La lecture des livres de Wouter Hanegraaff (
Hermetic Spirituality and the Historical Imagination,
Western Esotericism: A Guide for the Perplexed) montrent une proximité d’approche et de méthode entre l' hermétisme et les courants les plus “éternalistes” (substantialistes) du bouddhisme ésotérique, où la Lumière, ou Claire lumière (
‘od gsal) est le principe le plus élevé, présenté comme une réalité fondamentale et inchangée (essence de Bouddha). Cette réalité noétique n’est pas accessible aux facultés ordinaires (sensorielles et mentales) d’un être humain, qui servent à appréhender une réalité phénoménologique et à raisonner.
Traditionnellement, le bouddhisme est présenté comme une voie du milieu, qui ne s’investit dans aucun extrême (être et non-être, éternalisme et annihilationisme,
śāśvatavāda et
ucchedavāda). Ce non-investissement,
non-appropriation, non-identification est la méthode singulière du bouddhisme. Le bouddhisme
ne s’investit dans aucun principe (
Dhātuvibhaṅga-sutta,
Majjhima Nikaya 140), qu’il soit appelé (métaphoriquement) “vacuité” ou “lumière”. En faisant de la sorte, “il ne reste alors que l’équanimité, purifiée et lumineuse, malléable, souple et rayonnante”. Un moine/yogi qui s’abstient de s’appuyer sur le corps, les sens, le mental, “accède” à ce qui est métaphoriquement appelé la vacuité (
śūnyatā) : la cessation de toute élaboration (
aprapañca). Ce n’est pas du nihilisme, au contraire, tout le réel est réellement accessible. Ce réel n’est pas saisi comme réel, traité comme un ensemble, décrit, visé, utilisé, exploité, etc. La méthode singulière du bouddhisme est de ne pas faire ce pas de plus.
A l’instar d’autres traditions, qui ont fait ce pas, et
aiment s’appeler “āstika”, le bouddhisme aussi a développé des méthodes que l’on peut appeler “substantialistes”, même si le mot “vacuité” ou “anatta” n’est jamais très loin. En regardant ces doctrines et méthodes de l’extérieur, quasiment rien ne permet de les distinguer des méthodes “
āstika” ou substantialistes, et il est difficile d’y discerner la singularité bouddhiste, qui est celle de la non-identification. L’identification (
samādhi, dans le sens des Yogasūtra de Patañjali) est même l’essentiel de la méthode. Il s’agit d’atteindre des principes, de s’y identifier, de s’y unir, de s’y fondre. La “vacuité” (une métaphore) n’est pas commode pour s’y identifier, mais la Lumière, une métaphore très fatiguée à force d’être utilisée, s’y prête à merveille. Seulement, elle est indissociablement liée au Divin, l’essence, l’être, etc.
En tant que substance, la Lumière se prête parfaitement à l’élaboration de méthodes (
sādhana) pour atteindre des principes (
siddhi), et développer la “
connaissance principielle” (
jñāna), une connaissance positive qui ne déconstruit pas (
prajñā) mais émerge dès que la réalité phénoménologique cesse. C’est ici que les substantialistes ont su très habilement exploité la brèche laissée par la méthode bouddhiste singulière qui ne fait pas de pas de plus. Le moine/yogi qui s’abstient de s’appuyer sur le corps, les sens, le mental, “réalise” la vacuité (
śūnyatā), il "s’éteint", et par là se rend réceptif à la Lumière, qui est la réalité fondamentale et inchangée, naturellement présente partout, et qui comble naturellement le vide laissé. La “vacuité” n’a alors plus le sens de "tout le réel" moins les élaborations, mais d’un vide inerte et forcément incomplet. Ce vide ne peut plus décrire le réel auquel il manque désormais quelque chose. Il manque l’être, l’apparence, la Lumière, le Divin. Les substantialistes proposent alors une union de vacuité et de Lumière, pour combler le manque apparu, de la Lumière (être) mais vide d’essence. Une essence vide d’essence, mais une essence quand-même, et qui se laisse manipuler métaphysiquement comme toute autre essence. Une essence qui permet de construire des méthodes (
sādhana), les mêmes méthodes que celles utilisées par d’autres substantialistes, et qui permet d’identifier des résultats pour mesurer le progrès.
C’est sur ce point que l’hermétisme et le bouddhisme ésotérique substantialiste partagent pas mal de choses.
La Lumière n'est pas un phénomène physique, mais la réalité ultime ou la nature fondamentale “de l'esprit”. Mais qu’est au fond “l’esprit” quand on le met face à la Lumière ? Dans le Dzogchen et certaines écoles Kagyu, la Claire lumière est une réalité fondamentale et inchangée, comme la
Lumière/Noûs de l’hermétisme, qui est un principe éternel. La méthode théurgique d’
autodéification permet de réaliser la nature de Claire lumière (“de l'esprit”) en s'identifiant d'ores et déjà avec le principe divin (
lha sgrub). Les deux traditions mettent en avant l'importance de l’expérience directe (
sgrub brgyud) dans la transmission. "
La lumière, la vie, le noûs et le logos sont en fin de compte tous un[1]" dans l’hermétisme se rapprochent de la non-dualité et du principe de continuité (base, chemin et fruit) du bouddhisme tibétain, où tous les phénomènes sont vus comme ultimement des manifestations de la Claire lumière fondamentale. Les deux traditions considèrent “la réalisation” ou l'union avec cette Lumière primordiale comme profondément transformatrice, et comme une illumination ou libération.
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Naro-Ling février 1985/avril 1986 Khenpo Tsultrim Gyamtso (1934-2024) et Lama Tenpa Gyamtso |
Dans un enseignement sur le
Résumé des [60] points essentiels sur les phases de développement et de perfection, utiles aux débutants qui sont entrés sur le chemin (de Jamgon Kongtrul,
bskyed rdzogs gnad bsdus),
Khenpo Tsultrim Gyamtso (1934-2024) avait expliqué en 1985 et 1986) :
“Dans le système ancien (rnying ma), dans le Mahā-ati, si les signes (rtags) de l'inséparabilité de l'espace et de Discernement (dbyings rig dbyer med) apparaissent, ils apparaissent dans l'espace (byings), et on médite dessus, en les prenant comme point de référence. Dans le système nouveau (gsar ma), ces signes apparaissent, mais on ne médite pas dessus en les prenant comme point de référence.”
Il s’agit ici de signes qui montrent que le corps énergétique (
rtsa rlung thig le) devient opérationnel (
las su rung ba). Dans le système nouveau, ce ne sont que des signes, mais dans le Dzogchen substantialiste, on les prend pour référence dans la pratique visionnaire ultérieure. Ainsi, on s’engage dans une voie nettement plus positive et substantialiste.
Ces signes (
drod thob rtags) d'opérationnalité du corps subtil sont intéressants et montrent comment le yogi sort de la réalité phénoménale, dont les apparences se défont graduellement fumée, mirages, Rahu (=obscurité), faisant émerger du même coup la réalité noétique, lumineuse et divine, également graduellement. D’abord des photons (
thig le), des attributs, puis les corps de la divinité en leur intégralité. Aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du “corps”, macrocosmiqement et microcosmiquement. La réalité phénoménale s’efface et laisse place à la réalité noétique. Il n’est pas question ici d’union de deux vérités. C’est la réalité noétique ultime qui s’installe définitivement. La Lumière divine chasse les ténèbres phénoménaux. Il n’y a plus de voie du milieu, il n’y a que la voie de la Lumière.
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[1] “
Poimandres now seems to be saying “I am that light … the nous, your God … the luminous logos that came from the nous” (that is, he now identifies himself with both nous and logos at the same time) and continues by stating that “that entity in you which sees and hears is the logos.” According to the sentence that follows, “they are not separate from one another, for their union is life,” meaning presumably that light, life, nous and logos are ultimately all one (or, if one prefers, that life = the unity of light, nous and logos).” Hanegraaff 2022.