dimanche 26 mai 2024

De la lumière solaire sans soleil ?

Le soleil se levant sur un champ de panneaux solaires (photo)

Selon la perspective d’un terrien, la lumière vient d’en haut, du soleil.
L’énergie solaire transmise par le rayonnement solaire rend possible la vie sur Terre par apport d'énergie lumineuse (lumière) et d'énergie thermique (chaleur), permettant la présence d’eau à l’état liquide et la photosynthèse des végétaux.” “Il tire son énergie de réactions de fusion nucléaire qui transforment, dans son noyau, l'hydrogène en hélium, et se trouve dans un état d’équilibre hydrostatique, ne subissant ni contraction, ni dilatation continuelles.” (wikipedia)
La lumière et la luminosité du soleil, ainsi que sa capacité d’illuminer, sont utilisées comme une métaphore pour la conscience (s. saṃvit t. rig pa). Dans les diverses approches ontologiques idéalistes du Yogācāra, le marqueur “mātra” (t. tsam) indique souvent une réduction de la réalité ultime à une essence idéaliste tel le mental (cittamātra), les représentations mentales (vijñaptimātra), la conscience perceptive (vijñānamātra), la “conscience” (saṃvidmātra), la luminosité (prakāśamātra), la conscience réflexive (svasaṃvedanamātra[1]), etc. Dans ces réductions, il y a une tendance à fixer uniquement ou principalement sur la conscience, la luminosité, l’auto-illumination de la conscience réflexive, à l’exclusion de tout ce qui permet la production ou l’émergence (“spontanée”) de la lumière, et de l’énergie qui la produit, si l’on permet cette observation bassement matérielle. Comme si la lumière du soleil pouvait exister sans le soleil, et que cette lumière serait même la réalité ultime (paramārtha, la cerise sur le gâteau), de toute chose illuminée par elle. Dans un monde où règne l’illusion, la seule réalité ultime est la luminosité (prakāśamātra), et cela de façon établie depuis Dharmakīrti (VIIème siècle) en passant par Ratnākaraśānti (XIème siècle).
Ainsi, si ni l’exemple de la lampe, ni la métaphore de la "luminosité" (prakāśa) comme un terme pour la conscience réflexive, ne constituent l'apport original de Dharmakīrti, il est néanmoins possible d'observer ici, sous une forme embryonnaire, une synthèse de la métaphore de l'illumination, avec l'affirmation d'une ontologie idéaliste, et la réfutation de la dualité phénoménologique. Cette synthèse résonnera pendant des siècles, jusqu'à nos jours, comme la superstructure théorique ou le cadre philosophique des pratiques contemplatives avancées de Mahāmudrā et de rDzogs chen.[2]” Yiannopoulos (2020)
Les “pratiques contemplatives avancées de Mahāmudrā et de rDzogs chen” sont des pratiques d’ “autodéification” ou “bouddhafication” révélées par des Corps symboliques, et s’appuyant sur des éléments devayogiques ésotériques. Chez le Yogācārin Dharmakīrti, la “doctrine de la Luminosité” n’avait pas les proportions qu’elle a prises au cours des siècles qui ont suivi.

Dharmakīrti était en dialogue avec les sarvāstivādins et les sautrāntika (“representationnalistes”), pour qui les dharma existent (ontologiquement) de façon momentané (kṣaṇikatva), et sont produits par des enchaînements de causes et de conditions. C’est donc dans le cadre de ce dialogue que Dharmakīrti s’appuie sur ces doctrines pour exposer sa propre doctrine davantage idéaliste.
Il propose une définition technique de la "perception" comme une cognition à la fois non-conceptuelle et non-erronée (a-bhrānta)[3]. La définition de la perception donnée par Dharmakīrti inclut donc délibérément trois types supplémentaires de cognition "perceptuelle", en plus de la conscience sensorielle vérifiée : l'appréhension mentale non-conceptuelle d'une cognition immédiatement antérieure ("perception mentale"), la vive apparition d'objets de pratique contemplative sotériologiquement efficaces ("perception yogique"), et la présence pure et simple du contenu de la cognition - quel qu'il soit - à la conscience cognitive ("conscience réflexive").[4]
Toute cognition ou connaissance (perception) est rendue possible par une bifurcation (ou scission) entre un “sujet” (grāhaka) et un “objet” (grāhya). C’est ce “deuxième temps” phénoménologique[5] qui constitue la dualité de la cognition. Toute connaissance phénoménologique est ainsi conceptuelle (vikalpa) et sans réalité (ultime). Que l’objet externe existe ou non, pour les sautrāntika, la cognition passe par une “représentation” (vijñāpti), une image cognitive (ākāra) de cet objet. Des débats ont eu lieu sur la conformité d’une image cognitive avec un objet extérieur. Est-ce que l’image permet de déterminer la réalité (momentané) d’un objet extérieur ? Qu’est-ce qui constitue la réalité d’un facteur (qui n’a pas d’existence indépendante) dans un enchaînement causal ? L’expérience authentique (anubhava) de cette causalité. Pour les sautrāntika, exister est être capable d’exécuter une fonction dans l'instant présent. L’expérience n’est pas le fait que la conscience “voit” la chaîne causale ou “agit” en fonction, puisque “l' "action" de connaître est dépourvue d'agent (kartṛ), de "patient" (karman) ou d'instrument (karaṇa)[6]”, ces trois étant aussi connus sous le nom des trois sphères (t. ‘khor gsum s. trimaṇḍala).

Pour déterminer (niścaya) la conformité de l’objet et sa réalité à partir de la cognition sensorielle, d’une cognition conceptuelle (vikalpa), le bouddhisme utilise des instruments de connaissance (épistémiques, pramāṇa). En dernier analyse, ces instruments servent plutôt à déterminer l’action à suivre dans une perspective bouddhiste, qu’à déterminer ce qui est réel (“épistémiquement fiable”) ou une illusion.

Dans une perspective idéaliste, les “particuliers uniques” (svalakṣana) et les universaux (samanyalakṣana) jouent un rôle crucial. Pour Dharmakīrti, les universaux n’ont pas d’existence réelle, et servent à classer les particuliers en des groupes (genus, p.e. une vache parmi les vaches, les mammifères, etc.). Les particuliers sont des objets de perception qui suscitent un éclair de conscience vive s’ils sont près, et moins vive s’ils sont loin[7]. Cette vivacité est due à toute l’information d’un “particulier unique” brut[8], sans filtrage, avec sa part d’efficience apte à produire de l’effet (arthakriya), laquelle est considérée comme ultimement réel (paramārthasat). Ce qui est réel est momentané et non-conceptuel (nirvikalpa), et n’est plus évident dans la cognition conceptuelle (vikalpa) qui suit, ou qui la “recouvre”, dans un sens davantage idéaliste et réifié. Le particulier unique est la conscience (réflexive, svasaṃvedana), qui est “non-duelle, auto-illuminante (auto-révélatrice), libre de toute impureté”, c’est-à-dire libre de distorsion “interne” (antarupaplava)[9]. Pour le Yogācāra, la vacuité est l’absence de toute dualité sujet (grāhaka)/objet (grāhya)[10]. C’est cette “absence de dualité” dans laquelle le Yogācārin s’entraîne (bhāvanā), et qu’il/elle essaie de rendre “irréversible”.
Dans la tradition tibétaine, ce point est souvent exprimé en termes d'une distinction, faite à l'origine par Asaṅga dans le huitième chapitre du Mahāyānasaṃgraha, entre "l'équilibre méditatif" (t. mynam gzhag, s. samāpatti) qui correspondrait à la véritable "conscience non-conceptuelle" (s. nirvikalpajñāna), au cours de laquelle la vacuité de la dualité sujet-objet est directement expérimentée, et la "post-méditation" ou "cognition postérieure à cette [expérience]" (t. rjes thob s. tatpṛṣthalabdhajñāna), qui est conceptuelle et/ou dualiste.” Yiannopoulos (2020)
L’objectif étant de ne pas faire de distinction entre l’expérience de l’équilibre méditatif et les activités “post-méditatives” quotidiennes (voir Dyayulpa et Gampopa, Blue Annals, p. 290). Le bouddhisme des perfections (pāramitāyāna), et surtout ésotérique (mantranaya), essaieront par tous les moyens de proposer des solutions sous la forme d’une “continuité” sous jacente. La Luminosité deviendra une de ses stars.
Les bodhisattvas Ārya de niveau inférieur oscillent entre la vision et la non-vision de la "nature de la non-dualité" - selon qu'ils méditent ou non de manière appropriée - jusqu'à ce qu'ils atteignent l'indestructible, vajra ou "samādhi adamantin" (rdo rje lta bu'i ting nge 'dzin), qui se déclenche au dixième et dernier bhūmi, et l'on s'élève alors vers la cinquième et dernière "voie de ne plus être un étudiant" (aśaiksamārga), c'est-à-dire vers la bouddhéité parfaite et complète.

[Le troisième Karmapa] Rangjung Dorje, dans le contexte d'une synthèse du Yogācāra et du Mahāmudrā, articule [...] un modèle de cognition dans lequel toutes les diverses modalités cognitives opèrent simultanément "en un seul moment".” Yiannopoulos (2020)
Cette approche sera classée ultérieurement “mahāmudrā selon le sūtrayāna” (t. mdo lugs), et inapte à produire la réalisation des (trois) kāyas et des (quatre ou cinq) “sagesses” (jñāna) d’un parfait Bouddha, qui requiert le passage par les pratiques théistes du vajrayāna ou d’autres approches visionnaires ésotériques, où il y a une continuité Lumineuse entre la cause, le chemin et le fruit (t. gzhi lam 'bras).

Au niveau des particuliers uniques (svalakṣana), et selon Dharmakīrti, seule la conscience réflexive (svasaṃvedana) est l’instant réel (tattva). Est-ce que ces instants réels sont une continuité dans la série psychique, interrompues par et/ou temporairement noyés dans des instants de conscience dualiste ? Est-ce qu’il s’agirait au fond d’une même conscience réflexive, continue ? S’agirait-il de rester continuellement dans cette conscience réflexive “continue”, qui “revient” après chaque interruption d’instants conscients dualistes ? Est-elle différente du Soi (ātman) des brahmanes ou du Soi Lumineux du tathāgatagarbha ? Est-elle, comme le Soi (ātman) identique au Brahman (divin) ? Ou comme le Soi Lumineux identique au Bouddha cosmique ? C’est-à-dire divine ? La Cause première ?

Cela marquerait un changement par rapport à la véracité considérée déficiente d’universaux (samanyalakṣana).
Comme son prédécesseur Diṅnāga, le père de la logique indienne médiévale Dharmakīrti nie également la validité des "idées universelles" (Samanya lakṣana) telles que le Dieu créateur éternel qui est conçu dans certaines traditions non-bouddhistes comme la cause de ce monde. Selon lui, "Dieu" ne peut être considéré comme une "idée universelle" car son existence éternelle ne peut être prouvée par la connaissance inférentielle, ni ne peut-il être considéré comme la cause en raison de sa nature immuable[2].

Dharmakīrti nie la réalité des universaux (Vastu-śūnyo vikalpaḥ) car ils ne sont que des constructions mentales qui ne représentent pas la réalité extérieure. Selon lui, notre illusion transcendantale est la cause de notre méprise sur leur réalité. La connaissance de l'"universel" n'est pas directe, mais s'obtient uniquement par l'intermédiaire des organes sensoriels. Cette connaissance indirecte est dérivée de l'inférence ou de l'imagination ? Pour lui, l'idée d'"universel" n'existe pas réellement, mais n'est qu'une fausse notion mentale produite à partir d’une distinction mentale entre les particuliers
[11].” (Dr. V.V.S Saibaba)
Les débats théologiques à Vikramaśīla ont dû être vivants. Entre un Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.), pour qui les dieux, leur nature ET leurs rituels étaient indispensables, et un Ratnakīrti[12], disciple Yogācārin de Jñānaśrīmitra (le dernier prof de Maitrīpada), qui écrit un traité contre Dieu (Īśvara), intitulé "Réfutation des arguments établissant Īśvara" (Īśvarasādhanadūṣaṇa).

L’idée de “Luminosité”, telle qu’elle est souvent utilisée et comprise par les bouddhistes ésotériques, notamment par les bouddhistes ésotériques convertis, est clairement dordre divine. Qu’évoquent les termes Luminosité, Lumière, Lumineux, dans l’esprit d’un auditeur ou un lecteur contemporain ? Interrogez-les, une enquête à ce sujet serait intéressante.

Quand on parle d’ “une approche directe de l'expérience de la Réalité (“true reality”, tattva) en tant que luminosité (via eminentiae)[13]”, on ne peut que comprendre qu’il s’agit d’une “voie positive” (en opposition à la “voie négative” analytique du Madhyamaka), où la Réalité est expérimentée comme “luminosité”. L’analyse de la voie du Madhyamaka peut conduire à une expérience que l’on pourrait dire “mystique”, complète, ni négative ni positive. Cette expérience n’est ni “analytique”, ni “négative”, ni “positive”, ni “vraiment réelle”, etc.

Le terme prakāśa, “luminosité” pointe vers la conscience réflexive (svasaṃvitti), ou instant de conscience réflexive, considérée comme “vraiment réelle” (tattva), parce qu’elle met en évidence l’instant de conscience où celle-ci se connaît elle-même, où elle “s’illumine” elle-même (svaprakāśa) telle une lumière, une lampe qui s’éclaire aussi elle-même du même coup, et transcende ainsi la dualité sujet-objet un instant. Faut-il s’attendre à une lumière ou une luminosité, ou autre vision lumineuse, quelque chose de “positif” ? Dans une perspective lumineuse divine (Noûs), on sort du cadre épistémologique de Dharmakīrti, quel que soit le discours justificateur, et la "luminosité", perd son statut de métaphore et change de nature.  

Dans le Sermon de la lignée du sang (Xuemai lun 血脈論), “exhortation à chercher le Bouddha en cherchant sa propre nature”, qui est attribué à Bodhidharma, se trouve l’échange suivant :
L'étudiant : Mais si je ne vois pas ma nature, puis-je quand même atteindre l'illumination en invoquant les Bouddhas, en récitant des sutras, en faisant des offrandes, en observant les préceptes, en pratiquant des dévotions ou en faisant de bonnes œuvres ?

Bodhidharma : Non, vous ne pouvez pas.

Étudiant : Pourquoi ?

Bodhidharma : Si vous atteignez quoi que ce soit, c'est conditionnel, c'est karmique. Il en résulte une rétribution. Cela fait tourner la roue. Et tant que l'on est soumis à la naissance et à la mort, on n'atteindra jamais l'illumination. Pour atteindre l'illumination, vous devez voir votre nature. Si vous ne voyez pas votre nature, toutes les discussions sur les causes et les effets sont des dharmas des voies extérieures. Les bouddhas ne pratiquent pas les dharmas des voies extérieures. Un bouddha est libre de karma, libre de cause et d'effet. Dire qu'il atteint quoi que ce soit, c'est calomnier un bouddha, comment celui qui énonce ce propos peut-il atteindre l'Éveil ?

Si vous êtes attaché à une seule pensée, à une seule capacité, à une seule compréhension ou à un seul point de vue, vous ne pouvez pas égaler le Bouddha. Un Bouddha ne garde ni ne brise rien, la nature de son cœur est fondamentalement vide, ni pure ni impure. Il est libre de pratique et de réalisation, il est libre de cause et d'effet
.[14]

***

[1] Śākyabuddhi

[2] Traduction FR automatique.
Accordingly, while neither the simile of the lamp, nor the metaphor of “luminosity” (prakāśa) as a term for reflexive awareness, is Dharmakīrti’s original contribution, it is nevertheless possible to observe here, in embryonic form, a synthesis of the metaphor of illumination, with the affirmation of an idealistic ontology, and the refutation of phenomenological duality. This synthesis would resound for centuries, right down to the present day, as the theoretical superstructure or philosophical framework for the advanced contemplative practices of Mahāmudrā and rDzogs chen.”

Alexander Yiannopoulos, The Structure of Dharmakīrti’s Philosophy, 2020, Dissertation, p. 377

[3]Perception is free from concepts and non-erroneous” pratyakṣam kalpanāpoḍhamabhrāntam. NB 4, PVin 1.4a. Yiannopoulos (2020), p.58
In brief, a cognition exhibits “error” (bhrānti) insofar as it construes something that is not X as being X (atasmiṃs tadgrahaḥ).” “A cognition exhibiting bhrānti thus “errs” or “deviates” from reality, as in the classic example of a rope that is mistaken for a snake.” p.55

[4]Dharmakīrti advances a technical definition of “perception” as a cognition which is both nonconceptual and non-erroneous. Dharmakīrti’s definition of perception is thereby deliberately inclusive of three additional types of “perceptual” cognition, in addition to veridical sensory awareness: the nonconceptual mental apprehension of an immediately-preceding cognition (“mental perception”), the vivid appearance of soteriologically efficacious objects of contemplative practice (“yogic perception”), and the sheer unmediated presence of the contents of cognition—whatever these might be—to the cognizing mind (“reflexive awareness”).

[5]Comme la plupart des autres traditions épistémologiques indiennes, les Sautrāntikas considèrent que le moment initial de la perception est indéterminé ou non conceptuel (avikalpika), et que la connaissance actionnable de l'objet sensoriel - de manière paradigmatique, un jugement déterminé tel que "C'est une cruche" - ne survient qu'après la cognition initiale indéterminée.” p.48

Like most other traditions of Indian epistemology, the Sautrāntikas held that the initial moment of perception is indeterminate or nonconceptual (avikalpika), and that actionable knowledge about the sensory object—paradigmatically, a determinate judgment such as, “That is a jug”—only arises after the initial indeterminate cognition.” Yiannopoulos (2020), p.48

Voir aussi L'éveil, une question de sensibilité ou de volonté ? sur le “premier instant mystérieux” selon Schleiermacher.

[6]The “action” of cognizing is devoid of agent (kartṛ), patient (karman), or instrument (karaṇa).” Yiannopoulos (2020), p. 47
Abhidharmakoṣabhāśya de Vasubandhu

[7] Commentaire de Dharmottara sur le Nyāya -Bindu

[8] Le “premier instant mystérieux” de Schleiermacher.

[9] PV 1.210 vyāvṛttau pratyayāpekṣamadṛḍhaṃ sarpabuddhivat |prabhāsvaramidaṃ cittaṃ prakṛtyāgantavo malāḥ ||210|| Nagarjuna Institute of Exact Methods

[10] Voir la note 175, à la page 375-376.

In emic Buddhist terms, this may be understood as follows. From a Yogācāra perspective, “emptiness” primarily means the absence of subject-object duality. In terms of the “five paths” model (see Chapter 1, note 160), the third “path of seeing” (darśanamārga) constitutes the first time that the Bodhisattva has a direct, authentic experience of emptiness; in other words, what is “seen” on the “path of seeing” is just this absence of subject and object. Immediately subsequent to this moment, the fourth “path of training” or “path of meditation” (bhāvanāmārga) begins. Again, it is just this emptiness of subject and object in which one “trains,” to which one is “habituated,” or upon which one “meditates” (bhāvanā). Later “stages” (bhūmis) are understood to be irreversible, but until some more advanced point along the path, even Ārya Bodhisattvas—that is, extraordinary “noble beings” who have directly experienced emptiness on the “path of seeing”—do not continually experience emptiness.

In the Tibetan tradition, this point is frequently expressed in terms of a distinction originally made by Asaṅga in the eighth chapter of the Mahāyānasaṃgraha, between “meditative equipoise” (mynam gzhag, samāpatti) or genuine “nonconceptual awareness” (nirvikalpajñāna), during which the emptiness of subject-object duality is directly experienced, and “post-meditation” or “cognition subsequent to that [experience]” (rjes thob, tatpṛṣthalabdhajñāna), which is conceptual and/or dualistic. As expressed in the famous dictum of the Third Karmapa, Rangjung Dorje (1284-1339) (trans. Mathes 2013, 63): “When you do not realize this, you are confused; when you realize it, you are liberated… if you see the nature of nonduality, buddha nature (rgyal ba’i snying po) is actualized.” On this account, in other words, lower-level Ārya Bodhisattvas oscillate between seeing and not seeing the “nature of nonduality”— depending upon whether or not they are meditating appropriately—until the unbreakable, vajra-like or “adamantine samādhi” (rdo rje lta bu’i ting nge ’dzin) kicks in at the tenth and final bhūmi, and one thereby ascends to the fifth and final “path of no longer being a student” (aśaiksamārga), which is to say, perfect and complete Buddhahood. See also, in this regard, Mipham’s comments ad MSĀ XIX.69, translated in Maitreyanātha et al. (2014). 176 The Third Karmapa, Rangjung Dorje, writes (trans. Mathes 2013, 64): “This very mind presents the aspect of an unfolding play that, in its momentary consciousness, is unimpeded in itself. In view of this, [its] nature (rang bzhin) is present as emptiness and as natural luminosity. These two are the ground, given that from it the individual forms of the accumulation of mental factors and the seven accumulations of consciousness appear unimpeded and in one moment. In the impure state it has been taught as being the “mind,” “mental faculty,” and “consciousness.” When pure, it is expressed by the terms three kāyas and wisdom.” In other words, as Mathes (ibid.) summarizes, “The true nature of mind (sems nyid) [is] called mind in an impure state and wisdom in a pure state.” Nota bene that Rangjung Dorje here, in the context of a synthesis of Yogācāra and Mahāmudrā, articulates a model of cognition in which all the various cognitive modalities operate simultaneously “in one moment.” See Chapter 1, Section II.D.2: Simultaneous Cognition and Re-cognition (pratyabhijñā).

[11] THE PHILOSOPHY OF ‘UNIVERSALS’ AND ‘PARTICULARS’ IN DHARMAKIRTI’S WORKS by V.V.S. SAlBABA, Translated into Chinese by chen-huang Cheng

Pour la note 2) “Rahula Sankrtyayana, Pramana-Vartika with Pramana-Vartika-bKagya by Dharmak'irti and Prajnakara Gupta (Patna: Kashi Prasad Jaiswal Research Institute. 1953) II. 12-28.”

Like his predecessor Diṅnāga the father of medieval of Indian Logic Dharmakīrti also denies the validity of “universal ideas'’ (Samanya lakṣana) such as the Eternal Creator God who is conceived in some of the non-Buddhist traditions as the cause of this world. According to him ‘God’ cannot be considered as an ‘universal idea’ because his eternal existence cannot be proved by inferential knowledge and he cannot be regarded as the cause owing to his unchangeable nature[2].

Dharmakīrti denies the reality of the universals (Vastu-śūnyo vikalpaḥ) as they are merely mental constructions which do not represent the external reality. According to him our transcendental illusion is the cause of our misconception about their reality. The knowledge of the ‘universal’ is not direct, but is obtained only through sense-organs. This indirect knowledge is derived from inference or imagination? For him, the idea of ‘universal’ is not really existent, but is only a false mental notion produced out of the mental distinction among particulars.”

[12] Toward a better Understanding of Ratnakirti's Ontology, Shinya MORIYAMA,

[13]A key role in this process is played by the Tattvadaśaka, or “Ten Verses on True Reality,” a text in which Maitrīpa combines an analytic Madhyamaka path of excluding what true reality is not (via negationis) with a direct approach of experiencing true reality as luminosity (via eminentiae).” Klaus-Dieter Mathes, Sahajavajra’s integration of Tantra into mainstream Buddhism: An analysis of his *Tattvadaśakaṭīkā and *Sthitisamāsa.

[14] Traduction automatique de Bodhi-dharma's Bloodstream Sermon, traduit en anglais par Red Pine en 1987.

Student: But suppose I don't see my nature, cant I still attain enlightenment by invoking Buddhas, reciting sutras, making offerings, observing precepts, Practicing devotions, or doing good works?

Bodhidharma: No, you can't.

Student: Why not?

Bodhidharma: If you attain anything at all, it's conditional, it's karmic. It results in retribution. It turns the Wheel. And as long as you're subject to birth and death, you'll never attain enlightenment. To attain enlightenment you have to see your nature. Unless you see your nature, all the talks about cause and effect are the dharmas of the Exterior-Paths. Buddhas don't practice Exterior-Paths dharmas. A Buddha is free of karma, free of cause and effect. To say He attains anything at all is to slander a Buddha, how can the speaker achieve the Awakening?

If you are attached to even one thought, one ability, one understanding, or one view, you can not match the Buddha. A Buddha does not keep or break anything, the nature of His Heart is basically empty, neither pure nor impure. He is free of practice and realization, He is free of cause and effec
t.”

samedi 25 mai 2024

Réécritures de l'histoire du "mahāmudrā"


Les Annales de Gö Lotsawa Zhönu Pal (1392-1481) intitulés “Deb ther sngon po”, traduits en anglais (1949) sous le titre “The Blue Annals” par George N. Roerich (1902-1960) et Gendün Chöphel (1903–1951), contiennent un chapitre (XI[1]) consacré à l’origine du Mahāmudrā. Le chapitre commence par une réfutation de croyances erronées[2], et continue, selon Kevin Bache, par une “Explication philosophique de la "théorie de la relativité" comme antidote aux idées fausses[3]”. Kevin Bache de l’Université de Virginia se base sans doute sur la traduction de George N. Roerich et Gendün Chöphel de ce passage, qui comporte de nombreux ajouts élaborés, notamment pour expliquer que “l’intuition du Grand sceau” (t. phyag rgya chen po’i ye shes s. mahāmudrā-jñāna), signifierait en fait “Relativité”... L’initiative de cette modification du sens en profondeur incombe entièrement aux auteurs de “The Blue Annals”, qui s’appuient pour cela sur une classification plus tardive en trois types de mahāmudrā : selon les sūtra, selon les tantras, ainsi qu'une réalisation immédiate pour des individus extraordinaires, en anglais : “Sūtra Mahāmudrā, Tantra Mahāmudrā, and Essence Mahāmudrā”.

Gö Lotsawa Zhönu Pal (1392-1481) ne connaissait clairement pas cette classification, ni Gotsangpa (Gonpo Dorje 1189-1258) d’ailleurs, qu’il cite pour rappeler la transmission de “l’intuition du Grand sceau” (s. mahāmudrājñāna), telle qu'elle était connue à son époque. Il s’agit bien d'une transmission qui descendrait de Saraha, en passant par Śavaripa et Maitrīpa.

Ci-dessous ma traduction française du passage pertinent, suivi de la traduction anglaise avec les ajouts. La version tibétain en Wylie est ajoutée à la fin de ce blog.
“[984] Seul le Bouddha avait trouvé la méthode pour la libération des êtres, personne d'autre. Il avait vu qu'il fallait s'abstenir de la croyance en une essence (s. ātmadṛṣṭi) dans les dharmā, afin de se débarrasser de l'obnubilation des connaissables (s. jñeyāvarana), et qu'il fallait par la suite s'efforcer de se débarrasser de la croyance [en les dharmā].

C'est par la vue qui donne accès à leur vacuité (s. śūnyatā), que la croyance en la réalité des "dharmā" [en tant que constituants ontologiques] est abandonnée. Cette [croyance] est abandonnée par l'application (t. 'gal ba) d'une mode d'appréhension (t. 'dzin stangs). La vue/théorie[4] (s. dṛṣṭi) de la vacuité est développée en s'engageant dans un océan d'écritures (s. āgama) et de raisonnements.

Si l’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrājñāna) était une cognition épistémique (s. pramāṇa) inférentielle obtenue par un raisonnement servant d’antidote pour se débarrasser de l'application du mode d'appréhension[5],

" [Cette] inférence ne sera qu'une cognition conceptuelle,
Et la cognition conceptuelle est une non-connaissance (a-vidyā)[6]"

A dit Śrī Dharmakīrti

Il n'y a pas de mode d'appréhension comme antidote pour s'en débarrasser. Si l'on y applique des instruments épistémiques (s. pramāṇa) et des modes d'appréhension, cela n'aboutit qu'à des dérives.

Par conséquent, l’antidote pour éviter que cela devienne une vue/croyance/théorie est la l’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrājñāna). Celle-ci vient de la grâce du Maître authentique (s. sad-guru).

Voilà pour ce qui est de l’évolution de cette doctrine.

[985] En ce qui concerne cette [doctrine], selon le Seigneur de dharma (dharmasvāmin) Gotsangpa [Gonpo Dorje 1189-1258], le grand brahmane Saraha fut le premier (mgo 'don pa) dans le sillage de cette doctrine de Bouddha Śākyamuni, à enseigner la voie éminente appelée "Grand sceau" (Mahāmudrā). Les détenteurs de cette transmission indienne étaient le seigneur Śavaripa et ses fils spirituels. Comme le dit [Gotsangpa], la transmission du Père Śavaripa, qui a été établie par son Fils Maitrīpa, et transmise à ses disciples, est la voie du Grand sceau (Mahāmudrā) qui s'est répandu partout en Jambudvīpa
."
Dans ce passage, rien ne justifie le remplacement de “l’intuition du Grand sceau” par “la théorie de la Relativité”, ni la qualification de la "mahāmudrā-jñāna" comme un “Sūtra Mahāmudrā”, dans le sens d'une expérience authentique (anubhava) qui ne serait pas non-duelle. Il s’agit d'ailleurs bien pour Gö Lotsawa Zhönu Pal, qui y consacre un chapitre dans ses Annales, d'une transmission attribuée à Sahara- Śavaripa-Maitrīpa/Advayavajra.

Maintenant la traduction anglaise de George N. Roerich et Gendün Chöphel avec toutes les intercalations entre parenthèses ().
There is no one, except Buddha, who had perceived the entire method of Salvation. Therefore it is necessary to reject the theory on the substantiality of the Elements of Phenomenal Existence in order to avoid the defilement of the knowable (jñeyāvarana). One should strive to abandon this theory. With the help of the theory of Relativity, one will be able to abandon the theory of the substantiality of the Elements of Phenomenal Existence. This last theory will invalidate the first theory because it contradicts the first. Thus one will enter the Ocean of Scriptures (āgama, lung) and Philosophy (rigs-pa) in order to establish the theory of Relativity. If the knowledge of Relativity (the author uses the term Phyag-rgya chen-po ye-shes which here must be understood in the sense of ‘‘knowledge of Relativity or Śūnyatā” as in the mDo-lugs Phyag-rgya chen-po, the Mahāmudrā according to Sūtra class) representing an "antidote (gnyen-po) which, contradicts that which, should be rejected, it should be considered as an inference (anumana) obtained by reasoning. If so, then inference muse represent, a constructive thought (vikalpa, rnam-par rtog-pa), Śrī Dharmakīrti maintained that every constructive, thought was ignorance (which must be eradicated), but the knowledge of Relativity which was also stated to represent inference, constructive thought and ignorance, cannot be rejected, and because there does not exist an antidote which could contradict an inference, and because all that which contradicts an inference must be false conceptions, and therefore cannot serve as an antidote.

(The author's conclusion is that one should at first grasp the notion of Relativity in order to avoid moral defilement. Then in its turn the notion of Relativity should be abandoned, but as it represents an ultimate /true/ conception it cannot be rejected with the help of reasoning and theories, and thus it can only be abandoned by intuiting the Mahāmudrā[7]).

Thus the antidote (of this inference, i.e. understanding of Relativity) which is not a mere theory, represents the knowledge of the Mahāmudrā. This (knowledge) can be gained only through the blessing of a holy teacher (i,e. through initiation, and not through reasoning). Thus I have explained the stages of the general Doctrine
.”
Le dernier passage en anglais précise (en incorporant les conclusions de polémiques plus tardives) que “la connaissance du Mahāmudrā” “ne peut être acquise que par la bénédiction d'un saint maître (c'est-à-dire dans le cadre de l'initiation tantrique, et non par le raisonnement ou l'Introduction ngo sprod)”.

Cette précision ne se trouve pas dans le passage de Gö Lotsawa Zhönu Pal, ni est-elle impliquée. C’est une interférence polémique plus tardive. “L’initiation” (abhiṣeka) implique l’entrée dans le vajrayāna avec la pratique d’une divinité, et il s’agit plus particulièrement de divinités des yogatantras supérieurs, et en outre de la dernière étape des initiations associées à cette classe de tantras. A ce sujet Le 8ème Karmapa Mi kyod rdo rje (1507-1554) :
Ce n'est pas le siddhi authentique de la Mahāmudrā de la lignée Kagyupa, transmis du Dharmakāya Vajradhara jusqu'au grand Nāropa, qui est présent dans les intuitions analogique et réelle (dpe don gyi ye shes) authentiques, qui ne sont pas manifestes (ngon sum) avant les trois initiations supérieures des quatre initiations (mchog dbang gong ma gsum) mais ce sont le Parāmitāyāna causal de nos jours et la tradition des instructions communes de Samātha-Vipassana qui viennent d’Atisha et font partie du chemin graduel de l’éveil, enseignés par Gampopa et Pamodroupa (1110-1170) pour répondre à la demande des étudiants de l’époque dégénérée, friands des enseignements les plus élevés, et qui l'ont appelés pour cette raison la mahāmudrā intégrée naturellement (phyag-chen skyes-sbyor). Dans la pratique de la plupart des étudiants de Gampopa, les instructions de la Mahāmudrā furent données avant l'initiation, ce qui est appelé la Tradition commune du Sūtrayāna et du Mantranaya[8]."
L’intuition du Grand sceau (s. mahāmudrā-jñāna) qui “vient de la grâce du Maître authentique (s. sad-guru)” renvoie simplement au Tattvadaśaka de Maitrīpāda et au Commentaire (Tattvadaśakaṭīkā) de ce texte composé par son disciple direct Sahajavajra.
Sans être orné des instructions d'un guide (guruvāgan)
La voie médiane est médiane (madhyamā madhyamā)
[9]
On voit que “les instructions” ont été remplacées ici par “la grâce” (t. byin rlabs s. adhiṣṭhāna), ce qui fait en effet allusion au vajrayāna[10]. Le deus ex machina non-duelle est la grâce du Guru, qui ne serait autre que “l’intuition du mahāmudrā”. La transmission expliquée dans le chapitre XI est cependant celle descendant de Saraha et passant par Maitrīpāda et ses étudiants, parmi lesquels Sahajavajra. Il ne s’agit pas de la transmission de Vajradhara, Nāropa, etc., et du “siddhi” ou "grâce" ainsi transmis. La transmission de l’intuition du Grand sceau y passe par les “instructions d’un guide”, et probablement sous la forme d’une Introduction (ngo sprod). Le légendaire Dampa Sangyé, que l’on dit avoir été un disciple de Maitrīpāda, aurait transmis son système sans initiations, et à l’aide d’une introduction (ngo sprod). Gö Lotsawa Zhönu Pal explique “ Les préceptes [du système de Maitripā] ne sont pas basés sur la méditation des divinités et ne suivent pas le système des quatre mudrā [des Yoginī-tantras].[11]” Il n’est pas évident du tout que le “mahāmudrā” enseigné par Maitrīpada et Dampa Sangyé, et venant de Saraha, Śavaripa et Maitrīpada, ait été considéré comme un “Ersatz” pour Gö Lotsawa Zhönu Pal et d’autres avant lui, mais il était certainement considéré comme tel après son déclassement et la remontada tantrique au Tibet. Essayons de respecter le contexte historique.

L’Introduction (ngo sprod) n’était pas reconnue, ni comme une méthode suffisante, ni comme une méthode authentique, par Sakya Paṇḍita, et ensuite par quasiment toutes traditions tibétaines confondues.
"Dans ma tradition, comme la conscience n'a pas d'essence, il n'y a rien à introduire[12]."  
"L'introduction à la nature de la conscience seule est une tradition indienne et non-bouddhiste. C'est une méthode erronée comme elle n'élimine pas le clivage sujet-objet. Et si on doit également introduire l'étudiant à la nature des objets extérieurs, il faudra sans doute analyser si ces objets ont été créés par un dieu-créateur comme Iśvara, ou s'il sont produits par des atomes, ou s'ils sont des projections de la conscience comme l'affirme l'école Yogācāra ou s'ils sont simplement apparus de causes et de conditions comme l'affirme l'école Mādhyamika ?[13]"
La grâce et le siddhi transmis ont-ils une essence ? Quelle sont la nécessité et la substance d'une telle transmission ? La voie des instruments épistémiques (pramāṇa), du śamatha/vipaśyanā, de la "conscience non conceptuelle" (s. nirvikalpajñāna), avec l’union de "l'équilibre méditatif" (t. mynam gzhag, s. samāpatti) et de la "post-méditation" (t. rjes thob s. tatpṛṣthalabdhajñāna), ainsi que celle de l’Introduction (ngo sprod) était jugée insuffisante. Il y manquait du divinet de laLumière divine, et un Guru tantrique pour transmettre cette grâce Lumineuse, seule capable de donner définitivement accès à l’intuition du mahāmudrā. Les tantras et le mahāmudrā tantrique ont contribué à combler ce vide, avec une bonne part de révisionnisme triomphaliste qui est malheureusement toujours la norme. Rappelons que “mahāmudrā”, à l’origine un terme tantrique, était, avec le recul, un choix de nom malheureux et maladroit, et en effet probablement utilisé comme un attrape-nigaud à l'époque, tout comme le sont d'ailleurs de nombreuses instructions tantriques supérieures de nos jours.

Passage en Wylie

[984 de'i thabs ma lus par mkhyen pa yang sangs rgyas las gzhan pa med pas/ shes bya'i sgrib pa spang ba'i phyir chos kyi bdag tu lta ba spang dgos par gzigs nas/ lta ba de spang pa'i phyir 'bad dgos la/ de yang stong pa nyid rtogs pa'i lta bas chos su lta ba spong ste/ de yang 'dzin stangs 'gal ba'i sgo nas spong ba yin no// stong pa nyid kyi lta ba bskyed pa'i phyir yang lung dang rigs pa'i rgya mtshor 'jug par byed do//

phyag rgya chen po'i ye shes ni 'dzin stangs 'gal bas spang bar bya ba'i gnyen po rigs pa'i stobs kyis rnyed pa'i rjes su dpag pa'i tshad ma yin na/

rjes su dpag pa ni rnam par rtog pa kho na yin la/
rnam par rtog pa yin phan chad ma rig pa yin par

dpal chos kyi grags pas bzhed de/

de spong ba la ni 'dzin stangs 'gal ba'i gnyen po med de rjes su dpag pa'i tshad ma dang 'dzin stangs 'gal na phyin ci log kho nar 'gyur ba'i phyir ro/
des na lta bar ma gyur pa 'di'i gnyen po ni phyag rgya chen po'i ye shes yin la/ de ni bla ma dam pa'i byin rlabs nyid las 'byung ba yin no/

zhes bya ba ni bstan pa spyi'i rim pa'o// 

[985] 'dir chos rje rgod tshang ba'i zhal nas/ rgyal ba shAkya thub pa'i bstan pa 'di la phyag rgya chen po zhes lam phul du phyung bar mgo 'don mkhan bram ze chen po sa ra har gda' ba bu/ de'i lugs 'dzin pa rgya gar na rje ri khrod zhabs zhes yab sras yin/ gsungs pa ltar/ yab ri khrod zhabs kyi lugs sras rme tri bas gzung nas slob ma rnams phyag rgya chen po'i lam la bkod pa las dzam bu'i gling du khyab par gyur pa yin no/

***

[1] Pages 839-867. Version tibétaine (1984 si khron mi rigs dpe skrun khang, Phya rgya chen po’i skabs) p. 983-1015

[2]Heretical nihilists (rgyang pan pa) who do not strive for emancipation.
Digambaras (gcer bu pa) thought penance alone could purify negative karma.
āṃsakas (spyod pa pa, dpyod-pa-pa) didn't think realization was possible.
Sāmkhyas (grangs can pa) and the Vaiśeṣikas (bye brag pa) couldn't abandon self.
The Śrāvakas and Pratyeka-Buddhas strove only for individual liberation
University of Virginia

[3]Philosophical explaination of "Theory of Relativity" as antidote to wrong viewsUniversity of Virginia

[4] Ici traduit comme “vue” (ou théorie) car elle est développée, contrairement à la croyance qui est considérée erronée mais "innée".

[5] Utilisée plus haut pour se débarrasser de la croyance en la réalité des phénomènes et de la vacuité.

[6]Vikalpa eva hy avidyā” (Gnoli, p.50 ligne 20). DHARMAKIRTI: PRAMANAVARTTIKASVAVRTTI R. GNOLI, The Pramanavarttikam of Dharmakirti, the first chapter with the autocommentary. Roma 1960.

[7]Intuiting the mahāmudrā” est la traduction exacte de mahāmudrā-jñāna, pourquoi donc remplacer ce terme utilisé par l’auteur par “knowledge of Relativity” ou “understanding of Relativity” ?

[8] Trésor de la connaissance (Shes bya kun khyab) écrit par Jamgon Kontrul (1813-1900). Le texte qui a servi de base à la traduction a été publié par la Maison d'édition du peuple (mi rigs dpe skrun khang) en trois volumes, 1982 (ISDN M17049(3)28). La partie traduite se trouve dans le volume III (smad cha), pages 375 à 390.

[9] bla ma'i ngag gis ma brgyan pa'i// dbu ma'ang 'bring po tsam nyid do//

[10] Voir Sahajavajras integration of Tantra into mainstream Buddhism: An analysis of his Tattvadaśakaṭīkā and Sthitisamāsa, Tantric Communities in Context (2019), Klaus-Dieter Mathes, p.142

Gö Lotsawa Zhönu Pal : “Those who rely on pith instructions must be certain about [their] refuge in the Three Jewels. For this reason, they have to take refuge with the confidence that [their] guru is a Buddha. The guru, furthermore, cannot be anyone, but he must be one who has seen reality. This is what Maitrīpa called mahāmudrā, a Pāramitā[naya] path that accords (rjes su mthun pa) with the secret Mantra[naya]. This is the meaning derived from the Tattvadaśaka and its ṭīkā.”
Klaus-Dieter Mathes : “In other words, guruyoga, or rather one’s reliance on somebody who has seen true reality as it is, in this case upgrades ordinary Pāramitānaya into a system that deserves the label mahāmudrā. It could be argued that guruyoga is tantamount to Tantric empowerment, since one receives the guru’s blessing and thus the wisdom of mahāmudrā.”

[11] The Blue Annals, pp.976- 977

[12] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, p. 74

[13] David Jackson, Enlightenment by a Single Means, p. 75 Citation du Thub pa'i dgongs gsal (57b-58a)

dimanche 12 mai 2024

Le Christ comme Sad-guru

Christ, Saint Pierre, Marseille

Le très positif Soi “lumineux” annoncé dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa-sūtra, et développé dans les doctrines de l’essence de Bouddha (buddhadhātu, tathāgatagarbha, etc.), a fini par neutraliser et remplacer les approches apophatiques du non-soi (anatta), de la coproduction conditionnée (pratītyasamutpāda), de la non-essentialité (asvabhāva) et de la vacuité (śūnyatā). Avec l’intégration du culte divin, comme “moyen habile” (upāya) par Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.) et d’autres, le lien “lumineux” entre le Soi et le Divin était confirmé, les qualités naturellement présentes au niveau du Soi, bien que obnubilées, étant parfaitement actualisées au moment de la réunion du Soi et sa source divine “lumineuse”. Les bouddhistes pratiquant les formes anciennes (les “deux premiers tours de la roue”) étaient fréquemment insultés, dénigrés et accusés d’avoir trafiqué l’enseignement du Bouddha (“voleurs de bétail[1]”, “sots”, “hoi polloi”, “débutants[2], …).

Le bouddhisme ésotérique n’utilise les méthodes anciennes (apophatiques) que pour déterminer ce que le Soi n’est pas, et à partir de là s’engage dans la voie positive de la déification ou "bouddhification" du Soi lumineux, éventuellement porteur des qualités intrinsèques Lumineuses de la Luminosité-source ou du Divin qu’il veut réintégrer. Autrement dit, l’objectif commun du hindouisme, la réalisation que le Soi individuel (ātman) n’est autre que le Brahman, le Soi universel ou divin. Avec ou sans qualités inhérentes (guṇa). Pour l’indien Ramunaja (11ème) et le tibétain Longchenpa (14ème) c’était avec qualités inhérentes s'il vous plaît.

Le rapprochement du Soi individuel (ātman) du Soi universel (Brahman) passe souvent par la pratique d’une divinité. Cela vaut pour l’hindouisme et pour le tantrisme, bouddhiste ou non-bouddhiste, qui passent par le théisme et toutes les pratiques associées pour atteindre leur objectif. Bien sûr, on peut dire que ce théisme n’est qu’un moyen habile (upāya) ou méthode provisoire (vyavasthā), on peut interpréter à l’infini le symbolisme théiste au niveau de “qualités” de l’esprit, archétypes, le sacrifice ultime de l’ego, que tout ceci est vide en essence, que seule l’efficience est réelle, etc. etc. Comment savoir ce qui se passe au for intérieur d’un individu ? Mais les croyances et pratiques théistes sont bien là. Pourquoi ces symboles-ci et pas d’autres ?

Il y a eu des tentatives, y compris dans l’hindouisme, de développer des méthodes de “libération” plus directes, mais toujours avec le même arrière-fond théiste. Ainsi, il y avait un Ramana Maharshi (1879 - 1950), qui vu de l’extérieur ressemblait davantage au Bouddha qu’un tantriste bouddhiste. Sa méthode était l'enquête du soi (ātma-vicāra ou jñānayoga) : “Se concentrer de manière continue sur la source intérieure du "je" ou "je suis", afin de découvrir le vrai Soi, ou Ātman. Cette pratique vise à transcender l'ego et à réaliser directement la non-dualité du Soi.” Peut-on réellement parler de “non-dualité” si au fond le Soi Lumineux est depuis toujours, essentiellement, inséparé du Soi divin? N’est-ce pas plutôt une non-dualité moniste ? Il semblerait que Ramana Maharshi n’ait pas suivi de méthode théiste, simplement cette enquête du soi continue. Sa transmission spirituelle passa par des sessions de questions et réponses, alimentant ainsi l’enquête du soi de ses étudiants. Cela ressemble à l’Introduction (t. ngo sprod), telle qu’elle est expliquée par Khenpo Tsultrim Gyamtso Rinpoche et telle qu’elle se déroule comme dans la rencontre entre Milarepa et le jeune berger Ras pa sangs rgyas skyabs (Mi la mgur ‘bum).

Dans le bouddhisme ésotérique du Tibet, l’Introduction (t. ngo sprod) ne suffit pas. Après celle-ci, il convient de s’engager dans le Vajrayāna, le Dzogchen ou une autre voie théiste ou moniste ésotérique pour arriver au plus vite à la réalisation la plus Lumineuse et la plus complète. Quand on présente le bouddhisme tibétain de façon générale, à une audience générale, c’est la méthode directe qui est présentée. Quand on s’y engage réellement, on aura affaire à une religion avec tout ce que cela implique, notamment les “appareils idéologiques”.

Rien n’empêche un bouddhiste ou un adepte de Ramana Maharshi de se limiter à l'enquête du soi, ou de préserver la reconnaissance de la nature de l’esprit tout en pratiquant le triple entrainement (s. triśikṣā t. blab pa gsum). Pour les suiveurs de “la troisième tour de la roue”, cela ne suffit pas, car il manquerait une méthode de déification ou d’autodéification (ou “bouddhafication”) du Soi lumineux.

Quand on regarde la quantité et la diversité des divinités tantriques, souvent adoptées, adaptées et améliorées de traditions plus anciennes, on voit bien que ce qui importe n’est pas la forme spécifique d’une divinité. Le symbolisme des attributs, etc., ne sert qu’à ancrer la divinité dans une tradition ou transmission spécifique. Le phénomène même des avatars montre que ce sont la “Luminosité” (Noûs, Logos) et une autorité divine qui priment. Un occidental avec un passé chrétien pourrait par exemple suivre un parcours bouddhiste classique, et, si affinité, passer à la déification/bouddhafication, conformément aux voeux de Ratnākaraśānti et d’autres, mais en prenant le Christ pour divinité intermédiaire. Le Christ est un Logos pour le moins aussi Lumineux qu’un Bouddha cosmique ou un Mañjuśrī.
(5) Par conséquent, la méditation des deux [l'esprit en tant que divinité et la vraie nature des divinités en même temps], parce qu'elle est extrêmement agréable pour l'esprit et parce qu'elle est une consécration (abhiṣeka) particulière, permet d'obtenir très rapidement l'éveil parfait le plus élevé.[3]"
Le moine bénédictin Henri Le Saux alias Abhiṣiktānanda (1910-1973) avait fait le chemin inverse, en intégrant l'Advaita Vedanta avec sa propre foi chrétienne, et en suivant Ramana Maharshi pendant un temps. Henri Le Saux avait cherché à expérimenter directement la présence de Dieu, qu'il a identifiée avec le Soi de l'Advaita Vedanta. Cette expérience directe transcendait selon lui les limitations des doctrines et des pratiques religieuses traditionnelles. La figure du Christ était pour lui une manifestation du Soi universel.
Le Christ ne perd rien de sa vraie grandeur quand il est libéré des fausses grandeurs dont l'avaient attifé les mythes et la réflexion théologique. Jésus est l'épiphanie merveilleuse du mystère de l'Homme, du Purusha (14), du mystère de chaque homme, comme le fut le Buddha, et Ramana et tant d'autres. Il est ce mystère du Purusha qui se cherche dans le Cosmos. Son épiphanie est fortement marquée par le temps et le lieu de son apparition en chair » (2.1.73).[4]

Je me sens profondément hindou et profondément chrétien, mais mon vrai guru, mon sad-guru, c’est le Christ. C’est dans sa conscience universelle que je dois me perdre moi-même et me sentir en tout ; oublier mon propre aham, mon petit je, dans son Je majuscule, Aham divin.” (Journal intime, 1950)
Avec toutefois cette particularité qu’il ne tourne pas le dos à la terre et aux terriens, et qu’il ne cherche pas à sauver des âmes, à restaurer l’Ordre ou à discipliner les êtres. Pas de fuite en la Conscience universelle du haut, éventuellement suivi de missions de conversion en bon soldat ici-bas.
Libéré, le yogi chrétien est libérateur. Le disciple de Bouddha, a appris à répandre sa compassion sur tous les êtres. Le discple de Jésus n'a même pas à exercer consciemment cette compassion, qui parfois se nuance de façon pénible de condescendance envers qui n'a pas encore trouvé la voie de la libération.” (p. 289-290)

L'homme qui aime et sert à la suite de Jésus est un libéré, d'une libération combien plus vraie que cette pseudo-libération qui consiste en un ersatz d'expérience au niveau du concept et dont se contentent trop les soi-disant védantins et yogis d'Inde et d'Europe. Il a « défait les nœuds de son cœur », comme dit l'Upanishad; cette attache de soi au monde mouvant de ses désirs et de ses identifications successives, à ce qu'il pense, perçoit, sent et désire; il est libéré de cet égoïsme qui est la source de toute peine et de toute crainte. Bien sûr les vagues des passions intérieures et des attaques et appels du dehors continueront à déferler sur lui; il en sentira souvent l'angoisse (car le stoïcisme n'est pas son idéal), comme Jésus lui-même, spécialement en son agonie à Gethsémani; mais cette angoisse n'affectera jamais son être profond, le lieu en lui du Pneuma, de l'Esprit. Au milieu de toutes les contradictions et souffrances il gardera sa paix et sa joie profonde. Différent du stoïcisme, cela ne l'est pas moins du nirvāna objet de pensée, et dont le concept précisément marque la vie du bouddhiste qui n'en n'a pas encore l'expérience, l'anubhava. Le disciple de Jésus continue à s'intéresser à ses frères, aux problèmes des hommes et à ceux de la société dans laquelle il vit, mais l'intérêt qu'il leur porte n'est ni dispersant ni distrayant, ni non plus asservissant, car ce prochain qu'il aime, qu'il sert et dont il veut le salut est précisément ce mystère le plus profond de soi-même. (p.289)

La Présence transparaît dans le prochain aussi certainement qu'elle transparaît en Jésus. La foi en Jésus n'est pas intégrale si elle ne se plénifie pas en la foi en l'homme, en la reconnaissance de la divine filiation, ou, si l'on préfère, de l'appel divin à être fils de Dieu à l'origine même de l'être de chaque personne humaine. (p. 288)
Fils de Dieu, fils de Brāhma, fils du Bouddha… L’avantage du Christ comme “divinité médiatrice”, ou modèle (voir aussi la Christo-fiction de François Laruelle), serait notamment son plus grand intérêt, pour les problèmes des hommes et ceux de la société, à condition que le Royaume soit possible ici-bas. L’autre avantage est qu'une approche “bi-religieuse” a de plus grandes chances d’éviter les pièges dogmatiques et sectaires. La désacralisation du Bouddha (voir aussi la “Buddho-fiction” de Glenn Wallis) et du Christ libérerait ce modèle d’interprétations strictement religieuses et dogmatiques et offrirait de nouvelles manières d'engager des questions philosophiques et existentielles.

L’incarnation du Bouddha en Occident ne s’est pas déroulée comme beaucoup parmi nous (de la première et deuxième génération) l’avaient souhaité. Le décalage entre les attentes et les réalités du “bouddhisme” était trop grand. Le Bouddha n’était pas aussi rationnel et raisonnable que sa présentation en Occident le faisait croire. Ne parlons pas de science, y compris "de l'esprit". Le colonialisme et l’orientalisme ne sont d’ailleurs pas les seules raisons du malentendu. Le “bouddhisme” réel, tel qu’il est vécu et pratiqué en Asie est bien plus éloigné des valeurs occidentales contemporaines, que la version qui en était présentée. Le bouddhisme est incarné en Asie, c’est-à-dire il a des racines profondes grâce à ses “Appareils Idéologiques d’État (AIE)”. Le bouddhisme présenté en Occident est arrivé à la suite d’autres spiritualités non-incarnées (hermétisme, ésotérisme occidental, théosophie, New Age, etc.). Leur exotisme peut séduire un certain temps, mais sans incarnation elles ne dureront pas, surtout s’il ne reste pas d’atomes crochus avec le temps, et qu’il y a une rotation rapide de sympathisants. D’ailleurs, le bouddhisme n’est pas à l’abri d’abus de tout genre.
« L'erreur habituelle de l'Occidental (et notamment des théosophes) est de se comporter comme l'étudiant de Faust qui suit les mauvais conseils du diable, de tourner le dos à la science, de s'adonner à l'extase orientale, de prendre à la lettre les exercices de yoga et de devenir un pitoyable imitateur. La théosophie est le meilleur exemple de cette méprise. En agissant ainsi, il abandonne l'unique terrain sûr de l'esprit occidental et se perd dans un brouillard de mots et d'idées qui ne seraient jamais sortis de cerveaux européens. »

« C'est pourquoi il ne s'agit pas d'imiter artificiellement les peuples lointains, voire de leur envoyer des missionnaires, mais de bâtir sur place la civilisation occidentale qui souffre de mille maux, et de prendre pour cela l'Européen réel dans sa vie quotidienne d'Occidental, avec ses problèmes conjugaux, ses névroses, ses idées politiques absurdes et tout le désarroi de son univers. » Carl-Gustav Jung, Commentaire sur le mystère de la fleur d'or, Introduction aux difficultés de l'européen face à l'orient
Quitte à s’engager dans une religion ou une tradition théiste, autant reprendre celle qu’on connaît le mieux ou qui nous est plus proche, éventuellement en appliquant les principes de la “Christo-fiction” ou “Buddho-fiction”, ou en pratiquant les éléments les plus universels du bouddhisme et, si on le souhaite, en poursuivant “théistement” avec Jésus, etc., en “Sad-guru” ou “yidam”, comme l’avaient fait Henri Le Saux et d’autres. Après tout, c’est l’expérience immédiate (et ses retombées) qui compte, pas les variables rituelles d’un sādhana.
Il est vrai que l’écrasante majorité des gens cultivés ne possèdent qu’une personnalité fragmentaire et emploient une quantité de succédanés au lieu de biens authentiques. Or, pour cet homme, être ainsi fragmenté signifiait une névrose et signifie la même chose pour un grand nombre d’autres sujets. Ce qu’on nomme couramment et par habitude la religion constitue un succédané à un degré de fréquence si étonnant que je me demande sérieusement si cette sorte de religion – j’aime mieux l’appeler confession – ne remplit pas une fonction importante dans la société humaine. Manifestement, la substitution tend à remplacer l’expérience immédiate par un choix de symboles appropriés, incorporés dans un dogme et un rituel solidement organisés.[5]” (Carl-Gustav Jung)

***

[1]After the World-honored Tathāgata enters nirvāṇa, they will steal the remaining good dharma he leaves behind—be they teachings on morality, meditation, or wisdom [triśikṣa] —just like the thieves who looted the herd of cows [from the farm]. But although ordinary people have obtained [the Buddha’s teachings on] morality, meditation, and wisdom, they lack the skills that would enable them to attain liberation by means of these teachings. With their attitude they simply cannot obtain the permanent morality, the permanent meditation, or the permanent wisdom that is liberation, just like that group of thieves who did not know the means by which to acquire sarpirmaṇḍa and so lost [that opportunity].”

“Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

“When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

“Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.
” (Mahāyāna Mahāparinirvāṇa-sūtra, Blum 2013)


[2]The sphere [dhātu] is the ultimate truth. It is said that by seeing its nature [rang bzhin] you see ultimate truth. But again, it is not the case that an emptiness in which nothing exists at all is the ultimate truth. To fools, ordinary beings, and beginners, the teachings on selflessness and so forth were given as a remedy for being attached to a self. But [this selflessness or emptiness], it should be known, [is] in reality the sphere [or] luminosity, [which is] unconditioned and exists as something spontaneously present.” Klong chen pa: Grub mtha' mdzod, 185.6-186.2. Traduction anglaise, A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes

[3]MadhyamakanisingTantric Yogācāra: The Reuse of Ratnākaraśānti’s Explanation of maṇḍala Visualisation in the Works of Śūnyasamādhivajra, Abhayākaragupta and Tsong Kha Pa, Daisy S. Y. Cheung. Traduction automatique en français.

[4] Intériorité et révélation, essais théologiques, Henri Le Saux, Editions Présence, 1982, p.27

[5] La religion peut être un moyen de défense contre des expériences bouleversantes, C. G. Jung, Psychologie et religion, Paris, La Fontaine de Pierre, 2019.

samedi 11 mai 2024

La théologie lumineuse du vishnouïsme

Bouddha comme l'avatar de Vishnou entouré de deux disciples

Vishnou (Viṣṇu)[1] était à l’origine un dieu solaire mineur. Indra, Agni et Varuna formaient la triade divine (trimūrti) védique du cycle cosmique. Autour de l’époque des purāṇa (300 de l’ère commune), Viṣṇu, Śiva (anciennement Rudra) et Brāhma avaient pris leur place. Viṣṇu et Śiva sont actuellement considérés comme des dieux suprêmes, Brāhma étant le démiurge cyclique.

Viṣṇu peut être vu comme la Conscience universelle rayonnante, qui établit et maintient l’ordre (dharma) à l’aide de ses avatars-rayons Kṛṣṇa, Rāma, Kalki, Buddha, etc. (voir le Bhāgavata-Purāṇa 1.3.24). L’avatar Bouddha réussit à convertir les athées en dévots du Bouddha, ce qui était un pas dans la bonne direction pour les éternalistes (āstika).
Alors, au commencement du kālī-yuga et afin de confondre les ennemis des dieux (suradviṣām), un Bouddha du nom de Fils d’Añjana apparaîtra dans le pays de Kīkaṭa.[2]
En tant que Conscience universelle, Viṣṇu est comme l’Intellect cosmique d’Anaxagore et des platoniciens, la Lumière divine ou Noûs. Tout en brillant au sommet du cosmos, il s’étend partout dans le monde matériel et spirituel, et c’est à travers ses rayons descendants (avatāra) qu’il guide les humains. Ses avatars sont indissociables de lui-même, et tout (sarva) est pénétré de l’Intellect cosmique qui unifie tout. 
"A chaque fois que l'Ordre chancelle et que le désordre se répand, je me recrée moi-même.
Je renais ainsi d'âge en âge pour la protection des bons et la perte des méchants, pour la restauration de l'Ordre." IV.7-8, La Bhagavad-Gītā, trad. Emile Sénart et Michel Hulin. 
La descente des avatars n’est pas régie par la coproduction conditionnée ou le karma, mais dépend de la volonté divine, dans ce cas de celle de Viṣṇu. Dans le bouddhisme, les nirmāṇakāya se manifestent par les voeux passés du bodhisattva/Bouddha, ou sont la simple expression de “compassion” du Bouddha “cosmique”.

Pour les adeptes de Viṣṇu l’âme est éternelle et continue ses transmigrations jusqu’à sa libération (mokṣa). Viṣṇu accompagne et guide l’âme à travers ses avatars. La dévotion et l’amour inconditionnelle (bhakti) pour Viṣṇu ou un de ses avatars est un facteur de libération, plus fort que le karma. La grâce divine est indispensable pour la libération et le salut de l’âme. L’âme est distincte du divin, mais possède les mêmes qualités (voir Ramanuja). La libération n’est pas la sortie du saṃsāra (quelle que soit la carrière post-saṃsārique), mais la réunion de l’âme avec Viṣṇu, l’Intellect cosmique. Les quatre facteurs rendant possible ces retrouvailles sont la dévotion inconditionnelle (bhakti), l’abandon total (prapatti) à Viṣṇu, le respect de ses propres devoirs respectifs (svadharma), et la grâce (kṛpā/anugraha) de Viṣṇu.

Le concept de libération (mokṣa) diffère ainsi de celui dans le bouddhisme classique avec, par exemple, ses huit dissociations (aṣṭa vimokṣa), sans unification/identification divine ou autre. Dans le bouddhisme ésotérique cependant, ces quatre facteurs (ou équivalents) sont bien présents sous une forme ou une autre. Dans les sūtra du Mahāyāna, les tantras et dans d’autres sources mythologiques of hagiographiques, on voit un plérôme constitué d’un Bouddha cosmique entouré de dieux, de bodhisattvas, etc., prendre la décision d’envoyer un avatar, nirmāṇakāya ou autre sauveur avec une mission spécifique (voir p.e. le Dict de Padma), notamment l’enseignement de méthodes plus aptes aux besoins spécifiques de l’époque. Les “formes” (mūrti) mêmes des avatars s’adaptent à ces besoins. Ce qui ne change pas c’est l’approche top-down, la décision est prise en haut et a autorité divine, et celui qui est considéré comme avatar/nirmāṇakāya est porteur de cette autorité. N’ayant pas accès à la source eux-mêmes, les terriens doivent se satisfaire de ces intermédiaires.

L'apparition d’un avatar, son enseignement, etc., nous sont connus par des écrits humains, prétendument rédigés par des témoins directs. D’autres intermédiaires…
- Bien, ô Vāseṭṭha. Si ces brāhmanes versés dans les trois Veda montrent la voie pour s'unir avec quelqu'un dont ils ne savent rien, qu'ils n'ont jamais vu en disant : "Voici la voie directe, voici la véritable voie, la voie qui mène l'individu qui la suit à l'état d'union avec Brahmā", c'est un fait qui ne tient pas debout. Ô Vāseṭṭha, la parole des brāhmanes versés dans les trois Veda est semblable à une rangée d'aveugles attachés ensemble - le premier ne peut pas voir, celui qui est au milieu ne peut pas voir et celui qui est à la fin ne peut pas voir. Alors, la parole de ces brāhmanes versés dans les trois Veda s’avère une parole qui mérite d’exciter le rire, une prétendue parole, une parole insensée, une parole vide. » [Sermons du Bouddha, Môhan Wijayaratna, Sagesses, pp. 141-161]
Des intermédiaires considérés comme des avatars, porteurs de l’autorité divine, transmise d’une détenteur à un autre. Ce dont il s’agit au fond, c'est cette autorité qui reste indiscutable pour ceux qui croient en un dieu suprême ou équivalent. Tout peut changer, tout peut être un variable, mais l’autorité doit rester. L’autorité et la volonté (ou liberté/līlā) divines, de l’Intellect cosmique, du Bouddha cosmique, de la Lumière incommensurable, etc.

Dans le vishnouisme, l’âme (ātma), de nature divine, est dite être “lumineuse”, “radieuse”, “claire” (prakāśa). Cette âme possède déjà potentiellement les qualités de Viṣṇu, l’âme suprême (Paramātmā). Selon Ramanuja (11ème s.), les qualités naturellement présentes de l’ātma sont la gnose (jñāna, omniscience), la félicité (ānanda), la pureté (śuddha), la permanence (nitya), et la conscience (cit). Ces qualités sont celles de l’Âme suprême, Viṣṇu. Le Soi lumineux est naturellement doté de ces qualités divines. C’est d'ailleurs aussi le cas chez le tibétain Longchenpa[3] (14ème s.). Selon Ramanuja, ces qualités peuvent être actualisées par la dévotion, la purification, et la grâce divine. Selon Ratnākaraśānti (ca. 970-1045), la grâce divine est également requise pour actualiser toutes les qualités du parfait état de Bouddha (“bouddhification”).

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[1] Rigveda 1.154 sur les trois pas de Viṣṇu couvrant les trois niveaux : terre, espace intermédiaire, cieux, y établissant ainsi ses décrets.

[2] Tataḥ kalau sampravṛtte sammohāya suradviṣām |
Buddho nāmnāñjanasutaḥ kīkaṭeṣu bhaviṣyati || 24 ||

Commentaire du Bhaktivedanta Vedabase :

Lord Buddha preached nonviolence, taking pity on the poor animals. He preached that he did not believe in the tenets of the Vedas and stressed the adverse psychological effects incurred by animal-killing. Less intelligent men of the Age of Kali, who had no faith in God, followed his principle, and for the time being they were trained in moral discipline and nonviolence, the preliminary steps for proceeding further on the path of God realization. He deluded the atheists because such atheists who followed his principles did not believe in God, but they kept their absolute faith in Lord Buddha, who himself was the incarnation of God. Thus the faithless people were made to believe in God in the form of Lord Buddha. That was the mercy of Lord Buddha: he made the faithless faithful to him.”

[3]Since self-arisen wisdom, great perfection (rdzog chen) itself, exists throughout beginningless time as the spontaneously present qualities of the Buddha's vast abundance [of treasures], the three kāyas are [already] complete as his own possession. Therefore, they do not need to be searched for once [the alayavijñana] has been turned back.” A Direct Path to the Buddha Within, Klaus-Dieter Mathes.

Klong chen pa: Grub mtha' mdzod, 329.5: rang byung gi ye shes rdzogs pa chen po nyid ye nas sangs rgyas kyi che ba'i yon tan lhun grub tu yod pas/ sku gsum rang chas su tshang ba'i phyir logs nas btsal mi dgos ....