dimanche 8 décembre 2019

Révélations mode d’emploi

Joseph Smith lisant et traduisant les Tablettes d'or

Une “sagesse divine” est révélée en étapes (temporelles et/ou spatiales), directement ou avec des intermédiaires hiérarchiques.

La source de la sagesse divine se trouve dans un mésocosme (l’Imaginal, saṃbhogakāya, mundus imaginalis, Terre pure, monde parallèle, etc., entre le macrocosme et le microcosme). Le destinataire d’une sagesse divine doit se rendre dans une terre imaginale, dans un corps qui n’est pas son corps physique, ou bien une entité mésocosmique lui apparaît (songe, vision, audition, conception …) pour révéler la sagesse divine. Le destinataire le transmet, le dicte et - s’il a “revêtu” un corps humain - l’écrit dans une langue humaine. Dans le cas de missionnaires envoyés par le mésocosme (Plérôme), ceux-ci s’incarnent dans un corps humain ou en “revêtent” un, pour être visibles, audibles et tangibles. Ceux venus dans des temps reculés ont pu écrire leurs révélations sur des “supports” et cacher ceux-ci pour qu’il soient redécouverts au moments opportuns. Leurs destinataires futurs recevront au moment opportun toutes les instructions nécessaires à leur redécouverte. Si une Révélation peut être attribuée à des messies ou des personnages illustres du passé, cela leur donne aussitôt un certain cachet et de l’autorité. C’est la raison d’être des apocryphes et des pseudépigraphes.

On peut faire l’hypothèse que lorsque le phénomène des Révélations et de leur réception/redécouverte était relativement nouveau, il fallait des preuves aussi matérielles que possibles pour justifier d’une origine illustre, lumineuse et céleste. Une fois habituée au phénomène de la Révélation, l’inspiration directe ou même l’invention sont devenus acceptables, ce que l’on peut voir dans le cas des “trésor spirituels” (t. dgongs gter) tibétains actuels. Les conditions même de la redécouverte font souvent partie du contenu des Révélations, qui auto-expliquent comment elles sont parvenues à l’homme.

Ainsi, nous avons par exemple le cas des Trois stèles de Seth, le troisième fils d’Adam, qui avait reçu ces hymnes secrets au cours d'extases multiples, et qui les avait gravés dans des stèles, qu’il avait par la suite cachées sur une montagne. Dosithée, contemporain de Saint Jean Baptiste, les retrouva au cours d’une vision où il fut transporté en le lieu, où le texte était caché. Comme il s’agit d’un texte gnostique du IIIème siècle, il s’est encore passé un laps de temps, avant que les hymnes étaient écrits, rendus publics et utilisés liturgiquement. Donc une transmission en trois temps : un personnage de la Genèse, au moment de la création de la Terre, un personnage contemporain du Christ, et l’auteur réel du IIIème siècle.

Il y a aussi le cas du corpus des traités mystico-philosophiques d’Hermès-Trismégiste (HT), apparus au IIIème siècle. HT grave et cache ses enseignements avant de remonter au ciel “afin qu'eût à les chercher toute génération née après le monde”[1]. La Table démeraude[2], car il s’agit de ce texte, aurait été retrouvée dans son tombeau.
En 640, l'Égypte, devenue entre-temps chrétienne et byzantine, est conquise par les Arabes qui vont perpétuer la tradition hermétique et alchimique dans laquelle s'inscrit la Table d'émeraude.” (Wikipédia).
Les Arabes vont d’ailleurs perpétuer tout le patrimoine philosophique, théosophique, gnostique (au sens large) … et c’est par leur biais que l’Europe les redécouvrit. LEglise voit finalement dun mauvais oeil cettesagesse divine qui ne correspond pas/plus à son propre dogme et les interdit. Les différentes filières “théosophiques” suivent leur propre chemin.

Certains “théosophes” (au sens le plus large) voulant les réactualiser, systématiser, et leur donner de l’autorité inventent le personnage de Christian Rosenkreutz (CR) qui serait né en 1378 et mort en 1484. C’est Johann Valentin Andreae (1586-1654) qui s’occupe en premier de son hagiographie en 1616 (Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz). Les deux traités attribués à CR sont considérés avoir été écrits par Andreae. C’est le procédé gnostique en trois étapes. Étape de révélation 1 par une entité à un personnage légendaire, source orale ou écrite alléguée de l’étape de révélation 2, l’étape de révélation 3 étant le premier auteur humain publiant révélation 2.

Un laps de temps entre phase 1 et 2 ou entre 2 et 3 est parfois hagiographiquement justifiée par une période de discrétion volontaire ou imposée. Au Tibet on connaît le phénomène de la transmission à un seul individu à la fois (t. gcig brgyud) pendant plusieurs générations, au bout de laquelle sa transmission se libère, ou le phénomène de maîtres cachés (t. ‘bad pa’i rnal ‘byor). Chez les Rosicruciens, “la confrérie doit demeurer ignorée pendant un siècle” et les premiers ont vécu “dans la discrétion la plus totale”. (Faivre, II, 276). La continuité "ininterrompue" de la transmission est ainsi sauve. L’invention de Christian permet par ailleurs d’unifier (“Eynigkeit”) diverses filières ésotériques.
Les Arabes ont mis leurs sciences à la disposition de Christian et par son intermédiaire elles circuleront, mêlées à d’autres sciences, fondues au creuset d'une axiomatique universelle grâce à une ‘entente’ - un irénisme religieux et scientifique entre les chercheurs du monde.” (Faivre, II, 277)
Le même phénomène de regroupement et de systématisation de divers transmissions en une seule existe aussi dans le bouddhisme tibétain. La lignée kagyupa est d’abord la confluence des traditions Kadampa et Mahamudra (Gampopa), puis ensuite avec l’essor du tantrisme tibétain, une confluence de quatre transmissions yoguiques (t. bka' babs bzhi)[3]. Dans l’école des Anciens, Longchenpa fut un des plus grands systématiseurs. En fait, le regroupement et la systématisation étaient quasiment continus. Des instructions ésotériques d’autres lignées et de traditions non-bouddhistes (p.e. Jâbir) étaient intégrées en les adaptant au fur et à mesure qu’elles apparurent. Le mouvement non-sectaire fut un moment formidable d’invention.

Comme les Rosicruciens, les maîtres bouddhistes tibétains auraient pu dire “Notre philosophie n'est rien de nouveau : elle est conforme à celle dont Adam hérita après la chute et que pratiquèrent Moïse et Salomon. Elle ne doit pas mettre en doute, réfuter des théories différentes : parce que la vérité est unique, succincte, toujours identique à elle-même.” (Faivre, II, 278)

On peut encore mentionner le fondateur des Mormons, Joseph Smith, qui eut des visions d’anges à partir de 1820.
Trois ans plus tard, selon Joseph Smith, le soir du 21 septembre 1823, alors qu'il priait intensément, une lumière emplit sa chambre, et un messager céleste, nommé Moroni, lui serait apparu et lui aurait révélé que des annales anciennes, gravées sur des plaques d'or, étaient enterrées dans une colline voisine et que lui, Joseph Smith, devrait traduire en anglais ce texte sacré.”
‘Joseph raconta que pendant les quatre années qui suivirent, il rencontra Moroni sur la colline, tous les 22 septembre, afin de recevoir des enseignements et des instructions supplémentaires, et que, le 22 septembre 1827, quatre ans après avoir vu les plaques pour la première fois, il les reçut. Smith raconte qu'il se rendit sur le flanc occidental de cette colline de Cumorah, un peu en dessous du sommet, qu'il y trouva enterrées les plaques déposées dans un coffre en pierre, l'Ourim et Thoummim et un pectoral en or. Selon lui, les plaques étaient en or, gravées de caractères égyptiens, et reliées avec trois anneaux comme les feuilles d'un livre... L'Urim et Thummim consistait, dit la mère de Joseph qui l'aurait vu, en deux diamants triangulaires, enchâssés dans du verre et montés sur des branches d'argent, un peu comme les lunettes qu'on portait autrefois. Dans le récit de sa découverte, Joseph Smith ne précise pas qu’une « épée » se trouvait à Cumorah, dans le coffre de pierre. C'est plus tard, dans les récits des « témoins », que cet objet, l'épée de Laban, sera mentionné
.” (Wikipédia)
L’apogée de ces procédés ésotériques et théosophiques est sans doute l’apanage de la Société théosophique (ST) fondée en 1875 à New York par Madame Blavatsky, Henry Steel Olcott et William Quan. Elle continue le projet théosophique occidental, mais ouvre son mouvement à l'ésotérisme oriental, en lui donnant même la priorité, ce qui ne sera pas au goût de tous ses membres (p.e. Rudolph Steiner, qui n’aime finalement que lidée de la réincarnation mais revue et corrigée par Lessing etc.). Madama Blavatsky n’aime pas le bouddhisme “exotérique” “du Sud” et lui préfère les “mahatma” (mahātma), des grandes âmes, séjournant dans une vallée secrète au Tibet, également appelés “Maîtres”, “Adeptes” ou encore “Instructeurs ésotériques”, qui étaient tous membres de la “Grande loge blanche” (Blog Une lignée de chercheurs de la conscience immortelle).

Mary Lutyens est l’auteur du livre The life and death of Krishnamurti 1895-1986. Elle explique que pour devenir membre, aucune adhésion à un dogme n’est demandée. Il suffisait d’affirmer sa croyance en la Fraternité Universelle de l'Humanité et en l’équivalence de toutes les religions. Ceux qui voulaient avoir accès à l’enseignement de “l’école ésotérique” devaient cependant d’abord prouver leur loyauté au mouvement et leur sincérité (Blog Des visionnaires occidentaux se réclamant du Bouddha).
“Les enseignements de « l’école ésotérique » étaient principalement ceux qui provenaient des « Maîtres » (Mahātmā), des êtres spirituels supérieurs (de préférence hindous ou bouddhistes), membres de la Fraternité blanche/Grande Loge Blanche. Ils s’étaient libérés de "la roue du Karma", mais préféraient rester en contact avec les humains afin de les faire avancer sur le chemin de l’évolution. Ils étaient nombreux, mais deux parmi eux jouèrent un rôle important dans le mouvement théosophique. Il s’agissait des Maîtres « Morya » et « Kout Houmi », qui avaient revêtu une forme humaine et vivaient "dans un ravin au Tibet" (Ladakh ?). Ils avaient également le pouvoir de se matérialiser ailleurs et d’entrer en contact avec les dirigeants du mouvement. Madame Blavatsky aurait vécu pendant six mois auprès de ces Maîtres au Tibet, où elle aurait reçu un entraînement occulte, qu’elle expose dans Isis Dévoilée et La doctrine secrète.”

Dans la hiérarchie des êtres spirituels, les deux Maîtres se tenaient en dessous de Maitreya, le bodhisattva, dont le mouvement attendait une nouvelle entrée imminente dans un "véhicule humain". Maitreya serait déjà apparu auparavant en la figure de Jésus. Le Bouddha était le supérieur hiérarchique de Maitreya.”

Après la mort de Blavatsky et Olcott, Annie Besant fut choisie comme présidente du mouvement, assisté par Charles Webster Leadbeater, qui fondèrent en 1911, l’ordre de l’étoile d’orient. Les deux se dirent clairvoyants. Cette clairvoyance passa notamment par les messages qu’ils reçurent des deux Maîtres du mouvement sous forme de courriers... Besant était en contact avec Morya et Leadbeater avec Kout Houmi. Selon Leadbeater, les deux Maîtres n’allaient plus quitter "le ravin au Tibet" où ils séjournaient, et pour recevoir leurs enseignements, il fallait s’y rendre dans le corps astral, pendant son sommeil. Cette charge incombait à Leadbeater, qui devait accompagner les candidats, pendant leur sommeil, en son propre corps astral, et qui devait affirmer le lendemain, si les candidats avaient réussi ou non…” (Blog Des visionnaires occidentaux se réclamant du Bouddha).
La société théosophique continuait les spin-off des “théosophes” qui les avaient précédés en y mélangeant de l’ésotérisme oriental. Tout comme “une entité” “Seth” se serait par la suite (ré)incarné en “Jésus”, cette même entité (bodhisattva) allait s’incarner en Maitreya, le nouveau maître pour le monde. La ST avait pour mission (comme il ressort de courriers ou de télégrammes - urgence oblige - des deux mahatmas au Tibet) de lui trouver et préparer “un véhicule” humain : ce serait le jeune Krishnamurti, découvert en 1909. Pour sa consécration finale en “Maitreya”, il devait se rendre en “corps astral” à Shambala, un monde parallèle bouddhiste tibétain. Ce voyage (en fait il était enfermé avec Leadbeater) dura trois jours. Kout Houmi, Maître Morya, Annie Bessant et Leadbeater furent également présents en leurs “corps astraux” à Shambala. En sortant de ses trois jours d'enfermement avec Leadbeater, Krishnamurti fut salué comme le Maître du mouvement. Plus tard (en 1929), il devait renoncer à cette honneur et dissoudre le mouvement.

La Société théosophique n’était pas pris au sérieux par les autres religions, principalement à cause de leur syncrétisme et leur imagination créatrice débordante. Un bouddhiste tibétain occidental prendrait sans doute l’épisode du “véhicule” de Maitreya pour un délire total, et pourrait en même temps prendre avec le plus grand sérieux les inventions (termas) d’un Chogyam Trungpa concernant Shambala et sa consécration du Maître-Roi. Puisque Chogyam Trungpa était un maître authentique, avec une lignée authentique, des instructions authentiques et une réalisation authentique. Qu’est-ce qui donne au fond ce caractère “authentique” à tout cela pourrait-on se demander ? Une chose qui s’appelle la “Tradition”. La magie, l’astrologie, la médecine astrologique, l’alchimie, etc. du bouddhisme tibétain sont authentiques et traditionnelles et ont été transmises de façon ininterrompue !

Pendant la période de gloire de la Société théosophique, nous avions pourtant vu la synergie entre les idées théosophiques occidentales et les idées religieuses de maîtres hindous. L’Occident et l’Orient s'influencèrent mutuellement. Des maîtres hindous ont cru aux théories de lInde comme le berceau de la religion primitive de la race aryenne. Les conférences de Vivekananda avaient du succès en Occident parce qu’il savait parler de sa religion (Advaïta védanta) d’une façon universaliste, une synthèse religieuse et philosophique. Il entra en 1884 dans la loge maçonnique Anchor and Hope no 1 de Calcutta, de la Grande Loge de l'Inde. Romain Rolland publia La vie de Vivekananda et l'Évangile universel. L’enseignement de Vivekananda était très populaire et influença de nombreuses personnalités comme p.e. Gandhi. L’honneur faite à l’Inde, considérée comme le berceau de la religion primitive par les théories aryennes, et l’intérêt que la ST portait à elle, ont dû booster la confiance nationale de Vivekananda qui avait inspiré le mouvement pour l'indépendance de l'Inde.

L’intérêt pour le bouddhisme tibétain et ses maîtres “mahatmas” de la part de la ST et dautres (souvent issus delle) était, initialement du moins, fonction des dogmes de la ST. Le bouddhisme tibétain (notamment l’école des anciens) est par ailleurs une des rares religions où la redécouverte/l’invention de nouvelles Révélations (gter ma) est encore possible, et plus ou moins régularisée. Pour ceux qui s’intéressent à l’ésotérisme, le bouddhisme tibétain a pour avantage de proposer une portefeuille ésotérique et “théosophique” très complète et d’avoir des lignées “ininterrompues” avec des maîtres vivants capables de les transmettre. L’intérêt des occidentaux pour cet aspect ésotérique a sans doute contribué à booster son développement dans ce sens particulier.

Rappelons que dans le bouddhisme originel, la Révélation, ou l'autorité de la Parole révélée n'est pas une source valide de connaissance (pramāṇa). C'est la raison pour laquelle Madame Blavatsky n'aimait pas le bouddhisme originel.


"La tranquille certitude d'une statue de portail", extraits du du Déclin/Automne du Moyen-Âge (PDF) de Johan Huizinga

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[1] Antoine Faivre (dir.), Présences d'Hermès Trismégiste, Albin Michel, coll. « Cahiers de l'Hermétisme », 1988

[2] “L’émeraude est la pierre traditionnellement associée à Hermès, comme le mercure est son métal.” (Wikipédia) L’émeraude est une variante du béryl. Le nom sanskrit pour béryl est le vaidūrya ou vidūraja, qui est la couleur du Bouddha Sangyé Menla ou Bhaiṣajyaguruvaiḍūryaprabhārāja, dont on dit habituellement que sa couleur est “lapis lazuli”.

[3] L'importance des lignées se retrouve également dans les traditions ésotériques occidentales. “ ‘Tradition’ au sens ou [Marsile] Ficin a déjà l'entendait, par filiation intellectuelle ou initiatique ininterrompue depuis une époque très lointaine.” Faivre, II, 279

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