vendredi 28 mars 2025

La fascination du macabre transformée en or

Maitrīpa "pratiquant" dans un charnier (HA60674) détail 

Qui n’a rêvé, enfant, d’avoir des superpouvoirs[1] comme de nombreux personnages dans le contes des frères Grimm. Et franchement, l’effroyable Rumpelstilzchen (Nain Tracassin) (KHM055), qui change de la paille en or, en échange d’un premier-né, n’a-t-il pas des airs d’un vetāla ou d’un vidyādhara ?
"Aujourd'hui je fais un rôti, demain je brasse de la bière,
après-demain je vais chercher l'enfant de Madame la Reine[2],
ah comme c'est bien que personne ne sache
que je m'appelle Rumpelstilzchen!
[3]"
Dans les contes de Grimm, pouvoirs surnaturels et pouvoirs alchimiques se mélangent, tout comme dans le genre des contes dits de “vampires” ou Vetāla indiens, népalais et tibétains, dont l’usage et les interprétations évoluent en fonction des modes. Faveurs, magie, alchimie magique, alchimie interne, dans le but d’une transformation ou auto-déification, voire avec des desseins nettement plus pragmatiques (les huit siddhis, aṣṭasiddhi).
La magie a la même finalité que la mécanique. Il s'agit d'essayer d'arracher à la nature ses secrets, c'est-à-dire de découvrir les processus occultes qui permettent d'agir sur la nature pour la mettre au service des intérêts humains. Mais la [magie antique] repose originellement sur la croyance selon laquelle les phénomènes naturels sont provoqués par des puissances invisibles, dieux ou démons, et que l'on peut ainsi modifier les phénomènes naturels en contraignant le dieu ou le démon à faire ce que l'on veut réaliser. On agit sur le dieu ou le démon en l'appelant par son vrai nom, puis en accomplissant certaines actions, certains rites, en utilisant des plantes ou des animaux que l'on considère comme étant en sympathie avec la puissance invisible que l'on veut forcer. Le dieu devient alors le serviteur de celui qui a accompli la pratique magique. Car le mage prétend dominer cette puissance, la contraindre, l'avoir à sa disposition pour réaliser ce qu'il désire.” (Hadot, 2008[4])
Depuis toujours, les mages se tournent plutôt vers les entités semi-divines, plus proches, plus prêts à commercer (troc et transactions), et plus corruptibles que les dieux. Dans l’univers indien, les vidyādhara et les siddha, pouvant servir d’intermédiaire aux humains, étaient au départ semi-divins[5] avec une certaine immortalité, parfois un peu bancale, comme dans le cas du vetāla (“vampire”) qui a besoin d’entrer dans une dépouille pour communiquer et interagir avec les mortels.

Vidyādhara volant, l'épée dans sa main, Robert N Linrothe 1951

Les humains qui voulaient acquérir des pouvoirs surnaturels -- avec des motivations si humaines -- et un corps immortel, se tournèrent vers ceux qui étaient censés détenir (dhara) cette science (vidyā), les vidyādhara “de naissance”. En obtenant cette science, ainsi qu’un corps quasi immortel, les humains pouvaient à leur tour devenir comme des vidyādharas. Les êtres semi-divins, qui sont des intermédiaires, peuvent être trouvés dans des lieux intermédiaires, sur les cimes de montagnes, dans des lieux de “transition” comme les charniers et les crématoriums, là où l’on pouvait par ailleurs trouver à la fois des moines bouddhistes, des kāpālikas, des vāmācāras (tāntrika “de la main gauche”), etc.

Vidyādhara chevauchant un cadavre vetāla (HA792) détail. 

Cette science (vidyā) et ces pouvoirs pouvaient être obtenus par des faveurs, des grâces. Ils pouvaient faire l’objet de transactions, ou être obtenues par la force rituelle. Par exemple en appelant l’entité semi-divine par son vrai nom, ou en s’adressant à son supérieur, etc. Les experts en rituels étaient des sorciers, des mages, des “accomplis” (siddha). Au lieu de passer la nuit dans des charniers soi-même, on pouvait faire appel à leur services, contre un petit obole (dakṣiṇa) ou une grande offrande, qu’il fallait mieux payer afin d’éviter l’ire de l’officiant, comme certains l’avaient appris à leur dépens. Tout cela nous le savons grâce aux différentes versions de Contes de vetāla.

Le roi converti au bouddhisme Harṣa, également connu sous le nom de Harṣavardhana (590-647), régna sur “l'Inde du Nord” de 606 à 647, et unifia une grande partie de cette région, y compris la vallée du Gange, le Népal, le Bihar, le Bengale et le Sind.
Au début, Harṣa était un adorateur de Śiva, mais il devint ensuite un bouddhiste Mahāyāna. Il était cependant tolérant à l'égard des autres croyances. Dans le but de populariser et de propager les doctrines du Mahāyāna, Harṣa organisa à Kanyakubja une grande assemblée présidée par Hiuen Tsang (602-664). Hiuen Tsang emporta de nombreux manuscrits en Chine et en traduisit plus de 600. Une autre grande cérémonie se tint pendant 75 jours à Prayag (Allahabad). Les images de Bouddha, du Soleil et de Śiva y étaient vénérées, et des dons d'articles de valeur et de vêtements étaient distribués par charité. Tous les cinq ans, des cérémonies religieuses étaient célébrées dans l'ancienne ville d'Allahabad. C'est là qu'avait lieu la cérémonie de Dāna, ou don, qui durait trois mois.” (World History Encyclopedia, Gaurav Chugani)
Sa cour accueillit des érudits comme Bāṇabhaṭṭa, auteur du Harṣacarita, une biographie détaillée du règne de Harṣa. Avec les récits de voyage de Hiuen Tsang, c’est une des sources principales concernant ce roi bienfaiteur de l’université de Nālandā. Lors de la narration des origines de la dynastie Puṣpabhūti, Bāṇa y décrit un rituel tantrique nocturne accompli en compagnie du roi Puṣpabhūti, le fondateur de la dynastie, par un ascète (Bhairavāchārya) dans un charnier (śmaśāna). Voici la version de Bāṇabhaṭṭa.

Le roi et trois hommes arrivèrent dans un lieu avec une mise en scène rituelle, silencieuse et macabre. Un noir-obscur, éclairé par des lampes à huile, enfumé par l'encens de guggul et des grains de moutarde protecteurs dispersés partout. Au centre d'un cercle de cendre, Bhairavācārya, le corps luisant, était assis sur un cadavre enduit de santal rouge. Il effectuait un rituel de feu dans la bouche ouverte du mort. Entièrement vêtu de noir, le corps couvert de substances noires, il offrait des grains de sésame noirs au feu. Ses yeux étaient rougis par la fumée, ses mains et ongles souillés luisants par le contact avec le cadavre. En murmurant des mantras, il versait du sang dans les flammes. Son corps en sueur brillait à la lumière des lampes. Un cordon sacré pendait sur son épaule, comme un accoutrement de vidyādhara (vidyā-rājenêva brahma-sūtraṇa)… Le roi s'inclina devant lui. Bhairavācārya le salua et poursuivit son rituel[6].

Apparition de Lakśmī (Ernest Griset 1870)

Une entité spirituelle (d’abord perçue comme hostile) se manifeste, que Puṣpabhūti combat avant qu’elle ne se révèle être la déesse Lakśmī. Lakśmī est la déesse de la prospérité, de la fortune et du pouvoir royal. Sa manifestation après un combat rituel symbolise l'obtention légitime du pouvoir et de la prospérité par Puṣpabhūti.

Yogi faisant marcher des cadavres (grongs 'jug) (HA792) détail

Bien que les vetāla ne jouent pas encore leur rôle spécifique apparu plus tard, et font plutôt partie du décor, la scène racontée par Bāṇabhaṭṭa partage des motifs communs avec les récits de vetāla. Les vetāla y apparaissent comme des esprits qui habitent les cadavres abandonnés, dansant parmi les bûchers funéraires et produisant des sons terrifiants.

Scène de charnier (HA7778)

Bāṇa les décrit avec des attributs macabres: leurs corps pâles et décharnés, leurs mouvements saccadés (à la Walking Dead), et la façon dont ils se manifestent subitement avant de disparaître. Ils font partie d'un ensemble d'entités qui comprend également des piśāca (goules), des ḍākinī (sortes de sorcières tantriques) et d'autres êtres associés aux pratiques śākta-tantriques. Par ailleurs, le vetâla indien n'est pas exactement équivalent au vampire occidental. Il s'agit plutôt d'un esprit qui prend possession d'un cadavre n'ayant pas reçu d'obsèques appropriées[7].

L'association de vetāla avec les rites tantriques de crémation et le fait que les Kāpālikas pratiquaient également des rites dans ces lieux suggèrent un lien entre les deux. Le Śivaïsme Kāpālika est caractérisé par des rituels impurs, souvent liés aux lieux de crémation, et l'adoration de Śiva sous sa forme de Bhairava. Le culte de vetāla est également lié aux lieux de crémation et aux divinités féroces (Po-chi Huang, 2009[8]). L'organisation des Kāpālikas semble avoir disparu au XIIIe ou XIVe siècle, survivant principalement dans les textes littéraires de leurs opposants. Cela signifie que le mouvement Kāpālika en tant que groupe religieux organisé était plus tardif par rapport à la première mention littéraire significative des contes de vetāla au VIIe siècle (White, 2000[9]).
Les cadavres sont remarquablement souvent associés aux Mahāvidyās[10], et les terrains de crémation semblent être particulièrement privilégiés comme lieux pour les vénérer. Kālī, Tārā... sont toutes décrites comme se tenant debout ou assises sur des cadavres... souvent décrites ou représentées comme résidant dans des terrains de crémation... En discutant de l'empuissantement ou de la perfection des mantras, qui s'accomplit principalement par la répétition, le Mantra-mahodadhiḥ dit : "Un Sādhaka qui, assis sur un cadavre, effectue un lakh (100 000) [répétitions] de ce mantra, son mantra devient puissant et tous ses désirs chéris sont bientôt réalisés." ... Le Tantrasāra, un texte principalement consacré aux Mahāvidyās, contient des descriptions détaillées à la fois du śavā sādhanā (effort spirituel avec un cadavre) et du citā sādhanā (effort spirituel sur un bûcher funéraire). Ces rituels ne sont pas décrits comme applicables à une déesse particulière parmi les Mahāvidyās, donc probablement les deux techniques sont appropriées dans le culte de n'importe laquelle, ou du moins de plusieurs des Mahāvidyās[11].” (Kinsley, 1997)
Les "Vingt-cinq [histoires] du Vampire" (Vetālapañcaviṃśatikā) étaient fixés par écrit en sanskrit vers le XIe siècle. La version la plus connue fut composée par Somadeva, un brahmane cachemirien du XIe siècle, et elle était intégrée dans son vaste recueil "Kathāsaritsāgara" (l'Océan des rivières des contes). Louis Renou, célèbre indianiste français, a choisi de traduire cette version pour son édition française (Gallimard/Unesco, 1963).
Quelles que soient les incertitudes concernant la genèse de ces Contes au Pays des neiges, il est incontestable en revanche qu'ils y reçurent un accueil enthousiaste, ainsi que ce fut le cas en Mongolie. En effet, on ne dénombre pas moins d'une vingtaine de recensions tibétaines différentes (cette différence pouvant porter sur le titre, l'énoncé du récit-cadre, le contenu, l'ordre ou le nombre d'histoires qui la composent) sous forme de manuscrits, de xylographes ou de livres de format moderne, versions qui totalisent plus de soixante épisodes différents, certains communs à toutes et d'autres ne se retrouvant que dans certaines.”

Lors du passage de l'Inde au Tibet, seuls ont été conservés la technique de l'enchâssement d'histoires dans l'histoire ainsi que le trio du récit cadre: l'ascète, le cadavre dans son arbre[12] et le personnage mis au défi de rapporter ce dernier (selon les versions, un prince, un mendiant ou un simple garçon).”

(Les Contes facétieux du cadavre (Mi ro rtse sgrung[13]), Françoise Robin et Klu rgyal tshe ring, Asiathèque, 2005)
Il existe une version tibétaine de 21 contes, qui porte le titre abrégé “Ro sgrung”, et qui a pour titre complet “Les vingt-et-un contes des vetālas transformés en or“ (dPal mgon 'phags pa klu sgrub kyis mdzad pa'i ro langs gser 'gyur gyi chos sgrung nyer gcig pa rgyas par phye ba), et qui est attribué à Nāgārjunagarbha[14], qui serait un autre nom d'Ārya Nāgārjuna[15]. C’est en fait un Nāgārjuna légendaire ET tantrique[16], car le Nāgārjuna “que nous connaissons” est de toute façon légendaire. Cette version montre le lien entre l’univers des vetālas “transformés en or” (gser ‘gyur) avec leurs pouvoirs (siddhi), et celui des siddhas et vidyādharas et leur accomplissements (siddhis) dits “ordinaires”, comparés au siddhi ultime qu'est le parfait éveil.

Vetāla avec la langue sortie, vu par Franciso Vargas

Dans différentes oeuvres, le grand expert en histoire surnaturelle, Tārānātha (1575–1634) explique le lien entre Nāgārjuna (le tantrique), l’alchimie, la transformation en or (gser ‘gyur), les vetālas, et les siddhis. Dans son Histoire du bouddhisme indien (Dam pa'i chos rin po che 'phags pa'i yul du ji ltar dar ba'i tshul gsal bar ston pa dgos 'dod kun 'byung), il explique comment obtenir le “vetāla-siddhi” (ro langs kyi dngos grub)[17], et de transformer la langue du vetāla en une épée magique de Vidyādhara et son corps en or “durable”. En coupant la langue du vetāla avec ses propres dents… Tout “morceau d’or” tranché du corps transformé du vetāla est restauré magiquement durant la nuit, ce qui rend la quantité d’or potentiellement inépuisable. Détail piquant, un certain moine bouddhiste appelé Naradā avait besoin de beaucoup d’or pour construire le monastère d’Odantapuri, et avait fait appel à un yogi “non-bouddhiste” (tirthika) expert. Le rituel réussit, et le moine et le yogi hérétique se partagent le butin. L’or est pour le moine, et l’épée magique pour le yogi, qui s’envole en vidyādhara vers les royaumes des dieux (lha yul du song).

Raja Vikram trouve le "Jogi" (Ernest Griset 1870)

Dans un autre texte, Les sept lignées d’instructions (bKa’ babs bdun ldan[18]), Tārānātha explique les origines de la lignée du Mahāmudrā (tantrique). Nāgārjuna (le tantrique) y est présenté comme le disciple de Saraha.
Ayant été ordonné moine, il n'y avait rien que [Nāgārjuna] ne pouvait comprendre dans les textes du Tripiṭaka du Mahāyāna et du Hinayāna et dans les sciences subsidiaires. Puis il pratiqua les sādhanas de Mahāmāyūrī, Kurukulla, les neuf Yakşis et Mahākāla et atteignit également le siddhi de la Pilule, le siddhi du Collyre, le siddhi de l'Épée, le siddhi du Pied-Rapide, le siddhi de l'Élixir et le siddhi du Trésor-Caché, ainsi que beaucoup d'autres. Finalement, il perfectionna tous les pouvoirs lui permettant de détruire la vie et de la ranimer [gcod pa dang slar gso ba], et les Yakşas, Nāgas et Asuras devinrent tous ses serviteurs. En perfectionnant l'extraordinaire siddhi de l’alchimie [≈ bcud len], il atteignit un corps de Vajra et l'on dit qu'il obtint de grands pouvoirs magiques ainsi que le pouvoir de prescience.

Ayant perfectionné le Mantra de Mahākāla à Dhānyakataka, il y resta et médita sur le Tantra de Mahākāla et sur la pratique consistant à forcer sa présence. Soutenu en ce lieu par Acala, il perfectionna la forme illusoire de Mahākāla avec des dakiņis autour de sa tête et il fit apparaître Mahākāli, à partir de chacun des huit Tantras de Mahākāla, d'une forme à deux bras jusqu'au Tantra traitant de la forme à dix-huit bras, la forme réflexe de Kurukulla, etc. En invoquant ces formes, il put gagner le conseil des Vidyādākinīs. On dit qu'il invoqua les 160 différentes sortes de sādhana, perfectionna, tous les huit siddhis communs, tels que les siddhis de l'Épée et du Mercure, etc., à un degré absolu de perfection[19].”
Maintenant que nous savons comment est obtenu le “vetāla-siddhi”, il semble tout naturel que Nāgārjuna figure comme expert dans les Contes de vetāla bouddhistes tibétains.

Un des effets secondaires[20] des Contes de vetālas est qu'ils confirment la croyance dualiste de la séparation entre l’âme (ou “l’esprit” (pneuma) immortel et le corps mortel. Un “corps” est contrôlé par celui qui l’habite. Un vetāla peut entrer ou “posséder” (praveśa) le corps d’un autre (parakāya, grong ‘jug en tibétain)[21]. A la mort, l’âme, l’esprit, la conscience, le “rigpa”, etc. est dit quitter le corps mortel. Tout comme il semble possible de transférer sa volonté ou conscience, temporairement ou à long terme, sur le corps d’un autre, et de le contrôler, “la conscience” d’un individu peut être transférée (‘pho ba) dans une terre pure comme Sukhāvatī au moment de la mort. Il y a d’un côté un “esprit”, et de l’autre, le corps d’un autre (parakāya), ou une terre pure (dag pa'i zhing khams), où “l’esprit” peut être transféré (‘pho ba) volontairement et activement, et non dans le cadre d’une transmigration subie, malgré soi. Ces contes ont pour effet de créer un univers mental d’un “esprit” autonome, capable de s’installer dans un corps (et de le contrôler), ou alternativement de l'éjecter vers une terre pure. La voie du milieu entre être et non-être et le non-dualisme, le vrai, en prennent un coup. Mais pour la littérature c’est définitivement un plus…

Vikram and the Vampire, Tales of Hindu Devilry by Richard F Burton, illustrated by Ernest Griset, Londres 1870

"Les fables, loin de grandir les hommes, la Nature et Dieu, rapetissent tout."
Lamartine (Milton)

Les séries de pratiques dites “Six yogas” ou de trois “yogas” aux débuts de l’école Shangpa kagyu (corps illusoire-rêve-Lumière) sont associés aux grands tantras (Guhyasamāja, Hevajra, Cakrasaṃvara, etc.), et ont pour objectif de préparer le corps mental subtil (lumineux) afin de rejoindre la Lumière Mère (ou Père…). Les contes de vampires et de fantômes de tout genre peuvent ainsi constituer un véritablesoft powerspiritualiste, en abordant de façon ludique ce qui nous horrifie le plus.

Les pouvoirs des vetālas, et autres entités surnaturelles, ont toujours intéressé les siddhas, mahāsiddhas et vidyādharas, à la recherche de gnose (vidyā) et de méthodes (upāya) pour trouver l’immortalité, contrôler le monde et ses habitants, et assaillir les portes des cieux, avec le parfait état de bouddha au loin, quelque part à l’horizon. Les austérités (tapas) et l’ascèse de l’époque des śramaṇa furent dépassées par la recherche de pouvoirs. Les tantras hindous, bouddhistes, etc. allaient donner les recettes pour répondre aux “besoins”. Une gnose (vidyā) et des méthodes censées avoir été transmises par des entités surnaturelles qui les détenaient (dhara). En les recevant, et en les mettant en oeuvre, les mêmes pouvoirs étaient désormais à la portée de tous les humains chercheurs de vérité et/ou de gnose.

Comme nous avons vu, parmi ceux-là, selon la tradition, il y avait Nāgārjuna (2e -3e siècle), le deuxième Bouddha, avant que Padmasambhava (“le chef des vidyādhara[22]) ne lui dérobait ce titre. L’autorité de Nāgārjuna fut utilisée pour authentifier toutes sortes d’écritures bouddhistes, et y compris les révélations de gnose (vidyā) et de méthodes appelées “tantras”, notamment le Guhyasamāja. C’est grâce à ses pouvoirs surnaturels que Nāgārjuna a pu durer, vivre et évoluer avec le bouddhisme. Son corps mortel avait peut-être disparu au 3e siècle, mais son “esprit” hante toujours les contrées bouddhistes, en y inspirant des auteurs de tout genre.

Ce Nāgārjuna est à sa place dans les “Contes de vampires” du bouddhisme tibétain. Dans une version Indienne, c’était le roi Trivikramaśena (Vikram pour des intimes comme Richard F Burton) qui entra en contact avec le vetāla (animant un cadavre), et qui obtint grâce à celui-ci “la souveraineté des vidyādharas”. (Renou, Contes du vampire, 1963). Dans la version tibétaine il obtient entre autres une épée magique (un des huits siddhis ordinaires) pour abattre un méchant tāntrika de la main gauche (vamācārya).

Egalement au Tibet, et figurant dans la même lignée de Mahāmudrā exposée par Tārānātha (voir plus haut), on trouve Maitrīpa (alisas Maitrīgupta, Advayavajra, etc.), qui aurait reçu toutes les initiations et instructions du légendaire Śavaripa pour devenir un vidyādhara.
“[Maitrīpa] devint Seigneur d'innombrables Vīras⁴ et Ḍākas⁵. Il pensa : « Maintenant j'ai obtenu les huit Siddhis⁵⁶, le siddhi de l'épée et tous les autres. » Quand tous les signes de perfection étaient apparus, il pensa qu'il devrait faire durer sa vie un éon et qu'il deviendrait un Vidyādhara. Il se procura tous les objets rituels nécessaires. Śavarī pointa son doigt vers eux, les réduisant en cendres. Il dit à Maitrīpa : « Que ferais-tu d'une telle illusion ? Enseigne plutôt le sens profond ! » et, en conséquence, ayant prononcé ces paroles, Maitrīpa retourna à Mādhyadeśa[23].”
Avec Maitrīpa, l’objectif de devenir un vidyādhara (sorcier) immortel, aurait dû s’arrêter par la demande de Śavarī, qui l’invita à enseigner le sens profond (da khyod sgyu ma ci bya/gnas lugs kyi don gya cher shod, extrait de bka' babs bdun ldan p. 566). Mais il semble avoir encore changé davis

Nāropa en vidyādhara (HA32125) détail

Nāropa ne figure pas dans la même lignée de Mahāmudrā, mais il aurait reçu le même type d’instructions du légendaire Tailopa. Dans La Vie de Marpa écrite par Tsangnyon Heruka (1452-1507), lors d’un banquet gaṇacakra dans un charnier, Marpa pense avec nostalgie au bon vieux temps de Nāropa et Maitrīpa.
Dans le charnier, les chacals hurlaient et l'on entendait toutes sortes de bruits. Tous ceux qui s'étaient rassemblés prirent peur. ‘Il faut terminer ce festin sans tarder, dirent-ils. Ce charnier est un peu trop risqué, les non-humains pourraient nous amener des obstacles’.

Par devers lui, Seigneur Marpa pensa : ‘Les maîtres Nāropa et Maitrīpa auraient préféré rester dans le charnier et s'asseoir sur un cadavre pour vraiment prélever de la chair humaine. Quand ils ne peuvent s'en procurer, ces maîtres entrent en absorption méditative et s'en délectent par la visualisation. Même si des hordes de ḍākinīs courroucées se mettaient en file pour recevoir les tormas, ils n'auraient aucune peur. Mais ce soir, dans ce vallon désert, il se trouve que les pratiquants sont terrorisés par les hurlements des chacals et le bruit des éléments.
” (Marpa, maître de Milarépa, sa vie, ses chants, trad. Christian Charrier, Claire Lumière, 2003, p.142)
C’est justement grâce à la fréquentation des charniers, et de leurs habitants surnaturels, que Nāropa et Maitrīpa maîtrisaient l’art de manipuler des cadavres (grong ‘jug), tout comme Marpa d’ailleurs. Enfin, c’est que raconte Tsangnyön Heruka. Dans sa hagiographie de Marpa, celui-ci en fait la démonstration devant le cercle de ses bienfaiteurs ébahis (Charrier 2003, p. 165-167).
En Inde, j'ai reçu de la parèdre Laie Adamantine [Vajravārāhī], les pilules bénies et les instructions orales qui font revivre, seul remède contre la mort fondé sur la sagesse primordiale. Je vais rester ici et transférer ma conscience dans l'agneau qui est là-bas. Allez donc voir comment il réagit, dit-il à Jowo et ses disciples, ainsi qu'aux nombreux donateurs qui s'étaient rassemblés.

A ces mots, tous se dirigèrent vers le cadavre de l'agneau qui, lorsque le maître entra en absorption méditative, bondit et se mit à gambader. Stupéfaite, la tisseuse à l'ouvrage s'écria en tremblant :

Comment est-ce possible ? Il était raide mort et le voilà debout à faire des bonds!

Effrayée, elle s'apprêtait à le frapper de son balai, lorsque les témoins accoururent.

- Ne le frappe pas ! crièrent-ils. C'est lama Marpa! Il lui a transféré sa conscience.
[24]
C’est à cause de ce genre de pouvoirs que Marpa a pu avoir “la ferme conviction que Naropa et Maitripa étaient encore plus grands que le Bouddha.[25]” (Charrier, 2003, p. 129). Cela était dû notamment aux siddhis accessibles par les méthodes de sa lignée. Il existe différentes classes des huit siddhis ordinaires, parmi lesquels les siddhis associés au vetālas (voir ci-dessus). La liste des siddhis ordinaires était toujours d’actualité dans le Commentaire du Lamrim Yeshe Nyingpo par Jamyang Khyentsé Wangpo (1820-1892)[26].
Pour résumer le sens de l'explication détaillée de la pratique de l’initiation de sagesse-connaissance : d'abord, examiner, attirer et purifier la partenaire de sagesse (rig ma) constitue la phase de l'approche (bsnyen pa'i yan lag). La phase de l'approche appuyée (upasevā) [correspond) aux nombreux aspects de la phase de jonction (sbyor ba'i yen lag) qui consiste en les 27 instructions du chemin de la méthode (upāya-mārga), et qui résulte en la phase de l'accomplissement (sgrub pa'i yan lag), où sont générés les quatre joies descendantes en ordre descendant situées dans les quatre cakras, puis, dans la phase du grand accomplissement, où sont stabilisées les quatre joies en ordre ascendant. En s'efforçant de pratiquer ces quatre phases, [se manifeste] la septième chemin de l'accumulation (tshogs lam) qui consiste en la transformation non-définitive, et les deux niveaux des quatre [facteurs] dépendants, où par la réintégration (yoga) de la pensée du débutant (adikarmika), la pensée et l'énergie (rlung) deviennent malléable, ce qui résulte en les huit siddhis ordinaires, à savoir le vetāla-siddhi, la transmutation en or, l'épée, l'armure, Prasena (la connaissance des événements passés, présents et futurs), la marche rapide, une longévité vajra (tshe rdo rje), les perceptions extrasensorielles, les créations vajra (rdo rje sgyu ma) et autres accomplissements. On obtient également les quatre grands rites (caturmahākriyā, las chen bzhi), etc., comme il est enseigné, permettant ainsi d'accomplir le bien [d'autrui].[27]
Si on ne tient pas compte de l’évolution historique du bouddhisme tibétain (pāramitāyāna, vajrayāna, mahāmudrā tantrique, Dzogchen), ni des auteurs bouddhistes spécifiques et les oeuvres qui leur sont attribués, et qui inscrivent dans cette évolution, on pourrait croire que l’objectif et les méthodes étaient toujours les mêmes, et qu’une lignée (p.e. celle de la transmission du vetāla-siddhi) soit réellement ininterrompue ? En effet, en ce qui concerne la nécessité des huit siddhis pour un éveil "complet" (y compris le “vetāla-siddhi”), très peu semble avoir changé au 19ème siècle, ni au 21ème d’ailleurs… Khenpo Lodro Donyod reprend dans un chapitre de son livre sur l’origine du Kālacakra[28], verbatim, le passage du Vetāla-siddhi mentionné ci-dessus. Cependant, la méthode macabre pour obtenir ces siddhis semble avoir été abandonnée. Elle passe désormais par des “visualisations” (travail de l’imaginaire), par une alchimie interne (rtsa-rlung-thig le), et surtout par la dévotion au maître, considéré comme un vidyādhara, et à sa lignée qui remonte au Roi de tous les vidyādhara, le Précieux Guru Padmasambhava, source de tous les siddhis, sous un de ses nombreux aspects. La pratique est devenu essentiellement un guruyoga, qui se résume dans un mantra (oM AHhU~M badz+ra gu ru pad+ma sid+d+hi hU~M:), une requête pour recevoir les siddhis, et qui dépend surtout de la dévotion.
Inspirez-nous de vos bénédictions dans cette vie, la suivante et dans les états du bardo,
Délivrez-nous de l’océan de souffrance du saṃsāra,
Inspirez-nous de vos bénédictions afin que nous puissions atteindre notre nature éveillée non née et
Accordez-nous les siddhi ordinaires et suprême
![29]
ཨོཾ་ཨཿ་ཧཱུྂ་བཛྲ་གུ་རུ་པདྨ་སིདྡྷི་ཧཱུྂ༔
Le cercle est fermé. Dans une première phase, les faveurs et les dons étaient accordés par des dieux. Dans une deuxième phase des Renonçants (śramaṇa), tournant le dos aux dieux, s'occupaient de leur propre salut et nirvāṇa. Dans une troisième phase, des yogis davantage engagés dans le monde, se tournèrent vers des entités semi divins capables de leur donner des pouvoirs (magiques), afin d'agir plus efficacement dans le monde. Dans une quatrième phase, des yogis davantage entrepreneurs voulaient devenir eux-mêmes des vidyādhara et des sidhas. Dans une cinquième phase, les pouvoirs des vidyādhara et des sidhas étaient intégrés dans le cursus d'un Bouddha omniscient et omnipuissant, un māhavidyādhara. Dans une sixième phase, les lignées de māhavidyādharas deviennent l'objet d'un culte, permettant aux dévots d'obtenir les siddhis ordinaires et suprême comme une grâce.        

En même temps, la véritable transformation de son enveloppe charnelle en uncorps dorépost-mortem semble désormais réservée à certains maîtres.

***

[1] KHM 071 - Les six compagnons qui viennent à bout de tout
KHM 036 - La petite table, l'âne et le bâton

[2]la fille du roi de Mālava”…, que les siddhas aiment faire enlever par des yakṣa ou des protecteurs à leur service. Voir p.e. le bKa' babs bdun ldan gyi brgyud pa'i rnam thar de Tārānātha.
“ji ltar bzhed pa thams cad nag po chen po bsgrubs pas dpag tshad brgya phrag mang po'i pha rol nas
brtan g.yo'i dngos po nam mkha' las khyer 'ongs te/ma la ba'i rgyal po'i bu mo nam mkha' las khyer 'ongs pa phyis mkha' 'gro gi gA d+ha ra zhes pa grags/ phal cher ni shar phyogs su sa la'i nags su gtso bor bzhugs/"

[3]Heute back ich, morgen brau ich,
übermorgen hohl ich der Frau Königin ihr Kind,
ach wie gut ist, daß niemand weiß,
daß ich Rumpelstilzchen heiß!

Rumpelstilzchen (1812), Wikisource

[4] Pierre Hadot, Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature. Folio Gallimard, 2008.

[5] Le cinquieme siécle aprés J.-C., l'Amarakoṣa (t. ʼChi med mdzod) définit les Vidyādharas (Sorciers) comme faisant partie de la classe des demi-dieux, aux côtés des nymphes, des dryades, des protecteurs, des musiciens célestes, des centaures, des goules, des cachés et des Parfaits (Siddhas).

[6] Extrait de The Harṣacharita of Bāṇabhaṭṭa. 7th ed. Bombay : Nirnaya-Sagar Press 1946.
Tair eva cânugamyamāno jagāma tāṃ bali-dīpâloka-jarjarita-guggulu-dhūpa-dhūma-gṛhyamāṇa-dig-vibhāgatayā vikṣipyamāṇa-rakṣā-sarṣapârdha-dagdhândhakāra-palāyamāna-niśām iva samupakalpita-sarvôpakaraṇāṃ niḥ-śabdāṃ ca gambhīrāṃ ca bhīṣaṇāṃ ca sādhana-bhūmim.

tasyāṃ ca kumuda-dhūli-dhavalena bhasmanā likhitasya mahato maṇḍalasya madhye sthitaṃ dīptatara-tejaḥ-prasaram, pṛthu-pariveṣa-parikṣiptam iva śarat-savitāram, mathyamāna-kṣīrôdâvarta-vartinam iva mandaram, rakta-candanânulepino rakta-srag-ambarâbharaṇasyôttāna-śayasya śavasyôrasy upaviśya jāta-jāta-vedasi mukha-kuhare prārabdhâgni-kāryam, kṛṣṇôṣṇīṣam, [111] kṛṣṇâṅga-rāgam, kṛṣṇa-pratisaram, kṛṣṇa-vāsasam, kṛṣṇa-tilâhuti-nibhena vidyā-dharatva-tṛṣṇayā mānuṣa-nirmāṇa-kāraṇa-kāluṣya-paramâṇūn iva kṣayam upanayantam, āhuti-dāna-paryastābhiḥ preta-mukha-sparśa-dūṣitaṃ prakṣālayantam ivâśuśukṣaṇiṃ kara-nakha-dīdhitibhiḥ, dhūmâlohitena cakṣuṣā kṣatajâhutim iva huta-bhuji pātayantam, īṣad-vivṛtâdhara-puṭa-prakaṭita-sita-daśana-śikhareṇa dṛśyamāna-mūrta-mantrâkṣara-paṅktinêva mukhena kim api japantam, homa-śrama-sveda-salila-pratibimbitābhir āsanna-dīpikābhir dahantam iva karma-siddhaye sarvâvayavān, aṃsâvalambinā bahu-guṇena vidyā-rājenêva brahma-sūtraṇa parigṛhītaṃ Bhairavācāryam apaśyat. upasṛtya câkaron namas-kāram. abhinanditaś ca tena sva-vyāpāram anvatiṣṭhat
[7] Encyclopedia of Demons in World Religions and Cultures, Theresa Bane, McFarland & Company, Inc., Publishers Jefferson, North Carolina, and London, 2012.

[8] The Cult of Vetāla and Tantric Fantasy, Po-chi Huang, dans : Rethinking Ghosts in World Religions, Brill 2009

[9] David Gordon White, Tantra in Practice, 2000.

[10] Les Mahāvidyās sont considérées comme différentes manifestations ou aspects de la Déesse suprême (Mahādevī). Elles représentent la totalité de la réalité divine féminine, englobant des aspects à la fois terrifiants et bénéfiques. Kālī, Tārā, Tripura, Sundarī (ou Śoḍaśī), Bhuvaneśvarī, Bhairavī, Chinnamastā, Dhūmāvatī, Bagalāmukhī, Mātaṅgī, Kamalā (forme de Lakṣmī).

[11]Corpses are remarkably often associated with the Mahāvidyās, and cremation grounds seem to be highly favored as places in which to worship them. Kālī, Tārā . . . a re all said to stand on or sit upon corpses . . . o ften described or pictured as dwelling in cremation grounds. . . . In discussing the empowerment or perfection of mantras, which is accomplished primarily by repetition, the Mantra-mahodadhiḥ says: “A Sādhaka who, sitting on a corpse, performs one lakh (100,000) [repetitions] of this mantra, his mantra becomes potent and all his cherished desires are soon fulfilled.” . . . The Tantrasāra, a text devoted primarily to the Mahāvidyās, has detailed descriptions of both śavā sādhanā (spiritual endeavor with a corpse) and citā sādhanā (spiritual endeavor on a cremation pyre). These rituals are not described as applicable to a particular goddess among the Mahāvidyās, so probably both techniques are appropriate in the worship of any, or at least several, of Mahāvidyās.” David Kinsley, Tantric Versions of the Divine Feminine: The Ten Mahāvidyās (Berkley: University of California Press, 1997), pp. 233–34

[12] Dans les contes de vetāla, celui-ci, quand celui-ci n’occupe pas un cadavre, il dort le plus souvent pendu à un arbre, la tête vers le bas, comme un chauve-souris… Crooke, Introduction to the Popular Religion, 67, 97, 152 ; Cuevas, Travels in the Netherworld, 95-97 ; Saletore, Indian Witchcraft, 83.

[13] Bod rigs kyi dmangs khrod gtam rgyud mi ro rtse sgrung, Xining, qinghai : Mtsho sngon mi rigs dpe skrun khang,
Buddhist Digital Resource Center, 2022

[14]C'est ainsi que se termine "Les vingt-et-un contes du vetāla transformateur." Que celui qui écoute ou lit ces histoires obtienne sagesse et mérite. Ce texte a été composé par le grand maître Nāgārjunagarbha. Qu'il apporte bienfaits et bénédictions à tous les êtres.
Dans Ro sgrung, le colophon indique:

"Ce texte contenant les récits de la transformation alchimique des vetālas a été composé par le grand ācārya Nāgārjunagarbha. Il a été traduit de la langue de l'Inde vers la langue du Tibet et révisé avec soin. Que par ce mérite, tous les êtres puissent atteindre l'état de bouddha.

Que tous les êtres soient heureux. Qu'ils soient libres de la souffrance. Qu'ils ne soient jamais séparés du bonheur sans souffrance. Qu'ils demeurent dans l'équanimité, libres de l'attachement et de l'aversion envers les proches et les lointains.

Ces paroles de sagesse qui transforment l'esprit comme l'alchimie transforme le métal en or, puissent-elles être préservées longtemps et apporter bienfaits et bonheur à tous ceux qui les entendent, les lisent ou les méditent.


[15] Réimpression de Tibetan Cultural Printing Press Dharamsala-176215 Distt. Kangra, H.P. (India) 1984. Première édition chinoise 1980.

[16] Dans l’école Nyingmapa, Nāgārjuna fait aussi partie des huit vidyādharas.
The Eight Vidyadhara are the important Indian teachers associated with the Eight Pronouncement deities of the Nyingma tradition likely originating or promoted first by Nyangral Nyima Ozer (1124/1136- 192/1204 [P364])Himalana Art 5120.
[17] Pour la traduction anglaise, voir Tārānātha’s History of Buddhism in India, traduit par Lama Chimpa, Alaka Chattopadhyaya et édité par Debiprasad Chattopadhyaya, Motilal Banarsidass, Delhi, reprint 1990, pp. 262-264.

[18] David Templeman, The Seven Instructions Lineages, LTWA, Dharamsala, 1983.

[19]Having become ordained as a monk there was nothing he could not understand in the Tripitaka texts of Mahāyāna and Hinayāna and in the subsidiary sciences. Then he practised the sadhanas of Mahāmāyūrī, Kurukulla, the nine Yakşis and Mahākāla and also attained the Pill siddhi, the Eye salve siddhi, the Sword siddhi, the Fleetfoot siddhi, the Elixir siddhi and the Treasure-trove siddhi, as well as many others. Finally he perfected all the powers to enable him to destroy life and to revive it again, and Yakşas, Nāgas and Asuras all became his servants. By perfecting the extraordinary Elixir siddhi he attained a Vajra body and it is said that he got great magical powers as well as the power of foreknowledge.

Having perfected Mahākāla's Mantra at Dhānyakataka, he stayed there and meditated on Mahākāla's Tantra and on the practice of coercing his presence. Supported in that place by Acala, he perfected the illusory form of Mahākāla with dakiņis surrounding his head and he conjured forth Mahākāli, from each of the eight Mahākāla Tantras, from a two-armed form right up to the Tantra dealing with the eighteen armed form Kurukulla's reflex form, etc. By summoning forth these forms he was able to win the counsel of the Vidyādā-kinīs. It is said that he summoned forth the 160 various kinds of Sadhana, perfected, all eight of the common siddhis, such as the Sword and Mercury siddhis etc., to an absolute degree of perfection
.” David Templeman, The Seven Instructions Lineages, LTWA, Dharamsala, 1983, p. 4.

[20] Par la grille de lecture de George Lakoff, auteur de "Metaphors We Live By" (1980), co-écrit avec Mark Johnson, où il développe la théorie des métaphores conceptuelles qui structurent notre pensée quotidienne. Appliqués à notre thème.
Construction d'un cadre cognitif dualiste: Les pratiques comme le transfert de conscience (grong 'jug) ou les rituels avec vetālas renforcent implicitement une vision dualiste corps/esprit. Cette métaphore fondamentale structure toute l'expérience spirituelle qui suit.

Cartographie de réalités parallèles: L'imagination de ces pratiques crée une géographie mentale où coexistent le monde ordinaire et un monde peuplé d'entités surnaturelles accessibles par des "techniques" spécifiques. Cette cartographie cognitive influence profondément la perception du pratiquant, qui commence à interpréter des expériences ordinaires comme des signes ou manifestations de ce monde parallèle.

Désensibilisation éthique subtile: Même pratiquées uniquement par visualisation, ces techniques impliquent d'imaginer des actes (manipulation de cadavres, extraction d'organes) qui normalement provoqueraient une répulsion éthique. Cette désensibilisation par l'imagination peut graduellement estomper certaines frontières morales intuitivement reconnues.

Conditionnement par la métaphore du pouvoir: La quête des siddhis, même métaphorisée, maintient active la métaphore centrale du "pouvoir spirituel comme acquisition" qui structure l'expérience du pratiquant. Cette métaphore peut subtilement orienter la pratique vers l'accumulation plutôt que le lâcher-prise.

Consolidation identitaire par l'exotisme: Ces pratiques imaginées créent une identité spéciale pour le pratiquant qui se voit comme héritier d'une tradition ésotérique ancienne. Cette métaphore fondamentale de "l'appartenance à un cercle d'initiés" structure profondément l'expérience sociale et psychologique.
[21] En tibétain, parakāya-praveśa est traduit par grongs ‘jug.

[22] Guru Rinpoche est la manifestation de “Guru Dorjé Draktsel”, “the supreme chief of vidyādharas”. Light of Wisdom, Vol. II, trans. Erik Pema Kunsang. Rangjung Yeshe Publications: Hong Kong, 1998, pp. 65-66.

[23]He became Lord over countless Viras and Dakas, He thought, "Now I have gained the eight Siddhis, the sword siddhi and all the rest." When all the signs of perfection had arisen, he thought he should make his life last an aeon and that he would become a Vidyadhara. He obtained all the ritual necessities. Savari pointed his finger at them, reducing them to ashes. Maitripa asked, "What would you do with such an illusion? Explain the profound meaning of this situation!" and, accordingly, having uttered those words he went back to Mādhyadeśa.” Templeman (1983), p. 12

[24] Extrait de : mNga' bdag mar pa lo tsA'i rnam thar bla ma dgyes pa'i bstod dbyangs sgra sgyur mar pa lo tsA'i rnam thar mthong ba don ldan/
da 'di 'dra mi mdzad par zhu zhus pas/ phan gnod ma byung bas/ de bas kyang 'jigs su song ste yang phug ron gyi drung du phyin zhu ba phul bas/ phug _phug ron gzhan lus grong du zhugs// gshog brkyang mkha' la ngo 'phur _ro_na _'gye_la _'phral _bla ma bzhengs nas/ rang lus khang stong bzhin bor nas/ zhes gsung zhing bshad pas/ der tshogs pa kun grong 'jug _la nges _she_sa _byas// bya ma bu 'phrad nas rtse ba de// kun kyis mthong ba ngo mtshar che/ 'drongs pas mchog tu ngo mtshar skyes par gyur to/ de ltar grong 'jug mdzad pa'i lo rgyus jo bos thos pas zer zer _min pa/ bden rang mi bden na ya mtshan de 'dra bas che ba mi 'ong zer zhing*/ bden nam/ yid la yang nar mar grong 'jug bden rdzun nga rang gis mthong ba zhig byed dgos snyam yod pa'i tshe/ nam zhig_jo bo'i tha ga ma zhig gi rtsar lu gu ltang dkar cig zhos 'grangs drags shi ba'i ro cig 'dug pas/ rje mar pa la jo bo na re/ khyed kyis 'di _la phug ron ltar grong 'jug gyis dang zer bas/ ngas rgya gar nas yum rdo rje phag mo'i bcud len shi sos kyi gdams _ngag ye shes kyi sman sbyor cig yod de byed pa yin gsung*/ jo bo la sogs bu slob dang*/ yon bdag mang po rang 'dzom sar/ rje mar pa'i zhal nas/ ngas 'dir bsdad nas 'jug pas/ lu gu ci byed cing 'dug ltos shig gsung ba ltar/ jo bo sogs mi kun gyis lu gu'i ro'i sar phyin/ bla ma ting nge 'dzin la bzhugs tshe/ lu gu har langs te 'khrabs pas thog ma ha las te/ g.ya' 'o na kho shi tshar ba langs te 'khrub pa 'di 'dra zer/ 'ol lu brdeg grabs byed cing 'dug dus/ ltad mi rnams kyis sleb ste ma brdeg cig/bla ma mar pas grong 'jug mdzad pa yin no byas _pas/ mo na re/ sngar rna bas thos pas/ de ring mig gis mthong ba ya mtshan pa ang zer/ thag bkrol nas lu gu dang rje mar pa'i phyogs la phyag phul lo// jo bos grwa pa rnams la lu gu sos pa bla ma yod sar sleb pa'i thabs gyis shig byas/ jo bo rang gis bla ma'i drung du phyin pas grongs pa'i tshul du 'dug/ grwa pa rnams kyis lu gu sku yod sar sleb par mdzad dgos pa'i gsol ba btab pas/ sku yod sar byon nas yang 'khrab cing / de nas sku bzhengs te/ dus sgra sgyur mar pa lo tsA'i rnam thar mthong ba don yod/ gsum sangs rgyas skyed yum gyi// bcud len 'chi med ye shes ni// grong 'jug bdud rtsi'i sman sbyar bas// lu gu shi sos gar dang ldan// zhes gsungs nas/ jo bo dad pa lhag par skyes te/ chos dbang zhus shing slob 'bangs su gyur to//
[25] Extrait de : Mar pa lo tsA’i rnam thar, Si khron mi rigs dpe skrun khang, 1983, p. 103
NA ro mai tri gnyis ka la sangs rgyas las kyang lhag pa lta bu’i ‘du shes skyes so/
[26] gSung 'bum/ 'Jam dbyangs mkhyen brtse'i dbang po, Vol. 17,
bla ma'i thugs sgrub rdo rje drag rtsal las/
Zhal gdams lam rim ye shes snying po'i 'grel pa ye shes snang ba rab tu rgyas pa zhes bya ba. Extrait :
sher dbang gi nyams len rgyas par bstan pa de rnams kyi don mdor bsdu na/ thog mar rig ma brtag 'gugs sbyong gsum gyis 'du bya ba bsnyen pa'i yan lag ste/ nye bar bsnyen pa'i yan lag ni thabs lam gyi chos nyer bdun gyis bsdus pa'i sbyor ba'i yan lag rnam pa mang pos/ yas babs kyi dga' ba bzhi 'khor lo'i gnas bzhir mas rim du bskyed pa ni sgrub pa'i yan lag dang*/ mas brtan gyi dga' ba bzhi yas rim du brtan par byed pa ni sgrub pa chen po'i yan lag ste bzhi po nyams len la brtson pas/ 'gyur ba ma nges pa dang/ brten pa bzhi'i sa gnyis kyis bsdus pa'i tshogs lam 'dun pa sems pa las dang po pa'i rnal 'byor gyis rlung sems las su rung bas thun mong gi dngos grub ro langs/ gser 'gyur/ ral gri/ go cha/ pra se na/ rkang mgyogs/ gzhan yang rdo rje tshe dang/ dbang po drug gi mngon shes dang/ sgyu ma rdo rje la sogs pa'i grub pa dang/ las chen bzhi sogs ji skad gsungs pa ltar grub pas don byed cing*/
[27] Les quatre grands rites (caturmahākriyā, las chen bzhi, las bzhi, 'phrin las bzhi) correspondent aux quatre types d'activités : pacificier (zhi), enrichir (rgyas), subjuguer (dbang) et violente (drag).

[28] Dus 'khor chos 'byung in+dra nI la'i phra tshom, composé par 'Bo dkar mkhan po blo gros don yod. Première phase : Présentation générale de la tradition des Sugatas (skabs dang po bde bar gshegs pa'i ring lugs spyir bstan pa), à partir de page 152.

[29] La Prière en sept chapitres à Padmākara, le second Bouddha (sLob dpon sangs rgyas gnyis pa'i gsol 'debs le'u bdun ma bzhugs so).
'di phyi bar do gsum du byin gyis rlobs//
'khor ba sdug bsngal gyi rgya mtsho las bsgral du gsol//
skye med snying po lon par byin gyis rlobs//
mchog dang thun mong dngos grub stsal du gsol//


mercredi 5 février 2025

De la quête du salut à la guerre (asymétrique) de l'attention

Wisdom, Empathy, and Compassion, illustration du site web de Bob Thurman, Shantideva's Gifts to the World

-- Le billet ci-dessous va servir de fond et de cadre pour des blogs sur des sujet annexes, et comme une des grilles de lecture possibles dans les billets à venir de ce blog (article fait avec l’aide de Notebook LM, Gemini et Claude.ai) --


De la quête du salut à la captation de l'attention : comment l'individualisme contemporain transforme notre rapport au monde et à nous-mêmes. Cet essai explore l'évolution des formes d'individualisme, depuis leurs racines religieuses jusqu'à leurs manifestations dans le capitalisme numérique. À travers l'analyse de la pensée positive et des mécanismes attentionnels, nous examinerons comment le néolibéralisme instrumentalise ces héritages pour créer de nouvelles formes de contrôle social, tout en proposant des voies de résistance collective.

Origines religieuses du salut individuel

L'idée d'un salut individuel, qui marque une rupture avec les conceptions collectives du bien-être spirituel, trouve ses racines dans diverses traditions religieuses et philosophiques. Dans les sociétés traditionnelles, le salut était souvent une affaire collective, où le destin de l'individu était inextricablement lié à celui de sa communauté. Le bouddhisme est souvent présenté comme une rupture avec la société sacrificielle brahmaniste, bien que des tendances individualistes existaient également au sein du brahmanisme. Cette tension entre le collectif et l'individuel est un fil conducteur important pour comprendre l'évolution des idées religieuses et spirituelles.

Initialement le bouddhisme semble mettre l'accent sur la responsabilité individuelle dans la quête de l'éveil et la cessation de la souffrance. La pratique personnelle de la méditation, de la discipline éthique et de la compréhension des enseignements devient primordiale, et non l'exécution de rites externes. Cette responsabilité individuelle face au salut a contribué à l'idée que l'individu est responsable de son propre succès, tant spirituel que matériel. En plus du salut, les traditions religieuses théorisent sur les raisons du "non-salut" (tare), la chute, le péché originel, le karma, l'ignorance, le démérite, la non-gnose, l'endettement, la culpabilité...

Cette dynamique d'intériorisation se retrouve au sein même du christianisme occidental qui a connu ses propres transformations vers une spiritualité plus personnelle : la mystique chrétienne, la mystique rhénane de Maître Eckhart, le quiétisme, la devotio moderna, jusqu'au piétisme protestant ont progressivement déplacé l'accent des rites collectifs vers l'expérience spirituelle individuelle. Ce mouvement s'est enrichi plus tard par la redécouverte et la réinterprétation des pratiques orientales - yoga, zen, méditation, tantra - dans une perspective d'épanouissement personnel, contribuant à une nouvelle forme de quête spirituelle individualisée.

De la quête spirituelle à la recherche de soi marchande

La sécularisation progressive des sociétés occidentales n'a pas fait disparaître cette quête du salut individuel, mais l'a plutôt transformée. Le désenchantement du monde décrit par Max Weber s'est accompagné d'un transfert des aspirations spirituelles vers des formes plus matérielles et mesurables de réalisation personnelle. L'éthique protestante, en valorisant le succès individuel comme signe d'élection divine, a paradoxalement préparé le terrain pour une conception entièrement sécularisée du salut, où la réussite personnelle devient une fin en soi.

Dans ce processus historique, l'individu s'éloigne progressivement des normes, significations et règles traditionnelles, et sa pratique s'intériorise. Dans la société moderne, la tendance individualiste se poursuit. Les individus ressentent le droit et l'obligation de choisir leurs propres vies, marquant un tournant par rapport aux générations précédentes. Dans l'ère néolibérale, les structures traditionnelles d'autorité s'effondrent, "l'entrepreneur de soi-même" émerge (Zuboff, 2019, p.45), les relations sociales deviennent une marchandise (Lasch, 1979), le rapport au temps et à l'espace se transforme. L'individualisation implique une plus grande autonomie et une capacité à se déterminer soi-même, tout en pouvant conduire à un isolement et à une déresponsabilisation face aux enjeux collectifs.

Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.

La recherche de soi en modules

L'automatisation et la numérisation, en perturbant les interactions sociales et la formation de l'identité collective, ont intensifié une dynamique où l'expérience individuelle est fragmentée et réduite à des données manipulables[1]. L'attention est devenue la ressource rare par excellence de notre époque (Wu, 2016), qui transforme l'attention en capital, développe des technologies de “capture attentionnelle”, crée une nouvelle forme de “prolétariat cognitif” (avoir accès, ou ne pas l’avoir), établissant ainsi de nouvelles formes de domination basées sur lenudge et “la modulation” (tuning) plutôt que “la discipline” (coercition), donnant l’apparence de respecter les libertés individuelles. La modulation est un système de contrôle social dans lequel des algorithmes, et pas seulement des "nudges", sont utilisés pour façonner les désirs, les émotions et les préférences des individus[2]. Si les désirs, les émotions et les préférences sont conformes, aucune coercition n’est nécessaire. Ce qui a l’air d’être le résultat d’un choix individuel peut être en grande partie “modulé”.

La modulation comme nouvelle forme de contrôle

Simultanément, la publicité s'adresse directement à l'individu, le plaçant au centre de son message. Elle crée l'illusion que la consommation d'objets ou de relations permet d'atteindre le bonheur et l'épanouissement personnel. Ce discours individualiste encourage une vision égocentrique du monde où l'individu est le principal acteur de sa propre réussite et de son bien-être. Les individus sont ainsi modulés, leurs désirs et comportements subtilement orientés par des algorithmes qui apprennent à anticiper et façonner leurs choix.

Le narcissisme, tel que défini par Christopher Lasch, devient alors une quête insatiable de validation par le regard des autres, une recherche constante de reconnaissance et d'approbation. Les "likes" et les autres formes de reconnaissance en ligne sont perçus comme une source de validation et deviennent un objectif en soi. Les médias sociaux transforment l'attention en une ressource homogénéisée et mesurable, pendant que les individus sont incités à se mettre en scène dans une quête perpétuelle de visibilité.

Cette modulation n'opère plus par la contrainte directe mais par le façonnage subtil des désirs et des comportements, donnant l'illusion du libre choix tout en servant les intérêts du marché. L'individu "entrepreneur de soi-même" devient paradoxalement le produit d'un système qui le pousse à "se découvrir" et à optimiser constamment sa "valeur" personnelle selon des critères préétablis.

Cette quête historique d'un salut unifié trouve aujourd'hui son prolongement dans une offre fragmentée de services numériques. Si les traditions religieuses proposaient un chemin cohérent vers le salut, les plateformes numériques déconstruisent cette quête en modules distincts et personnalisables - bien-être, productivité, développement personnel, méditation guidée, coaching en ligne. Cette modularisation du salut, présentée comme une liberté de choix, transforme profondément notre rapport à nous-mêmes et au collectif.

La captation d’une ressource rare et précieuse

Le néolibéralisme promeut un individualisme forcené (Lasch, 1979), où l'individu est perçu comme un entrepreneur de soi-même. Cette logique fragmente le lien social, détruit les solidarités traditionnelles et isole les individus. Si pendant longtemps cette destruction de l'État providence s'est faite sous couvert d'une rhétorique de l'efficacité et de la responsabilisation individuelle (newspeak néolibéral), nous assistons aujourd'hui à une phase plus agressive. Le populisme autoritaire contemporain, allié objectif du néolibéralisme, assume ouvertement le démantèlement des protections sociales tout en renforçant les fonctions régaliennes et répressives de l'État (police, justice, armée). Cette évolution marque un tournant : l'État n'est plus seulement désengagé au profit du marché, il devient activement un instrument de coercition au service des intérêts privés. Les individus sont alors moins enclins à s'engager collectivement et davantage concentrés sur leur survie individuelle, pendant que les médias, souvent détenus par ces mêmes intérêts économiques, déforment et fabriquent la réalité pour servir les objectifs du pouvoir.

Le discours politique est transformé en divertissement, privilégiant les aspects sensationnalistes et marginalisant les débats de fond. Cette approche superficielle décourage l'engagement civique et donne l'impression que la politique est un jeu auquel les citoyens ne peuvent rien changer. Les citoyens sont réduits à un rôle de spectateur passif, ce qui renforce leur sentiment d'impuissance. Face à cette dépossession collective, ils sont habilement guidés vers des solutions individuelles : le développement personnel, la quête du bien-être, et surtout, l'adoption d'une attitude "positive" face aux défis de la vie. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'essor et le rôle de la pensée positive dans notre société contemporaine.

A qui profite la pensée positive ?

La “pensée positive” est une approche individualiste qui promeut l'idée que le bonheur se trouve en soi, par un travail personnel, indépendamment des situations extérieures (Neyrand, 2024). C’est, dans la pratique, une idéologie liée au néolibéralisme, qui contribue à hyper-responsabiliser les individus tout en les éloignant des structures collectives et solidaires. La “pensée positive” a des fondements religieux[3] avec une volonté de scientificité, notamment par la psychologie positive, qui met l'accent sur les aspects positifs de l'être humain, comme le bonheur, le bien-être et l'épanouissement personnel. Elle cherche à prouver, par des méthodes prétendument scientifiques, que son fonctionnement est réaliste. La psychologie positive est soutenue aux États-Unis par des fondations religieuses (p.e. John Templeton Foundation) qui fournissent des millions de dollars pour la recherche (Neyrand, 2024).

Le concept de “pensée positive critique[4]” ne rejette pas tout aspect positif de la pensée positive. Elle met en garde contre ses dérives lorsqu'elle est instrumentalisée par le néolibéralisme. Cela signifie qu'il est possible de considérer l'optimisme et le bien-être comme des objectifs valables, mais il est essentiel de ne pas les séparer des réalités sociales, économiques et politiques. La pensée positive ne doit pas servir à masquer ou à justifier les inégalités et les injustices.

Une idéologie du néolibéralisme

Selon Gérard Neyrand[5], la pensée positive est une idéologie du néolibéralisme qui individualise les problèmes sociaux, déresponsabilise les structures de domination, crée une nouvelle forme de culpabilité et alimente le narcissisme contemporain. Chaque individu possède en lui-même les ressources nécessaires pour atteindre le bonheur et le bien-être, ce qui nie les déterminations sociales et psychiques. En hyper-responsabilisant les individus, elle contribue à les enfermer dans leurs rôles sociaux (svadharma). Elle alimente le narcissisme contemporain en encourageant l'individu à se centrer sur lui-même et à rechercher une "meilleure version de soi". Elle s'inscrit dans une quête de perfectionnement individuel et de validation par le regard des autres plutôt que dans une action collective. Le capitalisme a besoin d'éloigner les individus des conceptions de leur propre déterminisme, et la pensée positive est un outil pour cela. De plus, elle est un discours individualisant et apolitique qui bénéficie au néolibéralisme.

Neyrand dénonce la "neuromanie", c'est-à-dire la tendance à tout expliquer par le fonctionnement du cerveau, ce qui occulte la complexité des fonctionnements psychiques et humains. Il remet en question l'idée que le bonheur est un état stable et atteignable, rappelant que le concept de bonheur est indéterminé et lié à l'imagination. L'individualisme, le narcissisme et la pensée positive créent un terrain fertile pour “l'addiction programmée[6]” en façonnant des individus plus susceptibles d'être captés par les mécanismes de contrôle social du capitalisme contemporain.

“McMindfulness”

La pleine conscience, ou “mindfulness”, souvent présentée comme une pratique de réduction du stress et d'amélioration du bien-être, est en réalité devenue, selon Ronald Purser[7], une pratique "spiritualité capitaliste" qui sert les intérêts du néolibéralisme. Cette approche, qu'il nomme "McMindfulness", privatise la pratique en la détachant de ses fondements éthiques et sociaux bouddhistes, pour l'adapter aux exigences du monde de l'entreprise. Ainsi, elle encourage une forme d'attention individualisée, centrée sur l'amélioration de la performance personnelle plutôt que sur une prise de conscience des problèmes sociaux ou des inégalités. La pleine conscience, dans sa version "McMindfulness", est donc une forme d’attention qui, à l'instar de la pensée positive, détourne l'individu d'une réflexion critique sur le système et le pousse à s'adapter plutôt qu'à le remettre en question.

Cette instrumentalisation de la pleine conscience par le monde de l'entreprise n'est qu'un exemple parmi d'autres de la façon dont le capitalisme contemporain récupère et transforme les pratiques potentiellement émancipatrices en outils de contrôle social. En promettant une forme de bien-être individuel compatible avec les exigences de la productivité, le "McMindfulness" prépare le terrain pour des formes plus sophistiquées de manipulation comportementale. Cette logique d'adaptation individuelle, plutôt que de transformation collective, s'inscrit parfaitement dans un système plus large où l'addiction n'est plus un effet secondaire mais devient un véritable mode de gouvernance.

L'addiction programmée comme mode de gouvernement

Non seulement tous les problèmes sociaux complexes sont considérés par le capitalisme contemporain comme des situations pouvant être résolues par des solutions technologiques simples et calculables[8], mais il développe également des mécanismes sophistiqués de contrôle social, en particulier en exploitant les vulnérabilités psychiques et cognitives des individus. Il s'appuie pour cela sur une ingénierie de l'addiction qui opère à plusieurs niveaux : l’addiction attentionnelle, avec des notifications et des scrolls infinis, l’addiction consumériste, via l'obsolescence programmée, l’addiction financière, par le crédit facile, et l’addiction sociale, à travers la validation par les pairs et la peur de manquer quelque chose. L'ensemble de ces mécanismes est soutenu par des connaissances issues des neurosciences, de la psychologie comportementale et de l'économie comportementale. L'individualisme et le narcissisme, alimentés par la pensée positive, rendent les individus plus vulnérables à ces techniques de manipulation en les incitant à rechercher des gratifications immédiates et une validation externe. En conséquence, cette addiction programmée conduit à un épuisement attentionnel, à l'anxiété sociale et à la dépendance aux écrans, et affaiblit la pensée critique et la démocratie délibérative, servant ainsi des objectifs de prévisibilité des comportements, de docilité sociale et de maximisation du profit. Face à ce système, des formes de résistance émergent, telles que les digital detox, les pratiques de minimalisme et les communautés "low tech", ainsi que la nécessité de repenser collectivement les dispositifs technologiques et économiques (Newport, 2019)[9].

Vers une attention libérée

Pour contrer les mécanismes de captation et de manipulation de l'attention, en particulier via les technologies numériques et la pensée positive, il est crucial de développer une conscience critique des déterminismes sociaux et médiatiques qui influencent nos perceptions et nos choix. Il faut se réapproprier le temps mental en pratiquant la "digital detox", la concentration profonde et la lecture lente, et cultiver “l'attention conjointe[10]” lors d'interactions en présence, basées sur la réciprocité et lecare[11].

Une éthique de l'attention doit guider nos choix, favorisant une “attention flottante[12]” qui suspend les jugements hâtifs, et nous sort du réductionnisme moral “like-hate”. La résistance passe par l'action collective pour construire des réseaux du “care[13], défendre les communs attentionnels, promouvoir une démocratie de l'attention, et reconsidérer notre rapport au temps (Citton, 2014). “Attention is money”, du “temps de cerveau disponible”. Il s'agit d'un projet politique visant à retrouver une attention réellement nôtre, au-delà des automatismes et des sollicitations extérieures.

Une attention tournée vers la vie

Pour Yves Citton, 'l'attention flottante' est une pratique paradoxale qui met en avant le détachement comme voie vers une compréhension et une individuation plus profondes. Face à un système néolibéral qui cherche à capter et diriger notre attention de manière utilitaire, elle propose une forme d'attention non instrumentale. Loin d'être une simple distraction, elle consiste à ne pas focaliser intentionnellement son attention afin de se libérer des pré-paramétrages et d'accéder à une 'plus-value inter-attentionnelle'. Là où le néolibéralisme valorise la performance individuelle mesurable, l'attention flottante cultive une forme de connaissance collective qui échappe à la quantification.

Cette approche, combinée aux pratiques du care, offre une alternative concrète au modèle néolibéral de l'entrepreneur de soi-même. En effet, les réseaux du care, en mettant l'accent sur l'interdépendance et la vulnérabilité partagée, s'opposent directement à l'idéologie de la responsabilité individuelle. Ils réintroduisent la dimension collective là où le néolibéralisme cherche à l'effacer.

Lorsque l'attention flottante est croisée avec d'autres formes d'attention (comme 'l'attention conjointe'), elle peut produire une "plus-value inter-attentionnelle", c'est-à-dire des sensibilités et des connaissances nouvelles, supérieures à la somme des savoirs apportés par chacun. À l'opposé de la logique marchande qui fragmente et monétise l'attention, cette approche crée des espaces de résistance où peuvent émerger des formes alternatives de relation à soi et aux autres.

Conclusion

Le parcours de l'individualisme, du salut religieux aux technologies numériques, révèle une constante tension entre émancipation et aliénation. Si la pensée positive et les technologies attentionnelles semblent offrir des voies de développement personnel, elles servent avant tout les mécanismes de contrôle et d'accumulation du capitalisme contemporain. La marchandisation systématique de nos aspirations les plus profondes - qu'elles soient spirituelles ou existentielles - n'est que le dernier avatar d'un système qui transforme toute quête de sens en opportunité de profit. Face à cette situation, l'attention flottante et les pratiques du care émergent comme des alternatives prometteuses, réintroduisant une dimension collective et politique dans notre rapport au monde. Ces pratiques ouvrent la voie à une forme d'individualité plus équilibrée, capable de résister aux sirènes du narcissisme numérique tout en cultivant une attention authentique à soi et aux autres.

Pour approfondir (titres au complet dans les notes):

Théorie fondamentale
1 Lasch, Christopher (1979). La Culture du narcissisme. Paris: Flammarion.
2 Citton, Yves (2014). Pour une écologie de l'attention. Paris: Seuil.
3 Zuboff, Shoshana (2019). The Age of Surveillance Capitalism. New York: Public Affairs

Technologies et attention
4 Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked
5 Wu, Tim (2016). The Attention Merchants. New York: Knopf.
6 Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.
7 Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.

Pensée positive et libéralisme
8 Neyrand, Gérard (2024). Critique de la pensée positive. Paris: Erès.
9 Ehrenreich, Barbara (2009), Bright-Sided. Metropolitan Books.
10 Stiegler, Bernard (2015). La Société automatique 1 : L'avenir du travail. Paris: Fayard

Care et collectif
11 Dardot, Pierre & Laval, Christian (2014). Commun. Paris: La Découverte.
12 Fraser, Nancy (2016). "Capitalism's Crisis of Care". Dissent.
13 Illich, Ivan (1973). La Convivialité. Paris: Seuil.
14 Rouvroy, Antoinette & Berns> Thomas (2013). "Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation". Réseaux.

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[1] "Pendant des millénaires, nous avons appris à prêter attention à des formes relevant de l’imaginaire (imagos, Gestalt, patterns) ; les nouveaux dispositifs numériques analysent ces formes en données discrètes (data, bits, digits), qui relèvent de logiques symboliques. Alors que les segmentations du continuum sensoriel (les couleurs de l’arc-en-ciel, les notes de la gamme musicale) étaient opérées par des subjectivités individuelles – toutes infinitésimalement différentes entre elles, même si elles se recoupaient collectivement au sein de la culture qui les régissait –, ces segmentations sont désormais opérées au niveau des machines qui vectorialisent les perceptions sensorielles.” Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Seuil, 2014

[2] Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, PublicAffairs Books, 2019

[3] Norman Vincent Peale est un pasteur protestant américain qui a joué un rôle central dans la popularisation de la pensée positive, notamment par son ouvrage "La Puissance de la pensée positive" (1952). Ce livre a eu une grande influence et a contribué à diffuser largement les principes de la pensée positive. Joseph Murphy, un ministre de l'Église protestante de la science divine, a écrit de nombreux livres sur la pensée positive. 

[4] Barbara Ehrenreich, “Comment la promotion incessante de la pensée positive a miné l'Amérique" (titre original en anglais : "Bright-Sided: How Positive Thinking Is Undermining America"),

[5] Gérard Neyrand, Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ? Toulouse, érès, 2014

[6] Alter, Adam (2017). Irresistible: The Rise of Addictive Technology and the Business of Keeping Us Hooked. New York: Penguin.

[7] Ronald Purser, McMindfulness, Repeater Books, 2019

[8] Morozov, Evgeny (2013). To Save Everything, Click Here. New York: Public Affairs.

[9] Newport, Cal (2019). Digital Minimalism. New York: Portfolio.

[10] Elle se distingue de l'attention individuelle en ce qu'elle met l'accent sur la dimension collective et relationnelle de l'attention. L'attention conjointe désigne le phénomène par lequel plusieurs individus orientent leur attention vers le même objet ou la même situation, en étant conscients de l'attention que les autres portent à cet objet. (Yves Citton)

[11] Une dimension essentielle de l'attention, souvent négligée dans les analyses traditionnelles. C’est une constellation de sensibilités et de pratiques qui englobent l'attention en tant que préoccupation pour le bien-être d'autrui. Le souci, qui est l'intérêt porté à ce qui rend la vie possible. La sollicitude, qui est la disposition à répondre aux besoins des autres. Et le soin, les actions concrètes pour maintenir et réparer ce qui est nécessaire à la vie.

[12] L'attention flottante est une pratique attentionnelle spécifique qui se distingue des formes plus conventionnelles d'attention par son caractère détaché, non intentionnel et ouvert à l'inattendu. Elle est liée à l'idée de suspendre les contraintes traditionnelles du raisonnement pour se laisser porter par des résonances et des associations. Il s'agit de mettre "entre parenthèses" ce que l'on sait du monde, de soi et des autres, pour accueillir ce qui émerge sans chercher à le cadrer immédiatement dans des catégories existantes. Elle accepte les "trous" et les interruptions dans le flux de la pensée, considérant que ce sont dans ces moments que peuvent émerger des associations et des idées nouvelles. (Yves Citton)

[13] Ces réseaux sont centrés sur la prise en compte attentionnée de la vulnérabilité d’autrui et visent à créer un environnement où le soin et le soutien sont prioritaires. Elles sont basées sur la reconnaissance de la solidarité et de la responsabilité collective envers les autres et promeuvent le bien commun (les communs) plutôt que l'intérêt privé. Leur objectif est de construire une société où l'attention, le souci, la préoccupation, la sollicitude et le soin (“care) sont valorisés et mis en œuvre. (Yves Citton)