Dans le bouddhisme tibétain, il y a des grandes cérémonies de rassemblement appelés “
monlam” (tib.
smon lam), où l’on récite ensemble des “prières à souhaits” (tib.
smon lam), mais ce n’est pas une bonne traduction. A l’origine le mot “
smon lam”, qui vient du terme sanskrit
praṇidhāna, signifie un “
vœu ou aspiration solennelle à atteindre un but”. Il ne s’agissait, à l’origine, pas d’adresser des prières à tous les bouddhas des trois temps et des dix directions pour que ceux-ci les exaucent. Il s’agissait plutôt d’un engagement de la part de l’adepte de faire en sorte que ces objectifs se réalisent. L’adepte fait le voeu, la promesse de les réaliser, le jour où il deviendra un Bouddha…
Il semble y avoir deux aspects différents. La première prise du “voeu” dit “de bodhisattva” consistait en quatre voeux que prenait le bouddhiste, qui aspirait à devenir un Bouddha. Ces quatre voeux pourraient même prédater le mahāyāna selon Jan Nattier
[1], et n’avaient pas toujours la même formulation.
“Ayant fait [moi-même] la traversée, je ferai traverser [les autres].
Libéré, je libererai [les autres]
Réconforté, je réconforterai [les autres]
Ayant atteint, le parinirvāṇa, je ferai en sorte que [les autres] l’atteindront.[2]”
Ces quatre voeux se retrouvent dans de nombreux sūtra du Mahāyāna, mais aussi dans certains textes plus anciens
[3]. Le “voeu” de bodhisattva est un “voeu” à long terme, qui dépasse le cadre d’une seule existence humaine. Au lieu d’être dupe et victime du “Cycle des existences” et de la “transmigration”, le bodhisattva s’engage à “revenir” pour mener à bien son projet. Cela peut avoir comme effet pervers que le bodhisattva croit qu’il est immortel, ou que son âme est immortelle, et que c’est lui qui deviendra un jour un Bouddha. Il ne cherche donc plus à sortir définitivement du Cycle des existences. Cette utopie crée beaucoup d’espace et élargit son horizon. Il raisonne désormais en termes d’océans. Un océan de temps, un océan de mondes, de mérite, de sagesse, de métamorphoses, etc.
Des célèbres bodhisatva “
mahāsattva” intrépides ont fait des voeux démesurés, et se sont placés la barre très haut. Moi Bouddha, je ferai ceci, je ferai cela. Ce qui est impossible aux êtres ordinaires ne l’est pas pour un Bouddha. Un bodhisattva “
mahāsattva” se met une pression terrible, car il a la foi, il a la foi en le Bouddha, sa doctrine, son parcours et en ses propres capacités pour devenir un Bouddha, et à partir de la de réaliser tous ses voeux, car rien n’est impossible pour un Bouddha.
Les mauvais esprits, dont je suis très régulièrement, pourraient même percevoir une certaine rivalité entre bodhisattva, ou du moins une envie de toujours faire plus fort (je m'expliquerai davantage dans un autre blog), de battre des records, mais pas seulement. D’une part avec la coproduction conditionnée, où tout est produit de causes et de conditions, rien n’est impossible, à condition que les bonnes causes soient présentes, et celles-ci commencent par la volonté. Plus cela paraît impossible, et plus le voeu doit être fort. Puis, dans les voeux, les bodhisattva peuvent donner voix à leur propres voeux et intérêts spécifiques, parfois même artisanaux, et attirer l’attention d’êtres ayant les mêmes goûts et aspirations qu’eux. Quand ils seront des Bouddha, ils auront leur propre Terre pure avec ses caractéristiques propres, et leur propre entourage, qui partage les mêmes visions des choses.
Mañjuśrī, au fond un
Ādi-Buddha incognito, est libre comme le mercure, et est partout à la fois. Mais, selon la tradition ésotérique, certains bodhisattvas sont devenus (ou étaient depuis toujours)
des Bouddha et ont développé leur propre Terre pure, un des plus connus étant Amitābha et son Sukhāvatī à l’Ouest. En plus des cinq
tathāgata, il y a des Bouddhas spécialisés avec leur Terres pures respectives, comme le Bouddha-médecin Bhaiṣajyaguru (Gandhāra) avec sa Terre pure “
Lapis Lazuli/Béryle” (
Vaiḍūryanirbhāsa) à l’Est, ou
Amitāyus (apocryphe chinois) protecteur de la la longévité,
Tejaprabha et sa Terre pure, initialement à l’Ouest faisant face à la Terre pure de Bhaiṣajyaguru, etc.
Tous ces Bouddha ont pu concevoir et développer, “arranger” (skt.
vyuha tib.
bkod pa), leurs Terres pures respectives grâce à leurs “voeux” (
praṇidhāna), leur engagement. Une fois Bouddha, tous les voeux se “réalisent” spontanément. C’est-à-dire que chaque individu, se rappelant et se commémorant Leurs voeux, et qui fait appel à ces Bouddhas, entre aussitôt dans leur dynamique, y souscrit et les fait sien. “Arranger” n’est pas construire, édifier, etc. Les voeux sont peut-être la consistance même de leur bouddhéité, de leur Terre pure, et de leur dynamique. Cela reste un “moyen habile” (
upāya).
“ L'Amitāyurdhyāna Sūtra expose l'origine de la doctrine de la Terre pure enseignée par le Buddha Sākya muni. Le texte raconte qu'Ajātaśatru renversa de son trône le roi son père, Bimbisāra, et le jeta en prison. Il enferma sa mère, la reine Vaidehī, dans une chambre. Dans sa réclusion, la reine pria le Buddha de lui indiquer le lieu où ne se produisent pas de telles avanies. Le Buddha Śākyamuni lui apparut et lui fit entrevoir toutes les terres de buddha où trouver une telle paix. La reine Vaidehi choisit celle du Buddha Amitābha qui lui paraissait la meilleure de toutes. Śākyamuni lui enseigna alors selon sa propre voie la méditation qui conduit à l'entrée dans une telle terre ; en même temps, elle fut instruite par le Buddha Amitābha. Cela signifie donc que l'enseignement d'Amitābha ne diffère de celui de Śākyamuni que par la méthode. Le buddha Amitābha est une forme idéalisée du Buddha historique Śākyamuni : c'est en quelque sorte un aspect du dharmakāya, le Corps de la Loi.” (Paul Magnin, Bouddhisme unité et diversité, Cerf, p. 461)
Regardons maintenant de plus près les “voeux” (
praṇidhāna) “de bodhisattva” de ces divers
tathāgata. Dans la
version longue du Sukhāvatīvyūha Sūtra, le Bouddha explique à Ānanda qu’Amitābha fut auparavant le moine Dharmākara, dont les
quarante-huit voeux l’avaient transformés en Amitābha avec sa Terre pure associée, car il était en effet devenu un Bouddha. La preuve de sa bouddhéité étant qu’Amitābha et sa Terre pure “existent”... Oui, c’est un syllogisme.
Chaque voeu commence par “
Si, quand j’atteindrai la bouddhéité”, suivi du voeu exprimé à la négative, par exemple “
un enfer, un royaume d’esprits avides et un royaume d’animaux sont présents en ma terre”, qui se termine par “
puissé-je ne pas réaliser l’éveil suprême”. Autrement dit, si dans la Terre pure associée au Bouddha qu’il sera il y aurait toujours des enfers, etc., il ne veut pas devenir Bouddha. C’est seulement à condition que sa Terre pure soit parfaitement conforme à ses voeux, qu’il acceptera sa future carrière de Bouddha.
Ces séries de voeux révèlent donc la motivation des bouddhistes d’antan (au moment de la rédaction du sūtra associé spécifique) pour devenir des Bouddhas, et l’utopie qui était la leur. En théorie, cette utopie est une Terre remplie de Bouddhas ou de bodhisattvas de haut niveau, mais avec néanmoins tous les éléments de confort (
Cocagne) dont rêvent les humains, et certains de leurs préjugés, notamment la misogynie, qui reflète celle des sociétés dans lesquelles ils vivaient. Ainsi le voeu n° 35.
“Si, quand j’atteindrai la bouddhéité, les femmes des incommensurables et inconcevables terres de Bouddha des dix directions, qui ont entendu mon nom, se réjouissent avec foi, génèrent l’aspiration à l’éveil et souhaitent renoncer à leur féminité ; renaissent après la mort en tant que femmes, puissé-je ne pas réaliser l’éveil suprême.”
Bhaiṣajyaguru n’a que
douze voeux, mais son huitième voeu, aura pour effet de faire disparaître les femmes de la surface de sa terre pure, ou plutôt qu’aucune présence féminine ne perturbera la pureté de sa terre.
Il en va encore de même pour les dix voeux de Mañjuśrī. Même le
nom “femme” ne sera jamais entendu dans sa Terre pure à lui (voeu n° 5
[4]).
Les (dix)
voeux du bodhisattva Samantabhadra (dans le
Āvataṃsaka-sūtra) sont un cas différent. L’exercice du “voeu” change ici d’optique. Samantabhadra se comporte davantage comme un bodhisattva disciple, il semble lui manquer la conviction de ses prédécesseurs, développeurs de Terres pures. Ses voeux, davantage suivistes, s’inscrivent plutôt dans le culte des Bouddhas, il fait du bouddhisme… Ses voeux ont inspiré la fameuse “
prière à sept branches” (tib.
yan lag bdun pa skt.
saptāṅga), qui constitue le socle des cultes dans le mahāyāna et le bouddhisme ésotérique. Les
voeux de Samantabhadra permettent de devenir le premier disciple d’un Bouddha, et le chef du culte de ce Bouddha.
La carrière du bodhisattva Samantabhadra avait commencé par son apparence dans le
Sūtra du Lotus (
Chapitre XXVIII), où il propose au Bouddha de le servir dans la propagation de ce sūtra. Le Bouddha fait son éloge et recommande à tous de faire la
pratique de Samantabhadra. Dans ce qui est sans doute un
spin-off du Sūtra du Lotus (
guān pǔxián púsà xíngfǎ jīng, dont il n’existe plus/pas d’original en sanskrit) la pratique de “Vertu universelle” (la traduction de son nom en chinois) est expliquée de façon extensive.
Le dernier chapitre (
Gaṇḍavyūha-sūtra) de l’
Āvataṃsaka-sūtra raconte l’apogée de Samantabhadra, qui sera le dernier maître de Sudhana, après Mañjuśrī... La célèbre version longue des voeux dits “
de Samantabhadra”
[5], qui est très souvent récitée, est une élaboration des dix voeux de Samantabhadra, et Samantabhadra y est déjà lui-même devenu un objet de culte, du moins pour Sudhana. Le
Bhadracarīpraṇidhāna parle de lui à la troisième personne (voir ci-dessous). Pour être exact, le nom en sanskrit le plus commun de ces voeux c’est
Ārya-bhadracaryā-praṇidhāna-rāja[6]. On les trouve dans le dernier chapitre (
Gaṇḍavyūha-sūtra) de l’
Āvataṃsaka-sūtra. Ce “
Roi des Voeux” (
praṇidhāna-rāja) fait référence à Samantabhadra, dont le nom tibétain est “
Kun tu bzang po” (“
kun bzang” en abrégé), mais ce ne sont pas les (10) “voeux” de Samantabhadra, dans le sens exposé ci-dessus, mais les Voeux de l'Excellente conduite/”Vertu universelle” (
bhadracaryā) destinés à Sudhana (et tous les autres aspirant-Bouddhas), que celui-ci aurait reçus de Samantabhadra. Quand ces voeux font référence à eux-mêmes à l’intérieur du texte même, c’est cependant au
Bhadracarīpraṇidhāna qu’ils réfèrent
[7].
“42. Each Tathagata has an elder disciple whose name is Samantabhadra, Honoured One. I now transfer all good roots towards the attainment of wisdom and behavior, and i vow to perform deeds of wisdom identical to His.
43. I vow that my body, mouth and mind will be forever pure and that all practices and lands will also be. I vow in every way to be identical to the wisdom of Samantabhadra.
44. I will wholly purify Samantabhadra's conduct, and the great vows of Manjusri as well. All their deeds I will fulfill, leaving nothing undone. Till the end of the future I will continue without weariness.[8]” (traduction du chinois, T 293)
En français (dans un ordre différent
[9])
Afin de me conduire à l'égal du Sage
Appelé Samantabhadra,
Chef parmi les fils des victorieux,
Je dédie toutes ces vertus
Ils trouveront (toutes les conditions propices), éprouveront le bonheur
Et même cette vie leur sera favorable.
L'égal de Samantabhadra,
Ils le deviendront sans attendre longtemps.
J'apprends à suivre les [exemples] de tous,
Comme celui du héros Manjoushri, omniscient,
Et celui de Samanthabadra,
Et dédie parfaitement toutes ces vertus (Extrait du Livre de prières de la FPMT, volume 1.)
Celui qui, à la suite de Sudhana, prononce et récite ces voeux
s’engage à suivre l’exemple de Samantabhadra et de Mañjuśrī, etc. Ce sont en fait les voeux de
Sudhana du Gaṇḍavyūha-sūtra, le parfait disciple (tib.
rjes 'dren).
La grande différence entre le premier type de “voeux” (
praṇidhāna) des grands bodhisattva/tathāgata et les voeux de vertu universelle du
Gaṇḍavyūha-sūtra, du point de celui qui fait le “voeu”, c’est l'uniformisation de l’exercice avec l’absence d’initiative personnelle dans le choix des voeux et de la Terre pure. J’explorerai davantage ce point dans le cas du “Voeu” de Huisi (515-577).
***
[1] Nattier, Jan (January 2003).
A Few Good Men: The Bodhisattva Path According to the Inquiry of Ugra (Ugraparipṛcchā): a Study and Translation. pp. 147-151. University of Hawaii Press. ISBN 978-0-8248-2607-9
[2] “Having crossed over [myself], I will rescue [others].
Liberated, I will liberate [others].
Comforted, I will comfort [others].
Having attained paranirvana, I will cause [others] to attain paranirvana”.
Apparemment (selon Robert F. Rhodes, 1984), la version du
Sūtra du Lotus que cite Zhiyi (disciple de Huisi).
[3] “
Nattier further notes that "it is quite possible to identify clear antecedents of these vows in pre-Mahayana literature" and thus it is likely that these fourfold vows evolved from earlier passages (found in the Digha Nikaya and the Majjhima Nikaya as well as the Chinese Agamas) that describe the activity of the Buddha. One such passage states:
Awakened, the Blessed One teaches the Dhamma for the sake of awakening.
Disciplined, the Blessed One teaches the Dhamma for the sake of disciplining.
Calmed, the Blessed One teaches the Dhamma for the sake of calming.
Having crossed over, the Blessed One teaches the Dhamma for the sake of crossing over.”
[4] “5.
There would be not even women's names in my Pureland, only Bodhisattvas who would have abandoned the dirt of sorrows and accumulated the pure conducts. At the moment of their birth they would wear the monk's robe, sit crosslegged and appear suddenly. My Pureland would be filled completely with such Bodhisattvas, and there would be not even the names of Sravakas or Pratyekabuddhas except those Sravakas or Pratyekabuddhas who are the transformations of the Tathagata to go into the ten directions to preach the Dharma of Three-yanas to sentient beings.”
Tibetan Buddhist Encyclopedia.
[5] Samantabhadra-caryāpraṇidhāna, ou
La Prière royale de Samantabhadra pour les conduites bénéfiques [6] Ou
Bhadracarīpraṇidhānastotram.
[7] “
The title is variously given as Bhadra-caryā-praṇidhāna and Samantabhadra-caryāpraṇidhāna elsewhere, but as there are numerous references in the verses themselves to the title Bhadra-cari-praṇidhāna, that is what I [Ānandajoti Bhikkhu] have chosen to use here. The good life refers not to a comfortable life, as in common English usage, but to a life spent for the benefit of others, as in Buddhist usage.”
Bhadra-cari-pranidhanam - The Aspiration for the Good Life[8] Extracted from booklet [The Vows of Bodhisattvas Samantabhadra sutra]. Translated by Upasika Chihmann. (Miss P. C. Lee), from the Chinese version (Taisho 293).
“
The original text of the supplement was presented to the Emperor Teh-Tsung of the T'ang Dynasty, by the King of Odra in Southern India. The Emperor The-Tsung directed an Indian samana named Prajna, to translate it from the Sanskrit into Chinese. The work of translation was begun in the 12th year of the Era "Chen-Yuan" in the reign of the said Emperor (796 C.E.)”
“
There was an Indian version longer than the one that was translated into Tibetan, though no Sanskrit manuscript of this version has survived. It is known only from the version sent to China by the king of Orissa, who gave a copy to the Chinese emperor in 795. This version was translated by the Kashmiri monk Prajñā in 798” “
This was the first among the Chinese translations to include “The Prayer for Completely Good Conduct.”.
84.000
Le sanskrit correspond aux trois versets :
“Jyeṣṭhaku yaḥ sutu sarva-Jinānāṁ, yasya ca nāma Samantatabhadraḥ:
tasya vidusya sabhāga-carīye nāmayamī kuśalaṁ imu sarvam. [42]
Kāyatu vāca manasya viśuddhiś-carya-viśuddhy-athă kṣetra-viśuddhiḥ,
nāmana bhadra-vidusya bhotu samaṁ mama tena. [43]
Bhadra-carīya samanta-śubhāye Mañjuśirī-praṇidhāna25 careyam,
sarvi anāgata kalpam-akhinnaḥ pūrayi tāṁ kriya sarvi aśeṣām. [44]”
La traduction correspondante d’Ānandajoti Bhikkhu :
“
The eldest son of all the Victors, who is known as Samantabhadra: may I offer all of this wholesomeness to this wise one.
Purified through body, speech and mind, then having pure conduct, a pure field (of action), may I be similar to the wise one, who is known as good.
May I live the aspiration of Mañjuśrī, in a good life, beautiful all-round, and through all future aeons, unbroken, may I fulfil all (good) deeds without remainder.”
[9] Sur la traduction tibétaine de l’
Āvataṃsaka-sūtra et du
Gaṇḍavyūha-sūtra, une première version ancienne aurait été faite par Yeshé Dé, Jinamitra, et Surendrabodhi sous le règne du roi Senalek (r. ca. 800/804–15) ou du roi Ralpachen (r. 815–36). Par la suite il y eut une révision au IXème siècle par le traducteur Vairocanarakṣita (
rnam par snang mdzad srung ba) et avec l’aide de Surendrabodhi, mais dans ce cas il ne peut pas s’agir de
Vairocanarakṣita/Vairocanavajra (
rnam par snang mdzad rdo rje) qui était actif au XIème siècle. Voir aussi
84.000 notes i.32 et i.33.