samedi 28 juin 2025

La complémentarité-dans-la-spontanéité et vice-versa

Cover illustration Ecstatic Spontaneity by Karen King Garner

Dans la tradition tibétaine, le Chant en distiques (Dohākośagīti D2224) de Saraha est un des nombreux chants/distiques attribués à ce mahāsiddha. Le Dohākośagīti est un seul élément de la Pensée (dgongs pa) de Saraha, qui est constituée à partir de toutes les sources, canoniques ou non, de l’ensemble des oeuvres attribuées à lui. C’était l’approche de la tradition tibétaine, des premières traductions en langues occidentales, et des publications universitaires. Le Dohākośagīti, sans doute écrit à la fin du premier millénaire ou au début du deuxième, est un texte très elliptique. Aussi pour l’interpréter, comprendre, ceux qui l’ont lu et étudié se sont appuyés sur les commentaires, sur les autres écrits attribués à Saraha[1], la tradition tibétaine, les érudits tibétains contemporains, et les publications existantes sur la matière. Au risque de passer à côté de la singularité du Dohākośagīti, qu’il soit l’oeuvre de “Saraha”, d’un “mahāsiddha”, et de noyer son message dans un contexte, très riche, trop riche ? Pour faire connaître “Saraha” au grand public, Herbert v. Guenther publia en 1969 sous le titre “The Royal Song of Saraha[2]”, sa traduction d’une autre Collection de distiques attribuée à Saraha, surnommé le “Dohā du Roi” (Toh. D2263 : Do ha mdzod ces bya ba spyod pa'i glu), qui fait partie de la Trilogie des Distiques. En 1993, il publia toute la Trilogie des Distiques sous le titre “Ecstatic Spontaneity[3]. Voici un extrait de la Préface de Guenther.
« Le présent ouvrage se divise en deux parties, dont la première vise à fournir les éléments contextuels nécessaires à la seconde. La première partie s'ouvre par un bref récit de la vie de Saraha, ou du peu que nous en savons, ainsi qu'un aperçu de la trilogie de chants qui constitue son opus magnum : les Dohā du Peuple, du Roi et de la Reine. Les chapitres qui suivent traitent de trois concepts fondamentaux et interconnectés que je considère comme essentiels pour apprécier le contenu de ces chants : la totalité, le corps et la complexité. Dans la composition de ces chapitres, il a été nécessaire de compléter les sources indiennes souvent lacunaires par des références à la tradition tibétaine bien plus riche, en particulier à l'enseignement du rDzogs-chen/sNying-thig.[4] » (Préface, Ecstatic Spontaneity (ES 1993).
La part des auteurs “Dzogchen” est importante dans la bibliographie de ES 1993, notamment Longchen Rabjam (1308-1364). Bien que le mot “mahāmudrā” ne figure pas en tant que tel dans le Dohākośagīti de Saraha, c’est sur ce terme, interprété d’une perspective Dzogchen/Nyingthik, que Guenther bâtit sa lecture et traduction de la “trilogie” des Distiques (Dohā). Sahaja et Mahāmudrā sont traités comme des synonymes. Le terme tantrique “mahāmudrā” (grand sceau, ou sceau universel) fait partie d’une série de quatre sceaux (caturmudrā), que Guenther interprète à l’aide de citations d’auteurs Dzogchenpa (ES 1993, p.17-18), et qui aboutissent dans la traduction “Complétude” (“Wholeness[5]), défini entre autres comme “le Soi authentique” ou plutôt l’Image de Celui-ci, et qui est comme un “sceau”, un marque indélébile frappé dans celui à la recherche du Soi authentique (bdag nyid chen po). Guenther cite alors du Commentaire du Guhyagarbha[6] de Rongzompa (XIème), pour reformuler une de ses définitions[7].

Cette citation est suivie d’une digression anachronique de Guenther (p. 17)[8] sur “l’acte de sceller” (mudrāna), qui requiert un plaisir mutuel (mutual pleasingmodana). L'Absolu ne peut se connaître que dans et par la relation. L'Un (quelle que soit ses dénominations) a besoin de se dédoubler pour se connaître, et se reconnaître pour être “complet”. D’où le choix de traduire par “co-émergence”, qui évoque à la fois l’Un, “le Soi authentique”, la Pensée lumineuse et pure, et le couple Père-Mère. L’union des deux est la “complémentarité-dans-la-spontanéité[9]”. L'émergence (ja) est comprise comme une manifestation spontanée et non causée du principe de "complémentarité" (saha). Tout un programme émanatiste en un seul mot.

Est-ce réellement contenu dans le Chant en distiques de Saraha (Dohākośagīti) ? Faut-il lire tout cela dans ce Chant des distiques ? En analysant le texte en tibétain et en apabhraṃśa (p.e. avec le logiciel AntConc), on est surpris par l’absence de termes bouddhistes mahāyāna et ésotériques essentiels (bodhicitta, etc.). Si Saraha est considéré par la tradition comme l’ancêtre du Vajrayāna ou de la tradition des Siddhas, et plus spécifiquement du mahāmudrā, il est étonnant que ce terme fait défaut dans ce texte fondateur. Le terme "vajra" (rdo rje) n'y figure pas, à part une fois pour désigner le pénis (DKG n° 94). D’ailleurs, comme il critique y compris des pratiques yogatantriques bien connues dans ses Distiques, il est difficile de l’imaginer comme le véritable ancêtre de celles-ci.

Pour revenir à l’analyse, le mot “mudrā” figure une fois pour simplement signifier “symbole”, plus spécifiquement, “les symboles du monde” (A. bhava muddem, s. bhavamudrā, t. srid pa’i phyag rgya, DKG n° 22). Les distiques ont pour particularité de critiquer les différents systèmes et pratiques, quand ceux-ci ne donnent pas accès au Sahaja. Quand les distiques mentionnent des systèmes et des pratiques, ce n’est pas pour les recommander, souvent au contraire, tout en impliquant qu’il n’y a pas de relation de cause à effet entre les méthodes et l’accès au Sahaja, qui est de toute façon naturel.

Le motSahaja (15) apparaît fréquemment. Yogi (joi) 2 fois, yoginī (joiņi) 4 fois, yoga 0 fois. Le mot “guru” apparaît 11 fois dans un sens positif. Le “guru” est indispensable, mais de quel guru s’agit-il ? Un guru extérieur sert de guide pour pointer vers le guru intérieur, pour l’activer si on veut. Le mot “mantra” (manta) apparaît 3 fois, plutôt de façon négative : “À quoi bon la pratique des mantras ?”, “Ni mantra, ni tantra, ni réflexion, ni recueillement”, “Des tantras, des mantras—je n'en vois pas un seul.” Le mot tantra apparaît donc 2 fois dans les citations données. Le mot “lumineux” n’était clairement pas encore en vogue. Les métaphores associées à la lumière sont une lampe (dīvā 2x) ; "À quoi bon les lampes [à beurre] ? À quoi bon la nourriture offerte [aux divinités] ?”. La lueur (ujjoa, 1 fois) ; "Comme une pierre de lune apportant de la lumière à une obscurité terrifiante”. Apparaître (padihāsai 2x) ; "apparaît dans la pensée". Les trois corps (Trikāya, sku gsum) ne sont pas mentionnés, ni même le dharmakāya, uniquement le mot ordinaire de "corps" (t. lus, deha). Pas de trace d’une Lumière substantielle. La bodhicitta et la nature de Bouddha[10] en tant que tels n’y figurent pas. La vacuité est simplement vacuité et vide, pas “lumineuse” (“Luminous emptiness”).

Guenther interprète les Dohās de Saraha à travers un prisme théologique et terminologique (le Mahāmudrā et le Dzogchen tibétain) qui n'est ni explicitement ni implicitement présent dans le Dohākośagīti de Saraha. Est-ce que Saraha a réellement vécu, est-il l’auteur du Dohākośagīti ? Peu importe. Ce texte fut un pavé dans la mare “tantrique”, et il a été vécu ainsi[11]. Les tentatives datténuation de sa radicalité étaient et sont toujours nombreuses. Les Distiques dits du Roi et de la Reine contestés et attribués à Saraha ont servi à corriger le tir et à “sauver” Saraha, canoniquement et traditionnellement considéré comme l’auteur du Dohakosagiti. En traitant les trois dohākoṣa comme un ensemble, et comme le message fondamental de Saraha, toute sa radicalité et capacité d’éveil et de réveil passent à la trappe.

Guenther lit Saraha, une figure du VIIIe-IXe siècle, à travers les concepts très développés du Mahāmudrā et surtout du Dzogchen Nyingma, qui ont été systématisés des siècles plus tard (notamment par Longchenpa au XIVe siècle). Il fait du Mahāmudrā la clé de voûte de son interprétation, alors que le mot lui-même ne figure pas une seule fois dans le Dohākośagīti.

Saraha commence par une critique systématique de toutes les formes de spiritualité qui placent le but à l'extérieur de soi. Il renvoie dos à dos :

Les Brahmanes et leurs rituels (DKG 1, 2)
Les Ascètes (Śaiva, etc.) et leurs ascèses physiques (DKG 3, 4)
Les Yogis et à leurs techniques (DKG 5, 44)
Les Jaïns et à leurs austérités (DKG 7, 8, 9)
Les Bouddhistes scolastiques (sautrāntika, cittamātra, madhyamaka) et à leur intellectualisme (DKG 10, 11)
Et, crucialement, les pratiquants du Vajrayāna (les "Tantrikas") et leurs méthodes (DKG 11, 14, 24, 94[12], etc.).

Pour Saraha, le seul et unique "critère" pour juger une pratique n'est pas son origine[13] ou sa complexité, mais “simplement” l’accès (rtogs pa) au Sahaja. Autant dire l’accès au réel… Sans passer par le langage, les concepts.

Toutes les traditions qu'il critique échouent pour la même raison fondamentale : elles créent dualité et effort. Elles poussent le pratiquant à chercher quelque chose “à l'extérieur”, à construire “un état”, à suivre “une règle”, à conceptualiser “une vérité”. La seule issue est de reconnaître ce qui est déjà là, spontanément (Sahaja), sans effort, sans concept, sans rituel. Même “la reconnaissance” n’y donne pas accès. Qu’est-ce qui donne accès à l’eau, aux poissons ? Reconnaissent-ils la présence de l’eau du moins, à l’extérieur comme à l’intérieur ?

Comment opérer ce changement de perception ? La méthode de Saraha est aussi simple et directe que son langage. Le Guru est le catalyseur : C'est le seul guide externe nécessaire, car sa fonction n'est pas de donner un savoir, mais de "pointer" directement vers la nature de l'esprit du disciple, le véritable guide intérieur (sadguru). Le Sahaja est la Voie et le But : La voie est de reposer dans sa propre “nature innée”, d'abandonner l'effort et la conceptualisation. Il n'y a rien à "faire" ou à "construire", ni même à "être" et à "reconnaître". Advienne qu’advienne.
« Les enfants [ont beau pratiquer] la vieillesse etc. pendant longtemps,
Ils n'y arriveront pas par l'effort
. [30, 3-4] » (Sahajasiddhi, Indrabhūti[14])

« La pensée-en-soi seule est le germe du Tout (sct. sarva)
L'Errance et la Quiétude procèdent d’elle
Elle donne les fruits qui sont désirés
Hommage à la pensée qui est semblable au joyau qui exauce les désirs. 
»

sems nyid gcig pu kun gyi sa bon te/ /
gang las srid dang mya ngan 'das 'phro las//
'dod pa'i 'bras bu ster bar byed pa yis//
yid bzhin nor 'dra'i sems la byag 'tsal lo/ //
[DKG n° 41]
Comment sait-on que l'on est arrivé “au bout” ? Qui oserait poser la question à Saraha ? Un critère pourrait être l'absence d'espoir et de crainte, l'exemple de l’innocence du petit enfant sans espoir ni crainte (DKG 57)[15]. Le saṃbhogakāya et le nirmāṇakāya requièrent davantage d’effort et sont un tout autre projet, à vies.

***

[1] Pour avoir une idée, voir cette collection “The collected works of maha yogi Sarahapa” (Sa ra ha pa'i rdo rje'i gsung rnams phyogs bsgrigs, bdr:MW1KG10746), publiée par Thrangu tashi choling, Kathmandu

[2] H. Guenther, The Royal Song of Saraha. A Study in the History of Buddhist Thought, Seattle 1969,

[3] Ecstatic Spontaneity: Saraha's Three Cycles of Dohā, Herbert V. Guenther, 1993, Nanzan studies in Asian religions Livre 4, Jain Publishing Company.

[4]The present book is divided into two parts, the first of which is in-tended to provide background material for the second. Part one opens with a brief account of Saraha's life, or what little we know of it, and a survey of the trilogy of songs that make up his opus magnum: the People, King, and Queen Doha. The chapters that follow deal with three basic and interlocking concepts that I consider central to appreciating the content of the songs: wholeness, body, and complexity. In composing these chapters, it has been necessary to supplement the often sketchy Indian source material with references to the far richer Tibetan tradition, in particular to the rDzogs-chen/sNying-thig teaching.” (Preface)

[5]In India, specifically in Buddhist India, and later in Tibet, this idea of wholeness was given the name Mahamudra (phyag-rgya chen-po, "a Seal than which none could be greater"). Other names, varying with the various traditions and approaches to this problem, were "Being-a ground that is without a ground" (gzhi rtsa-med-pa), "abidingness" ” ES p. 16
Wholeness, fullness, completeness, or whatever name we give it, cannot but point to itself”. ES p. 18

[6] rgyud rgyal gsang ba snying po'i 'grel pa rong zom chos bzang gis mdzad pa (gSang ‘grel), dans sNga 'gyur bka' ma shin tu rgyas pa, vol. 57, bdr:MW1PD100944_26F5B8

[7]Seal [phyag rgya] means that the mark [rtags] reveals the [threefold presence of the] authentic Self's gestalt [bdag nyid chen po'i mtshan ma'i gzugs], [inner] voice, and [engaged] spirituality.

Voici, selon moi, le passage complet de cette réformulation, mais je peux me tromper :
"L'essence du Mystère universel [guhyagarhba] du mudrā
De tous les tathāgatas
Celui qui l'a réalisée et qui l'enseigne
C'est moi, et il (mudrā) complète l'abhiṣeka."

A ce propos, le mudrā de tous les tathāgatas est l’essence du Śrī Guhyagarbha (mystère universel), et le sens de mudrā a été enseigné ainsi :

"Difficile à transgresser, indestructible,
C'est la marque suprême du sceau royal,
La Forme (rūpa) du signe du grand Soi,
C'est pourquoi on l'appelle mudrā (sceau)."

Comme il est dit, ce texte canonique même (Guhyagarbha?) est l'Instruction bka') de tous les tathāgatas. Par conséquent, il faut l'associer [au sens qu'il] est par nature doté de qualités (bdag nyid) telles que "difficile à transgresser" etc
."
de bzhin gshegs pa thams cad kyi//
phyag rgya gsang chen snying po 'di//
rtogs nas smra bar gang byed pa//
de nyid nga yin dbang yang rdzogs//

zhes gsungs pa ste de la de bzhin gshegs pa thams cad kyi phyag rgya ni dpal gsang ba snying po 'di yin te/ phyag rgya'i de+in yang 'di skad du/

'da' dka' de bzhin mi shigs pa//
rgyal po'i phyag rgya mchog gi rtags//
bdag nyid chen po'i mtshan ma'i gzugs//
de bas phyag rgya zhes bya'o//

zhes gsungs pa lta bu ste_gzhung 'di nyid de bzhin gshegs pa thams cad kyi bka' nyid yin pas/_de bas na 'da' bar dka' ba la sogs pa'i yon tan gyi bdag nyid can yin no zhes sbyar ro/

Source:  rgyud rgyal gsang ba snying po'i 'grel pa rong zom chos bzang gis mdzad pa (gSang ‘grel), dans sNga 'gyur bka' ma shin tu rgyas pa, vol. 57, bdr:MW1PD100944_26F5B8 p. 439 (nyi shu)

[8]A further implication of this shift from the static notion of a thing-seal to the dynamic notion of a sealing (mudrana) is the inclusion of joy-fulness as an integral element in the act of sealing. In interpersonal relationships, this joy shows up primarily as a mutual pleasing (modana). In a male-dominated psychology, the mutuality is one-sided and pleasing is distorted into a mere duty for women in spite of the fact that "seal" (mudrā) is a feminine noun. Indeed, to stress the feminine character of this seal/sealing, the Tibetans have spoken of a phyag-rgya-ma.”

Appuyé par une citation de Longchenpa (Trésor du véhicule suprême - Theg mchog mdzod).

[9]Literally, sahaja means "co-emergent" (it can be read as noun or adjective) where emergence (ja) is a spontaneous and uncaused manifestation of what we might call the principle of "complementarity" (saha). As an immediate experience, co-emergence entails a feeling of "togetherness" (saha) whose numinosity erases all sense of separation. A precise rendering of the term sahaja would therefore have to be something like "complementarity-in-spontaneity," a translation which I have adopted throughout.” ES 1993

[10] Dans les distiques insérés dans la version tibétaine (par rapport à la version en apabhraṃśa), ma référence DKG n° 42e contiennent deux distiques glosés dans le commentaire comme la nature de Bouddha.
srog chags thams cad kun la yang//
de nyid yod de rtogs pa med//
thams cad ro mnyam rang bzhin pas//
bsam yas ye shes bla med pa'o//

Ma traduction : 
Tous les êtres l'ont en eux
Mais tout en l'ayant, ils n'y accèdent pas
Tout a la saveur identique pour nature
L’inconcevable est la gnose ultime
Notons la présence du terme “gnose ultime”. Le commentaire (Advaya-Avadhūtipa) explique que ce qu’ont tous les êtres en eux est “la dimension éveillée des Bienheureux des trois temps” (dus gsum bde bar gshegs pa rnams kyi dgongs pa).

[11] Extrait de "Les Fleurs ornementales des Dohā" (Do ha rgyan gyi me tog, bdr:MW1KG4324) de Chomden Rikpai Raldri (Bcom ldan Rig pa’i ral gri, 1227–1305). 
Il est dit qu'autrefois, quand Atiśa fit l'éloge des dohā, et qu'il les traduisait dans l'ermitage au-dessus du monastère de Samye (bsam yas mchims phu), 'Brom ston pa dit "cela va faire obstacle à l'enseignement". Au cours de la traduction, il dit "j'ai le pressentiment que cela causera des problèmes", et il s’opposa et cacha la traduction terminée dans un stupa.” 

[12] Les numéros des distiques sont ceux du Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120), le Commentaire du Chant de distiques de Saraha, attribué à Advaya-Avadhūtipa, dont une traduction française est toujours en cours depuis bien trop longtemps… Vive la retraite

[13] Vers introductoires
Je ne déprécierai pas les traditions non-bouddhistes (skt. tīrthika) etc., car ayant eu accès au Sens du Cœur, on ne peut plus s'en écarter”.

mu stegs la sogs gzhan gyi gzhung la mi smod do//
rtogs na de dag snying po'i don las ma g-yos pas//
[14] Joy Vriens, Sahajasiddhi-paddhati, le Guide du Naturel, Yogi-Ling, 2017, p. 130


[15] cittācitta vi pariharahu tima acchahu jima vālu guruvaaņem didhabhatti karu hoi jai sahaja ulālu

bsam dang bsam bya rab tu spangs nas su//
ji ltar bu chung tshul du gnas par bya/ //
bla ma'i lung la bsgoms te gus 'bad na//
lhan cig skyes pa 'byung bar the tshom med//
Pensée et objet de pensée sont évitées (skt. pariharata)
On reste à la façon d'un petit enfant
Si tu t’appliques à prendre à cœur les instructions du Maître
Le Naturel se manifeste, n'aies pas de doute

mercredi 25 juin 2025

Sur le besoin d'atténuer la radicalité du Dohākośagīti

Saraha, Collection Pan-Asiatique Ellsworth (source : 
原文網址)

Le livre Saraha’s Spontaneous Songs[1] (SSS 2024) contient la traduction de deux commentaires du Dohākośagīti de Saraha : le Dohākoṣapañjikā de Mokṣākaragupta (DKPM, D 2258) et le Dohākoṣapañjikā d'Advayavajra (DKPAT, Tōh. D 2256). Ce Mokṣākaragupta n’est probablement pas Mokṣākaragupta, le célèbre logicien du Bengale, auteur du Tarkabhāṣā, et l’auteur Advayavajra est sans doute un érudit Newar. Aucun original sanskrit correspondant au commentaire de Mokṣākaragupta n'a été découvert. Cette absence, combinée à la constatation que le Dohākoṣapañjikā de Mokṣākaragupta (DKPM) correspond souvent à la traduction tibétaine du commentaire d'Advayavajra (DKPAT) lorsque celle-ci s'écarte de l'original sanskrit, suggère que le DKPM pourrait ne jamais avoir existé dans son original indien. Cela implique qu'il pourrait s'agir d'une composition tibétaine ou d'un commentaire élaboré en tibétain, basé sur les versions tibétaines existantes des Distiques de Saraha et des commentaires antérieurs[2]. Il y avait trois manuscrits en sanskrit du DKPAT, mais celui retrouvé par Haraprasād Śāstrī a été perdu de nouveau, à l'exception d’un feuillet. La qualité du sanskrit est “loin de l'usage classique” (SSS 2024).

Le DKPM fut traduit en tibétain par Gya Tsöndrü Sengé (Rgya Brtson ’grus seng ge, 1186–1247). Le traducteur tibétain du DKPAT est Ba ri Lo tsā ba Rin chen grags (1040-1112, rattaché au monastère de Sakya). Admiré tant par Peta, la soeur de Milarapa... Śrī-Vairocanavajra (de Kosala) et Dīpaṃkararakṣita (de Kosala, en Inde) sont des érudits qui ont également joué un rôle clé dans la traduction et la finalisation du texte en tibétain. Il n’est pas exclu que les deux commentaires soient des créations tibétaines[3], ni faut-il, à mon avis et dans l’intérêt du point de vue historique, exclure le phénomène de rétro-traductions (“back translations” Jan Nattier) en sanskrit (apocryphes)[4], ou de productions de textes (ad hoc) de paṇḍits en déplacement, en collaboration avec des traducteurs locaux, à la demande de disciples locaux.

Advayavajra “le Newar” (DKPAT) interprète les critiques dans les Distiques de Saraha comme une réfutation des six systèmes philosophiques indiens, y compris les systèmes bouddhistes eux-mêmes. Il adopte une position fortement anti-institutionnelle et anti-monastique[5]. Il affirme que la réalisation directe du "Co-émergeant[6]" (sahaja) prôné par Saraha transcende même le concept de la voie bouddhiste institutionnelle[7]. C’est évident, en lisant les distiques, et le commentaire d’Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120) le confirme explicitement[8]. La radicalité excessive d’Advayavajra “le Newar” (DKPAT) semble cependant passer à côté d'un message plus subtile du Dohākośagīti. C’est du moins mon opinion.

Mokṣākaragupta fait peu de cas de la réfutation des systèmes philosophiques, et interprète plutôt les critiques de Saraha comme un avertissement contre les pommes pourries, les "faux gourous", au sein de ces systèmes, et qui n'ont pas obtenue la réalisation authentique[9]. Mokṣākaragupta joue surtout la carte de l’orthodoxie ésotérique. Son approche est moins une critique des écoles en tant que telles, qu'une mise en garde contre l'absence de réalisation spirituelle authentique. Le commentaire de Mokṣākaragupta intègre de nombreuses explications issues du système Kālacakra, en particulier le concept de "reflets de vacuité" (śūnyatābimba)[10]. Il s'efforce d'harmoniser les Distiques de Saraha avec cette tradition tantrique plus tardive, datant probablement de la fin du XIe siècle au XIIIe siècle, période de la traduction de son commentaire. L’objectif et la réalisation deviennent nettement plus positifs et substantiels.

L’étape suivante sur le chemin de l’atténuation est Chomden Rikpai Raldri (Bcom ldan Rig pa’i ral gri, 1227–1305), un maître renommé de la tradition Narthang de l’école Kadampa. Son ouvrage, "Les Fleurs ornementales des Dohā" (Do ha rgyan gyi me tog, bdr:MW1KG4324), est un autre commentaire du Dohākośagīti de Saraha. Il s’appuie principalement sur le commentaire de Mokṣākaragupta, qu’il cite abondamment. Dans son introduction, il exprime ses doutes sur différentes oeuvres attribuées à “Saraha le Grand brahmane”, qu’il distingue de Śavareśvara/Śavaripa. L’approche “Kālacakrayāna” qui met l’accent sur les pratiques du corps vajra, est également la grille de lecture, qui détermine le sens de son commentaire : un bouddhisme ésotérique orthodoxe avec une réalisation spirituelle authentique bien définie à l’horizon.

Je vais traduire une partie du début de son commentaire, pour montrer qu’au XIIIème siècle, la réception des textes attribués à “Saraha le Grand brahmane” n’était pas si évidente que cela, et qu’on le disait sans ambages. Chomden Rikpai Raldri ne fut pas le seul à mettre en doute des textes attribués à Saraha, certaines traductions, et certains traducteurs. d'abord quelques autres exemples.
Dans son catalogue du Tengyur, Buton Rinchendrup (1290–1364) admet qu'il y a des raisons de douter de l'authenticité des Dohā de la Reine et du Roi (voir plus loin).

Drakpa Dorje Palzangpo (né en 1444), un savant Sakyapa, accepte la possibilité que les Dohā du Roi et de la Reine aient été créés par quelqu'un d'autre que Saraha. Contrairement à d'autres, il suggère que le faussaire n'était pas Balpo Asu, mais son petit-étudiant Parbuwa Lodro Senge. Il rejeta l'authenticité des deux derniers dohā de la Trilogie des Dohā de Saraha et a offert une défense détaillée de cette position. Drakpa Dorje utilisait la présence ou l'absence de textes indiens comme critère principal pour distinguer le Dohā du Peuple des Dohā du Roi et de la Reine. Drakpa Dorje est également listé parmi les "opinions dissidentes"

Celui qui semblait tenir une telle liste était le “trilogiste” Karma Trinlaypa (1456–1539). Bien que Karma Trinlaypa lui-même accepte et propage l'authenticité des trois Dohā (y compris ceux du Roi et de la Reine), il rapporte que "des gens méprisables" ont affirmé que les Dohā du Roi et de la Reine n'étaient pas réellement composés par Saraha et qu'ils avaient été "faits par des faussaires".

Padma dkar po (1527-1596) contesta l'attribution du commentaire du Dohākoṣa (DKPAT) à Maitrīpa (Advayavajra). Il affirma dans son Phyag chen rgyal ba’i gan mdzod que ce commentaire n'était pas l'œuvre du "maître souverain" (mnga' bdag), mais plutôt d'un frère cadet moins important d'un vénérable népalais portant le même nom (thèse Newar). Padma dkar po recommanda le commentaire de Mokṣākaragupta (DKPM) comme alternative.

Tārānātha (1575-1634) a qualifié l'histoire des dohās et des caryās de "corrompue" (Chattopadhyaya, 1990)[11].

Jamgon Amyeshap (Ngawang Kunga Sonam, 1597–1659), un autre érudit Sakyapa, suivait la vision de Buton Rinchendrup, et affirmait que seul le “Dohā du Peuple” (Dohākośagīti) était une œuvre authentique et vérifiable de la Trilogie des Dohā. Dans sa version de l'hagiographie de Saraha, il omet délibérément la mention de Saraha chantant les dohā du roi et de la reine, ce qui est interprété comme un signe de son opinion qu'ils n'étaient pas composés par Saraha. Il fait également partie des "opinions dissidentes".
Il y a des arguments d’authenticité et d’orthodoxie (et par conséquent d’ “hérésiologie”) autour des oeuvres attribuées à “Saraha le Grand brahmane”, et aux commentaires de ces oeuvres. Mais regardons d’abord la traduction de l’Introduction de Chomden Rikpai Raldri de son Commentaire “Les Fleurs ornementales des Dohā” (bdr:MW1KG4324 422:1-424:1).
En commentaires de ce texte canonique (gzhung) il y a celui composé par Ācārya Mokṣakaragupta (Tharpa'i 'byung gnas sbas pa), et celui que l'on dit composé par Advayavajra (gNyis med rdo rje) et qui semblerait avoir été traduit par Guru Vairocana(vajra). Il en existe un composé par sKor Nirūpa[12], et il y a "la Réalisation de la non-dualité" (gnyis med rtog pa[13]) composée par Maitrī[pa].

Il y a des vers-racine [du Dohākoṣagīti] qui ne s'accordent pas avec les [vers] authentiques[14], et [des vers] qui ont été composés par Śavareśvara (ri khrod dbang phyug)[15]. Celui-ci qui est appelé le siddha chasseur (grub thob rngon pa ba), et qui est devenu siddha après avoir relâché du gibier n'est pas le même que le grand brahmane [Saraha]. Comme ce commentaire[16] contient diverses assertions arbitraires, il n'est pas fiable.

Même dans les [textes] que l'on dit composés par le Grand brahmane, tels le Ka kha'i do hā [N1909][17], les trois Dohā[18] [nommés] sKu['i mdzod 'chi med rdo rje'i glu N1911], gSung [gi mdzod 'jam dbyangs rdo rje'i glu, N1912] et Thugs [kyi mdzod skye med rdo rje'i glu, N1913], etc., il existe de nombreux inclusions [inauthentiques, apocryphes...] : les deux Dohā du roi et de la reine[19].

Les deux Dohā [dits] du roi et de la reine ont été composés par Bal po A su (Asu le Newar).

L'aveuglement [spirituel] est à la mesure du ciel :
Par le savoir, l'amas d'aveuglement est tranché.
D'abord, dans un ciel parfaitement pur, regarde !
À force de regarder, la vision cesse.

Comme instruction [spirituelle], cela suffit.
À quoi bon en dire davantage ?
Les yeux mi-ouverts, regardant vers le haut,
Les yeux le sauront par leur stabilité
.[20]
Ces vers et d'autres que l'on appelle "liens dohā" sont extraits du commentaire "Goutte de Nectar" sur le [Mañjuśrī]nāmasamgīti (mtshan brjod kyi 'grel pa bdud rtsi'i thigs pa). Il n'y a pas de doute que ces textes [les "Liens Dohā" et le Dohākoṣagīti] ont été composés par Saraha. Les autres, dont on dit qu'ils ont été composés par le Grand brahmane, n'ont pas été tirés des textes canoniques indiens, et, de ce fait, m'apparaissent douteux.

À propos du nom de ce texte canonique, "dohā" signifie libre (lhug pa) ou "non-artificiel" (ma bcos), pour montrer la pensée authentique (sems rnal ma), non altérée par les afflictions (kleśa) et les conceptualisations (vikalpa)
.[21]
Ce qui semble se jouer ici, hormis l’authenticité des textes canoniques, à géométrie variable, c’est l’efficacité des pratiques ésotériques relatives au corps vajra, et des yogatantras supérieurs en général, que Saraha semble mettre en doute dans le Dohākośagīti, dans le commentaire attribué à Advayavajra “le Newar”, et dans celui attribué à Advaya-Avadhūtipa (D2268, P3120). Pour Mokṣakaragupta, Chomden Rikpai Raldri, et au fond quasiment toute la tradition tibétaine, cela ne fait aucun doute, Saraha n’aurait jamais pu les mettre en cause dans sa voiefaciledu Sahaja. Ils se rabattent pour cela sur le vague concept des "Liens Dohā"[22], sur des commentaires considérés comme orthodoxes, et plus tard, même, et surtout, sur la “trilogie des Dohā”. Après sa publication de la traduction anglaise du Dohā du Roi[23] en 1973, il publie toute la trilogie de Saraha, “Saraha’s Three Cycles of Dohā”, en 1993, afin de pouvoir lire et interpréter toute la Pensée de Saraha, sous le titre “Ecstatic Spontaneity[24]. “Spontaneity” pour le côté Sahaja, et “Ecstatic” pour les qualités positives associées.
"Commençant par un bref récit de la vie de Saraha à partir du peu que l'on en sait, le livre examine son œuvre majeure, sa trilogie de chants : les Dohā du Peuple, du Roi et de la Reine. La rareté du matériel source indien indigène nécessite une référence constante à la riche tradition tibétaine, en particulier l'enseignement rDzogs-chen/sNying-thig."
La Pensée de Saraha, telle que constituée par la Trilogie, et éclairée par le rDzogs-chen/sNying-thig. On comprend que "Le Tailleur de flèches n’a de cesse de le répéter", son message...

Il n’y a donc pas de voie facile et naturelle, ou alors uniquement pour des êtres vraiment très exceptionnels. Pas de souci, vous n’en êtes pas. Il semblerait que l’opposition à cette voie facile et naturelle date du moment même de son introduction au Tibet. Une dernière citation de Chomden Rikpai Raldri.
Il est dit qu'autrefois, quand Atiśa fit l'éloge des dohā, et qu'il les traduisait dans l'ermitage au-dessus du monastère de Samye (bsam yas mchims phu), 'Brom ston pa dit "cela va faire obstacle à l'enseignement". Au cours de la traduction, il dit "j'ai le pressentiment que cela causera des problèmes", et il s’opposa et cacha la traduction terminée dans un stupa.

Enseigner que de faire des offrandes aux divinités bouddhistes ne libère pas réellement, ne veut pas dire de cesser de faire d'offrandes tout court. Cela montre que la cause directe de l'émergence du Naturel (sahaja) est ce qui est appelé l'arrêt de"l'oeil", [la vision, etc., 'gags pa] et la cessation [des sens, 'gog pa] [aboutissant à] l'immobilité (mi g.yo ba), obtenue par le guru
[25].”
Le rôle indispensable du guru dans ce qui ressemble à une Introduction (ngo sprod) n’est pas contesté, tous semblent d’accord sur ce point. Que ce soit un guru qui initie un disciple dans les yogatantras supérieurs, et qui l’instruit à édifier un corps vajra, et tout ce que cela implique, n’est pas du tout évident. Le pressentiment de 'Brom ston pa était fondé. Que l’auteur véritable du Dohākośagīti (Saraha ou un autre) voulait enseigner une voie naturelle “Sahaja”, cela semble hors de doute pour moi. La tradition tibétaine a tranché et choisi pour une voie moins naturelle, davantage “kālacakrayāna”.

***

[1] Klaus-Dieter Mathes & Péter-Dániel Szántó, Saraha’s Spontaneous Songs, With the Commentaries by Advayavajra and Mokṣākaragupta, Wisdom 2024.

[2] Chapitre The Development of the Textual Tradition in Four Steps (SSS 2024)

[3] La recherche a révélé que la traduction tibétaine du commentaire d'Advayavajra (DKPAT) dévie souvent de son original sanskrit, avec des passages omis, résumés ou reformulés. Un point crucial est que lorsque le DKPAT s'écarte du sanskrit, le texte racine tibétain standard (DKT) et le commentaire de Mokṣākaragupta (DKPM) s'alignent systématiquement avec la version tibétaine d'Advayavajra, et non avec l'original sanskrit. Cela indique une forte interdépendance entre ces textes tibétains, suggérant que le DKPM et le DKT ont été élaborés en se basant sur la traduction tibétaine existante du commentaire d'Advayavajra, plutôt que directement sur des originaux indiens indépendants. Introduction SSS 2024.

Voir aussi Ronald M. Davidson, Indian Esoteric Buddhism, 2003, p. 203, sur le phénomènes des “textes gris” composés au Tibet par des tibétains, principalement sous la direction de Sachen Nyingpo (Sa chen kun dga' snying po 1092-1158) et de son fils Drakpa Gyeltsen, qui « se donnaient beaucoup de mal à les faire passer pour des œuvres indiens authentiques ».

[4] Des écrits qui, bien que prétendant être des traductions de textes indiens, ont été en réalité composés en dehors de l'Inde, principalement en Chine. Ces textes ont souvent été créés sur le modèle des écritures indiennes ou serindiennes, parfois dans le cadre d'expériences révélatrices, mais aussi, dans certains cas, intentionnellement forgés.

[5]Among the commentators of Saraha, Advayavajra stands out for his outspoken anti-institutional and anti-monastic attitude. For him, all Buddhist monastics, even those of the Mahāyāna orders, are reincarnations of the retinue of Māra and hell bound. Monks are accused of explaining reality in a way never heard of before based on unknown sūtras, a charge normally levied only by followers of older Buddhism against the Mahāyāna. Given their motive of gaining material wealth, they are also hell bound.” SSS 2024

[6]The term sahaja is often translated as “inborn,” “innate,” or “inherent,” but to avoid the impression that sahaja is incompatible with Madhyamaka, we have decided to render it literally as “coemergent” since it mainly refers to the coemergence or coexistence of the ultimate in the world of relative truth without the kind of ontological commitment that triggers the critique of the Mādhyamika.” SSS 2024

[7]Advayavajra even questions the very foundation of a traditional Buddhist path, such as the taking of vows. In other words, for Advayavajra, the taking of vows is equally superfluous when one is not in possession of sahaja experience.” SSS 2024

[8] Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) attribué à Advaya-Avadhūtipa.
Je ne déprécierai pas les traditions non-bouddhistes (skt. tīrthika) etc., car ayant eu accès au Sens du Cœur, on ne peut plus s'en écarter”.
mu stegs la sogs gzhan gyi gzhung la mi smod do//
rtogs na de dag snying po'i don las ma g-yos pas//
[9] Chapitre False Gurus and Their Philosophical Systems, SSS 2024

[10] Chapitre Kālacakra Influences in Mokṣākaragupta’s Commentary, SSS 2024.

[11] Tārānātha’s History of Buddhism in India, Lama Chimpa, Alaka Chattopodhyaya, Motilal, 1990, pp. 343-346

[12] Gö Lotsāwa assimile Prajñāśrījñānakīrti à sKor Nirūpa, l'auteur d'un commentaire majeur sur les dohā de Saraha et d’oeuvres attribuées à Advayavajra. Roerich (1995), p. 851. Gö Lotsāwa le mentionne aussi comme le fondateur de l'« école haute » (tib. stod lugs) de la mahāmudrā tantrique, distincte de l'« école basse » newar fondée par Asu le Newar (Bal po A su).

[13] Je n’ai pas trouvé de texte sous ce titre, peut-être simplement une référence au cycle Amanasikāra (yid la mi byed pa'i skor).

[14] Il y a différents nombres de vers entre les différentes versions, manuscrits, etc. Chapitre The Development of the Textual Tradition in Four Steps, SSS 2024.

[15] P.e. Do ha mdzod ces bya ba phyag rgya chen po’i man ngag (Dohākoṣa-nāma Mahāmudropadeśa, D2273, P3119), traduit par Vairocanavajra. Traduit en français dans Chants de Plénitudes, Joy Vriens, Yogi Ling, 2015.

[16] Il pourrait s’agir du Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) attribué à Advaya-Avadhūtipa, qui représente la Pensée (t. dgongs pa) de Śavaripa.

[17] Toh. 2266 : Ka kha'i do hā (Kakhasyadoha nāma)

[18] Toh. 2269 : sKu'i mdzod 'chi med rdo rje'i glu (Kāyakoṣāmṛtavajragīti)
Toh. 2270 : gSung gi mdzod 'jam dbyangs rdo rje'i glu (Vākkoṣarucirasvaravajragīti), traduit par Nag po pa
Toh. 2271 : Thugs kyi mdzod skye med rdo rje'i glu (Cittakoṣājavajragīti), traduit par Nag po pa

[19] Toh. 2224 / N1906 : Do ha mdzod ces bya ba spyod pa'i glu ("Dohā du Roi")

Toh. 2264 / N1898 : Mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu ("Dohā de la Reine", traduit par Vajrapāṇi et révisé par Asu le Newar. Prajñāśrījñānakīrti est le traducteur du Commentaire (Mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu zhes bya ba'i rgya cher bshad pa, Toh. 2264), attribué à Advayavajra.

[20] rmongs pa nam mkha'i tshad ma ni//
gal te shes na rmongs tshogs gcod//
dang po rnam dag nam mkha' la//
blta zhig blta bas mig ni 'gag/

chos kyi tshad ni 'di tsam chog/
mang po smras pas ci zhig bya//
mig ni phyed mig gyen bzlog nas//
mig ni brtan pa nyid kyis shes//

Ces vers proviennent en réalité du Tengyur D1351 : dBang mdor bstan pa'i 'grel bshad don dam pa bsdus pa ("Commentaire concis sur l'exposé succinct de l'initiation", s. Paramārthasaṃgraha-nāma-sekoddeśa-ṭīkā), attribué à Nāropa et traduit par le paṇḍita kashmiri Dharmādhara et le traducteur Drakpa Gyaltsen à Bal po'i mthil (au Népal), puis révisé par Rinchen Gyaltsen au siège de Sakya. Sakya était réputé pour de nombreux "textes gris" (“grey texts”, selon Ronald Davidson, Tibetan Renaissance), des textes d'attribution douteuse ou de composition hybride indo-tibétaine. Cela pourrait expliquer la confusion de notre auteur concernant la source exacte de ces vers.

[21] Do ha rgyan gyi me tog, bdr:MW1KG4324

[22] Selon le gDams ngag mdzod vol. 18 (Jonang etc.), les chants “liens dohā” existaient en Inde depuis les temps anciens mais ne s'étaient pas beaucoup répandus, ne subsistaient qu'à l'état d'exemplaires dans les deux temples appelés "Rinchen Ribo" et "Lha'i Ribo", de sorte que la lignée des instructions était comme coupée ; le seigneur Maitrīpa, les ayant entendues de Śavaripa, les fit grandement se répandre.

"do ha'i chings kyi glu zhes bya ba la sogs pa 'phags yul du sngon dus nas yod pa ha cang dar rgyas mi che bas/_rin chen ri bo dang*/_lha'i ri bo zhes pa'i gtsug lag khang gnyis na dpe tsam bzhugs pa las/_gdams ngag gi rgyun chad pa ltar gyur pa mnga' bdag mai tri pas sha ba ri pa las gsan nas ches dar bar mdzad" Supplementary Historical Anecdotes of the Lineage Holders (Khrid brgya'i brgyud pa'i lo rgyus kha skong, Tāranātha)

[23] The royal song of Saraha; a study in the history of Buddhist thought, Herbert v. Guenther, Shambhala Publications, 1973

[24] Ecstatic Spontaneity: Saraha's Three Cycles of Dohā, Herbert V. Guenther, 1993, Nanzan studies in Asian religions Livre 4, Jain Publishing Company.
Blurb Google Books :
Beginning with a brief account of Saraha's life from what little is known of it, the book surveys his major work, his trilogy of songs: the People, King and Queen Doha. The scarcity of indigenous Indian source material necessitates constant reference to the rich Tibetan tradition, in particular the nDzogs-chen/sNyingthig teaching.”
[25] 449] sngon jo bo rjes do ha'i bsngags pa brjod nas bsam [450] yas mchims phur 'di bsgyur ba na mar me de ci’'i skabs su 'brom ston pa na re 'di bstan pa la gnod pa cig 'ong bar 'dug ces zer ro// 'di na mar bsgyur tsa na gnod ngo shes pa cig 'ong bar 'dug ces zer nas bkag ste bsgyur zin tsho mchod rten gcig na yod do zhes grag go /de la sangs rgyas pa'i lha la mchod pas ni dngos su mi grol ba ston pa yin gyi mchod pa gtan nas 'gog pa ni ma yin no// lhan skyes 'char ba'i dngos rgyu ston pa ni mig ni zhes pa ste 'gags pa dang 'gog pa ni mi g.yo ba ste bla ma las rtogs par bya'o/ (Do ha rgyan gyi me tog, bdr:MW1KG4324)

lundi 23 juin 2025

Ce Sahaja que l'on ne peut traduire, dire, chanter...

Naissance de la "co-émergence" dans The Royal Song of Saraha 

Au départ, le mot sahaja, composé de “saha”, avec[1], et ”ja” naître[2], porte le sens de “inné, naturel, de naissance” ; de façon ordinaire, non-théologique. Sahaja décrit fondamentalement quelque chose d'« acquis à la naissance », « par la naissance » ou « par la nature ». Le terme s'étend pour signifier « congénital », « inné », « héréditaire », « originel » et « naturel ». Il véhicule également l'idée de « spontané » ou « facile », dans le sens de quelque chose qui vient naturellement.

L'utilisation la plus ancienne attestée de sahaja en tant que composé “saha-ja”, en particulier dans un contexte spirituel, est très probablement le fait des bouddhistes, nommé Sahajiyā (dérivé de sahaja) au 20ème siècle. Le mouvement dit "Sahajiyā" aurait émergé au Bengale (Inde orientale) entre le VIIIe et le Xe siècle de notre ère. Des yogis, nommés des siddhas “Sahajiyā”, ont exprimé leurs expériences dans des chants et des dohās (distiques), ainsi que des cāryas (chants courts, Caryāgīti[3] t. spyod pa’i glu[4]) rédigés en langues Apabhraṃśa et en vieux bengali (des “folk-songs” selon Kvaerne, p. 8). S’il fallait faire une distinction entre les chants de type “Dohā” et de type “Caryāgīti”, je dirais que les premiers n’ont pas d’orthodoxie définie, tandis que les “Caryāgīti”, comme le nom cārya (observance) l’indique, s’inscrivent clairement dans une orthodoxie davantage codée, en dépit de leur “transgressivité” bien encadrée.

Dans sa traduction des Caryāgīti (1996) justement, Kvaerne justifie son choix[5] pour la traduction “co-émergence”, déjà utilisée par Herbert v. Guenther (1969[6]). Il reprend cette explication dans son article On The Concept of Sahaja in Indian Buddhist Tantric Literature (Temenos XI (1975). Je le reprend intégralement, car cette traduction semble devenue universelle.
I shall repeat here his explanation: “The literal translation of the Tibetan term [han-cig skyes-pa (Sanskrit sahaja) would be “co-émergence” ... Essentially it refers to the spontaneity and totality of the experience in which the opposites such as transcendence and immanence, subject and object, the noumenal and phenomenal indivisibly blend”. - I still believe that Guenther has succeeded in giving a correct description of the implications of the term sahaja. However, his translation must, I think, be modified to “co-emergent”. i.e. to an adjective, as I doubt whether sahaja is ever used - as far as Buddhist tantric texts are concerned - as a noun, except as short-hand for sahajānanda, sahajajñāna etc., terms which will be discussed below. For the moment I shall limit myself to saying that I believe that “simultaneously-arisen” or the like is the most suitable translation, and (anticipating my conclusions) that the term sahaja is basically connected with the tantric ritual of consecration where it refers to the relation between the ultimate and the preliminary Joys.[7]
Sahaja signifie désormais “la spontanéité et la totalité de l'expérience dans laquelle les opposés tels que la transcendance et l'immanence, le sujet et l'objet, le nouménal et le phénoménal se fondent indivisiblement”. Si cette définition est en effet basé sur Le trésor royal du mahāmudrā (phyag chen gan mdzod, fols 29a etc.), elle doit correspondre à la définition tantrique du mahāmudrā (aux quatre mudrā) de Padma Karpo (1527–1592), qui à cet endroit fait directement suite à son résumé des attaques de Sakya Paṇḍita (1182-1251)[8], pour montrer que oui notre mahāmudrā est tantrique aussi.

Le Hevajra Tantra[9] donnerait une définition plus simple du Sahaja :
« Tous les êtres sont depuis toujours vides
Vide de toute cause et condition : non conditionnés
Mais ce qui contrairement à ceux-là n'a ni naissance ni mort
Est appelé " le Naturel"
.[10] »
Si l’on lit cependant la Démonstration du Naturel (Sahajasiddhi) attribuée à Indrabhūti, et son commentaire le Guide du Naturel (Sahajasiddhipaddhati)[11], attribué à Lakṣmīṅkarā, la “co-émergence” -- le mahāmudrā aux quatre mudrās --, tel que définie par Padma Karpo, redéfini par H.v. Guenther, et adoptée par Per Kvaerne et d’autres, passerait au contraire pour du “non-Naturel”… Les textes sur le Naturel (sahaja) proposent un rejet explicite et détaillé des pratiques yoguiques, rituelles et ascétiques conventionnelles, les qualifiant d'"artificielles", "imaginées", "mensongères" ou "nuisibles". Ces pratiques, bien qu'elles puissent produire des visions ou des pouvoirs (siddhi), ne conduisent pas au véritable Naturel car elles sont basées sur l'effort et la conceptualisation.
38. La réintégration des bindu subtils
Est concrétisée par certains à travers une pratique
La méditation est ce qui existe en tant qu'objet de la méditation
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.

39. La goutte (scr. bindu) au centre du bhaga
Est concrétisée par certains à travers une pratique
Ce sont des états comportant des représentations
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.

40. La méditation au centre du Coeur
Est cultivée par ceux qui professent un mental
Ce sont des états sujets à l’imagination
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel
.[12]
Il semblerait donc qu’au XIème siècle “le Naturel” tout comme la Nature naturante n’a ni naissance ni mort, et que Mère Nature (en tant que la Pensée/Intention du Père) est désormais icônisable en la Mère Vajrayoginī etc., éventuellement en union avec un Père Heruka ou Bouddha cosmique. La traduction “co-émergence” rend parfaitement compte de ce développement-là.

Au départ, le sahaja désigne ce qui est acquis par naissance, la naissance physique (jāti). Un frère “du même sang”, du même âge ou un jumeau peut également être appelé “sahaja”. Ronald M. Davidson (2002)[13] donne d’autres exemples, qui incluent également des dispositions ou des qualitées innées en fonction des astres, du karma, du mérite, etc.

Dans la Bhagavad-Gītā (18.48), sahaja karma (le devoir ou comportement inné/naturel, souvent lié à la caste) ne doit pas être abandonné malgré ses défauts. Dans le Raghuvamśa de Kālidāsa (8.43), la "nature courageuse" (sahajām... dhīratām) est décrite comme innée. Le Nītisāra de Kāmandaka (7e-8e siècle) distingue les ennemis "naturels" (sahajah), c'est-à-dire "nés dans sa propre famille", des ennemis opportunistes. Davidson conclut que la majorité des emplois de sahaja avant le bouddhisme ésotérique se réfèrent à ce qui est "congénital", souvent avec des qualités positives acquises par des efforts dans des vies antérieures (Davidson, 2002). Nous parlerions plutôt de facteurs physiques, individuels, familiaux, sociaux, etc. pour expliquer les différences.

Avec l’évolution yogācārine et ésotérique, la nature de la réalité de lanaissance (au milieu de liquides corporels) évolue, et devient une simple pensée, représentation, illusion, etc., jusqu’à devenir une émergence de la “vacuité lumineuse” ou de la gnose primordiale. Le terme “co-émergence” reflète bien cette nouvelle réalité théologique. Il ne s’agit pas d’une évolution linéaire, mais souvent de plusieurs filières en des stades d’évolution différents, s’influençant les unes les autres.

S.B. Dasgupta[14] et d’autres avaient inventé des noms de nouveaux véhicules (Kālacakrayāna, Sahajayāna) en plus du Vajrayāna, qui n’ont pas de réalité historique, mais qui pourraient indiquer les tendances “lourdes” du Vajrayāna. Par exemple, le Vajrayāna serait associé plus spécifiquement au cultes de dieux dans leur ensemble, services aux laïcs y compris, donc notamment la phase de génération (utpannakrama), le Kālacakrayāna (monastique) à la phase d’achèvement (saṃpannakrama) avec caractéristiques (t. mtshan bcas rdzogs rim, ≈ kāyasādhana), et le Sahajayāna (yoguique) la phase d’achèvement sans caractéristiques (t. mtshan med rdzogs rim). On pourrait y ajouter encore un Sahajayāna radical (Dohākośagīti, Sahajasiddhi de Lakṣmīṅkarā). Radical, car le Guide du Naturel (Sahajasiddhi-paddhati) semble être en dialogue avec l’Advayasiddhi[15] également attribué à Lakṣmīṅkarā, que l’on pourrait qualifié de Sahajayāna yoguique, et de la Démonstration du Naturel, attribué à Ḍombi Heruka (dPal lhan cig skyes grub pa, D2223, qui s'appuie sur le Hevajra Tantra), dont il rejette jusqu’aux pratiques yoguiques.

Saraha, et notamment son Dohākośagīti semble alors en phase avec un Sahajayāna radical, tout comme d’ailleurs la Démonstration du Naturel (Sahajasiddhi) attribuée à Indrabhūti, et son commentaire, le Guide du Naturel (Sahajasiddhipaddhati), attribué à Lakṣmīṅkarā. Quelques caractéristiques communs du Sahajayāna radical pourraient être :
Le Naturel est sans méthode et toujours présent
Rejet des pratiques "artificielles"
“Non-méthode" et "non-méditation"
Le Naturel comme gnose naturelle : Le Naturel est "la gnose universelle qui se discerne elle-même"
Critique du ritualisme excessif et de la scolastique
Mais Saraha n’est pas seulement l’auteur du Dohākośagīti. D’autres Dohākoṣa (trilogie) et écrits davantage vajrayāniques lui sont attribués. Il est notamment l’auteur du commentaire créatif du "scandaleux" Buddhakapāla-yogini-tantra-raja[16]. Le point de divergence entre le “Saraha” de la tradition et le Sahajasiddhi d’Indrabhūti, semble être le refus des pratiques transgressives, non parce qu'elles sont transgressives, mais parce qu’elles sont justement des “pratiques”, des efforts, motivés par craintes et espoirs, et qu'elles ne sont pas naturelles, faciles...
Le Naturel n’a pas de méthode et est naturellement présent pour tous. Il ne se pratique pas à l’aide d’une méthode (scr. sādhana). Sinon ce serait comme si des enfants « deviendraient vieux en pratiquant la vieillesse», au lieu de vieillir naturellement.
« Les enfants [ont beau pratiquer] la vieillesse etc. pendant longtemps,
Ils n'y arriveront pas par l'effort.
 [30, 3-4]»
Les résultats auxquels on arrive en intervenant sur les causes ne dureront pas, parce qu’ils ont été obtenus par l’effort et non naturellement. Il en va de même pour les pratiques graduelles (scr. krama).
« Tout ce en quoi croit le sādhaka
Est réalisé avec beaucoup d'effort
Mais cela ne peut pas être appelé Naturel.
» (Guide du Naturel, p. 67)
Le Sahajasiddhi rejette donc aussi les pratiques de la phase d’achèvement avec caractéristiques (≈ kāyasādhana), qui interviennent sur le corps subtil et énergétique, ou si l’on veut le “Kālacakrayāna”. Ce qui est également le cas pour le Saraha du Dohākośagīti commenté par Advaya-Avadhūtipa[17]. En revanche, le Saraha commenté par Mokṣākaragupta (Dohākoṣapañjikā D 2258, P 3103) ne rejette pas les pratiques de la phase d’achèvement dite avec caractéristiques et peut être qualifié de“Kālacakrayāna”. Le commentaire par Advayavajra “le Newar” (Dohākoṣapañjikā Tōh. no. 2256) critique toutes les formes de bouddhisme traditionnel, y compris certaines formes de tantra institutionnalisées de son époque, suggérant que la réalisation directe du “Co-émergent” va au-delà du concept même du bouddhisme[18].

Les dohā et cāryagīti ont également été l’expression d’une liberté religieuse, celle de la vie réelle vécue comme religion, parmi ceux que SB Dasgupta (et d’autres) nomme les Vaiṣṇava Sahajiyā, les Bâuls (musiciens itinérants du Bengale), qui ne vivent pas le Sahaj comme “le co-émergant”.
"Nous suivons la voie sahaj (simple)[19] et ne laissons donc aucune trace derrière nous. Les bateaux qui naviguent sur la rivière en crue laissent-ils une marque ? Tous les cours d'eau qui se jettent dans le Gange deviennent le Gange. Ainsi devons-nous nous perdre dans le courant commun, sinon il cessera d'être vivant[20]" (Sen 1931 : 213-14)
Mais aussi dans les dohās et “pads” (pāda) de “Sants” tel Kabīr (1440-1518) et Raidas/Ravidas (1267-1337).
Que chanterai-je ? Il n'y a rien que je puisse chanter -
Je chante la beauté du sahaj.

refrain

Il n'y a pas de ciel, pas de montagne, pas de terre, pas de corps empli de souffle, pas de lune, pas de Rām, pas de Krishna, pas de qualités (guṇ), frère, quand la spontanéité parle.
Il n'y a pas de Védas, pas d'écritures, pas de Coran, dans le sahaj śūnya, frère.
Il n'y a pas de "Je" ou de "Tu", pas de "Tu" ou de "Je", à qui puis-je dire cela ?
Raidās dit, que chanterai-je ?
Chantant, chantant je suis vaincu.
Combien de temps vais-je considérer et proclamer : absorbe le soi dans le Soi ?
[21]
Et dans le Gitanjali d’un prix Nobel de littérature, Rabindranath Tagore (1861-1941), traduit en français par André Gide (LOffrande lyrique, 1912).
Quitte ton chapelet, laisse ton chant, tes psalmodies ! Qui crois-tu honorer dans ce sombre coin solitaire d’un temple dont toutes les portes sont fermées ? Ouvre les yeux et vois que ton Dieu n’est pas devant toi.

Il est là où le laboureur laboure le sol dur ; et au bord du sentier où peine le casseur de pierres. Il est avec eux dans le soleil et dans l’averse ; son vêtement est couvert de poussière. Dépouille ton manteau pieux ; pareil à Lui, descends aussi dans la poussière !

Délivrance ? Où prétends-tu trouver délivrance ? Notre Maître ne s’est-il pas joyeusement chargé lui-même des liens de la création ; il s’est attaché avec nous pour toujours.

Sors de tes méditations et laisse de côté tes fleurs et ton encens ! Tes vêtements se déchirent et se souillent, qu’importe ? Va le joindre et tiens-toi prés de lui dans le labeur et la sueur de ton front
[22]. “
On pourrait encore traduire (ou surtraduire) Sahaja par l’immanent, mais cela évoquerait aussitôt -- par co-émergence -- le transcendant. Un trop vieux couple, qui fait se détourner les yeux de la beauté du sahaj. 

Deux vers (pāda) de Kabīr, pour la route.
"Le paradis et l'enfer sont pour les ignorants, pas pour ceux qui connaissent Hari.
La chose effrayante que tout le monde craint, je ne la crains pas.
Je ne suis pas troublé par le péché et la pureté, le paradis et l'enfer.
Kabir dit, chercheurs, écoutez :
Où que vous soyez, c'est le point d'entrée
."*

"Fais de ton cœur La Mecque 
et de ton corps la Ka'aba.
Fais de la conscience
son gourou primordial.
"**

***

[1] En tant que préfixe inséparable, “saha” exprime des notions de « jonction », de « conjonction », de « possession », de « similarité » ou d'« égalité ». Lorsqu'il est combiné à des noms pour former des adjectifs et des adverbes, saha peut être traduit par « avec », « ensemble avec », « accompagné de », « ayant », « possédant » ou « ayant le même ». Monier-Williams Sanskrit-English Dictionary, 1899

[2] P.e. kulaja (« né dans une famille »), jalaja (« né dans l'eau », comme le lotus), et aṇḍaja (« né d'un œuf »)

[3] Traduit en anglais par Per Kvaerne, An Anthology of Buddhist Tantric Songs: A Study of the Caryāgīti, White Orchid Press, Bangkok, 1996.

[4] Il existe un commentaire par Munidatta dont la traduction tibétaine (par Grags pa rgyal mtshan) porte le titre sPyod pa’i glu’i mjod kyi ‘grel ba, qui contient les vers-racine commentés. Selon Kvaerne, la plupart des chants datent du 11ème siècle (p.7).

[5] Per Kvaerne
Sahaja literally signifies “being bom (-ja) together with (saha-)". The Tibetan Ihan-cig skyes-pa, followed by the Mongolian qamtu toriigsen, faithfully renders this. Frequently this basic meaning is expanded to include “congenital, innate, hereditary, original’’, hence also “natural”. Translations of sahaja have tended to be based on these derived senses; thus, to quote but two examples, Shahidullah rendered it “I’lnne” followed by Snellgrove “the Innate”’. While this translation is etymologically sound, and doubtlessly expresses an important aspect of sahaja, it nevertheless has the disadvantage of suggesting that sahaja is purely subjective or in some sense individual, that it is something like a hidden “divine spark” in the depths of man. Such at least are the associations which would seem most readily to present themselves. M. Eliade has suggested another translation, “Ie non-conditionne”6; while certainly correct as far as it goes, this, too, is unsatisfactory as it seems to lay exclusive stress on the transcendent nature of sahaja."
[6] H. Guenther, The Royal Song of Saraha. A Study in the History of Buddhist Thought, Seattle 1969, p.9 n.14. (voir illustration plus haut)
The literal translation of the Tibetan term Ihan-cig skyes-pa (Sanskrit sahaja) would be “coemergence,” and as such it is explained by Padma dkar-po, Phyag-chen gan-mdzod. . fols. 29a ff. Essentially it refers to the spontaneity and totality of the experience in which the opposites such as transcendence and immanence, subject and object, the noumenal and the phenomenal indivisibly blend. The translation of this term by “ I’ Innt” (M. Shahidullah) and “ the Innate ” (D. L. Snellgrove) is wrong.
La source pour la décision de Guenther est donc le “Phyag-chen gan-mdzod” (phyag rgya chen po'i man ngag gi bshad sbyar rgyal ba'i gan mdzod) de Kunkhyen Pema Karpo (1527–1592), soit une définition datant du 16ème siècle.

[7] trad auto FR
« Je répéterai ici son explication : "La traduction littérale du terme tibétain [han-cig skyes-pa (sanskrit sahaja)] serait 'co-émergence'... Essentiellement, il se réfère à la spontanéité et à la totalité de l'expérience dans laquelle les opposés tels que transcendance et immanence, sujet et objet, nouménal et phénoménal se fondent indivisiblement". - Je crois encore que Guenther a réussi à donner une description correcte des implications du terme sahaja. Cependant, sa traduction doit, je pense, être modifiée en "co-émergent", c'est-à-dire en adjectif, car je doute que sahaja soit jamais utilisé - en ce qui concerne les textes tantriques bouddhistes - comme nom, sauf comme abréviation pour sahajānanda, sahajajñāna etc., termes qui seront discutés ci-dessous. Pour le moment, je me limiterai à dire que je crois que "simultanément-surgi" ou quelque chose de semblable est la traduction la plus appropriée, et (anticipant mes conclusions) que le terme sahaja est fondamentalement lié au rituel tantrique de consécration où il se réfère à la relation entre les Joies ultimes et préliminaires. »
[8]Certains méditent sur le Mahāmudrā, mais ils ne font que méditer sur une idée imaginaire. Ils ne comprennent pas que le Mahāmudrā est la gnose (jñāna) qui naît des deux phases. La méditation Mahāmudrā de ces sots est dite être principalement la cause de renaître en tant qu'animal. Sinon, ils renaîtront dans le domaine sans forme, ou tomberont dans la cessation des naissance des śrāvakas. Même s'ils méditent bien, cela ne transcenderait pas la méditation Madhyamaka. Bien que la méditation Madhyamaka soit excellente, elle est très difficile à accomplir. Tant que les deux phases ne sont pas perfectionnées, une telle méditation ne peut aboutir, et le perfectionnement des deux phases est dit nécessiter des éons innombrables.

sDom gsum rab dbye :
“phyag rgya chen po bsgom na yang/ /rtog pa kha ‘tshom nyid bsgom gyi/ /rim gnyis las byung ye shes la/ /phyag rgya chen por mi shes so/ /blun po phyag rgya che bsgom pa/ /phal cher dud ‘gro’i rgyu ru gsungs/ /min na gzugs med khams su skye/ /yang na nyan thos ‘gog par ltung/ /gal te de ni bsgom legs kyang/ /dbu ma’i bsgom las lhag pa med/ /dbu ma’i bsgom de bzang mod kyi/ /’on kyang ‘grub pa shin tu dka’/ /ji srid tshogs gnyis ma rdzogs pa/ /de srid bsgom de mthar mi phyin/ /’di yi tshogs gnyis rdzogs pa la/ /bskal pa grangs med dgos par gsungs.”
[9] ‘bum phrag lnga pa’i kye’i rdo rje’i rgyud

[10] Cité dans le Sahajasiddhi-paddhati.
Lus can 'di dag thams cad ni//
'di nyid kyis ni dbugs 'byin zhing*//
dngos med gzhi las skyed par byed//
de 'dir lhan cig skyes pa yin//. 
[11] Traduits au au XIe siècle par le traducteur tibétain Dro Shérab Drak (alias Prajñākīrti) et le pandit cachemirien (brahmane) Somanātha.

[12] Joy Vriens, Sahajasiddhi-paddhati, le Guide du Naturel, Yogi-Ling, 2017
38. pha mo'i thig le'i rnal 'byor ni// kha cig sgrub pos sgrub par byed//bsam gtan bsam byar gang yod pa//de ni lhan cig skyes b.rod min//

39. b+ha ga'i nang gnas thig le ni// kha cig sgrub pos sgrub par byed// de ni rtog bcas go 'phang skye// de ni lhan cig skyes b.rod min//

40. sing ga'i dbus su bsam gtan ni// yid 'dod rnams kis som par byed// de ni rtog bcas go 'phang skye// de ni lhan cig skyes b.rod min//
[13] Ronald M. Davidson, Reframing sahaja: Genre, representation, ritual and lineage, Journal of Indian Philosophy, 2002

[14] Dasgupta, Shashi Bhushan (1946). Obscure Religous Cults As Background of Bengali Literature. Calcutta: University of Calcutta Press. Rev. edn., 1962. digitallibraryindia; JaiGyan

[15] gNyis su med par grub pa’i sgrub thabs zhes bya ba (phyag chen rgya gzhung, D2220)

[16] Résumé de la description très vivante de Ron Davidson

Le Buddhakapāla se distingue par son scénario d'ouverture "scandaleux", qui narre sa propre prédication et sa source spirituelle d'une manière conçue pour choquer le lecteur. Le récit débute avec le Bhagavan (le Bouddha) qui entre dans le nirvāṇa dans le lotus (vagin) de sa consort. Cette scène étonne les bodhisattvas et les yoginīs. Vajrapani demande alors à la yoginī Citrasena comment les êtres de moindre mérite peuvent atteindre le pouvoir (śaktyārohaṇopāya).

Le texte décrit différentes méthodes pour atteindre rapidement la siddhi par la récitation de mantras, en fonction du mérite de l'individu. Il souligne que la récitation sans les émotions appropriées ne confère aucun pouvoir. Citrasena, "enragée et féroce" mais "pleine de compassion", détruit l'armée de Māra en regardant le Bouddha décédé. Suite à cela, la tête du Bouddha s'ouvre, libérant un mantra qui descend et réduit en poussière les Nāgas du septième niveau, puis remonte dans la bouche de Citrasena avant de ressortir de son vagin pour retourner au crâne du Bouddha. Terrifiés, les grands serpents magiques, dont Vasuki, se soumettent à Citrasena. Le crâne du Bouddha s'ouvre alors pour révéler un texte, et Citrasena est invitée à prendre le livre du Buddhakapāla, présenté comme un roi des tantras et supérieur aux autres yoginī-tantras, bénéfique pour tous les êtres. Citrasena confie ensuite le texte à Vajrapāṇi. (Esoteric Buddhism, 2002, p. 247 etc.

[17] Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā (Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120)

[18] Klaus-Dieter Mathes & Péter-Dániel Szántó, Saraha's Spontaneous Songs: With the Commentaries by Advayavajra and Moksakaragupta, Wisdom Publications, 2024.
In sum, Advayavajra is extremely critical of all forms of traditional Buddhism, and that includes certain forms of tantra, which had already been institutionalized by his time. It thus seems that for Advayavajra the direct realization of the coemergent, the recurring topic in Saraha’s collection of songs, is even beyond the very concept of Buddhism. Mokṣākaragupta, on the other hand, does not read into any of Saraha’s verses a refutation of Buddhist or any other systems of philosophy.
[19] Dictionnaire Biswas, Sailendra. 2004. Samsada Bangala Abhidhana, en ligne
“1) সহজ sahaja (p. 999)
সহজ sahaja a. inborn, innate, instinctive; natural, inherent; easy, not difficult or strenuous, simple; easily understood, plain; not crooked or tough, simple, plain (সহজ লোক). ~গম্য a. easily accessible; (fig.) easy to understand. ~পাচ্য a. easily digestible; easy to digest.

2) সাহজিক sāhajika (p. 1010)
সাহজিক sāhajika a. natural; instinctive.”
[20] "We follow the sahaj (simple) way and so leave no trace behind us. Do the boats that sail over flooded river leave any mark? All the streams that flow into the Ganges become the Ganges. So must we lose ourselves in the common stream, else it will cease to be living" Kshiti Mohan Sen (1880 - 1960). Medieval Mysticism in India, reprint, Oriental Book, New Delhi ... F.E.Keay, Kabir and his Followers, Association Press, Calcutta, 1931
Cité dans Indian Religions, A Historical reader of Spiritual Expression and Experience, edited by Peter Heehs, Hurst & Company, London, 2002, p.298-299

[21]  Indian Religions, 2002, p. 370
"What shall I sing? There is nothing I can sing -I sing of the beauty of sahaj.

refrain

There is no heaven, no mountain, no earth, no body filled with breath, no moon, no Rām, no Krishna, no guṇs, brother, when spontaneity speaks.
There are no Vedas, no scriptures, no Koran, within the sahaj śūnya, brother.
There is no "I" or "You", no "You" or "I", whom can I tell this to?
Raidās says, what shall I sing?
Singing, singing I am defeated.
How long shall I consider and proclaim: absorb the self into the Self?
[22] Gitanjali, Rabindranath Tagore, Macmillan and Co, London, 1913, p. 8-9
LEAVE this chanting and singing and telling of beads! Whom dost thou worship in this lonely dark corner of a temple with doors all shut? Open thine eyes and see thy God is not before thee!

He is there where the tiller is tilling the hard ground and where the path-maker is breaking stones. He is with them in sun and in shower, and his garment is covered with dust. Put off thy holy mantle and even like him come down on the dusty soil!

Deliverance? Where is this deliver-ance to be found? Our master himself has joyfully taken upon him the bonds of creation; he is bound with us all for ever.

Come out of thy meditations and leave aside thy flowers and incense! What harm is there if thy clothes become tattered and stained? Meet him and stand by him in toil and in sweat of thy brow
.” 

* Heaven and hell are for the ignorant, not for those who know Hari.
The fearful thing that everyone fears, I don't fear.
I'm not confused about sin and purity, heaven and hell.
Kabir says, seekers, listen:
Wherever you are is the entry point. (Indian Religions, p. 365)

** Make your heart Mecca 
and your body the Ka'aba.
Make consciousness
its primal guru. (Indian Religions, p. 362)