La lignée royale Yar Lung du Tibet est dite avoir une double origine divine en le mariage du seigneur des dieux «
Phywa » avec la reine-mère des dieux « dmu »[1]. Les tribus «
Phywa » et «
dmu » étaient deux des quatre tribus principaux, à l’origine de la famille royale de Yar lung, à laquelle appartenait le premier roi légendaire
Nya khri btsan po. Les rois divins descendaient sur la terre à l’aide d’un cordon (T.
dmu thag) ou une échelle (T.
dmu skas)[2], pour y regner, et dès que leurs fils atteignèrent l’âge de treize ans[3], ils remontaient aux cieux. Pas de dieu
psychopompe, mais une échelle. Mais le cordon céleste du roi
Drigoum Tsenpo (T.
Dri gum brtsan po) fut cependant coupé pendant un duel et il mourut, incapable de regagner les montagnes célestes. Désormais, les rois tibétains étaient des mortels, dont le corps avait besoin de rites funéraires et dont l’âme devait être reconduite aux cieux.
Le Bön ancien, tel qu’il est présenté[4], aurait été une religion centrée autour des rois tibétains et conduite par des prêtres appelés «
Prêtres royaux » (T.
sku gshen). La prospérité du pays étant dépendant du bien-être du roi, ils procédaient à des rituels particuliers pour protéger et prolonger la vie du roi. Après le décès du roi, ces mêmes prêtres célébraient les rites funéraires (T.
bdur/dur) et conduisaient l’âme du roi vers les montagnes célestes[5].
Dans les argumentaires des écoles bouddhistes tibétaines, le Bön éternel figure parmi ceux qui croient à l’existence d’une âme, «
bla[6] » en tibétain. Selon John Vincent Belezza[7], les premières mentions de gShen-rab Myi-bo (fondateur légendaire du Bön) sont dans le cadre de rituels de rachat de l’âme du défunt, dits rites de rançon (T.
glud, byol), où il figure comme prêtre principal. Ces rites servaient à préparer l’âme du défunt à la vie post-mortem (p. 33). [8] L’âme du défunt était attirée (T.
bla ‘gugs), rachetée par une rançon ou effigie (T.
bla glud)[9] et rappelé (T.
bla ‘bod). Ces rites anciens se retrouvent dans le bouddhisme tibétain sous forme de rituels pour reprendre l’âme contre une rançon (T.
bla bslu), attirer la longévité (T.
tshe ‘gugs) et guider (T.
‘dren pa) l’âme du défunt vers les mondes célestes. Dans les manuscrits funéraires retrouvés à
Dunhuang, gShen-rab Myi-bo était dit préparer psychologiquement le roi moribond pour le guider après la mort. Il était évident que le rôle joué par les prêtres royaux et leur proximité de la cour royal, a dû leur donner un pouvoir certain, qui était peut-être menacé avec l’avènement d’une autre religion, le bouddhisme. Ce qui selon les chroniques Böns et bouddhistes n’a pas manqué de se produire. Les services rendus par les experts en prospérité (T.
phywa pa) pour attirer la prospérité (T.
phywa) ne se limitaient d’ailleurs pas qu’à la famille royale.
On peut dire que les prêtres « Bön » étaient en charge du cérémoniel royal, du bien-être physique et spirituel de la famille royale (entre autres par des rites de rançon), du culte royal, des rites funéraires et du guidage de l’âme du roi défunt vers les montagnes célestes. Le guidage de l’âme requiert évidemment la croyance en l’âme. Considérons donc ces éléments caractéristiques du culte royal du Bön ancien.
Une âme qui descend du ciel, qui y remonte et qui quitte le corps a dû logiquement d’abord entrer dans ce corps. La culture indienne a développé différentes théories quant à la façon d’entrer le corps au moment de la conception. Pour le
Sāṃkhya, c’est le corps subtil qui sert de support à l’esprit qui s’y attache, comme «
un odeur à un morceau d’étoffe ». Ce corps subtil transmigre d’existence en existence, jusqu’à ce l’esprit s’en dissocie par le biais de la connaissance. Les traités médicinaux ayurvédiques avancent un lien entre l’esprit et le corps, qui peut être de nature différente, y compris l’agir (
karma)[10]. L’école
Nyāya, n’admet pas de corps subtil et affirme une âme ubiquiste (T.
khyab byed) qui entre le fœtus. Pour le bouddhiste Vasubandhu c’est également l’effet de l’agir qui pousse non pas l’âme mais le gandhabba à entrer le fœtus.[11]
Qu’est-ce qu'un
gandhabba ou
gandharva (T.
dri za, litt. Mangeur d’odeur par rapport à son état désincarné) ? A l’origine, les gandharvas étaient les musiciens des dieux, des dieux eux-mêmes mais de classe inférieure. Mais dans le bouddhisme, il désigne aussi l’être à naître. Le Bouddha a dit, dans un autre contexte toutefois[12], qu’il faut trois conditions à la conception d’un individu : l’union des parents, la fertilité de la mère et la présence d’un
gandhabba (
Assalāyana-sutta). La question du support de l’être transmigrant a été sujette à discussion parmi les 18 sectes du bouddhisme ancien. En gros, il y avait le camp de ceux qui pronaient la nécessité d’un support physique (parmi lesquels les adeptes du Tout-existe (
sarvavastivāda), et ceux pour qui ce support n’était pas indispensable (
mahāsaṃgika, le futur
mahāyāna). Ce qui transmigrait dans ce cas était quelquefois appelé « conscience » (S.
vijñāna T.
rnam shes), ce qui est en contradiction avec
Majjhima Nikaya 38 (ci-après).
Pour Buddhagoṣa, le grand réformateur de l’école des Anciens (
theravāda), il n’y a pas d’être intermédiaire qui passe 49 jours à chercher à s’incarner et il n’y a pas de conscience, mais des actes de conscience (
citta) qui se suivent les uns aux autres dans un enchainement rendu possible par l’effet de l’agir (
karma). A la conscience de l’instant de la mort suit un instant de conscience relais (P.
patisandhi citta) qui fait le lien avec l’instant suivant. Le theravāda utilise aussi le concept « d’instants d’inconscience » (P.
bhavanga-citta), ce sont les instants où il n’y a ni perception sensorielle, ni acte mental, ni intention négative ou positive. Des "blancs". Ils se produisent en série pendant le sommeil profond, puis intercalés à des instants de conscience au réveil.
Les
bhavanga-citta, les blancs, sont dits d’être de même nature que l’instant de (in)conscience (
citta) relais (S.
patisandhi citta), après l’instant de la mort. Le premier instant (
citta) qui le suit est un blanc (
bhavanga-citta). Une vie humaine ne compte qu’un seul instant relais, mais de nombreux blancs. L’abidharma énumère 19 types d’instants relais et 19 types de blancs, qui sont tous les simples effets de l’agir (P.
vipakacitta).[13]
« Quand l’instant relais cesse, il est suivi d’un instant de naissance (conforme, en fonction de la destinée), et d’instants de même type qui sont les effets du même agir, qui se manifestent comme des blancs ayant le même objet, et encore des instants de même type. Tant qu’un autre instant de conscience ne vient interrompre la série, elle peut se produire sans fin comme un sommeil profond etc. comme le courant d’un fleuve. »[14]
L’instant de naissance qui suit l’instant relais est comme l’écho à la suite d’un son, un effet éventuellement renouvellé, prolongé et récyclé par l’agir.
« [Sati le fils du pêcheur:] “Si je comprends bien le dhamma enseigné par le Bouddha, c’est la même conscience qui se promène et vogue à travers les différentes renaissances, pas une autre.”
[Le Bouddha:] “Qu’est-ce que cette conscience, Sati?”
[Sati:] “C’est ce qui parle, ressent et fait l'expérience ici et là des fruits des bonnes et mauvaises actions.”
[Le Bouddha:] “Tu as mal compris ; à qui m’as-tu jamais entendu enseigner le dhamma en ces termes? Tu n’as pas compris ; dans beaucoup de mes discours n’ai-je pas affirmé que la conscience apparaisse à cause de certaines conditions, parce que sans condition il n’y a pas d’origine de la conscience ?...
“Moines, la conscience est reconnue par les conditions particulières à partir desquelles elle apparaît. Quand la conscience apparaît en dépendance des yeux et à des formes matérielles, elle est reconnue comme la conscience des yeux, etc… de la même façon que le feu est reconnu par la condition particulière de laquelle il dépend pour brûler – quand un feu est fait de buche, il est reconnu comme feu de buche.” [Majjhima Nikaya 38, i 258-9] »
Quand le bouddhisme arrive sur le sol tibétain et notamment à la cour royale tibétaine, ce sont deux conceptions sur la vie après la mort qui se rencontrent et qui vont s’influencer. Il y aura davantage d’âme (T.
bla) dans le gandharva (T.
dri za) et davantage de substance dans la « conscience » (T.
rnam shes) qu’un simple instant relais et des blancs. Sati aurait été accueilli les bras ouverts au Tibet. Car ce sera bien la conscience/
gandharva qui entrera dans la matrice au moment de la conception de manière invisible, comme une loupe fait prendre feu à de la paille[15].
« En premier, le sperme et le sang fertiles du père et de la mère,
Puis la conscience (T. rnam shes), sous l’effet du karma, des cinq affects
Et les cinq éléments qui s’assemblent à partir de là
Sont la cause de la formation [de l’embryon] dans la matrice. »[16]
A partir de l’abidharma, Vasubandhu avait développé davantage le processus de la formation de l’embryon, en le complétant de quatre façons d’entrer (S.
garbhāvakrānti) dans la matrice. Mais il semblerait que le Sūtra de l’entrée dans la matrice[17] ait été traduit en chinois dès le 3-4ème siècle et que le Kangyur tibétain contient des versions de ce sūtra dans la section du Tibetan (T.
dkon brtsegs S.
Ratnakūṭa), qui auraient été traduits au milieu du neuvième siècle du chinois par le traducteur tibétain Cheudroub (T.
chos grub).[18]
Les enseignements du Bardo puisent dans différentes sources pour constituer une véritable guide tibétaine de la conscience pour naviguer entre la mort, l’état intermédiaire et la réincarnation suivante. Un spectacle qui vaut le détour.
***
[1] Histoire de la religion Bön au Tibet (bsTan pa'i rnam bshad dar rgyas gsal ba'i sgron me) par sPa bstan rgyal, 1991.
[2] Dans les représentations tibétaines de la déscente de Tuṣita du Bouddha, on le voit déscendre en utilisant une échelle, comme ci-dessus.
[3] Geoffrey Samuel, Civilized Shamans: Buddhism in Tibetan Societies, Smithsonian Institution Press, Washington 1993 p.441
[4] Bibliographie Bön sur THL
[5] Site en anglais sur les livres des morts bouddhiste et Bön.
[6] http://dictionary.thlib.org The bla is conceived of as a support upon which the physiological and intellectual aspects of life rest. It is thus considered the most important of the three physiological principles, which also include ‘respiratory breath’ (dbugs) and ‘vital force’ (srog). ‘Vital force’ is as essential as the bla, but ‘respiratory breath’ is perishable and therefore temporary in comparison with the bla. As life principle the bla pervades all parts of the body, but it depends upon ‘respiratory breath’ and cannot function without it. The bla is also regarded as one of the three intellectual principles together with ‘thought’ (yid) and ‘mind’ (sems). Dan Martin : Btsan-lha. 192-vol. Bon Kanjur CXX 299: brla yid sems gsum las med / brla yid sems la dbyig pa dang kha dog ma nges / yod pa yang ma yin med pa yang ma yin / dper na sems rta 'dra / yid mi 'dra / brla de gnyis kyis gsos 'dra / yid mi dang sems rta kha lo bsgyur / brla de zas 'dra ste med na 'chi dang 'tsho dang 'gro / sngon gyis bsod nams kyis rtsa dbugs yang dog gis sems che chung 'dra / snying dang srog rtsa'i nang na gnas nas... TR XV no. 2-3, p. 14b.
[7] gShen-rab Myi-bo His life and times according to Tibet’s earliest literary source, Revue d'Etudes Tibétaines Number 19 October 2010, pp. 31–118
[8] The Buddhist dead: practices, discourses, representations Par Bryan J. Cuevas,Jacqueline Ilyse Stone,Kuroda Institute p. 304
[9] Plus tard apparaîtront les offrandes « torma » de rançon (T. glud gtor)
[10] Les traités ayurvédiques Carakasaṃhitā et Suśrutasaṃhitā
[11] Religion medicine & human embryo Tibet
[12] ANĀLAYO REBIRTH AND THE GANDHABBA "The point of bringing up these three conditions in the discussion is that it cannot be said to which caste the being belongs that is about to be born. This then forms another argument against Brahminical caste presumptions. Thus the discourse continues: "Sirs, do you know for sure if that member of the] warrior [caste], or the Brahmin [caste], or the merchant [caste], or the worker [caste]?"
[13] Site vipassana
[14] Viśuddhimagga (XIV, 114)
[15] Tantras de médicine (T. gyud bzhi). Attribués à Yutok Yonten Gonpo « l’ancien » (T. gyu thog rnying ma yon tan mgon po 8ème siècle), mais réellement exploités, voir composés par un descendant de Yutok, Yuthok Yonten Gonpo « le nouveau » (T. gyu thog gsar ma yon tan mgon po) né en 1126.
[16] Tantras de médicine (T. gyud bzhi)
[17] Mngal du ‘jug pa’i mdo (S. Garbhāvakrāntisūtra). Pas de version en sanscrite.
[18] Marcelle Lalou, “La version tibetaine Du Ratnakuta,” 241–243. Chos grub (法成) était un traducteur sino-tibétain qui travaillait dans la région de Dunhuang au 9ème siècle. Il était aussi le traducteur du Sūtra des sages et des fous (T. mdzangs blun) du chinois en tibétain.