Le mot « élément » (S. dhātu T. dbyings, khams) est un des mots que l’on voit
le plus souvent dans le bouddhisme, sans être bien défini. Le site
Sanskrit.inria.fr donne les sens suivants :
dhātu [dhā_1-tu] m. assise, fondation | élément primordial, substance élémentaire; ingrédient | minéral, métal, minerai; cf. aṣṭadhātu | phil. élément | gram. racine verbale | bd. l'un des 6 éléments: ākāśa l'Éther ou Espace, anila l'Air, tejas le Feu, jala l'Eau et bhū_2 la Terre et vijñāna la Connaissance | bd. élément constitutif du corps; cendres, reliques | [dhātugarbha] bd. reliquaire central d'un stūpa, au bas du pilier de pierre [yaṣṭi].
Il semble avoir un sens d’élément fondamental, et par là d’essence,
au-delà duquel quelque chose ne peut pas être réduit davantage. Tout ce qui « en »
est réduit étant superflu et surimposé. Le sens du mot français élément semble se
conformer à cela : « Substance (réputée) simple, entrant à titre
privilégié dans la composition de ce qui se rencontre dans la nature. »
Il peut ainsi désigner ce qui est élémental dans la matière
(les éléments), le verbe (la racine verbale), quelque chose de déterminable
dans la réalité. Le reliquaire de cendres, contenant les reliques du Bouddha
est appelé dhātugarbha (P. dhātugabbha[1]).
Le site Inria explique que ce terme est devenu « dāgoba » à Ceylan,
occidentalisé en « pagode ». Le reliquaire contient donc l’élément
(dhātu) du Bouddha
(S. buddhadhātu),
considéré comme tel dans le culte qui considérait les reliques du Bouddha comme
l’élément matériel représentatif du Bouddha. D’autres théories se sont opposées
à cette vue plutôt matérialiste du Bouddha et ont considéré que l’ensemble des qualités (S. dharmakāya)
du Bouddha constituaient sont véritable essence.
Puis, on est passé aux
essences scripturaires. Des volumes de textes comportant des incantations (S.
dhāraṇī T. gzungs sngags) ou des paroles du Bienheureux considérés comme le
représentant à part entière. Finalement, avec l’introduction de la théorie de l’embryon/la matrice/la semence de l’Éveillé (S. tathāgatagarbha),
c’est celui-ci qui sera désormé désigné par le terme « élément » (T.
khams S. dhātu), et
que partagent les êtres et les Éveillés. Il est alors synonyme du terme « embryon,
matrice, cœur » (S. garbha T. snying po). Il peut être utilisé au complet « élément
de l’Éveillé » (T. sangs srgyas kyi khams S. Buddhadhātu), ou en abrégé « Élément »
(T. khams S. dhātu),
avec un E majuscule pour indiqué qu’il s’agit de l’élément de l’Éveillé. La Conscience
ou la conscience pure diront des non-bouddhistes. C’est à partir de cet élément
que l’Éveillé se concrétise ou non.
Pour revenir au sens premier d’élément. Selon le Śrāvakabhūmi,
la réalité psychosensorielle est possible par l’interaction de dix-huit
éléments (l’élément de l’œil, de la couleur et de la perception visuelle, etc.).
Toute la réalité sensorielle peut être réduite à ces dix-huit éléments. Connaître
la réalité à travers ces faits mentaux (dharma),
et les examiner en regardant comment ces faits apparaissent et deviennent
manifestes à partir de leurs éléments respectifs, leurs semences (bīja) respectifs, et
leurs origines (gotra) respectifs, est appelé « l’expertise en les
éléments » (dhātu-kauśalyam). Ces dix-huit
éléments sont donc en quelque sorte les « éléments des faits mentaux »
(dharmadhātu),
ce qu’il y a de réel dans la réalité telle que nous la vivons. Connaître la
production des dix-huit faits mentaux (dharma) à partir de leurs propres
éléments (dhātu),
est comprendre (jānāti)
les causes et les conditions et simultanément les éléments. Il faut remarquer
ici, que les tibétains traduisent « élément » (dhātu) dans le contexte des
dix-huits éléments (T. khams bco rgyad) par « khams ». En sanscrit,
le mot dhātu
recouvre les termes tibétains « khams » et « dbyings ». L’élément
des faits mentaux (T. chos kyi khams) correspond donc bien au sanscrit « dharmadhātu ». La
connaissance de l’enchainement des causes et des conditions dans ce cadre est
bien une fonction mentale.
L’Abhidharmakośa-bhāṣya explique d’ailleurs
que [chacun des dix-huit éléments est l’origine] des [éléments subséquents de]
sa propre espèce (S. jāti
T. skye ba), par ce que [le précédent] est la cause homogène (S. sabhāga-hetu) [du suivant].
Yamabe Nobuyoshi[2], conclue
que la nature essentielle d’un élément semble alors d’être la capacité de se
reproduire à des moments successifs.
Dans le cadre des dix-huit éléments, et notamment dans le Yogācāra,
tout comme les formes visuelles sont l’objet de l’œil, les faits [mentaux] sont l’objet
du mental (S. manas T. yid). Et puisque les objets sensibles ne sont pas connus
directement, mais, mentalement, à partir de représentations (S. ākāra
T. rnam pa) et de caractéristiques (S. lakṣana T. mtshan nyid), c’est comme si les objets, du
moins ce en quoi ils sont accessibles au mental, c’est-à-dire par leur
re-présentations (S. vijñāpti),
sont des intelligibles. Leibniz ne disait-il pas que la matière est un esprit
instantané ? Tout objet du mental est alors un « fait mental »,
un objet mental (dharma). Et ce que tout fait mental a de réel, c’est son
élément (S. dharmadhātu).
Toute la réalité psychosensorielle (S. sarva) peut alors « se réduire »
à lui. Comme c’est ce même élément (dharmadhātu) qui est accessible à toutes
les familles (S. gotra T. rigs) : les śrāvaka,
les pratyeka-buddha et les bodhisattva, il est le véhicule (yāna) réel, l’unique
véhicule (ekayāna).
Ce que tous les faits mentaux (dharma) ont de réel est leur élément (dharmadhātu), et ce que toute
intuition (jñāna) à de réel est l’élément de l’Éveillé (buddhadhātu). L’Objet et le Sujet,
la matière et l’esprit, la matérialité et la conscience qui sont indissociables
dans la non-dualité.
L’esprit (citta) est souvent comparé à l’espace.[3]
།སེམས་ནི་མཁའ་དང་འདྲ་བར་གཟུང་བྱ་སྟེ།
La conscience est comparée (T. dang 'dra bar gzung) à l'espace
C'est depuis l'espace, qui n'a ni forme, ni couleur, ni remémorations et expériences, que la diversité émerge, sans que cette dernière lui soit bénéfique ou nuisible d'aucune sorte. De même, c'est du principe conscient qu'émerge la diversité des remémorations, sans que celles-ci lui soient bénéfiques ou préjudicieux d'aucune sorte.
།ནམ་མཁའི་རང་བཞིན་དུ་སེམས་ཉིད་གཟུང་བར་བྱ།
Le principe conscient doit être appréhendé de la même façon que la nature de l'espace
Il s’agit en fait de l’élément de l’espace (S. ākāśa dhātu T. nam mkha’i khams),
qui n’est pas l’espace physique, quelque soit sa nature. Ce n’est qu’un exemple. J’ignore pourquoi et à partir de quand dhātu dans le contexte de dharmadhātu était traduit par « dbyings »,
qui signifie espace, dimension, étendue. Rappelons que pour les trois plans (tridhātu ou triloka), la traduction « khams » avait été maintenu. Contrairement
au sanscrit, le mot tibétain khams signifie aussi 1) région; 2) royaume, domaine,
territoire. Donc, le terme dhātu
traduit en tibétain (dbyings, khams) comporte des notions de spatialité qui font
défaut dans l’original sanscrit. Cela conduit les traducteurs à utiliser
souvent les traductions « espace[4] »,
« dimension[5] », « sphère »
et « étendue » pour dhātu.
Selon Bergson, c’est une erreur d’appliquer des grandeurs ou
des formes empruntées au monde extérieur pour décrire l’intensité ou la mesure
de la conscience et des états conscients. « Pour les états de conscience
qui se suffisent à eux-mêmes, l’idée de leur atribuer une intensité provient de
ce qu’on « est allé chercher dans les profondeurs de la conscience, pour l’amener
à la surface, l’image d’une multiplicité interne ».[6]
La multiplicité fait intervenir les nombres, et un nombre fait s’évoquer l’espace
pour y étaler les objets multiples, ce qui fait intervenir la durée. Avec l’idée
d’espace « nous introduisons à notre insu dans notre représentation de la
succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à
les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ;
bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en
étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une
chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. »[7]
Vu ces deux arguments, le sens original sanscrit de dhātu, et le problème que
pose l’introduction d’une notion d’espace et de temps pour décrire le dharmadhātu,
ne faut-il pas éviter ce type de traduction ? Pour garder le lien avec le
sens originel de dhatu ? Espace est évidemment un terme plus cool,
spacieux et libre qu’un élément exigu où l’on se sent un peu à l’étroit. Et puis il y a
les pratiques où l’on mélange la conscience et l’espace (T. dbyings rig bsre ba, dans les exercices de khregs gcod) pour être totalement « spacedout ».
Quelques exemples, Philippe Cornu traduit : « Dharmadhatu: «
espace de la réalité absolue », « dimension du réel ». Il s'agit de la
dimension globale, la sphère non duelle perçue par les Bouddha en Dharmakaya,
dimension de la vraie nature des phénomènes, la vacuité immuable au delà de la
cause et de l'effet[8]. » Et pour
Stéphane Arguillère « le terme [Dharmadhatu] désigne la nature ultime de toutes
choses, non en tant qu'essence abstraite simple, mais quand est surmontée
l'opposition de l'essence et du phénomène, de l'apparence et de la vacuité,
comme celle du sujet et de l'objet. Le Dharmadhatu, c'est la somme de toutes
choses dans les « trois temps » (passé, présent, et avenir), telle qu'elle est
saisie de manière intemporelle et non-duelle par la connaissance principielle
des Bouddha. »[9] PatrickCarré : « La dimension absolue est la substance fondamentale du corps
et de l’esprit de tous les êtres. Le mot « dimension » désigne l’essence en
tant que (dé)limitation ; et le mot « absolu » renvoie au réel qui, au
contraire de la substance (spinozienne), est libre du concept de « nature
propre » ou « être par soi » (ssk. svabhâva). »( )
Il y a bien un sens de (dé)limitation, d’un infiniment grand
(espace) et d’un infiniment petit (élément). Dans le sens de l’émanation, c’est
l’expansion, et dans l’autre la resorption. Il se trouve que le yoga (la
réintégration) va plutôt dans le sens de la resorption, en direction du tattva
ultime , non manifeste. La frontière entre le non-manifeste et le
manifeste étant le bindu, comme une porte vers une autre dimension. Mais en
fait, en absence de limites, il n’y a ni grand, ni petit, ni infiniment grand
ni infiniment petit. On peut cependant prendre tous les faits mentaux et les
considérer/penser dans leur totalité, ou réduire tous les faits mentaux par
leur dénominateur commun et considérer/penser celui-ci comme leur élément,
nature ou essence.
Un exemple pour montrer que la traduction « espace »
n’est peut-être pas toujours la meilleure. L’expression tibétaine « dbyings su dag
pa » est souvent traduite par quelque chose comme « purifier dans l’espace »
(cleared away into space). En fait, il faudrait traduire par disparaître dans
son élément (dhātu,
voir ci-dessus). Les faits mentaux (dharma) apparaissent de leurs éléments
respectifs et y disparaissent. Que feraient-ils dans l’espace ? Cette
expression est d’ailleurs quasiment synonyme de « gnas su dag pa »,
disparaître dans sa base (locus ou topos). Ce type de raisonement s’approche
d’un fondement des choses du type Nature originelle (S. mūla-prakṛti) que rejette
le bouddhisme. D’un autre côté on peut dire avec Marcel Conche :
« La Nature est l’Être […], entendant par là ce qui demeure. Mais aucun être ne demeure. La Nature n’est pas un être, mais la source d’où être et non-être ont leur jaillissement. « Source », « jaillissement » : je parle par métaphores. Mais quel autre langage serait possible ? Car le mot « infini » ne dit pas la source comme telle dans son activité. Disons une force créatrice de formes et qui, après toutes ses créations, est toujours autant capable de nouvelles créations : donc une force qui ne faiblit pas. Langage métaphorique. »[10]
[1] En
tibétain ce serait « dbyings kyi snying po », mais ce terme prend un
autre sens : sugatagarbha, le potentiel de l’éveil.
[2] A
critical exchange on dhātu-vāda, publié dans Pruning
the Bodhi-tree, p. 214
[4] Espace :
Milieu idéal indéfini, dans lequel se situe l'ensemble de nos perceptions et
qui contient tous les objets existants ou concevables (concept philosophique
dont l'origine et le contenu varient suivant les doctrines et les auteurs)
[5] Dimension
: Étendue mesurable (dans tous les sens) d'un corps ou d'un objet; p. méton.,
portion de l'espace occupée par ce corps ou cet objet.
[6] Essai
sur les données immédiates de la conscience, p. 54
[7] Essai
sur les données immédiates de la conscience, p. 75
[8] a, b, c
et d Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme. Nouvelle édition augmentée,
Éditions du Seuil, Paris, 2006. 952 p. (ISBN 2-02-082273-3)
[9] Stéphane
Arguillère, Le vocabulaire du bouddhisme. Ellipses, Paris, 2002 (ISBN
272980577X), p. 111.
[10] Marcel
Conche, Présence de la Nature, p. 81