels et d'offrandes sans s'engager dans une véritable pratique du dharma. Il souligne que les lamas tibétains ont une part de responsabilité dans cette situation, en promouvant des pratiques axées sur la richesse matérielle plutôt que sur la transformation intérieure. Il met en garde contre l'utilisation du dharma pour satisfaire des désirs mondains et souligne que le véritable but de la pratique est de développer la sagesse, le détachement et la dévotion. Il insiste sur l'importance de la pratique de l'esprit dans le Vajrayana, affirmant que les rituels et les visualisations sont inutiles sans une base solide dans la méditation et la compréhension de la nature de l'esprit.

[4] Kongtrul Lodrö Thayé (1813 - 1899) utilisé dans les lignées Kagyu, ou Le chemin de la grande perfection, composé par Patrul Rinpoché (1808–1887), utilisé dans la lignée Nyingma. Dans le chapitre Guruyoga du Flambeau de la certitude, on peut lire :
Toutes les actions de ce précieux et parfait Lama,
Quelles qu’elles soient, sont bonnes.
Tout ce qu’il fait est excellent.
Entre ses mains le travail, maléfique d’un boucher
Est bon, et apporte des bienfaits aux bêtes,
Inspiré par la compassion pour toutes.
Quand il s’unit sexuellement de façon impropre,
Ses qualités s’accroissent, et s’élèvent comme renouvelées,
Montrant que les moyens et la sagesse ont été réunis.
Ses mensonges qui nous dupent,
Ne sont que les signes habiles par lesquels il nous
Guide sur le chemin de la liberté.
Lorsqu’il vole, les biens volés se changent en denrées nécessaires pour soulager la pauvreté de tous.
Quand un tel Lama réprimande
Ses paroles sont de puissants mantras
Pour faire disparaître la détresse et les obstacles.
Ses coups sont des bénédictions
Qui accordent les deux siddhis et réjouissent tous les hommes fervents et respectueux.
Ainsi qu’il est dit ci-dessus, apprécions les aspects bienfaisants de toutes ses actions
.”
[5]Lerab Ling, 6-10 November 2024. Only the teachings and empowerments are listed below. The complete list of lungs/reading transmissions can be found in this file.
6 November:
Teaching on shamatha based on Dilgo Khyentse Rinpoche's text, The Sage Who Dispels Mind’s Anguish, including its reading transmission
Empowerment of Medium-length & Brief Blessing of Tendrel Nyesel
7 November:
Teaching on lojong using Jamyang Khyentse Wangpo's Ambrosia for the Mind
Empowerment of Nyingtik Saldrön
8 November: Empowerment of Vajra Heart, A Spontaneous Song that Reveals the Ultimate
8 & 9 November:
Teaching on kyerim using Shechen Gyaltsab Gyurme Pema Namgyal's text: A Clear, Concise and Simple Explanation of the Generation and Completion Stages for the Benefit of Beginners (Beginner’s Guide to Kyerim)
9 November: Empowerment of Netik Phurba
9-10 November: Root empowerment of Chimé Pakmé Nyingtik
10 November: Teaching on semtri using Dilgo Khyentse Rinpoche's Oral Instructions

Source : Rigpawiki

dimanche 19 janvier 2025

Les Quatre Vœux Incommensurables de David Lynch

"Puissent tous être heureux
Puissent tous être libres de maladie
Que la gracieuseté soit vue partout
Que la souffrance ne soit la part de personne
Paix*
"

Une version modifiée des Quatre Vœux Incommensurables (Brahmavihārā), lus par David Lynch à la fin du documentaire David Lynch, une énigme à Hollywood, de Stéphane Ghez, 2024.

*May everyone be happy
May everyone be free of disease
May auspiciousness be seen everywhere
May suffering belong to no one
Peace


vendredi 17 janvier 2025

Loyautés renouvelées entre Rigpa et Dzongsar Khyentsé


Sogyal Lakar (1947-2019)[1] avait démissionné de son rôle de directeur spirituel de l'organisation Rigpa en août 2017, suite à de graves accusations d'abus envers certains de ses étudiants, et la mention par le Dalai-lama de cette situation le 1er août 2017. Après la démission de Sogyal Lakar, Rigpa avait nommé un “Conseil de vision” (Vision Board), composé d'éminents lamas bouddhistes tibétains, dont Dzongsar Khyentsé (DJK) et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché. Ce conseil avait pour mission de clarifier la vision de Rigpa, de veiller à la qualité des enseignements et de garantir un environnement sûr et bienveillant pour les étudiants. Des lamas Nyingmapa comme Khenpo Namdrol, Orgyen Tobgyal et DJK avaient recommandé aux disciples de Sogyal Lakar de purifier et restaurer leur engagement samaya auprès de lui.

En mars 2019, Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché avait accepté d'assumer la fonction de directrice spirituelle de la congrégation de Rigpa Lerab Ling. Ainsi Lerab Ling pouvait être restitué comme membre de lUnion Bouddhiste de France. Le 9 juillet 2022, lors d’une petite cérémonie en présence de Jetsün Khandro Rinpoché, et de Khenchen Namdrol Rinpoché, quelques disciples de la première heure de Sogyal Lakar furent nomméssenior teachers, en renouvelant leur allégeance devant la photo de leur maître décédé Sogyal Lakar.

Le 8 décembre 2024, DJK fait une visite éclair (“An afternoon with DJK in Paris”, part 1, part 2) au centre Rigpa de Paris, où il rencontre les disciples de Sogyal Lakar. Une liste de questions[2] est soumise auxquelles DJK donna des réponses. Il y aurait d’autres choses à dire au sujet de ces deux vidéos, notamment sur le statut du tulku, mais je me limiterai ici à certaines questions particulières concernant la gestion de la "Seigneurie" de Sogyal.
Question : “Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?” (part 2, 59:20)
Traditionnellement dans le bouddhisme tibétain, il est courant pour les disciples de chercher d'autres maîtres après le décès de leur enseignant principal, plutôt que de commencer immédiatement à enseigner eux-mêmes. Mais les étudiants de Rigpa avaient donc été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, et de commencer à transmettre les enseignements eux-mêmes. Sans doute pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar. Conseillés par qui ? Peut-être par Sogyal avant sa mort, par DJK et Khandro Rinpoché, par le Vision Board ? Ou par les maîtres tibétains qui avaient visité Lerab Ling et Rigpa Paris depuis 2017[3] ? Ce conseil explique par ailleurs la cérémonie de consécration de senior teachers qui eut lieu en 2022. Les enseignants “séniors” pouvaient ainsi transmettre l’héritage de Sogyal Lakar aux nouveaux venus, qui n’avaient pas personnellement connu Sogyal Lakar.

Lors des échanges à Paris en décembre 2024, DJK semble approuver cela. Il mentionne les défis (“obstacles”) auxquels Rigpa a été confrontée après le parinirvana de Sogyal Rinpoché. Il fait l'éloge de la résilience de Rigpa, la qualifiant d'« accomplissement extraordinaire » et de « signe encourageant pour le Bouddha Dharma ». Il encourage les étudiants de Sogyal Rinpoché à continuer à partager le Dharma malgré les difficultés.
DJK : “J’ai observé Rigpa. J'ai toujours dit que Rigpa était vraiment important le pour le Dharma en général et particulièrement pour le Dharma de lignées tibétaines. Non seulement Sogyal Rinpoché est passé au parinirvana, mais devait faire face à des défis énormes, extérieurs, intérieurs et secrets. Et cela continue toujours. C’est un accomplissement extraordinaire. Je dirais bien sûr que c’est la bénédiction des gourous, des dharmapalas, et la dévotion des étudiants. Le Dharma a toujours eu beaucoup d’obstacles. Certains obstacles sont vraiment énormes. Regardez ce qui s’était passé avec les universités de Nālandā et Taxila. Elles ont disparu. Regardez Peshawar, en Afghanistan (Oḍḍiyāna), le berceau des tantras, plus aucune trace.”
Nālandā, Peshawar, Sogyal et Rigpa, même niveau..., mêmes “obstacles”. DJK mentionne ses discussions avec des étudiants séniors et leur hésitation de transmettre et d’enseigner. Ils ont besoin d’une structure pour les soutenir. Ce sera le programme Milinda de la Fondation Khyentsé, donné par une équipe denseignants.

Question suivante :
Dans Le livre tibétain de la vie et de la mort, Sogyal Rinpoché a dit que dans le Dzogchen la vue est présentée directement à l'étudiant par le maître, qui doit avoir une réalisation complète et incarner cette réalisation, afin que le l'étudiant puisse recevoir cette présentation. L'étudiant doit avoir aussi atteint le point où il possède à la fois l'ouverture d'esprit et la dévotion, qui va lui permettre d'être réceptif au vrai sens du Dzogchen. Que se passe-t-il pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Quelle place doit prendre la dévotion, et comment concilier cela avec le d'autres grands maîtres qui viennent à Rigpa comme vous-même, pour présenter la nature de l’esprit et enseigner le Dzogchen ? Le souci c’est que ces étudiants pourraient alors décider de suivre ces maîtres et de rejoindre leur saṅgha respectif, et quitter Rigpa progressivement. Est-ce que vous avez des recommandations ou des clarifications à faire ?

DJK : “Un pratiquant du vajrayāna n’est pas un pratiquant śrāvaka. Il faut prendre le voeu de bodhisattva. En ce qui concerne les instructions de présentation (ngo sprod), de Dzogchen, je m’en suis déjà expliqué au début de cette séance. Certaines peuvent l’avoir directement. C’est tout à fait personnel. Un pratiquant de Dzogchen doit pratiquer la bodhicitta, c’est-à-dire être concerné par l’éveil d’autrui. Il lui faut faire tout ce qui est en son pouvoir. Cela pourrait être simplement de faire des photocopies, ou de nettoyer une pièce. Je vois un centre bouddhiste comme Rigpa, ou un monastère, vraiment comme un “véhicule” pour un bodhisattva débutant. C’est un véhicule facile à utiliser à cet effet. Cela implique évidemment des émotions humaines. Par exemple, moi-même, (Sogyal) Rinpoche, Khyentsé Chökyi Lodrö, à chaque fois que je viens ici, ou à chaque fois qu’il y a un Européen qui veut aller quelque part dans un centre, je leur dis “Va à Rigpa !” (rires). Même si je ne suis pas un membre du Saṅgha, ou du Vision Board, etc. Donc j’utilise ce “véhicule”, voilà ce que je veux dire. Notamment des gens qui sont un peu enclins à …. (rires) … je ne sais pas… un peu sauvage, avec un certain caractère … Va à Rigpa ! (rires). Je vous donne un exemple. Des gens qui croient en la méditation assise, le végétarisme, pas d’alcool, pas de “guru business”, ceux-là, je ne les envoie pas ici (rires). Mais de toute façon, ceux-là ne viennent pas me voir. (rires) Ce que je veux dire c’est qu’il faudrait vraiment utiliser (Rigpa) comme un “véhicule”, vraiment. (Rigpa) est très bien établi. Et qui a traversé de très gros tests, de nombreuses fois.”
La séance se termine avec une question sur la nouvelle collaboration entre Siddhartha's Intent et Rigpa.
C'est la première fois que Siddhartha's Intent et Rigpa, les deux sanghas, organisent ensemble votre visite à Paris. La collaboration entre les deux sanghas se retrouve aussi sur le projet de Milinda, qui est pour entraîner les enseignants du futur. Est-ce que vous pouvez partager votre vision de comment nous pourrions rendre cette collaboration encore plus forte dans le futur ?
DJK commence par rassurer l'auditoire en disant qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car la façon dont les Tibétains fonctionnent est déjà très efficace pour ce genre de collaboration. Il compare cela à une "famille mafieuse italienne", soulignant l'importance de la fidélité et de la gratitude au sein de la lignée. Le “clan Khyentse” (K-clan) pourrait-on dire... Il illustre ce point en évoquant l’énorme gratitude pour la contribution extraordinaire de Lerab Lingpa (1856-1926) en écrivant le commentaire du lCe btsun snying thig, qui est "tellement beau" que DJK l'avait lu 40 fois. C’est ce genre de loyauté de clan Yakuza que DJK dit ressentir envers Lerab Lingpa et sa “famille”. Probablement la même loyauté que ressent Shechen Rabjam Rinpoché, un autre membre de la "famille".

Dernière question :
Comme vous êtes la réincarnation de Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö, le maître racine de Sogyal Rinpoché, vous jouez vraiment un rôle crucial dans notre lignée, et en particulier pour le saṅgha de Rigpa. Est-il donc possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre esprit de sagesse à nous tous ?"

Je crois que j’ai déjà répondu à cela, n’est-ce pas ?
L’enjeu de la rencontre entre Rigpa et Dzongsar Khyentsé est le sort de la "Seigneurie[4]” de Sogyal et de ses “âmes”. Pour préserver l’héritage de Sogyal Lakar, Rigpa, il avait été conseillé “de ne pas chercher d'autres maîtres”. L’héritage spirituel étant assez maigre, les enseignants séniors ne se sentaient pas toujours à la hauteur. La loyauté au clan des anciens était plus ou moins acquise, mais les nouveaux candidats arrivant à Lerab Ling et à Rigpa n’avaient pas ce lien privilégié (“présentation” Dzogchen) avec le maître. Les maîtres tibétains de visite à Lerab Ling ou à Rigpa pourraient facilement les débaucher, et ainsi appauvrir le “véhicule”. Que faire pour arrêter ou éviter la saignée ? Jamyang Khyentsé Chökyi Lodrö était le maître de Sogyal Lakar, et Dzongsar Khyentsé étant une réincarnation du maître du maître, il était logique de faire appel à ce dernier, puisqu’il est de la même famille “mafieuse” ou “yakuza”.

Sogyal Lakar and Dzongsar KR in the UK, September 2016
(gratte-dos ajouté par mes soins)

La majorité des questions se rapportait au resserrement des liens du clan et au sort des “âmes” en dérive. DJK rassure Rigpa, il ne prendra pas de “serfs” à Rigpa, il leur envoie même de nouveaux candidats “un peu sauvages”. “va à Rigpa !” Les nouveaux candidats, fraîchement équipés de voeux de bodhisattva, pourront être mis à la tâche (“karma yoga”) dans leur nouveau “véhicule”. Les enseignants séniors de Sogyal Lakar feront de la formation continue Milinda, pour étoffer leur savoir et échafauder leur confiance, et pourront ainsi transmettre un héritage de Sogyal plus consistant que l’original. Les “serfs” qui n’ont pas reçu de “présentation Dzogchen” de Sogyal Lakar, pourraient la recevoir d’autres lamas. Avec Dzongsar Khyentsé , cela restera de toute façon dans la même famille. Une famille où l’on n’oublie jamais où se situent ses loyautés. Évidemment que Dzongsar Khyentsé viendra les voir plus souvent pour enseigner et transmettre son esprit de sagesse. Ce qui est arrivé à Nālandā et à Peshawar ne doit pas arriver à Rigpa.



[1] Lire le livre Sex and Violence in Tibetan Buddhism - The Rise and Fall of Sogyal Rinpoche, de Mary Finnigan et Rob Hogendoorn. Voir mon blog Sexe et violence dans le bouddhisme tibétain.

[2] •Le Vajrayana est-il fait sur mesure pour les gens de l'époque moderne, malgré le temps requis pour la pratique formelle ? Pourquoi ne pas rendre les enseignements du Zen ou du Mahamudra plus accessibles ?
•Quelle est la différence entre Samaya et engagement de pratique dans le Vajrayana ?
•Comment vous assurez-vous que les samayas entre vous et vos étudiants restent purs, étant donné le grand nombre de disciples et leurs attentes ?
•Comment comprendre les citations apparemment contradictoires qui disent qu'un yogi ne devrait jamais passer de temps avec un briseur de samaya, tout en étant heureux en toute compagnie ?
•Quelles sont les principales différences entre donner des enseignements et des transmissions de pouvoir en Occident et en Asie, et entre les donner à des pratiquants laïcs ou à des moines ?
•Comment surmonter le manque de confiance en soi que de nombreux maîtres attribuent aux Occidentaux ?
•Pourquoi y a-t-il tant de problèmes et de controverses autour du système des tulkous ces derniers temps ? Quel est le problème ?
•Le système des tulkous, apparemment initié au Tibet avec les Karmapas pour préserver les lignées et maintenir une influence politique, a-t-il toujours eu cette dimension de pouvoir ?
•Après le parinirvana de Sogyal Rinpoché, il y a 5 ans, nous avons été conseillés de ne pas chercher d'autres maîtres, mais de commencer à transmettre les enseignements nous-mêmes. Comment le faire de manière raisonnable avec une formation limitée ?
•Concernant les instructions directes du Dzogchen, quelle place doit prendre la dévotion pour les étudiants qui ont rejoint Rigpa après le décès de Sogyal Rinpoché ou qui ne l'ont pas rencontré ? Comment concilier cela avec le suivi d'autres maîtres ?
•Comment renforcer la collaboration entre Siddhartha's Intent et les centres Rigpa, notamment dans le cadre du projet Milinda pour former les enseignants du futur ?
•Est-il possible que vous veniez plus souvent pour enseigner et transmettre votre sagesse, étant donné votre rôle crucial en tant que réincarnation de Jamyang Khyentsé Wangpo ?

[3] Entre autres Dzongsar Khyentse Rinpoché, et Mindrolling Jetsün Khandro Rinpoché, conseillers spirituels de Rigpa. Khenchen Namdrol Rinpoché, Dzogchen Ponlop Rinpoché, Sa Sainteté le 42e Sakya Trizin Ratna Vajra Rinpoché, Son Éminence le 7e Kyabje Yongzin Ling Rinpoché ?

[4] Le statut des serfs est caractérisé par : une liberté restreinte, l'impossibilité de quitter la seigneurie sans autorisation, l'obligation de travailler pour le seigneur, des limitations sur le mariage et l'héritage