samedi 7 juin 2025

Le cas du Rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara

Le rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara (2024)

(Contient des parties IA)

Le bouddhisme contemporain entre modernisation et authenticité ethnique

Le retournement académique : du bouddhisme rationnel au bouddhisme ethnique

L’Occident avait abordé le bouddhisme avec l'a priori d’une religion rationnelle, voire même athéiste, hostile à la magie et aux rituels. La plupart des publications universitaires allaient dans ce sens, s’appuyant surtout sur les textes canoniques, et avec “la méditation” (śamatha-vipaśyanā) comme pratique centrale. Le Theravada serait une invention des orientalistes européens[1] du XXe siècle, progressivement adoptée par les bouddhistes asiatiques eux-mêmes, comme dans l’exemple connu du retour de la “pizza napolitaine” inventée aux USA[2]. Le Zen pratiqué actuellement, est le fruit d’une rencontre entre tradition japonaise modernisée et attentes culturelles occidentales. Il est parfois très différent du Zen pratiqué dans les temples japonais plus traditionnels.

Chögyam Trungpa (1939-1987), maître bouddhiste tibétain, avait compris que les Occidentaux étaient particulièrement réceptifs à une approche directe, dépouillée et expérientielle de la méditation, à l’image du zazen. Il insistait sur le fait que la méditation n’était pas une fuite ou une quête de performance, mais un moyen de se confronter à soi-même et à sa propre expérience, rejoignant ainsi l’esprit du zen tel que l’enseignait Shunryū Suzuki (1904-1971) : s’asseoir pour s’asseoir, sans attente de résultat. “Sitting”. Avant de radicalement changer par la suite avec son projet de Sakyong, sa cour, et sa société éveillée de Shambala.

Les approches accommodées (Pleine conscience et Zen) ont aussi été adaptées en Asie. Simultanément, il y avait aussi un intérêt grandissant en Occident pour les pratiques tantriques des “Yogis du Tibet”, et pour le Livre des morts tibétain. Toujours dans la perspective d’une pratique individuelle “active”. Dans la diaspora tibétaine, la majorité des laïcs continuent de soutenir les monastères (offrandes, participation aux rituels, accumulation de mérite), mais la pratique active de méditations avancées (yidam, sadhanas tantriques, yogas) reste minoritaire et concerne surtout les moines, nonnes, et certains laïcs particulièrement investis ou formés auprès d’un lama.

Dans les autres formes de bouddhisme en Asie (Theravāda, Mahāyāna), la situation est comparable, voire plus marquée. Par exemple, en Thaïlande, au Cambodge ou au Sri Lanka, plus de 90 % de la population se déclare bouddhiste, mais la pratique active avancée (méditation intensive, retraites, étude approfondie) concerne surtout les moines et une petite minorité de laïcs. La majorité des fidèles se limite à la participation aux rituels, offrandes, fêtes religieuses, et à l’accumulation de mérite, ce qui constitue une “consommation du religieux” plutôt passive.

Les rites funéraires bouddhistes constituent l’un des aspects les plus vivants et partagés de la pratique religieuse dans toute l’Asie. Ils sont une occasion privilégiée pour accumuler du mérite, la pratique principale d’un laïc. La mort nous concerne tous, et il est naturel que les fidèles bouddhistes tibétains s’intéressent au Livre des morts tibétain, et les pratiques associées (“Dzogchen funéraire”), qui constituent un virage à 180 degrés par rapport à la pratique bouddhiste initiale en Occident, et que l’on pourrait qualifier de “théurgico-gnostiques[3]. Les dernières décades, le vent ayant tourné, les publications universitaires sur les aspects davantage théistes, théurgiques, magiques et, disons-le, éternalistes, se sont multipliées ; des aspects volontairement mis à la trappe précédemment.

Cette évolution vers une reconnaissance des aspects théurgico-gnostiques du bouddhisme asiatique trouve un écho particulier dans les débats contemporains sur l'appropriation culturelle portés par la French Theory et les études postcoloniales. Les critiques de "colonialisme culturel" dénoncent désormais la façon dont l'Occident aurait "épuré" et rationalisé le bouddhisme, en évacuant ses dimensions rituelles, magiques et cosmologiques pour ne retenir qu'une technique de méditation sécularisée, conforme aux attentes occidentales. Cette grille de lecture postcoloniale converge paradoxalement avec le mouvement de réhabilitation académique des pratiques "superstitieuses" longtemps marginalisées. Ainsi, ce qui était autrefois considéré comme des "scories" à éliminer pour accéder à l'"essence" du bouddhisme devient aujourd'hui la marque d'un "bouddhisme authentique" qu'il convient de préserver contre les déformations occidentales. Cette inversion des valeurs académiques s'accompagne d'une nouvelle hiérarchie implicite : le bouddhisme "ethnique" et ritualisé des communautés asiatiques se voit désormais paré d'une légitimité supérieure face aux adaptations occidentales, jugées réductrices et potentiellement néocoloniales.

La stratification contemporaine du bouddhisme

La convergence entre critique décoloniale et réhabilitation du bouddhisme "théurgico-gnostique" a inversé la hiérarchie des légitimités : ce qui était jadis considéré comme des scories superstitieuses à éliminer devient désormais la marque d'un "bouddhisme authentique" ethnique à préserver contre les déformations occidentales.

Le bouddhisme mondialisé se divise désormais entre : les Occidentaux orientés vers la pleine conscience sécularisée (vipassana, zen adapté), une minorité d'Occidentaux engagés dans les pratiques tantriques traditionnelles, Les communautés asiatiques maintenant leurs rituels ethniques complexes avec une pratique majoritairement passive d'accumulation de mérite par les fidèles laïcs.

L'hypothétique convergence vers un bouddhisme dévotionnel occidental

Cette configuration globale du bouddhisme contemporain soulève une question prospective intriguante : les Occidentaux encore engagés dans le bouddhisme tibétain pourraient-ils évoluer vers un modèle de pratique plus "asiatique", c'est-à-dire moins individualiste et moins axé sur la réalisation personnelle ? Plusieurs facteurs pourraient favoriser cette évolution. D'abord, le vieillissement des premières générations de pratiquants occidentaux, qui après des décennies d'efforts intensifs (retraites, sādhanas complexes, quête d'accomplissement spirituel), pourraient naturellement se tourner vers des formes de pratique moins exigeantes physiquement et mentalement. Ensuite, l'influence croissante des communautés tibétaines en exil, qui transmettent progressivement leurs codes culturels et religieux aux saṅghas occidentales. Enfin, la critique postcoloniale de l'approche occidentale "extractive" du dharma pourrait inciter certains pratiquants à adopter des formes plus "respectueuses" de la tradition, privilégiant la dévotion et l'accumulation de mérite sur la méditation intensive. Cette hypothétique convergence vers un bouddhisme plus dévotionnel et communautaire marquerait un renversement complet par rapport aux motivations initiales des pionniers occidentaux, qui cherchaient précisément à échapper aux formes religieuses traditionnelles jugées trop ritualisées et hiérarchiques. Une telle évolution transformerait le bouddhisme occidental d'une pratique de développement personnel en une véritable religion ethnique adoptive.

Le paradoxe décolonial face à l'hermétisme rituel

Les rites funéraires, pourtant cruciaux, restent hermétiques : le rituel funèbre de Cakrasaṃvara de 2024 illustre parfaitement cette inadéquation entre sophistication technique tantrique et mentalité occidentale moderne, créant un fossé comparable à une messe en latin pour des fidèles contemporains.

Contradiction fondamentale : alors que l'Occident chrétien a démocratisé sa religion (Bible vernaculaire, abandon du latin, évangélisme accessible), le bouddhisme ethnique maintient délibérément son hermétisme liturgique. Les décoloniaux se retrouvent à défendre un modèle religieux pré-moderne (soumission à l'autorité sacerdotale) que les Lumières européennes avaient précisément cherché à dépasser.

L'impasse du relativisme culturel absolu

Cette situation révèle un paradoxe décolonial particulièrement saisissant. Là où l'Occident chrétien a traversé plusieurs siècles de démocratisation religieuse—de la traduction de la Bible en langues vernaculaires à l'abandon du latin post-Vatican II, en passant par la multiplication des mouvements évangéliques privilégiant l'accessibilité—le bouddhisme ethnique maintient délibérément son hermétisme liturgique. Là où certaines pratiques tantriques ont été rendues accessibles aux pratiquants occidentaux—pratiques préliminaires, sādhanas de yidams, sessions collectives de prières de souhaits (smon lam) qui créent une cohésion communautaire—les rituels les plus cruciaux demeurent hermétiques : initiations complètes, rites funéraires, rituels d'investiture, tous récités en tibétain archaïque. Cette divergence évolutive pose un dilemme épineux aux décoloniaux : faut-il respecter ce choix culturel d'une "ethnie" (fût-elle diasporique) au nom de l'authenticité, ou peut-on critiquer cette inaccessibilité au nom de l'émancipation des fidèles ? La question devient encore plus complexe lorsque ces rituels s'implantent en Occident : doit-on accepter qu'en France, des Occidentaux convertis adoptent passivement des pratiques dont ils ne comprennent pas le sens, reproduisant ainsi une forme de religion "populaire" pré-moderne que leurs propres traditions ont abandonnée ? Ironiquement, les défenseurs de l'authenticité tibétaine se retrouvent à promouvoir en Occident un modèle religieux—la soumission à l'autorité sacerdotale—que les Lumières européennes avaient précisément cherché à dépasser. Cette inversion des rapports de modernité illustre parfaitement les impasses intellectuelles du relativisme culturel absolu.

Cette stratification révèle une double approche particulièrement éclairante. D'un côté persiste le "bouddhisme rationnel" popularisé par des figures comme le Dalaï Lama ou Matthieu Ricard lors de conférences grand public—un discours sur la compassion, la science contemplative et la philosophie de la vacuité qui continue d'attirer les sympathies occidentales et sert de "premier pas" vers la découverte du dharma. De l'autre côté opèrent les rituels "cruciaux"—initiations, rites funéraires, investitures (le plus souvent restés en tibétain)— qui assurent en réalité la survie institutionnelle du bouddhisme tibétain. Cette dualité n'est pas accidentelle : le discours rationnel sert de vitrine attractive, tandis que les pratiques théurgiques maintiennent l'autorité sacerdotale et la cohésion communautaire.

Anatomie d'un rituel traditionnel : le cas Cakrasaṃvara 2024

Résumé des dix phases du rituel principal

Le Rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara (bde mchog lho sgoi cho ga[4]), tel que composé par Sa Sainteté le 17ème Karmapa en 2024 pour guider la conscience de son père défunt, est une cérémonie funéraire tantrique profonde dont l'objectif principal est d'assister "la conscience" du défunt (rnam shes) dans sa transition à travers l'état intermédiaire (bar do). Il vise à purifier ses négativités karmiques et ses obscurcissements, à la protéger des dangers du bardo, et à la conduire vers une renaissance favorable, idéalement dans la Terre pure de Sukhāvatī, ou ultimement vers la libération complète.

Ce processus complexe implique plusieurs parties prenantes essentielles. Au cœur se trouve la conscience du défunt, bénéficiaire directe des actions rituelles. Les proches et la famille sont les initiateurs et les soutiens du rituel, leur dévotion et offrandes contribuant à son efficacité. L'officiant est un Vajrācārya (rdo rje slob dpon) qualifié et purifié, qui sert de canal par lequel les bénédictions sont transmises, et qui est assisté par d'autres membres du Saṅgha. La source ultime du pouvoir purificateur et transformateur réside dans les déités du maṇḍala, principalement le groupe de cinq divinités de Cakrasaṃvara.

Le rituel se déploie en deux grandes sections : les préparatifs et le rituel principal. Les préparatifs (sngon 'gro) assurent la sacralité de l'espace et la qualification de l'officiant, qui doit avoir reçu les initiations nécessaires et maintenu ses engagements (dam tshig).

Le rituel principal (dngos gzhi'i bya ba) se déroule ensuite en dix phases. La première phase est 1. la préparation des objets rituels (chas gzhug), où l'espace rituel est établi, incluant une plateforme de purification sur laquelle le corps du défunt ou, plus communément, une effigie le représentant, est placé. S'ensuit 2. la génération du support (rten bskyed), où cette effigie est rituellement transformée en un réceptacle sacré, apte à accueillir la conscience. La troisième phase, 3. la capturation de la conscience (rnam shes dgug), est un moment crucial où, par la force de la vérité (satyakriyā) et des mantras, la conscience errante du défunt est appelée et fixée dans le support préparé à cet effet.

Une fois la conscience stabilisée, le rituel aborde une double purification. La quatrième phase est 4. la purification (exorcisme) des obstructions (bgegs sbyong). Ici, des déités courroucées sont invoquées pour subjuguer et disperser les influences obstructives, les daimons ou forces négatives qui pourraient entraver la progression de la conscience. Cette purification se fait par des moyens progressifs : paisibles, mi-paisibles mi-courroucés, puis courroucés. La cinquième phase se concentre sur 5. la purification des actes négatifs (sdig pa sbyang ba). Les actes négatifs, les obscurcissements karmiques et les tendances habituelles (vāsanā) du défunt sont purifiés par des offrandes brûlées, la récitation de puissants mantras d’expulsion (brab sngags), et des ablutions rituelles, nettoyant ainsi le “continuum mental” (rgyud, saṃtāna) du défunt.

Après cette purification intensive, la sixième phase est 6. la prise de refuge (skyabs 'gro). La conscience purifiée est guidée pour prendre formellement refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Saṅgha, établissant une connexion vitale avec la voie de la libération et semant les graines pour la réalisation future des Trois Corps (Trikāya). La septième phase, 7. la transmission de l'initiation (dbang bskur), est un acte de transformation majeur. L'initiation de Cakrasaṃvara est conférée à la conscience (via son corps ou son support), la purifiant davantage, lui octroyant des bénédictions, et la "maturant" afin qu'elle puisse renaître sous une forme divine ou dans une terre pure, devenant "égale en fortune aux déités".

La huitième phase est 8. l'approvisionnement (zas gtad). Des aliments et d'autres biens sont donnés symboliquement pour apaiser la faim et les désirs de la conscience dans l'état intermédiaire, réduisant ainsi son attachement au monde et facilitant son voyage. Il ne faut pas lésiner sur les quantités[5]. Vient ensuite la neuvième phase, 9. la crémation de l'effigie (byang sreg). L'effigie, ayant servi de support temporaire, est maintenant rituellement brûlée. Cet acte symbolise la libération finale de la conscience de ses liens terrestres et la transformation des agrégats impurs en la nature pure des cinq sagesses et des familles de Bouddhas ; la conscience ayant été guidée et transformée n'a plus besoin de ce réceptacle.

Enfin, la dixième phase, 10. guider sur le chemin (lam sbyong bstan pa), assure que la conscience atteigne sa destination. Elle comprend la purification du chemin vers la terre pure, l'indication claire de la direction (souvent vers Sukhāvatī), puis le puissant lancement (‘phen pa) de la conscience vers cette terre pure. À son arrivée, la conscience est accueillie par les bodhisattvas résidents qui lui font des offrandes, marquant son intégration. Ils sont émerveillés que la conscience du défunt soit arrivée par les moyens puissants des tantras. Le cycle se conclut par l'expression de gratitude de la conscience nouvellement établie dans la terre pure envers l'officiant et les déités, et elle y poursuivra son chemin.

Même si les rituels dits “de la porte du Sud” s’appuient sur le Sarvadurgatipariśodhana Tantra, il semblent avoir apparus avec les pratiques dérivées des yogatantras supérieurs. Ce qui m’intéresse dans l’analyse ci-dessous, c’est le fait que ce rituel est réintroduit en 2024, et adapté par un jeune détenteur de lignée, tout à fait traditionnel. Il s’agit d’une adaptation mineure (avec Cakrasaṃvara comme yidam), par ailleurs parfaitement acceptable.

La théologie implicite révélée par la pratique

La cosmologie opératoire cachée

Pour comprendre les enjeux concrets de cette tension, examinons un cas précis : le rituel de la Porte du Sud de Cakrasaṃvara composé par le 17ème Karmapa (2024). Au-delà de la doctrine officiellement professée (Mahāmudrā sūtrayanique, Dzogchen "radical" sans pratiques visionnaires, vacuité, non-soi), que révèle l'examen de pratiques qui postulent tranquillement l'existence d'une "conscience" individuelle transmigrant et manipulable rituellement ? Notamment au moment de la mort, qui est souvent la raison d'être même d'une religion. Cette démarche de "rétro-ingénierie" doctrinale, appliquée au rituel funèbre et au Sarvadurgatipariśodhana Tantra qui le sous-tend, permet de mettre au jour une "théologie implicite" souvent très éloignée des présentations académiques habituelles du bouddhisme.

Dans cette théologie implcite, la doctrine de la transmigration et les peurs et les espoirs associés sont le point de départ. Sans celle-ci toute l’édifice doctrinaire et les pratiques associées s’effondre. Soit la transmigration dans les six mondes, dont trois destinées mauvaises. Il ne s’agit pas d’une version symbolique ou psychologisée des six mondes, mais de destinées possibles pour la réincarnation de “la conscience” du défunt.

Gnose démiurge

Dans les rituels associés, la parole est performative : “je crée avec la parole”. Revendiquant une connaissance opératoire des mécanismes cosmiques fondamentaux, le Vajrācārya possède une véritable gnose démiurgique pour créer, amender et défaire des corps mentaux sur une couche "noétique". Il connaît les noms véritables (nāman) des choses. Les mots véritables créent ce qu'ils nomment. L'univers est tissé de "noms véritables" (mantras, syllables-germes).

Aussi, sait-il recréer un être humain à partir de la conscience séparée (syllabe NṚI au coeur) avec le corps, une partie du corps, habit, etc., ou une effigie. Il manipule les trois "corps" (physique, subtil, causal), les agrégats (skandhas), les éléments (dhatus), recréant un être doté de toutes les facultés sensorielles et mentales à partir de la conscience capturée. En récitant "OṂ VAJRASATTVA HŪṂ JAḤ", il n'invoque pas Vajrasattva, mais actualise la présence de Vajrasattva.

La mécanique du salut forcé

Avec sa gnose démiurgique et connaissance des noms véritables, le vajrācārya, identifié à Cakrasaṃvara, peut retrouver et capturer une conscience en errance, où qu'elle se trouve, et même si elle est déjà engagée dans une nouvelle existence, y compris, et surtout dans les destinées mauvaises. Avant les yogatantras supérieurs, c’était “l’acte de vérité” (satyakriyā) qui avait ce pouvoir. La formule est développée ici :
Par la vérité des glorieux Maîtres nobles, racine et lignée,
par la vérité du Bouddha,
par la vérité du Dharma (chos ; Skt. Dharma),
par la vérité du Saṅgha (dge 'dun ; Skt. Saṅgha),
par la vérité de tous ceux qui parlent vrai (bden par smra ba),
par la vérité des Ainsi-Allés (tathāgata),
du Vajra, du Joyau, du Lotus,
et de l'Action, qui résident dans les familles (rigs su bzhugs pa),
par la vérité de l'essence (hṛdaya),
du mudrā (phyag rgya),
des mantras secrets (guhyamantra),
et par les déités des vidyā-mantras selon leur spécificité (rig sngags kyi lha'i khyad par thams cad),
et par les bénédictions de la vérité de l'assemblée des déités du Bhagavat Śrī Cakrasaṃvara avec leur entourage,
que le défunt Untel, où qu'il se trouve,
vienne ici à l’instant même !
Sans pouvoir resister la conscience en errance ou incarnée est attirée instantanément, capturée et figée (dgug gzhug bcings dbang du bya) dans son ancien corps, ou une effigie, le temps du rituel. Leurs enveloppes les plus récentes sont jetées dans l'océan de sel (ba tshwa can gyi rgya mtshor dor bar bsam par bya'o). La conscience sauvée va subir une double purification de tout ce qui fait obstacle et des actes négatifs du passé. Toute propre, les articulations subtil du corps-effigie provisoire sont marquées et bénies (de la charge du corps de gnose) OṂ SARVAVIT VAJRA ADHIṢṬHĀNA JÑĀNASAMAYA HŪṂ

La forme courroucée de la divinité chassera les obstacles obscurcissants par sa Lumière éclatante, et anéantit tous les ennemis, en trois phases : paisible, mi-paisible mi-courroucé, courroucé. Qu’ils rentrent chez eux, sinon, “Les vajras de gnose flamboyants (ye shes kyi rdo rje me rab tu 'bar ba) vous brûleront et vous anéantiront pour sûr (bsreg cing rnam par 'joms par gdon mi za'o) !" Une sorte d’exorcisme.

La double purification est suivie d’une double ablution, de la divinité et du défunt[6], l’eau des ablutions de la divinités, porteuse de bénédiction, servira d’eau d’ablution du défunt. Six flots d’eau purifient les six perfections. La phase de purification des ablutions est suivie de l'instauration du bien-être (bde legs su bya ba), également sous la forme d’un flot d’eau. La conscience du défunt devient ainsi le support excellent des royaumes supérieurs, prête à prendre refuge et à recevoir l’initiation de Cakrasaṃvara, la tablette nominale (ming byang 'di la) servant de support de la conscience (rnam shes kyi rten gyis la). La conscience est alors prête à recevoir les instructions du bardo.
Tu es mort et as transmigré du monde des humains (mi'i nang nas ni shi 'phos).
Tu n'as pas encore pris [naissance dans] l'existence du monde suivant ('jig rten phyi ma'i srid pa ni ma blangs).
Tu dépends d'un corps mental (yid kyi lus) et d'une nourriture constituée d'odeurs (dri tsam gyi zas la brten zhing).
Errant sans demeure fixe (gnas nges med du 'khyams pa), tu as atteint cet état appelé l'existence de l'état intermédiaire (bar do'i srid pa zhes bya ba'i gnas skabs der slebs pa yin)
.”

Les messagers de Yama (gshin rje'i skyes bu rnams kyis) t'accueillent par-devant (mdun nas bsus).
Tu entends des bruits forts de "Frappe !" et "Tue !" (sod cig dang rgyob cig gi sgra skad drag po ni thos).
Une pluie d'armes effrayantes tombe comme une pluie d'étoiles filantes ('jigs pa'i mtshon cha'i char pa ni skar mda' 'khrugs pa ltar bab).
Tourmenté par la souffrance de la peur et de l'effroi, tu es sans refuge, sans protecteur, sans allié
."
Après la prise de refuge l’initiation (facultative) suit celle que l’on trouve dans la Visualisation [des cinq déités] de Cakrasaṃvara (bde mchog gi mngon rtogs) du huitième Karmapa. Le rituel se poursuit avec l’approvisionnement (za gtad) de la conscience du défunt pour son voyage de retour. Le corps ou l'effigie est alors prêt à être incinéré, la conscience séparée bien préparée pour la suite.
En allumant ainsi le feu depuis les pieds du corps ou de l'effigie, on visualise que les souillures et les obscurcissements des cinq agrégats, etc., du défunt sont purifiés, devenant de la nature du corps, de la parole et de l'esprit des cinq familles (rigs lnga), des quatre Mères (yum bzhi), des six Bodhisattvas et déesses[7].”
Le corps incinéré, la conscience est instruite de partir vers l’ouest, direction Sukhāvatī, la Terre pure d’Amitābha. Le vajrācārya indique le chemin, et propulse[8] la conscience (dag pa'i zhing du 'phen pa) vers Sukhāvatī, où elle prendra naissance dans une fleur de lotus en présence du Bouddha Amitābha. Les êtres de Sukhāvatī l’accueillent, lui font des offrandes, et expriment leur admiration sur les méthodes tantriques mis en oeuvre pour ce lancement réussi.
Emaho ! Les bénédictions des mantras des Bouddhas (sangs rgyas rnams kyi ni sngags kyi byin rlabs ya mtshan che) sont prodigieuses !
Car les êtres sensibles tombés dans les destinées mauvaises naissent rapidement dans les demeures divines (ngan song lhung ba yi sems can lha gnas myur du skyes) !
"
La conscience renée en bodhisattva à Sukhāvatī exprime alors sa gratitude envers le vajrācārya, qui l’avait sauvé et propulsé sa conscience vers Sukhāvatī, et l’assemblée des divinités du maṇḍala.
Il n'y a pas de maître semblable au Bouddha (sangs rgyas 'dra ba'i ston pa med) !
Il n'y a pas de vertu semblable au Dharma (chos dang 'dra ba'i dge ba med) !
Il n'y a pas de réceptacle semblable au Saṅgha (dge 'dun 'dra ba'i snod med de) !
Il n'y a pas de guide semblable aux mantra (sngags dang 'dra ba'i 'dren pa med) !
Car nous avons été purifiés des destinées mauvaises (gang phyir ngan song bdag cag sbyangs),
Et établis dans la pratique de l'Éveil (byang chub spyod pa nyid la bzhag) !
"
Le rituel se termine de façon traditionnelle. Le reste du texte consiste en les considérations des choix du 17ème Karmapa pour la compilation/rédaction du texte, et les sources qui ont servi de référence. Le texte reste entièrement ancré dans la tradition, sans autres innovations.

L'impossible démocratisation du tantrisme tibétain

L'écart révélé entre sophistication revendiquée et pratique effective

Cette analyse révèle un décalage saisissant entre la sophistication philosophique revendiquée et la cosmologie magique effectivement mise en œuvre. Là où la doctrine professée insiste sur l'interdépendance et la vacuité (stong pa’i ngang las…), la pratique rituelle mobilise une métaphysique substantialiste des "consciences errantes" et des "corps subtils". L'hermétisme de ces pratiques n'est pas accidentel mais structurel : il découle directement de présupposés cosmologiques incompatibles avec la rationalité moderne. La langue tibétaine elle-même devient une barrière volontairement maintenue, préservant le monopole sacerdotal sur l'interprétation des "noms véritables".

Pourquoi ce rituel reste-t-il inaccessible aux Occidentaux ?

Cette inadéquation devient particulièrement manifeste dans les rites funéraires contemporains. Pour la plupart des pratiquants occidentaux, et même pour de nombreux Tibétains en diaspora non-monastiques, un tel rituel reste aussi ésotérique qu'une messe en latin pour des fidèles du XXIème siècle. Les participants assistent à une cérémonie dont ils ne saisissent que les grandes lignes, incapables de suivre la logique interne des "dix phases du rituel principal" ou de comprendre la signification de la "purification des démons par des moyens mi-paisibles mi-courroucés." Cette situation révèle un paradoxe : alors que le bouddhisme occidental privilégie généralement l'accessibilité et la compréhension directe, les rites de passage les plus importants—ceux qui accompagnent la mort—demeurent enfermés dans un formalisme théurgique traditionnel.

Vers une fragmentation définitive ?

Cette persistance de rituels "non modernisés" dans des communautés pourtant acquises à un bouddhisme adaptatif suggère peut-être que, face à l'angoisse ultime, même les pratiquants les plus "occidentalisés" cherchent la légitimité rassurante de formes religieuses perçues comme authentiques, fût-ce au prix de leur intelligibilité. L'avenir dira si cette tension se résoudra par une fragmentation définitive entre un bouddhisme occidental sécularisé et un bouddhisme ethnique ritualisé, ou si émergera une synthèse inédite réconciliant accessibilité moderne et profondeur traditionnelle.

Conclusion : Le bouddhisme pris au piège de ses propres contradictions

Le rituel de Cakrasaṃvara de 2024 cristallise les tensions contemporaines du bouddhisme mondialisé. D'un côté, il témoigne de la vitalité créatrice d'une tradition millénaire capable de s'adapter tout en préservant sa cohérence doctrinale. De l'autre, il révèle l'impasse dans laquelle se trouve le bouddhisme occidental : pris entre son aspiration initiale à la démocratisation spirituelle et la pression décoloniale à respecter l'authenticité ethnique. Cette situation illustre un paradoxe plus large de notre époque : l'injonction à préserver les particularismes culturels peut conduire à réintroduire en Occident des modèles religieux que sa propre évolution historique avait dépassés. Le bouddhisme, religion de la "libération", risque ainsi de devenir, pour ses adeptes occidentaux, une forme sophistiquée d'aliénation volontaire au nom du respect de l'Autre. Pour l'heure, le fossé semble se creuser, chaque camp revendiquant une légitimité exclusive sur l'héritage du Bouddha.

***

[1] Le « bouddhisme theravāda », cette autre invention de l'Occident, Grégory Kourilsky, Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient Année 2014 100 pp. 361-368

[2] Sur un autre plan, le yoga (Patanjali, Hatha-yoga) promu par des maîtres comme T. Krishnamacharya, B.K.S. Iyengar ou Pattabhi Jois à partir des années 1960, a mis l’accent sur les postures (asanas) et la discipline corporelle.

[3] 1. Dualisme métaphysique : opposition corps/âme, matériel/spirituel, pur/impur
2. Sotériologie ésotérique : salut par des connaissances et pratiques secrètes accessibles aux seuls initiés
3. Cosmologie hiérarchisée : univers peuplé d'entités spirituelles intermédiaires
4. Praxis magique : efficacité attribuée à des actes rituels précis

[4] Devant la porte du sud du maṇḍala. Il s’agit de rituels funèbres avec p.e. Bhaiṣajyaguru, Vaircocana, Vajrabhairava, nA ro mkha' spyod ma, etc. Il existe également des commentaires, p.e. lho sgo'i cho ga'i rgyas 'grel gzhan phan nyi 'od, bdr:MW1KG13759_219B2E, par Co ne grags pa bshad sgrub (1675 – 1748), très complet et intéressant.

[5] Le commentaire du Sarvadurgatipariśodhana Tantra cité par Drakpa Shedrub explique que le défunt aurait rapidement faim…
"Ô grand roi ! Dans tous les mondes - des quatre continents aux mille mondes, aux deux mille, aux trois mille grands milliers de mondes, et dans tous les mondes infinis, incalculables, inconcevables - avez-vous vu ou entendu des êtres qui mangent continuellement avec très peu de nourriture et de boisson pendant tous les temps et de nombreux kalpas ?"
kye rgyal po chen po gling bzhi ba nas stong gi 'jig rten gyi khams dang*/ stong gnyis dang stong gsum gyi stong chen po'i 'jig rten gyi khams dang*/ 'jig rten gyi khams mtha' yas dpag tu med pa bsam gyis mi khyab pa thams cad na/ bza' ba dang btung ba nyung ngu nyung ngus dus thams cad dang bskal ba mang por za ba'i sems can gzigs sam/ gsan nam/

[6] Le lavage du défunt (tshe 'das bkru ba) est le suivant :

"Ensuite, on verse l'eau de l'ablution (khrus gsol ba'i chu de) dans un autre vase (bum pa gzhan du blugs te). Pour les premières nuits [après le décès] (nub dang po rnams la), on lave l'effigie (gzugs brnyan) du support (rten gyi) reflétée dans un miroir (me long du shar ba bkru zhing). Pour la dernière nuit (nub tha ma la), on le lave directement (dngos su bkru). Si ce sont des restes corporels comme un cadavre (ro) ou des ossements (rus bu lta bu yin na), on les lave directement (dngos su bkru zhing). S'il s'agit d'une planchette nominale (ming byang), de vêtements (gos), etc., on asperge l'eau du vase avec de l'herbe kuśa sur le miroir ou directement (me long la'am yang na ku shas bum chu 'thor te)."

[7] Byang chub sems dpa' drug dang lha mo drug
Kṣhitigarbha (Sa'i snying po) et Rūpavajrā (gZugs rdo rje ma) ;
Vajrapāṇi (Phyag na rdo rje) et Shabdavajrā (sGra rdo rje ma) ;
Ākāśagarbha (Nam mkha'i snying po) et Gandhavajrā (Dri rdo rje ma) ;
Avalokiteśvara (sPyan ras gzigs) et Rasavajrā (Ro rdo rje ma) ;
Sarvanivaraṇaviṣkambhī (sGrib pa thams cad rnam sel) et Sparśavajrā (Reg bya rdo rje ma) ;
et Samantabhadra (Kun tu bzang po) et Dharmadhātuvajrā (Chos dbyings rdo rje ma). (Tsadra)

[8] Comme une flèche lancée par un homme puissant (skyes bu stobs ldan gyis mda' 'phangs pa bzhin du)

lundi 2 juin 2025

Vers davantage d'investitures de tulkus ?


Deux nouveaux livres ont retenu mon attention sur une page FB de Dharma Ebooks, un site de livres électroniques religieux lancé en 2017 par le 17ème Karmapa Ogyen Trinley Dorje (OTD). Il s’agit de deux textes de rituels composés en 2024.

Rituel pour guider les défunts ("Porte du Sud") avec Cakrasaṃvara (བདེ་མཆྷོ་ྒོི་ོ་)
Rituel d'investiture (ྲི་མངའགསྱི་ོ་)

Inauguration de Dharma Ebooks 2017 (youtube)

La persistance, en plein XXIe siècle, de l’imaginaire et de l'idéal théocratique dans le bouddhisme tibétain m’interpelle. Ces deux textes ont été composés pour de différents besoins, afin de combler à un manque des rituels existants.

Karma Dondrub, le père du 17ème Karmapa, est décédé en 2024, et son incinération a eu lieu en août 2024 au Tibet. C’est à cette occasion, et suite à un rêve particulier (gzim lam), que le 17ème Karmapa a fait un Rituel de guidance vers Sukhāvatī (dag pa'i zhing du 'phen pa) avec Cakrasaṃvara, alors qu'il avait initialement envisagé de le faire avec Avalokiteśvara. Sukhāvatī est la Terre Pure d'Amitābha à l'ouest. Avalokiteśvara est un bodhisattva/divinité de kriyātantra, et Cakrasaṃvara, une divinité de classe supérieure (anuttarayoga tantra).

Dans le texte du rituel, les bodhisattvas à Sukhāvatī s’étonnent de voir arriver quelqu’un par des moyens de tantras supérieurs. Le défunt est accueilli par les bodhisattvas, dont un qui s’interroge sur le nouvel arrivé.
"Le bodhisattva enquête : d'où est-il né ? où est-il né ? par quelle cause est-il né ? Il découvre qu'il est né de Jambudvīpa vers la terre pure de Sukhāvatī par le pouvoir des rituels tantriques."

"Ema ho ! Ô guide Śākyamuni ! Comme tes actions d'éveil sont merveilleuses ! Car les êtres tombés dans les destinées infortunées sont rapidement libérés comme l'éclair !"

"Ema ! Comme les bénédictions des mantras des Bouddhas sont extraordinaires ! Car les êtres tombés dans les destinées malheureuses renaissent ainsi rapidement dans les sphères divines !
[1]"
C’est à cet effet, que le nouveau rituel de guidance vers Sukhāvatī contient une courte initiation du Cakrasaṃvara anuttarayoguique. Le Rituel cite le tantra racine de Cakrasaṃvara (chapitre 51) :
"Au moment du transfert (pho ba, saṃkrānti) des yogis,
Le Glorieux Buveur-de-Sang (khrag 'thung dpal, Heruka), Vajrayoginī (rdo rje rnal 'byor ma) et les autres,
Tenant dans leurs mains de fleurs colorés,
Et diverses bannières et étendards de victoire,
Accompagnés des sons de divers instruments de musique
Et d’offrandes de chants variés,
Cette conception appelée 'mort',
Est conduite au royaume de Khécara (mkha' spyod gnas)
[2]."
En plus des rituels de renaissance à Sukhāvatī davantage connus, celui-ci permet aux défunts de recevoir une initiation post-mortem et, fraîchement initiés, d’être guidés vers les Khecarī (mkhaspyod), en théorie. Ou sinon pour passer le pont. Ce qui est une nouveauté pour moi, est la possibilité d’initier l’âme du défunt. Si le défunt était un tāntrika, cela permettrait de purifier ses samaya et voeux endommagés, et cela purifierait du même coup l’officiant du rituel…
Il faut accomplir le maṇḍala des trois [aspects] - génération de soi comme la divinité, génération de la divinité en face et génération de la divinité dans le vase - de quelque divinité d'élection que ce soit, faire les offrandes, etc. En particulier, si l'on confère l'initiation au défunt, il est absolument nécessaire que [l'officiant] lui-même soit engagé dans [la pratique] et ait reçu l'initiation. Même si l'on ne confère pas l'initiation [au défunt], pour accomplir un rituel comme celui de la “Porte du sud”, l'officiant du rituel doit impérativement avoir des samayas et des vœux parfaitement purs. Car, en raison des circonstances actuelles de lieu et d'époque, les transgressions racines surviennent très facilement, et cette prise d'initiation pour restaurer les samayas et vœux dégradés est donc indispensable. Cependant, si soudainement un cas spécial particulier se présente, [on peut recourir à] la Visualisation des cinq divinités de Cakrasaṃvara (bde mchog lha lnga'i mngon rtogs[3]) composée par le 8ème Karmapa.”
La deuxième publication est un Rituel d'investiture pour un “grand tulku” (mchog sprul). La reconnaissance et l'intronisation de tulkus a explosé en exil ("tulku boom"), depuis l’invasion chinoise (1959). La lignée de pratique Karma Kamtsang, bien qu'étant historiquement une source du système des tulkus, ne semblait guère posséder de rituels d'intronisation formalisés, à l'exception possible de quelques notes manuscrites de Jamgön Lodrö Thayé.
Ce [rituel] appelé ‘L'aube du bonheur et de bien-être’ est la cérémonie d'investiture des nobles réincarnations (mchog sprul) sur son trône du Dharma est l'une des œuvres importantes composées par Sa Sainteté le 17e Gyalwang Karmapa[4].

Bien que le système des tulkus (réincarnations) soit répandu dans toutes les écoles du Tibet - Sakya, Gelug, Kagyu et Nyingma - les rituels d'intronisation autonomes sont extrêmement rares. En particulier, bien que la lignée de pratique Karma Kamtsang soit historiquement devenue la source du système des tulkus, les rituels d'intronisation des tulkus ne semblent guère apparaître, à l'exception peut-être de quelques notes manuscrites de Jamgön Lodrö Thayé.

Par conséquent, cette année, en raison du grand besoin pour l'intronisation de la réincarnation de Bokar Rinpoché, et suite aux requêtes de Bokar Khenpo Rinpoché et d'autres, Sa Sainteté le 17e Gyalwang a examiné tous les documents pertinents des archives tibétaines : les cérémonies d'intronisation royale, les rituels de longue vie, les rituels d'intronisation, ainsi que d'autres biographies qui clarifient les circonstances liées aux intronisations.

Il a ainsi composé ce [rituel] aux mots et au sens remarquables, dans des versions étendues et condensées appropriées, principalement basé sur les offrandes aux Arhats selon la tradition des soutras, et qui convient à la fois aux pratiques traditionnelles et aux besoins contemporains.

Ceci est une œuvre d’ordre historique, et parce qu'elle sera très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus, nous l'avons maintenant produite sous forme de livre électronique ('phrul deb) et diffusée
[5].”
Le trône est le centre du rituel d’investiture. L’acte d’intronisation est enraciné dans des précédents historiques, comme l'intronisation du Roi Trisong Deutsen par Padmasambhava ou l'intronisation de Karmapas antérieurs par des empereurs[6]. Un “grand tulku” (mchog sprul) au Tibet était un théocrate avec un pouvoir à la fois séculier et spirituel. Ses références théocratiques sont les monarques universels (cakravartin), les “rois de dharma” (dharmaraja, chos rgyal), les rois de Shambala (rigs ldan, Kalki), le roi/empereur Trisong Deutsen. Puis, les grands théocrates historiques des diverses lignées.

L’investiture est à l’image de la consécration imaginée de Maitreya, “le prince héritier consacré” (abhiṣikta)[7], intronisé comme régent (yuvarāja) par le Bouddha, avant que ce dernier ne descende de Tuṣita pour prendre naissance sur la terre et de conduire sa carrière de Bouddha, comme un “nirmāṇakāya suprême” (mchog sprul), déployant les douze actes caractéristiques d’un Bouddha. Dans le Rituel d’investiture, le “nirmāṇakāya suprême” est “la suprême réincarnation d’un mahāpuruṣa (skyes chen dam pa'i yang srid)”. Un mahāpuruṣa est ungrand homme.

Tout cela est-il purement symbolique et métaphorique ? Cependant les métaphores programment notre esprit (Lakoff). Quel peut être dans ce l’effet du symbolique impériale ? Ou est-ce "Faire les choses, sans les faire vraiment" ?

Le texte souligne que "ceci est une œuvre de nature historique, et parce qu'elle sera très nécessaire lors de la reconnaissance et de l'intronisation futures de nombreuses réincarnations de maîtres, lamas et tulkus"[8]. L'objectif serait donc, malgré les nombreux problèmes avec des tulkus, de reconnaître et investir de nombreuses réincarnations à l’avenir.

Quelqu’un qui a connu les débuts du bouddhisme tibétain en Europe, malgré tout une période avec une certaine ouverture déchange et d'adaptation  -- peut-être provisoire et stratégique en s’appuyant sur les quatre façons d’attirer le monde (bsdu ba'i dngos po bzhi)[9] -- n’échappe pas à l’impression d’un revirement. Les Tibétains ont de bonnes raisons de vouloir préserver leur culture, même si cela passe souvent par ce que l’on pourrait considérer comme des choix conservateurs et passéistes. La tendance planétaire actuelle semble d’ailleurs leur donner raison... L’Inde de Modi, où se trouvent grand nombre de réfugiés tibétains, et le mouvement Hindutva les poussent également dans ce sens. En faisant abstraction du fait que le bouddhisme tibétain est désormais davantage tourné vers l’Asie, d’un point de vue européen, ce bouddhisme suranné à l’ésotérisme impérial, avec le Kālacakra Tantra comme modèle, pourrait-il encore attirer les jeunes européens ?

***

[1] Rituel pour guider les défunts
byang chub sems dpa' des kyang rang nyid gang nas skyes/ gang du skyes/ rgyu gang gis skyes brtags pas/ 'dzam bu'i gling nas bde ba can gyi zhing khams su sngags kyi cho ga'i stobs kyis skyes par mthong nas/

e ma ho/ shakya mgon po'i/ sangs rgyas mdzad pa ngo mtshar che/ gang phyir ngan song lhung ba yi/ sems can glog bzhin myur du grol/

e ma sangs rgyas rnams kyi ni/ sngags kyi byin rlabs ya mtshan che/ gang phyir ngan song lhung ba yi/ sems can lha gnas myur du skyes/
[2] Rituel pour guider les défunts
rnal 'byor pa rnams 'pho ba'i tshe//
khrag 'thung dpal sogs rnal 'byor ma//
lag na me tog sna tshogs thogs//
rgyal mtshan ba dan sna tshogs dang
sna tshogs glu yi mchod pa yis//
'chi ba zhes bye rnam rtog 'di//
mkho' spyid gnas su khrid par byed//

 rnal 'byor pa rnams 'pho ba'i tshe//
khrag 'thung dpal sogs rnal 'byor ma//
[...] mkha' spyod gnas su khrid par byed/
[3] Rituel pour guider les défunts bDe mchog lha lnga'i mngon rtogs bdr:MW3PD1288_9BC091

[4] Rituel d'investiture
skyes chen dam pa'i yang srid chos kyi khri la mnga' gsol ba'i cho ga phan bde nyin mor byed pa'i snang ba zhes pa 'di ni
[5] Rituel d'investiture
skyes chen dam pa'i yang srid chos kyi khri la mnga' gsol ba'i cho ga phan bde nyin mor byed pa'i snang ba zhes pa 'di ni rgyal dbang karma pa sku phreng bcu bdun pa chen pos mdzad pa'i gsung rtsom gal che ba zhig yin cing*/ de yang bod la sprul sku'i lam lugs sa dge bka' rnying thams cad la ma khyab pa med kyang / khri mnga' gsol gyi cho ga rang rkang tshugs pa ni shin tu dkon/ lhag par sgrub brgyud karma kam tshang ni lo rgyus thog sprul sku'i 'byung khungs su gyur kyang sprul sku khri 'don gyi cho ga ni 'jam mgon blo gros mtha' yas kyi gsung zin bris lta bu zhig las phal cher mi snang*/ der brten lo 'dir 'bo dkar rin po che'i yang srid khri la mnga' gsol ba'i don du dgos mkho che bar brten/ 'bo dkar mkhan rin po che sogs kyis bskul ma zhus pa ltar rgyal dbang bcu bdun pas bod kyi yig tshang rnams las rgyal po mnga' gsol dang /brtan bzhugs kyi cho ga /khri mnga' gsol gyi cho ga_gzhan yang khri mnga' gsol dang 'brel ba'i gnas tshul gsal ba'i rnam thar sogs 'brel yod kyi yig cha thams cad la gzigs rtog mdzad nas/ srol rgyun gyi phyag bzhes dang deng dus kyi dgos pa gnyis ka dang mthun pa/ gtso bo mdo lugs kyi gnas brtan phyag mchod la sbyar ba'i cho ga rgyas bsdus 'tshams la tshig don rmad du byung ba 'di nyid mdzad/ 'di ni lo rgyus rang bzhin gyi gsung rtsom yin cing / 'byung 'gyur bstan bdag bla sprul mang po'i yang srid ngos 'dzin dang mnga' gsol bgyi ba'i skabs dgos mkho che ba'i phyir da res nga tshos 'phrul deb tu bzos nas 'grems spel zhus yod/
[6] Le texte mentionne également que les Karmapas précédents, à partir du 2ème Karmapa, furent intronisés comme 'Roi du Dharma des trois royaumes' et reçurent des couronnes d'empereurs chinois et mongols, comme l'Empereur Ming.

[7] Mantras et mandarins, Michael Strickmann, p.85

[8] Rituel d'investiture
'di ni lo rgyus rang bzhin gyi gsung rtsom yin cing / 'byung 'gyur bstan bdag bla sprul mang po'i yang srid ngos 'dzin dang mnga' gsol bgyi ba'i skabs dgos mkho che ba'i phyir
[9] La générosité (sbyin pa), les paroles plaisantes (snyan smra), la conduite bénéfique (don spyod) et la conduite concordante (don mthun). Voir aussi The four factors of gathering disciples.

mardi 27 mai 2025

Les paradoxes d'un "philosophe roi"

Karmapa 8 Mikyö Dorje (détail, HA65823)

Jim Rheingans de l’université de Vienne a étudié de près le Grand sceau pratiqué et enseigné par le huitième Karmapa Mikyö Dorje (1507–1554)[1] d’après les sources hagiographiques de Karmapa, ses oeuvres et les entrevues spirituels (dri lan) avec ses disciples. Suite de mes explorations

Un lama-racine âgé de trois siècles

"Lama Zhang", palais du Potala 

Karmapa 8 Mikyö Dorje avait quatre maîtres spirituels principaux[2], principalement Kagyupa et/ou Sakyapa. Jeune homme, son coeur semblait balancer entre leGrand sceaumystique et ésotérique. Dans sa Méthode de placement [de la pensée, cittasthāpanā] selon les instructions de la lignée Dagpo Kagyu (Dwags po bka' brgyud kyi bzhag thabs shig) que Mikyö Dorje avait finalisé en 1546, une information ajoutée en note (mchan) m’intéresse particulièrement.
"Quand le huitième Karmapa se dit béni par le premier Karmapa et par Lama Zhang [brTson grus seng ge (1123–1193)], le commentaire interlinéaire remarque que si le Karmapa avait d'abord adhéré à la vue 'faux-aspectiste' (rnam rdzun pa) du Cittamātra, par la suite, ayant lu L'ultime voie suprême de la Mahāmudrā (Lam mchog mthar thug) de Lama Zhang [Yudrakpa (1122–93)], il se tourna vers le Madhyamaka de Candrakīrti et prit Zhang comme guru racine[3]."
L'ultime voie suprême de la Mahāmudrā semble avoir fait une très forte impression sur Mikyö Dorje, au point qu’il décida d’en faire une source d’inspiration majeure, et de prendre son auteur, “Lama Zhang”, comme lama-racine. Il est standard de prendre refuge en le Bouddha, en les lamas de la lignée, mais la possibilité de prendre un maître ancien décédé depuis trois siècles pour lama-racine ne m’était pas encore connue. Une déclaration de Situ Panchen (1700–1774) confirme d’ailleurs cette possibilité (sGrub brgyud karma kaṃ tshang brgyud pa rnam thar rin po che’i rnam par thar pa rab ’byams nor bu zla ba chu shel gyi phreng ba).

Mikyö Dorje avait par ailleurs composé trois textes sur “Lama Zhang”, dont un intitulé “Les excellentes instructions (saddharma) du Protecteur du monde Zhang g.yu drag pa, connues comme 'Les paroles scellées' (Zhang 'gro ba'i mgon po g.yu brag pa'i dam chos bka' rgya mar grags pa)[4]. Dans ce texte, le principal maître du Karmapa, le premier Sangyé Nyenpa (Sangs rgyas mnyan pa 1457 - 1519), est loué comme étant extérieurement (phyi) Lama Zhang, intérieurement (nang) le Premier Karmapa,  secrètement (gsang) le "Grand Sceau", et au niveau de la réalité ultime (de kho na nyid) la grande béatitude (bde ba chen po). Un autre texte[5], commence par un guru-yoga sur Lama Zhang. La possibilité de prendre un maître bouddhiste lointain comme lama-racine ouvre des perspectives...

Madhyamaka et trois types de Mahāmudrā

En ce qui concerne sa vue de la vacuité, Mikyö Dorje termine, également en 1546, son grand commentaire sur l’Entrée dans la voie médiane (Madhyamakāvatara), intitulé Le chariot des siddhas de la lignée Dagpo (Dwags brgyud grub pa’i shing rta). Dans ce texte, il explique la connexion entre le Madhyamaka et le Mahāmudrā, ainsi que la tradition des siddhas. Il y présente une synthèse originale du Madhyamaka centrée sur l'approche singulière d'Advayavajra/Maitrīpa, fondée sur son Tattvadaśaka et sur le commentaire de Sahajavajra (Tattvadaśakaṭīka), disciple de ce dernier. Mikyö Dorje nomme cette approche "Amanasikāra-madhyamaka" (Madhyamaka de non-engagement mental[6]) et distingue trois types : le Mantra-Madhyamaka (Marpa, Milarepa, Rechungpa), le Sūtra-Madhyamaka (Gampopa) et l’Alikakāra-Cittamātra-Madhyamaka (tradition des dohākoṣa, donc des siddhas). “L’Alikakāra” était propagé par Vajrapāṇi (disciple d’Advayavajra), Asu du Népal (Bal po A su, probablement à l’origine de deux dohākoṣa attribués à Saraha, Trilogiste), et le très énigmatique Kor Nirūpa. Le Grand sceau “des siddhas” semble correspondre ici à “l’Alikakāra”, un terme tantrique énigmatique, qui revient à un autre endroit de la thèse de Jim Rheingas. Notamment dans la partie qui traite des entrevues spirituelles entre Mikyö Dorje et ses disciples. Dans une des entrevues :
Ces derniers temps (da zhag) j'ai fait l'expérience de maladie et de méditation confuse. Veuillez m'aider (dgos) et [me donner un moyen] d'éliminer [ces] obstacles. »
À cela (pa la) le Drung [Karmapa] dit : « Vous devez éliminer les obstacles par l'essence de la conceptualisation (rnam rtog)
! » 
Et il ajouta : « Ne nourrissez pas d'espoir qui aspire à obtenir le résultat. Si [vous] nourrissez l'espoir de vouloir obtenir le résultat, vous n'êtes pas un bon méditant (sgom chen). Les rayons de lumière ('od zer) du Bouddha et un poil de chien—les deux ne sont pas différents ! Établissez [votre esprit] sur ces deux comme [étant] en union ! Dans cet état, pratiquez la liberté de réfuter ou d'accomplir, la conduite A li kā lī (t. A li kā lī’i spyod pa)[7].”
Alikakāra correspond ici à une observance (cārya) tantrique, peut-être du système de Cakrasaṃvara, ou du moins saṃvara. “A li kā lī” ou “alika[8]” semble pouvoir référer à un langage tantrique codé (Vākchomā). Les dohākoṣa trilogistes peuvent contenir des signes cryptés (alikāliṅga). Dans le contexte de l’anecdote ci-dessus, on peut déduire une observance, ne suivant pas les obligations sociales - ce qu’il faut faire et ne pas faire -, parfois de façon antinomique, en allant à l’encontre des attentes, comme dans la conduite insensée, dans le but de se libérer de l’emprise de tout espoir et crainte.

Des répartis façon Ch’an

Intendant de Karmapa 8, A Khru ?  (détail, HA65823) 

Les extraits des entrevues spirituelles (dri lan) sélectionnés par Jim Rheingans, montrent que tout comme Gampopa, le neveu de celui-ci, Gom Tshul (1116-1169), disciple de ce dernier, “Lama Zhang” donnait des Introductions (ngo sprod) en la nature de la pensée (“Grand Sceau”), hors du cadre des initiations. Le message central est que les conceptualisations (vikalpa) sont le [rayonnement du] Corps réel (dharmakāya). A ceux qui le mettent en doute (comme le pauvre intendant de Mikyö Dorje), le huitième Karmapa répond : "Les gens [comme vous] qui disent 'les conceptualisations ne sont pas le dharmakāya et les apparences ne sont pas la pensée' ont des cendres dans la bouche ![9]"

Ngo sprod faite à un chien (photo Chiens & Chats

Certains répartis rappellent ceux du maître Ch’an Linji Yixuan (Lin-tsi/Linji). Voici une petite sélection. Le chien, qui nest pas toujours le meilleur ami de lhomme, en prend pour son compte.
"La queue d'un vieux chien Gya mo et la protubérance crânienne (uṣṇīṣa) d'un Bouddha sont une [seule chose] ! Quand rGya ston demande "Dans quel contexte cela est-il enseigné ? Dans le contexte des bKa' brgyud pas. " (A khu a khra[10])

Ne nourrissez pas d'espoir qui aspire à obtenir le résultat. Si [vous] nourrissez l'espoir de vouloir obtenir le résultat, vous n'êtes pas un bon méditant (sgom chen). Les rayons de lumière ('od zer) du Bouddha et un poil de chien—les deux ne sont pas différents ! Fixez [votre pensée] sur ces deux comme [étant] inséparables !" (A khu A khra[11])

[Le Karmapa] arracha alors un poil ('jag ma) de la literie (gzims 'bog) et le tint dans sa main, disant :
Les trois corps [du Bouddha] sont complets en cela !’
[Mi nyag :] ‘Comment sont-ils complets ?’
[Karmapa :] ‘Ce poil lui-même est le dharmakāya, donc le dharmakāya [est présent]. Comme il se dresse (longs pe 'dug pas), le saṃbhogakāya [est présent]. Qu'il soit agité (sprul sprul) par le vent (rlung) est le nirmāṇakāya.
(A khu A khra)[12]

En dehors de cela [établir l'esprit comme mentionné ci-dessus], il n'y a [aucun moyen] de réaliser l'accomplissement du Grand Sceau par des [activités] fatigantes telles qu'aller demander une initiation, sonner la cloche, réciter [des mantras] en méditant sur un aspect de Bouddha, et ramasser du bois de yam et faire des offrandes de feu ; ou accomplir un rituel de méditation [élaboré] après avoir rassemblé des [substances] d'offrande.[13]

[dBon po :] 'En outre, veuillez m'expliquer (thugs la 'dogs pa) comment retenir les vents d'énergie et comment méditer sur les six doctrines [de Nāropa] ?' [Karmapa :] 'Pour ces choses-là vous devez comprendre les concepts comme dharmakāya ![14]’”

Si les apparences ne sont pas la pensée, il s'ensuit que tous les différents phénomènes ne sont pas d'une saveur unique (ro gcig), parce que les conceptualisations (vikalpa) ne sont pas le dharmakāya. De plus, un dharmakāya qui soit quelque chose de différent des conceptualisations ; apportez-le[-moi], montrez-le[-moi] ! » [Le Karmapa] eut de nombreuses discussions dharma de ce genre.[15]

Poil de chien versus Triple corps, poil de chien déclaré vainqueur par Ockham.  

Quand Mikyö Dorje agit ainsi, il semble agir comme son premier maître Sangyé Nyenpa (1445/1457–1510/1525), dont il dit dans une invocation qu’extérieurement il est “Lama Zhang”, intérieurement le premier Karmapa et secrètement le Grand sceau (voir ci-dessus).

Ce “Grand sceau” est mystique dans le sens d’inconcevable (acintya), c’est l’expérience de l’union des deux vérités, dans le cadre de l’Introduction (ngo sprod) par un ami de bien. Des tantras, du moins dans la première partie de sa vie, Mikyö Dorje semble surtout retenir la conduite non-dualiste extrême, antinomique, dite “A li kā lī” des siddhas. En essence, l’abandon de toute crainte et espoir.

Vacuité extrinsèque, Kālacakra et Mahāmudrā ésotérique

Khenchen Chodrub Senge (détail, HA65823)

Un autre maître de Mikyö Dorje fut le Sakyapa Khenchen Chodrub Senge (mKhan chen Chos grub seng ge (15e siècle), spécialiste du Kālacakra Tantra. Il semble avoir orienté Mikyö Dorje vers la vue de la vacuité extrinsèque, et l'influença dans sa rédaction du Commentaire de l’Abhisamayālaṃkāra selon la tradition Jonang et Zhilungpa[16]. Le huitième Karmapa étudia aussi le Yoga à six branches (yan lag drug) avec Chos grub seng ge, une pratique qui, dans le contexte du Kālacakra, est étroitement liée aux enseignements de la vacuité extrinsèque. Mikyö Dorje est d’ailleurs l’auteur d’un traité sur cette doctrine (gZhan stong legs par smra ba'i sgron me).

C’est peut-être sous l’influence Sakya-Jonang que Mikyö Dorje aurait écrit la fameuse citation de Jamgön Kongtrul, où il déclasse le Grand sceau inconcevable de Gampopa, en faveur du Grand sceau ésotérique, le Kālacakra Tantra et le Yoga à six branches.
Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, et qui est présent dans les gnoses analogique et ultime (dṛstāntajñāna et pāramārthikajñāna, dpe don gyi ye shes) authentiques, car ces dernières ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre consécrations (mchog dbang gong ma gsum). Mais c'est le Parāmitāyāna causal de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atiśa et qui font partie du chemin graduel de l’éveil. Il était enseigné par sGam-po-pa (1079-1153) et Phag mo gru pa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelé pour cette raison "Mahāmudrā-Sahaja" (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de sGam-po-pa , les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé "la tradition commune du Sūtrayāna et du Mantrayāna..[17]"
Ce n’est pourtant pas verbatim la formule de Mikyö Dorje dans la Courte instruction (Khrid thung, Gdams khrid man ngag gi rim pa 'chi med bdud rtsi'i ljon bzang).
Les instructions traditionnelles de śamatha-vipaśyanā communes au véhicule des pāramitā, les instructions de la "Lampe du chemin de l'éveil" (Bodhipathapradīpa) transmises depuis le protecteur Atiśa, connues comme l'union co-émergente (lhan cig skyes sbyor) du grand enseignant Geshé [Potowa] et des Geshé Gönpapa, [que] le vénérable Gampopa et le protecteur Phagmo Drupa, pour les disciples dégénérés qui se complaisent dans les véhicules de plus en plus élevés, ont nommé "union co-émergente du Grand Sceau" (phyag chen lhan cig skyes sbyor).”
On n’y trouve pas la formule triomphaliste “le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa”. Ce que je retiens de ce que j’ai lu sur Mikyö Dorje, grâce à Jim Rheingans, c’est que son approche du Grand sceau semble consister en une indispensable Introduction en la nature de la pensée (Grand sceau), qui restera comme la pratique de base sous-jacente à toutes les autres pratiques ésotériques, ou de type Lam rim, comme la pratique principale intime d’une vie, et le critère ultime de réussite. C’était assez courant dans le bouddhisme Ch’an/Zen, comme par exemple chez le maître coréen Chinul (1158-1210).

Mikyö Dorje était aussi un chef de lignée, un théocrate dans ses territoires, dont l’autorité s’exprime aussi dans un cérémoniel impressionnant. A cet égard, il est difficile de faire mieux, et d’être plus complet que le système de Kālacakra, et son thème central de philosophes rois ou maîtres-rois (dharmaraja, chos rgyal). Un trésor étouffé sous de l'or...

Esotérisme et théocratie

Tsurphu au Tibet, siège des Karmapas (détail, HA65823)

Selon Ronald M. Davidson dans Indian Esoteric Buddhism: A Social History of the Tantric Movement (2002), le bouddhisme ésotérique “féodal" désigne la transformation du bouddhisme tantrique en système de légitimation du pouvoir politique entre le VIIe et le XIIe siècle en Inde. Dans un contexte de fragmentation politique post-Gupta, les cours royales régionales s'allient avec des maîtres tantriques (vidyādhara) qui sacralisent l'autorité royale par des rituels initiatiques (abhiṣeka) et des enseignements ésotériques réservés à l'élite. Cette symbiose crée une théocratie de fait le pouvoir spirituel (gnose tantrique) et temporel (autorité royale) se légitiment mutuellement, transformant le bouddhisme monastique en système hiérarchique de lignées ésotériques contrôlées par une classe demandarins au service des élites politiques. L'ésotérisme devient ainsi un instrument de pouvoir autant qu'une voie spirituelle.

Cette dynamique s'est parfaitement reproduite au Tibet, notamment après la période mongole (XIIIe-XIVe siècles), lorsque la fragmentation du pouvoir central a créé des conditions similaires à celles de l'Inde post-Gupta. Les lignées ésotériques tibétaines (Kagyu, Sakya, Gelug) ont développé le même modèle d'alliance théocratique : maîtres réincarnés (tulku) et seigneurs régionaux se légitiment mutuellement par des systèmes initiatiques et des rituels de consécration politique. Le système des tulku devient l'équivalent tibétain des vidyādhara indiens - une classe de "détenteurs de gnose" héréditaire qui monopolise à la fois l'autorité spirituelle et temporelle. Cette évolution culmine avec le régime théocratique des Dalaï Lamas (XVIIe siècle), où le pouvoir politique est entièrement sacralisé par l'ésotérisme tantrique. Comme en Inde, la fragmentation politique favorise l'émergence de principautés théocratiques (Sakya, Gelug, etc.) fonctionnant en compétition, chacun légitimé par sa propre tradition ésotérique "supérieure", reproduisant la même dynamique de compétition ésotérique décrite par Davidson pour le sous-continent indien.

Statue de Mikyö Dorje (photo)

Concilier pouvoir séculier et spirituel a été un défi depuis toujours. Le roi et le prêtre peuvent les partager. L’Inde a eu ses dharmaraja (Aśoka 268-232 av. JC, Harṣavardhana 590-647, Kaniṣka Ier Ier-IIe siècle, …), le concept du monarque universel (cakravartin) et son dharma cosmique, la croyance en des avatars millénaristes, etc. La Chine et la Mongolie ont eu leurs empereurs et Khans, assistés de mandarins (mantrins). Le pouvoir séculier et spirituel réunis dans les mêmes mains, est appelé une théocratie, étayée par un système ésotérique. Pouvoir est savoir. Un savoir expert, non vulgarisé.

***

[1] The Eighth Karmapas Life and his Interpretation of The Great Seal: A Religious Life and Instructional Texts in Historical and Doctrinal Contexts. 2017, Hamburg Buddhist Studies 9. Bochum/Freiburg: Projektverlag.
The Eighth Karmapas Answer to Gling drung pa: A Case Study, publié dans 2011, In Kapstein, Matthew T. and Roger R. Jackson (eds.), Mahāmudrā and the bKa´-brgyud Tradition. Proceedings of the 11th Seminar of the International Association for Tibetan Studies Bonn. IITBS GmbH: Halle, 345–386.

[2](i) Sangye Nyenpa Tashi Paljor, (Sangs rgyas mnyan pa bKra shis dpal ’byor (1445/1457–1510/1525, sometimes called the mahāsiddha of Denma (gDan ma),
(ii) Dumoma Tashi Ozer (bDud mo ma bKra shis ’od zer (b. 15th century, d. c.1545)),
(iii) Khenchen Chodrub Senge (mKhan chen Chos grub seng ge (b. 15th century)), and
(iv) Karma Trinleypa Chogle Namgyal (Karma ’phrin las pa I Phyogs las rnam rgyal (1456– 1539)).
” Jim Rheingans 2017

[3]When the Eighth Karmapa calls himself blessed by the First Karmapa and Lama Zhang, the interlinear commentary remarks that while the Karmapa first adhered to the ‘false aspectarian’ (rnam rdzun pa) view of Cittamātra, later, because he had seen the Lam mchog mthar thug (The Path of Ultimate Profoundity)179 by Lama Zhang, he turned to Candrakīrti’s Madhyamaka and took Zhang as his root guru.” Jim Rheingans 2017

Si tu Paṇ chen’s Kaṃ tshang recounts that, through Lama Zhang’s blessing (byin gyis brlabs), the Karmapa settled the ultimate Madhyamaka view (mthar thug dbu ma) to be the tradition of prāsaṅga or ‘consequentalists’. Being himself inspired by the gzhan stong, Si tu Paṇ chen viewed the Eighth Karmapa’s commentary as chiefly in conformity with the Third Karmapa, Rang byung rdo rje, which he interprets as gzhan stong.” Jim Rheingans 2017

[4]Mi bskyod rdo rje, Karma pa VIII, Zhang 'gro ba'i mgon po g.yu brag pa'i dam chos bka' rgya mar grags pa. The first lines (ibid. fol. 1b/p. 576) praise the Karmapa’s main teacher Sangs rgyas mnyan pa as being Lama Zhang outwardly (phyi), the First Karmapa inwardly (nang), secretly (gsang) the Great Seal, and on the level of suchness (de kho na nyid) the great bliss (bde ba chen po). This work can be considered a Guru Yoga invocation ritual and Great Seal instruction. Zhang 'gro ba'i mgon po'i gsang ba'i rnam thar bka' rgya las 'phros pa'i gsang ba'i gtam yang dag pa, continues this topic: the text starts out with a guru yoga on Lama Zhang who is depicted as the Buddha Cakrasaṃvara. Interestingly, passages in this invocation bear similarity to Zhang bka' rgya'i brgyud rim gsol 'debs, fol. 1a (p. 894) and are almost identical with a passage in the Eighth Karmapa’s Thun bzhi'i bla ma’i rnal ’byor.

[5] Zhang 'gro ba'i mgon po'i gsang ba'i rnam thar bka' rgya las 'phros pa'i gsang ba'i gtam yang dag pa

[6] Faut-il, comme semble le faire Klaus-Dieter Mathes, inclure toutes les (25+1) instructions du cycle Amanasikāra (yid la mi byed pa'i skor) dans cette approche Amanasikāra-madhyamaka ? Les manuscrits découverts dans la bibliothèque royale du Népal par Haraprasad Shastri, qui leur donna le nom Advavavajrasangraha, forment-ils un ensemble, propageant le même message, chaque texte devant être interprété à la lumière des autres, et des commentaires et systématisations ultérieurs ?

Chapter 9 Maitrīpa’s Amanasikāra-Based Mahāmudrā in the Works of the Eighth Karma pa Mi bskyod rdo rje Dans: Mahāmudrā in India.

[7] "These days (da zhag) I have experienced sickness and unclear meditation. Kindly assist (dgos) me and [give me a means] to remove [these] obstacles.’

To that (pa la) the Drung [Karmapa] said: ‘You should remove obstacles through the essence of conceptualisation (rnam rtog)!

And he further said: ‘Do not harbour hope which longs to obtain the result. If [you] harbour hope wishing to obtain the result you are not a good meditator (sgom chen). Light rays ('od zer) of the Buddha and a dog’s hair—the two are not different! Settle [your mind] on those two as [being] in union! In this state, practice the freedom from refuting or accomplishing, the A li kā lī conduct.

“A khu A khra, fol. 32a (p. 95): der dgongs phyi mo zhig la mi nyag skya ging bya bral bas nga da zhag na ba dang sgom mi gsal ba byung bas gegs sel thugs rjes 'dzin dgos zhus pa la/ drung nas/ khyod kyis rnam rtog gi ngo bo des gegs sel gsungs/ 'bras thob 'dod kyi re ba ma byed/ 'bras bu thob 'dod kyi re ba byas na sgom chen min/ sangs rgyas kyi 'od zer dang/ khyi'i spu gnyis la khyad med/ de gnyis zung 'jug tu zhog/ de'i ngang la dgag sgrub dang bral ba a li kā lī'i spyod pa gyis gsungs/.”

Note de Rheingans :
"A li kā lī’i spyod pa. According to [Khams-born] mKhan po [Karma Nges don] it is one kind of tantric conduct. It is neither mentioned within the Kālacakratantra, ed. Vira R. and L. Chandra (New Delhi: International Academy of Indian Culture, 1966) or Hevajratantra, ed. David L. Snellgrove (London: Oxford University Press, 1959) nor among the four kinds of tantric conduct (Mar pa Chos kyi blo gros and mTshur phu rGyal tshab bKra shis dpal ’byor, rTsa lung 'phrul 'khor, p. 168–170)."

[8] Voir aussi : A Critical Edition of the Vajraḍākamahātantrarāja (I) --- Chapter 1 and 42 ---Tsunehiko Sugiki, 2002, 智山学報(Journal of Chisan Studies)

[9] Dans A khu a khra. A Khru fut l’intendant de Mikyö Dorje. Rheingans, 2017, p. 65

[10] “A khu A khra, fol. 28b (p. 88): tha mal shes pa de sgom dgos sam mi dgos zhus pas/ las dang po pas sgom dgos gsungs de nas mi dgos gsungs lta ba de ci yin zhus pas/ tha mal gyi shes pa de yin pas 'bras bu yang de yin gsung/ tha mal shes pa min pa'i chos med par go na sangs rgyas 'gro gsungs/ sems nyid dri ma med pa la rdo gong dang brag ri 'di rnams kyis dri ma byed mi thub/ rdo gong 'di spros bral gyi ngo bor grub na rdo gong las chos sku bzang po mi 'ong gsungs/ yang khyi rgan gya bo'i rnga ma dang sangs rgyas kyi gtsug gtor gcig yin gsungs/ gang gi skabs su yin zhus pas/ bka' brgyud pa'i skabs su yin gsungs/.”

[11] “A khu A khra, fol. 32a (p. 95): sangs rgyas kyi 'od zer dang/ khyi'i spu gnyis la khyad med/ de gnyis zung 'jug tu zhog/ de'i ngang la dgag sgrub dang bral ba a li kā lī'i spyod pa gyis gsungs/.”


[12] “A khu A khra, fol. 32a (p. 95): gzims 'bog gyi spu 'jag btogs nas phyag tu bsnams nas/ sku gsum 'di la tshang ba yin gsung/ ci ltar tshang ba yin zhus pas/ spu de ka chos sku yin pas chos sku/ longs pe 'dug pas longs sku/ rlung gi [read gis?, see note 88 above] sprul sprul byed pa sprul sku yin gsungs/.”

[13] “Mi bskyod rdo rje, Karmapa VIII, Gling drung pa la 'dor ba’i dris lan, fol. 3a (p. 315): de la dbang bskur zhur ’gro ba dang/ dril bu ’khrol ba dang/ lha bsgoms nas bzlas pa dang/ yam shing bsags nas spyin bsreg bya ba sogs dang/ ’bul sdud byas nas sgrub mchod ’dzugs pa sogs kyi ngal bas phyag rgya chen po’i dngos grub sgrub pa ma lags/.” Rheingans 2017

[14] “A khu A khra, fol. 29b (p. 90): yang rlung bzung lugs dang chos drug sgom lugs thugs la 'dogs dgos zhus pas/ de ga la rnam rtog chos skur shes dgos gsungs/.” Rheingans 2017

[15] " ‘If appearances are not mind, it follows that all the different phenomena are not of one taste (ro gcig), because thoughts (rnam rtog) are not the dharmakāya. Further, a dharmakāya which is something different from the thoughts; bring it [to me], show it [to me]!’ [The Karmapa] had many such discussions about the dharma.

“ 'o na brag tu snang ba de nam mkha' de nam mkha' ltar mi 'dzin par thal/ sems min pa'i sra mkhregs 'gyur med yin pa'i phyir/ zhes dang snang ba sems min na chos thams cad du ma ro gcig min par thal/ rnam rtog chos sku min pa'i phyir/ yang rnam rtog las logs su gyur pa'i chos sku de khyer la shog la [las] nga la ston dang gsung ba sogs chos kyi gsung gleng mang du mdzad do/.”


[16]He taught him various large gzhan stong explanations (bshad pa) and asked him to uphold [this] view. Therefore he later commented on the Abhisamayālaṃkāra in the tradition of Jo [nang] and Zi [lung pa].” Rheingans 2017.

 Pawo Tsuglag Threngwa (1504–1566), mKhas pa’i dga’ ston, p. 1236. Zhilungpa (Zi lung pa) est Śākya mChog ldan (1428-1507).

[17] Trésor de la connaissance (Shes bya kun khyab) écrit par Jamgon Kontrul (1813-1900). Le texte qui a servi de base à la traduction a été publié par la Maison d'édition du peuple (mi rigs dpe skrun khang) en trois volumes, 1982 (ISDN M17049(3)28). La partie traduite se trouve dans le volume III (smad cha), pages 375 à 390.