mardi 22 octobre 2024

Voie d'Hermès, voie de Mañjuśrī ?

Rencontre artificielle de Hermès Trismégiste et de Mañjuśrī selon DeepAI  

Le discours bouddhiste se caractérise par l'inséparabilité des deux vérités, conventionnelle et ultime. Même la célèbre série de quatre vérités peut être résumée en ces deux vérités. On pourrait dire que les deux premières vérités de la souffrance et l’origine de la souffrance concernent la vérité conventionnelle et les deux dernières à la vérité ultime, ou conduisent à la vérité ultime, qui n’est pas définie. Que se passe-t-il après le nirvāṇa d’un tathāgata ? Voir les 14 questions auxquelles Bouddha refusa de répondre

Le bouddhisme se considère comme une voie de milieu, se situant entre deux extrêmes sans s’investir dans aucun extrême, sans se couper des deux. ne pas s’investir (apratiṣṭhāna) veut dire ne pas s’identifier, ne pas approprier aucun état de conscience, “la vacuité”, “la luminosité”, “la félicité”, … ne pas les réifier (ne pas dire “ce qui est”), ne pas saisir ni objet, ni sujet. Cela crée une ouverture, sans élaboration (aprapañca), où tout est accessible et possible, et à laquelle on peut associer des métaphores, en fixant l’un ou l’autre caractéristique, donner des noms. Cette ouverture est toujours possible, même en s’investissant temporairement dans un extrême, dans le saṃsāra, dans le nirvāṇa, dans la vérité conventionnelle, dans la vérité ultime, dans l’union des vérités, etc.

Est-elle l’état par défaut ? Est-elle permanente ? Pourquoi vouloir l’affirmer ? Pour quoi faire ?

Le bouddhisme mahāyāna, notamment le Yogācāra, la doctrine du Tathāgatagarbha et le bouddhisme ésotérique, a parlé de façon plus positive de “l’ouverture”, “la vacuité” en tant que l’absence d’élaborations (prapañca). Pour Nāgārjuna, les deux vérités permettaient de vivre avec les autres dans la réalité conventionnelle (saṃvṛti-satya) en utilisant habilement les “élaborations”, c’est-à-dire en restant conscient de leur nature, et en alliant ainsi les deux vérités. Les bouddhistes nommés ci-dessus, ont développé une “essence du Bouddha” (buddhadhātu), constituant comme une substance sous-jacente universelle, permettant la continuité de “l’ouverture”. Quelqu’un dans l’état d’ouverture, était plus réceptif à cette essence. Elle n’était ni la vérité conventionnelle, ni la vacuité, mais était considérée à la fois les contenir et les imprégner. Elle remplaçait positivement “la non-dualité”, “l’inséparabilité des deux vérités”, le saṃsāra et le nirvāṇa. Les bouddhistes substantialistes réfèrent à elle comme “la Lumière” (t. ‘od gsal, s. prabhāsvara). La “Lumière” n’est pas une métaphore vierge de sens et de connotations, et elle est le plus souvent associée au Divin, intentionnellement ou inintentionnellement. Dans le bouddhisme madhyamaka et et pour les logiciens bouddhistes peut-être inintentionnellement. Les bouddhistes substantialistes considèrent la doctrine de la Lumière (moniste) au contraire comme l’ultime de toutes les vues bouddhistes.

On constate une progression positive au fur et à mesure que le bouddhisme ésotérique quitte l’Inde pour la Chine, le Népal et le Tibet. La Lumière se manifeste en des figures divines et célestes et communique sa volonté aux humains, en leur faisant des révélations. Ces révélations sont le plus souvent des méthodes pour accéder à la Lumière, et pour se transformer corps et âme en Lumière, en essence du Bouddha, et devenir des corps de Lumière, rejoignant le Choral des Lumières.

C’est dans cette approche de la Lumière et des objectifs associés qu’il me semble que les voies ésotériques de Hermès et de Mañjuśrī se rejoignent, ou pourraient bien s’entendre.



dimanche 20 octobre 2024

Vérité ultime triomphante

La lecture des livres de Wouter Hanegraaff (Hermetic Spirituality and the Historical Imagination, Western Esotericism: A Guide for the Perplexed) montrent une proximité d’approche et de méthode entre l' hermétisme et les courants les plus “éternalistes” (substantialistes) du bouddhisme ésotérique, où la Lumière, ou Claire lumière (‘od gsal) est le principe le plus élevé, présenté comme une réalité fondamentale et inchangée (essence de Bouddha). Cette réalité noétique n’est pas accessible aux facultés ordinaires (sensorielles et mentales) d’un être humain, qui servent à appréhender une réalité phénoménologique et à raisonner.

Traditionnellement, le bouddhisme est présenté comme une voie du milieu, qui ne s’investit dans aucun extrême (être et non-être, éternalisme et annihilationisme, śāśvatavāda et ucchedavāda). Ce non-investissement, non-appropriation, non-identification est la méthode singulière du bouddhisme. Le bouddhisme ne sinvestit dans aucun principe (Dhātuvibhaṅga-sutta, Majjhima Nikaya 140), qu’il soit appelé (métaphoriquement) “vacuité” ou “lumière”. En faisant de la sorte, “il ne reste alors que l’équanimité, purifiée et lumineuse, malléable, souple et rayonnante”. Un moine/yogi qui s’abstient de s’appuyer sur le corps, les sens, le mental, “accède” à ce qui est métaphoriquement appelé la vacuité (śūnyatā) : la cessation de toute élaboration (aprapañca). Ce n’est pas du nihilisme, au contraire, tout le réel est réellement accessible. Ce réel n’est pas saisi comme réel, traité comme un ensemble, décrit, visé, utilisé, exploité, etc. La méthode singulière du bouddhisme est de ne pas faire ce pas de plus.

A l’instar d’autres traditions, qui ont fait ce pas, et aiment sappelerāstika, le bouddhisme aussi a développé des méthodes que l’on peut appeler “substantialistes”, même si le mot “vacuité” ou “anatta” n’est jamais très loin. En regardant ces doctrines et méthodes de l’extérieur, quasiment rien ne permet de les distinguer des méthodes “āstika” ou substantialistes, et il est difficile d’y discerner la singularité bouddhiste, qui est celle de la non-identification. L’identification (samādhi, dans le sens des Yogasūtra de Patañjali) est même l’essentiel de la méthode. Il s’agit d’atteindre des principes, de s’y identifier, de s’y unir, de s’y fondre. La “vacuité” (une métaphore) n’est pas commode pour s’y identifier, mais la Lumière, une métaphore très fatiguée à force d’être utilisée, s’y prête à merveille. Seulement, elle est indissociablement liée au Divin, l’essence, l’être, etc.

En tant que substance, la Lumière se prête parfaitement à l’élaboration de méthodes (sādhana) pour atteindre des principes (siddhi), et développer la “connaissance principielle” (jñāna), une connaissance positive qui ne déconstruit pas (prajñā) mais émerge dès que la réalité phénoménologique cesse. C’est ici que les substantialistes ont su très habilement exploité la brèche laissée par la méthode bouddhiste singulière qui ne fait pas de pas de plus. Le moine/yogi qui s’abstient de s’appuyer sur le corps, les sens, le mental, “réalise” la vacuité (śūnyatā), il "s’éteint", et par là se rend réceptif à la Lumière, qui est la réalité fondamentale et inchangée, naturellement présente partout, et qui comble naturellement le vide laissé. La “vacuité” n’a alors plus le sens de "tout le réel" moins les élaborations, mais d’un vide inerte et forcément incomplet. Ce vide ne peut plus décrire le réel auquel il manque désormais quelque chose. Il manque l’être, l’apparence, la Lumière, le Divin. Les substantialistes proposent alors une union de vacuité et de Lumière, pour combler le manque apparu, de la Lumière (être) mais vide d’essence. Une essence vide d’essence, mais une essence quand-même, et qui se laisse manipuler métaphysiquement comme toute autre essence. Une essence qui permet de construire des méthodes (sādhana), les mêmes méthodes que celles utilisées par d’autres substantialistes, et qui permet d’identifier des résultats pour mesurer le progrès.

C’est sur ce point que l’hermétisme et le bouddhisme ésotérique substantialiste partagent pas mal de choses.

La Lumière n'est pas un phénomène physique, mais la réalité ultime ou la nature fondamentale “de l'esprit”. Mais qu’est au fond “l’esprit” quand on le met face à la Lumière ? Dans le Dzogchen et certaines écoles Kagyu, la Claire lumière est une réalité fondamentale et inchangée, comme la Lumière/Noûs de l’hermétisme, qui est un principe éternel. La méthode théurgique d’autodéification permet de réaliser la nature de Claire lumière (“de l'esprit”) en s'identifiant d'ores et déjà avec le principe divin (lha sgrub). Les deux traditions mettent en avant l'importance de l’expérience directe (sgrub brgyud) dans la transmission. "La lumière, la vie, le noûs et le logos sont en fin de compte tous un[1]" dans l’hermétisme se rapprochent de la non-dualité et du principe de continuité (base, chemin et fruit) du bouddhisme tibétain, où tous les phénomènes sont vus comme ultimement des manifestations de la Claire lumière fondamentale. Les deux traditions considèrent “la réalisation” ou l'union avec cette Lumière primordiale comme profondément transformatrice, et comme une illumination ou libération.

Naro-Ling février 1985/avril 1986 Khenpo Tsultrim Gyamtso (1934-2024) et Lama Tenpa Gyamtso 

Dans un enseignement sur le Résumé des [60] points essentiels sur les phases de développement et de perfection, utiles aux débutants qui sont entrés sur le chemin (de Jamgon Kongtrul, bskyed rdzogs gnad bsdus), Khenpo Tsultrim Gyamtso (1934-2024) avait expliqué en 1985 et 1986) :
Dans le système ancien (rnying ma), dans le Mahā-ati, si les signes (rtags) de l'inséparabilité de l'espace et de Discernement (dbyings rig dbyer med) apparaissent, ils apparaissent dans l'espace (byings), et on médite dessus, en les prenant comme point de référence. Dans le système nouveau (gsar ma), ces signes apparaissent, mais on ne médite pas dessus en les prenant comme point de référence.”
Il s’agit ici de signes qui montrent que le corps énergétique (rtsa rlung thig le) devient opérationnel (las su rung ba). Dans le système nouveau, ce ne sont que des signes, mais dans le Dzogchen substantialiste, on les prend pour référence dans la pratique visionnaire ultérieure. Ainsi, on s’engage dans une voie nettement plus positive et substantialiste.

Ces signes (drod thob rtags) d'opérationnalité du corps subtil sont intéressants et montrent comment le yogi sort de la réalité phénoménale, dont les apparences se défont graduellement fumée, mirages, Rahu (=obscurité), faisant émerger du même coup la réalité noétique, lumineuse et divine, également graduellement. D’abord des photons (thig le), des attributs, puis les corps de la divinité en leur intégralité. Aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du “corps”, macrocosmiqement et microcosmiquement. La réalité phénoménale s’efface et laisse place à la réalité noétique. Il n’est pas question ici d’union de deux vérités. C’est la réalité noétique ultime qui s’installe définitivement. La Lumière divine chasse les ténèbres phénoménaux. Il n’y a plus de voie du milieu, il n’y a que la voie de la Lumière.

***

[1]Poimandres now seems to be saying “I am that light … the nous, your God … the luminous logos that came from the nous” (that is, he now identifies himself with both nous and logos at the same time) and continues by stating that “that entity in you which sees and hears is the logos.” According to the sentence that follows, “they are not separate from one another, for their union is life,” meaning presumably that light, life, nous and logos are ultimately all one (or, if one prefers, that life = the unity of light, nous and logos).” Hanegraaff 2022.

jeudi 17 octobre 2024

Engagement enthousiaste

Krishna au volant, Arjuna se laisse conduire (image)

L’objectif bouddhiste d’origine était l’obtention du nirvāṇa (diversement défini) et la sortie du saṃsāra -- plus de naissance, plus de mort -- par la purification du karma résiduel et la non-création de nouveau karma. Cet objectif a été maintenu tant bien que mal, mais parfois en changeant les paramètres en profondeur. Les changements les plus radicaux étant les conséquences des doctrines de la vacuité et de la doctrine de l’essence de Bouddha (buddhadhātu), respectivement correspondant aux derniers “trois tours de la roue”. La théorie de l’essence de Bouddha avait ouvert le bouddhisme à la métaphysique de la Lumière, qui allait donner au bouddhisme ésotérique ses formes définitives.

En ce qui suit, je me base principalement sur le livre de Wouter Hanegraaff, Hermetic Spirituality and the Historical Imagination (2022), pour regarder du côté de la spiritualité de la basse antiquité plus près de chez nous.

Le bouddhisme ésotérique, avec sa métaphysique de la Lumière, a beaucoup de points en commun avec le système néoplatonicien développé, p.e. par le néopythagoricien Jamblique (IVe siècle). Dans son système, l’objectif n’est plus tant l’évasion d’un geôle, et l’ascension de l’âme à sa Source, que l’amélioration et la perfection du monde comme la manifestation de la présence divine. Pour lui la Lumière divine était une force générative immanente plutôt que transcendante. L’âme était “complètement descendue” dans le monde. Contrairement à Plotin, chez qui une partie de l'âme restait toujours dans le monde intelligible. Pour Jamblique la Lumière divine était une "source générative” agissant de l'intérieur. Au lieu de s'échapper vers un royaume spirituel pur, il cherchait à "donner naissance à la beauté" dans le monde, et cela à l’aide de la théurgie, qui avait pour but la guérison et la purification de l'âme … et du corps.
La pratique théurgique [≃ sādhana] impliquait des manifestations visibles ou des révélations de la Lumière divine. La Lumière incorporelle est la réalité englobante des dieux. Elle entoure et enveloppe le domaine de l'Être ou de la nature, qui à son tour entoure et enveloppe nos corps et nos âmes[1]. Faisant référence au dicton courant selon lequel "tout est rempli de dieux", voici comment Jamblique explique la plus grande réalité divine de la Lumière universelle :
“Tout comme la lumière du soleil enveloppe ce qu'elle illumine, de même le pouvoir des dieux embrasse de l'extérieur tout ce qui y participe. Et tout comme la lumière est présente dans l'air sans se mélanger à lui... de même la lumière des dieux non seulement illumine tout en restant elle-même, mais tout en étant fermement établie en elle-même, elle procède à travers la totalité de l'existence. ... De la même manière, alors le monde entier, bien que divisé spatialement, entraîne une division en lui-même de la lumière unique et indivisible des dieux. Cette lumière est une et identique dans son intégralité partout, est présente de manière indivisible dans toutes les choses capables d'y participer, et remplit tout de sa puissance parfaite…”
Il semble que, quelles que soient les techniques utilisées, le rituel théurgique pouvait induire de puissantes altérations de la conscience qui permettaient aux participants d'être possédés par les dieux (le sens littéral d' "enthousiasme", en-thou-siasmos).[2]
Cette possession par la Lumière divine (“théopathie”), ou une manifestation divine lumineuse particulière peut être spontanée et de courte durée, ou recherchée et maintenue comme dans une pratique d’identification. Dans la pratique théurgique et les sādhana tantriques cette “possession” est encadrée.
Pendant les rituels théurgiques, les dieux eux-mêmes entraient donc dans les corps des praticiens pour les remplir de Lumière divine et les restaurer à l'harmonie. De plus, ils permettaient même à leurs âmes de faire ce qu'elles ne pouvaient pas faire par elles-mêmes :
[L]es dieux, dans leur bienveillance et leur grâce, répandent généreusement leur lumière sur les théurges [sādhaka], appellent leurs âmes vers eux-mêmes et leur permettent de s'unir à eux ; et ils habituent leurs âmes à quitter le corps tout en restant incarnées, et à se tourner vers leur principe noétique éternel. Que ce dont nous parlons présentement est salutaire pour l'âme est démontré par les faits eux-mêmes. En effet, lorsque l'âme contemple ces visions de félicité, elle échange sa vie contre une autre et commence un autre type d'activité. Elle pense alors qu'elle n'est plus humaine, et à juste titre. Car souvent, ayant abandonné sa propre vie, elle a reçu en échange l'activité infiniment bénie des dieux[3].” (Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis) I 12).” (Hanegraaff 2022)
L’activité spontanée, ou en-thou-siaste, en tant que fruit permanent est décrite ainsi par Gampopa, un maître tibétain du XIIème siècle :
Leur activité, est-il dit, consiste à œuvrer, sans concept, au bien des êtres.

Le bodhisattva engendre d'abord l'esprit d'Éveil, ensuite, il pratique la voie, et enfin, il atteint la bouddhéité. Puisque ces étapes n'ont qu'un seul but, celui de dissiper la souffrance des êtres en réalisant leur bonheur, on pourra se demander si, une fois qu'on est devenu bouddha, du fait qu'il n'est plus de pensées ni d'efforts, on agit de quelque manière pour le bien des autres. En fait, sans concevoir la moindre pensée ni produire le moindre effort, un bouddha fait cependant le bien des êtres, spontanément et sans interruption
.” (Le Précieux Ornement de la Libération, Gampopa, Padmakara 1999)
Dissiper la souffrance des êtres est une activité qui se déploie forcément dans les mondes sublunaires. Gampopa renvoie ensuite pour seule explication au Continuum insurpassable (Mahāyānottaratantraśāstra) qui donne des analogies “divines” et célestes[4] pour illustrer cette activité spontanée. Cette activité est dite spontanée, car elle est non-conceptuelle, conduite par une “Lumière divine” ou équivalent[5]. C’est la “Lumière” qui est en charge. Le corps, les sens, le mental, la volition, etc., neutralisés, c’est “la Lumière” ou la Luminosité naturelle (de l’esprit) qui prend naturellement la relève. Quand la Lumière divine est aux manettes, et l’humain est ainsi augmenté en un Bouddha ou un dieu, il prend les qualités de la Lumière divine, à commencer par un charisme cosmique rayonnant (pouvoir d’inspiration).
"Concernant ce qui apparaît comme le royaume d'Indra, il est dit :
Tout comme le lapis-lazuli pur,
Par sa nature transparente, ici sur terre,
En raison de sa pureté, permet de percevoir
Le royaume céleste d'Indra là-haut,
Avec son seigneur, l'assemblée des déesses,
Le palais victorieux et autres demeures divines,
Ainsi que les diverses résidences célestes
Et les nombreux richesses divines qui s'y trouvent.


Alors, les hommes et de femmes
Sur la surface de la terre [en bas],
Voyant cette apparition céleste,
Font ce vœu : 'Puissions-nous aussi,
Sans tarder, devenir comme le Seigneur des dieux.'
Faisant de telles aspirations,
Pour atteindre ce but, ils accomplissent des actes vertueux
Encore et encore
." (RGVV Commentary on Verse IV.30Mahāyānottaratantraśāstravyākhyā de Sabzang Mati Paṇchen Lodrö Gyaltsen 1294 - 1376, disciple de Dolpopa)
Ou bien, ceci est interprété de façon macrocosmique, et en pratiquant la vertu les humains renaîtront dans le ciel d’Indra, et idéalement continueront d’évoluer, ou bien, de façon plus intérieure et idéaliste, cela se joue surtout au niveau de l’esprit humain dans l'habitat humain. Selon cette interprétation, un “humain” en-thou-saismé aura le charisme et d’autres qualités lumineuses. Cela pourrait rejoindre l’approche théurgique de Jamblique, quelle que soit d’ailleurs la réalité des dieux et de la Lumière. Hanegraaf interprète la théurgie dans un sens thérapeutique et psychologique, et comme “une catharsis contrôlée”. Jambilique dans sa Réponse à Porphyre (I 11) :
Si les pouvoirs de l'affect humain qui sont en nous restent complètement contenus, ils deviennent plus violents. Mais s'ils sont poussés vers une brève action et jusqu'à un certain degré mesuré, ils trouvent leur plaisir et leur satisfaction dans la mesure ; et une fois qu'ils sont purifiés profondément, ils sont amenés à la paix par la persuasion et sans violence. ... dans les rites sacrés, c'est par des spectacles et des sons laids que nous sommes délivrés des dommages qui résultent de la pratique de ces choses laides. Ces rites sont donc pratiqués en vue de guérir notre âme, de modérer les maux qui s'y sont attachés du fait de la génération, de la libérer et de la soulager de ses chaînes.” (Hanegraaff 2022)[6] 
Hanegraaf conclue :
En somme, la théurgie était une pratique intégrale de guérison du corps et de l'âme. Elle fonctionnait par l'induction rituelle d'états altérés qui permettaient aux dieux d'entrer dans les corps des praticiens et de purifier leurs âmes, afin qu'ils puissent être aussi efficaces que possible dans la tâche de canalisation des énergies spirituelles dans le monde matériel. La fonction de la philosophie était de fournir une justification théorique à cette pratique.” (Hanegraaff 2022)[7]
Cette approche théurgique (néoplatonicienne ou bouddhiste ésotérique) part du principe qu'il y existe bien une Lumière (divine ou autre), qui peut favorablement prendre la place d'un individu, et guérir le corps, l'esprit et le monde. Un matérialiste pourrait poser la question comment faire la distinction entre une telle "Lumière" (divine ou autre) et une idéologie ou une superstructure

***

[1]Our vehicle (ochēma) suffers serious trauma and damage while entering the dominion of astral fate, where it gets exposed to constricting daimonic energies and powerful irrational passions. Perhaps most important of all, we lose our very connection with the realm of divinity. Therefore the gods, who are supremely powerful, need to come to our aid – and that is what theurgy was all about: the healing work or activity of the gods on earth.” Wouter J. Hanegraaff, Hermetic Spirituality and the Historical Imagination: Altered states of knowledge in late antiquity, Cambridge University Press, 2022

[2] Hanegraaff (2022),
“[T]heurgical practice involved visible manifestations or revelations of divine Light. Incorporeal Light is the all-encompassing reality of the gods. It surrounds and envelops the realm of Being or nature, which in turn surrounds and envelops our bodies and souls. Referring to the commonplace saying that “all is full of gods,” this is how Iamblichus explains the greater divine reality of universal Light:
“then the entire world, spatially divided as it is, brings about a division throughout itself of the single, indivisible light of the gods. This light is one and the same in its entirety everywhere, is indivisibly present to all things that are capable of participating in it, and fills everything with its perfect power …”
It appears that by whatever techniques they may have been using, theurgical ritual could induce powerful alterations of consciousness that allowed participants to be possessed by the gods (the literal meaning of “enthusiasm,” enthousiasmos).”

[3] Hanegraaff (2022),

During theurgic rituals, the gods themselves would therefore enter practitioners’ bodies to fill them with divine Light and restore them to harmony.139 Moreover, they even allowed their souls to do what they could not do by themselves:
"[T]he gods, in their benevolence and graciousness, generously shed their light upon the theurgists, call their souls towards themselves and allow them to unite with themselves; and they accustom their souls to leave the body even while still being incarnated, and turn towards their eternal noetic principle. That what we are presently talking about is salutary for the soul is shown by the facts themselves. In fact, when the soul contemplates those felicitous visions, it exchanges its life for another one and begins another kind of activity. It then thinks it is no longer human, and rightly so. For often, having abandoned its own life, it has received in exchange the infinitely blessed activity of the gods.” Réponse à Porphyre (I 12) 
[4] Le Tathāgata est comparable à Indra,
Au tambour [des dieux], à un nuage,
À Brahma, au soleil, à un précieux joyau,
À l’écho, à l’espace et à la terre
. (Continuum insurpassable IV, 13)

Si le sol prenait l’aspect
Du lapis-lazuli le plus pur,
Cette pureté permettrait de voir
Le seigneur des dieux parmi les jeunes déesses
, (IV, 14)

[5] [Les activités éveillées ne s’interrompent jamais]
Parce qu’elles ont lieu sans pensées comme celles-ci
La libération définitive, son point d’appui,
Son fruit, les êtres pris en charge,
Les voiles et la condition de leur élimination
. (IV, 5)

Les dix terres sont la voie de la libération définitive
Dont les deux accumulations forment la cause.
Le fruit alors atteint est l’Éveil suprême
Qui prend en charge l’Éveil au cœur des êtres
. (IV, 6) (Continuum insurpassable)

[6] (Hanegraaff 2022) "If the powers of human affect that are in us remain completely contained, they become more violent. But if they are pushed towards a brief action and up to a certain measured degree, they find their pleasure and satisfaction within measure; and once they are purified profoundly, they are brought to peace through persuasion and without violence. … in the sacred rites, it is by ugly spectacles and sounds that we are delivered from the damage that results from practicing those ugly things. These rites are therefore practiced in view of healing our soul, to moderate the evils that have become attached to it because of the fact of generation, to liberate it  and relieve it from its chains."

[7]  (Hanegraaff 2022) "In sum, theurgy was an integral practice of healing both body and soul. It worked through the ritual induction of altered states that made it possible for the gods to enter practitioners’ bodies and purify their souls, so that they might be as effective as possible in the task of channeling spiritual energies into the material world. The function of philosophy was to provide theoretical justification for this practice." 

mercredi 16 octobre 2024

Métaphysique de lumière bouddhiste

Niga Byakudo. River of Fire, River of Water and the narrow path to the pure land (source)
"Si vous croyez au pouvoir de Bouddha, vous renaîtrez et vous n’éteindrez pas l’eau et le feu par vos propres efforts.
Avec une foi sincère, de la joie et une récitation directe, Amitabha sera à la hauteur de ceux qui récitent le nom du Bouddha."

Il y a des parallèles intéressants entre le développement spirituel du bassin méditerranéen et l’Indosphère entre le VIème siècle av. J.-C. et le VIème siècle de notre ère. La pensée de cette époque était spirituelle, et tournée vers le divin.

La première tendance de ces théognostes méditerranéens et indiens, chercheurs de la connaissance directe du divin, semble avoir été la recherche de moyens d’ascension vers le monde divin. Ceci depuis au moins L'Épopée de Gilgamesh (2100 av. J.-C.), qui voulait atteindre le monde des dieux pour y trouver l’immortalité, suite à la mort de son ami Enki. Le ciel est généralement considéré comme le séjour d’entités divines ou intelligibles, à qui l’on attribue des pouvoirs immenses, dépassant de loin ceux des humains. Le monde divin ou intelligible est donc vu comme la source de ces pouvoirs. Pour obtenir de tels pouvoirs, il faut un contact avec les dieux, il faut ou bien monter auprès d’eux, ou les faire descendre ici-bas. Pourquoi tout semble aller mieux là-haut ? L’herbe y semble même plus verte.

Pour Platon, le monde sensible était une copie imparfaite du monde intelligible, “le monde des Idées”, où l’âme était invitée à (re)monter. Pour Plotin (IIIe siècle après J.-C.), l’ascension était toujours le mot d’ordre, mais le monde intelligible s’émana aussi vers le bas. L'Un déborde, produit l'Intellect, puis l'Âme, puis le monde sensible. La création devient émanation dans la pensée idéaliste. A son époque, se côtoient le christianisme “gnostique” et “orthodoxe”, ainsi que le judaïsme dont ils étaient originaires, les doctrines et pratiques “païennes”, gréco-romaines, égyptiennes, chaldéennes, etc., l’hermétisme avec son apport égyptien, le tout baignant dans une sauce hellénisée. L’idée de la descente du divin pour aider l’humanité se répand. L’humanité, vivant dans des temps troublés, en avait besoin.

Peut-on forcer un messie à descendre, par la prière ou autrement ? Il semblerait que non. Cette décision semble être prise en haut, dans un plérôme monothéiste. C’était plus simple pour le néopythagoricien syrien Jamblique (IVe siècle), qui mettait les dieux et les daimons (païens) au travail par la théurgie (orientale) (≃ lha sgrub pa, rab gnas). “La théurgie consiste en une pratique rituelle par laquelle un réceptacle matériel est animé par une entité divine ou intelligible.[1]” Tout peut être investi de divin. Pour Jamblique, le monde était comme une "théophanie", une manifestation du divin, pour celui qui savait la percevoir. Contrairement aux (néo)platoniciens avant lui (et les bodhisattvas), Jamblique cherchait à s’engager activement avec le monde matériel, comme moyen de connexion avec le divin. Avec les croyances et les moyens de son temps.

L’hiérophante Proclus (Vème siècle) embrassait également la théurgie et y associa la mystagogie (≃ gsang ba la ‘jug pa). Un hiérophante est un prêtre qui explique les mystères du sacré. Nous dirions maintenant un gourou ou un lama.
Ainsi en est-il de Proclus, nommé par Marinus « l’hiérophante du monde entier (τοῦ ὅλου κόσμου ἱεροφάντης) », c’est-à-dire celui qui révèle les choses sacrées aux initiés et qui est versé dans les cultes de toutes les nations, puisque l’objectif déclaré de Proclus consistait à concilier l’ensemble des théologies, autant grecques que barbares.[2]
L’hiératique est tout ce qui permet au hiérophante d’expliquer les mystères (grecques) : l’interprétation des mythes, l’initiation aux mystères. La théurgie (orientale) est tout ce qui concerne l’interaction avec le divin : divination, télestique, etc.
Prise au sens strict, la télestique réfère à l’animation des statues. Dans un sens large, elle inclut tous les rites d’initiation aux mystères, en particulier les exercices de purification du véhicule de l’âme (ὄχημα τῆς ψυχῆς). Pour ce qui est de la mantique [divination], nous verrons que c’est lorsque la mantique est de nature inspirée qu’elle peut être ainsi comparée à la théurgie considérée supérieure à la connaissance humaine par Proclus.[3]
De l’animation des statues en bois ou en pierre à l’animation des véhicules de l’âme semble être un petit pas.
La théurgie sert donc, en premier lieu, à préparer un réceptacle matériel pour la venue d’une présence divine.

La descente du divin au sein du réceptacle – le véhicule de l’âme – se caractérise généralement par une illumination (ἔλλαμψις) ou par un enthousiasme (ἐνθουσιασμός). Cet état mental s’obtient lorsque le symbole, qui est le reflet de l’archétype divin semé par les dieux en toute chose, est activé dans le réceptacle purifié de l’âme et se manifeste comme une « totale possession divine » du disciple. Cela implique donc que la conscience subjective du théurge est absoute pendant l’expérience – c’est d’ailleurs ce qui distingue la possession irrationnelle de celle supra-rationnelle selon Jamblique. Ainsi, il apparaît qu’il faille « libérer de l’espace » pour accueillir le divin, « espace » normalement saturé d’attachements illusoires et de pensées égoïques diverses : « Enfin l’union (ἕνωσις), qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux et fait une seule activité de la nôtre et de celle des dieux, selon laquelle nous ne nous appartenons plus à nous-mêmes, mais aux dieux, dès là que nous demeurons dans la divine Lumière et que nous sommes encerclés par elle. » En effet, l’ego semble toujours constituer le dernier voile obstruant l’éveil du disciple à sa nature divine.[4]
Proclus a développé une métaphysique de la lumière, qui semble avoir eu des retombées assez spectaculaires. Comme toujours, “la lumière” est au départ une métaphore, ici pour la nature du divin et sa relation avec le monde et les êtres. Elle devient rapidement un principe métaphysique réel. A travers la métaphore de la lumière, et ses rayons, Proclus explique comment le divin s’émane sans perdre de sa plénitude. Les différents niveaux de réalité, lors de la descente, sont comme des degrés de luminosité, et la lumière est présente en tous les niveaux de réalité (≃ tattva). Le chemin de retour vers la source de la lumière, passe également par ces niveaux de réalité lumineuse.

Il faut distinguer entre la lumière physique et la lumière divine (Noûs). La première peut être perçue “physiquement” par les facultés visuelles, tactiles, puis la conscience visuelle, tactile et mentale. La deuxième éclaire une réalité noétique, accessible uniquement par une perception noétique, par “l’organe” noétique qu’est “le coeur”. De manière générale, dans une voie spirituelle, le corps est immobilisé, les sens sont maîtrisés, le mental est confiné ou neutralisé, pour laisser tout l’espace à cette communion noétique. La lumière divine est une lumière surnaturelle contrairement à la lumière physique qui est naturelle, et requiert des “organes”, des “facultés” et une “perception” surnaturels.

La métaphysique de la lumière a aussi bien influencé Saint Augustin, Sohrawardi de l'école illuminative (Ishraq) que la mystique soufie. Proclus avait été traduit en arabe entre le VIIIe-Xème siècles. A t-il pu avoir une influence directe ou indirecte en Centre Asie et en Asie ? Ou sans vouloir trop centrer l’évolution sur Proclus, la théurgie, la télestique, la mystagogie, mais encadrés par une métaphysique, ont-il pu se frayer un chemin jusqu’en Asie, plutôt que dans l’autre sens. Si on regarde p.e. l’activité de mantrins comme Vajrabodhi (662-732) et Amoghavajra (705-774) à la cour impériale de Chine, la traduction de textes “télestiques” en chinois, comme p.e. l’Amoghapāśa-sūtra (T. 1097) à la fin du VII-ème ou au début du VIIIème siècle[5], et la traduction du même texte en tibétain beaucoup plus tard “par quatre traducteurs érudits du passé[6]”. Pour avoir une idée de la descente du divin dans des jeunes enfants utilisés comme médium ou “véhicule”, voici une partie de la traduction de Michel Strickmann :
On peut aussi procéder de la façon suivante. Si l’on désire induire la possession d’un médium, le maître de l’incantation doit se laver et mettre un vêtement neuf. Ensuite, il doit réciter une incantation pour sa propre protection. Alors il doit construire une aire rituelle avec de la bouse de vache. L’aire rituelle doit former un carré, peint des couleurs appropriées, où sont éparpillées çà et là des fleurs [ciel étoilé] et des offrandes de nourriture de couleur blanche. Ensuite, il doit prendre un garçon ou une fille vierge, laver l’enfant et enduire son corps d’huile finement parfumée. Il doit l’habiller de blanc pur, et le parer de toutes sortes d’ornements, puis lui demander de s’asseoir dans la position du lotus sur l’aire rituelle. Tout en récitant l’incantation bandha [« lier »], il tresse les cheveux de l’enfant. Lorsqu’il a fini, il prend des fleurs et en remplit les mains de l’enfant. Il prend aussi de l’encens de bonne qualité, qu’il écrase et éparpille. En outre, il récite une incantation sur du riz cru qu’il parsème, avec des fleurs et de l’eau, sur l’aire rituelle. Il doit également brûler de l’encens de bois de santal et réciter l’incantation de Kouan-yin. La récitation doit se faire trois fois au-dessus des fleurs, qui sont ensuite jetées au visage de l’enfant. A ce moment, le corps de l’enfant se met à trembler. Si l’on désire qu’il parle, il faut prononcer une autre incantation [fournie par le texte] au-dessus d’eau pure dont on arrose le visage de l’enfant. Pendant la récitation, la main ne doit pas toucher l’enfant. Après la récitation, l’enfant se met à parler. Si on l’interroge sur le bien et le mal passés, présents ou à venir, il pourra répondre à toutes les questions. Si le maître de l’incantation désire expulser l’esprit qui s’est introduit dans l’enfant, il existe une autre incantation qu’il doit réciter [fournie dans le texte].”
Il me semble qu’on est bien dans le même univers, et un univers divin, de lumière divine. Tout ce qui est classé en “Luminosité” ou réalité lumineuse (noétique) dans le bouddhisme ésotérique, qui doit être associée à la vacuité, pour prétendument compléter celle-ci - afin d’éviter que “la vacuité” soit “stérile” - est appelé “lumière divine” ailleurs. La relation entre celle-ci et le monde varie selon les cultes, les doctrines et les religions, mais elle est bien considérée divine. Le bouddhisme ésotérique a bien une métaphysique de lumière (divine), plutôt non-avouée, à laquelle un simple être humain ne peut pas avoir accès, tant qu’il reste un être humain avec des facultés humaines restreintes. Elle doit passer par d’autres canaux.

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[1] David Vachon, La théurgie et la mystagogie dans la philosophie de Proclus : statut, rôle, implications, Vrin, 2024, p.2

[2] Vachon (2024), p. 6

[3] Vachon (2024), p. 40

[4] Vachon (2024), p. 56

[5] Mantras et mandarins, Michel Strickmann, p. 218

[6]The names of the Tibetan translators of the AP, described in the final colophon of the Tibetan translation as the “four learned translators of the past,” are not available. The same colophon gives the names of two later translators, both active in the fourteenth century, Chödrak Pel Sangpo and Rinchen Drup. These two lotsāwas added and translated additional material not found in the existing canonical translation.” The Sovereign Ritual of Amoghapāśa, 84.000


samedi 5 octobre 2024

Contemplation et bonheur

Le jeune prince Siddharta contemplant la nature bucolique
Le prince Siddharta (livre d'enfants, ill. Janet Brooke)

Traduction française de Contemplation and Happiness, Tom Pepper, sur son blog The Faithful Buddhist, Forcing the Truth of the Ideological Event.

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Essentia beatitudinis in actu intellectus consistit.
Ultima hominis felicitas [est] in contemplatione veritatis
. (Aquinas)
Le bonheur est fondamentalement un acte intellectuel. Nous ne pouvons pas nous épanouir pleinement en tant qu'êtres humains sans utiliser notre intellect, car c'est notre capacité à penser qui nous définit en tant qu'humains.

Malheureusement, la compréhension actuelle des termes "contemplation" et "bonheur", notamment lorsqu'ils sont associés, est source de nombreuses souffrances humaines. Ou, pour le dire peut-être mieux, c'est la mauvaise interprétation de ces concepts qui nous empêche de travailler à soulager la souffrance et qui, finalement, contribue à accroître la misère humaine.

Il peut sembler qu'il y ait des enjeux plus pressants dans le monde d’aujourd'hui que la quête du bonheur par la contemplation. On pourrait penser que cela pourrait attendre la résolution de la faim dans le monde, du réchauffement climatique, du racisme, et des guerres... La liste est longue. Ce que je veux souligner, cependant, c'est que la raison pour laquelle nous ne trouvons jamais d’issu à ces problèmes est que nous ne comprenons pas ce que veut dire "contempler", et que nous avons une conception erronée de ce qu’est le bonheur.

J'écris ceci principalement pour clarifier mes propres idées, et je m'appuierai sur un texte que je connais bien : "Bonheur et Contemplation" (Glück und Kontemplation) de Josef Pieper. J'aurais pu choisir parmi une multitude de textes plus récents sur la méditation, ou sur le culte actuel du bonheur, mais je crois que Pieper décrit avec justesse ce que la plupart d'entre nous, dans ce qu'il appelle le monde occidental, entendent par les deux termes de son titre, une compréhension qui prévaut depuis au moins deux siècles.

Josef Pieper, théologien thomiste allemand dont la vie a embrassé presque tout le XXe siècle, est aujourd'hui principalement reconnu pour sa thèse selon laquelle la création du loisir est le fondement de la civilisation, une position qui a sans doute façonné sa compréhension de la contemplation (et, je dirais, a influencé la compréhension générale du concept depuis l'avènement du capitalisme). Dans ce petit livre, Pieper retrace l'histoire des concepts de bonheur et de contemplation d'Aristote à Thomas d'Aquin jusqu'à nos jours. Il tente de défendre la position aristotélicienne, souvent décriée, selon laquelle la contemplation est le bien ultime de l'homme, et donc la source de notre forme la plus élevée de bonheur. Je pourrais adhérer à cette conclusion, mais uniquement si nous reconsidérions d'abord l'interprétation que Pieper (et la plupart d'entre nous) donne aux termes "contemplation" et "bonheur". Pour mieux comprendre, il serait sans doute judicieux d'examiner d'abord comment ces concepts ont évolué considérablement au fil du temps.

Les termes "theoria" et "noûs" d'Aristote sont traduits par Thomas d'Aquin comme "contemplatio" et "intellectus", et deviennent simplement "Kontemplation" dans l'allemand de Pieper et "Contemplation" en français (bien que Pieper substitue parfois "intuition" à "noûs").

La difficulté ici est que ce que nous entendons normalement par contemplation aujourd'hui n'est pas du tout ce qu'Aristote entendait par theoria. Je pense que Pieper fait un excellent travail en définissant la contemplation pour nous : "la contemplation a été caractérisée comme une connaissance accompagnée d'étonnement. Dans la contemplation, on voit un mirandum, c'est-à-dire une réalité qui suscite l'étonnement parce qu'elle dépasse notre compréhension, même si nous la voyons et en avons une intuition directe" (75). La contemplation, pour Pieper (et je dirais pour à peu près tout le monde dans le monde occidental moderne) ne peut se produire que lorsque l' "âme" est dans un état de “présence immédiate, d'aisance absolue et de parfaite sérénité”. Plus fondamentalement, la contemplation doit être "désintéressée... totalement détachée des fins utilitaires". C'est "une perception silencieuse de la réalité".

J'ai précédemment souligné que l'interprétation erronée de la "theoria" aristotélicienne est à l'origine de nombreuses lectures déroutantes, voire méprisantes, de l'Éthique à Nicomaque. Contrairement à l'interprétation dominante parmi les philosophes aristotéliciens contemporains, Aristote ne concevait pas la contemplation comme une activité passive, détachée avec ironie, et purement esthétique. Cette vision réductrice, considérée à tort comme la seule forme de pensée possible, ne correspond pas à la conception originale d'Aristote. Au contraire, theoria fait référence à la tentative de comprendre pleinement le fonctionnement des choses, y compris la considération critique de la forme de vie dans laquelle nous vivons et l'utilisation de notre capacité humaine de raisonnement pour choisir activement notre façon de vivre. Ce n'est pas un hasard si Aristote conclut l'Éthique à Nicomaque en affirmant que la theoria est la forme suprême du bonheur. Cette assertion sert de pont vers La Politique, invitant à une réflexion approfondie sur l'organisation optimale de la société humaine. Ainsi, Aristote établit un lien intime entre la quête individuelle du bonheur et l'élaboration d'un ordre social propice à l'épanouissement collectif. Il est crucial de distinguer la theoria aristotélicienne de l'esthétique romantique du détachement ironique. Cependant, notre sensibilité contemporaine, profondément imprégnée de romantisme, nous rend presque incapables d'envisager qu'à une autre époque, on ait pu concevoir la réflexion rigoureuse comme un chemin vers le bonheur. Cette difficulté à nous extraire de notre cadre de pensée actuel nous empêche souvent de saisir pleinement la portée de la conception aristotélicienne.

Pieper, suivant le modèle post-romantique standard de la pensée, suppose que l'objectif est d'éviter les limitations de la raison : "La validité de la pensée repose sur ce que nous percevons par intuition directe ; mais la nécessité de penser est due à un échec de l'intuition. La raison est une forme imparfaite de l'intellectus. La contemplation est donc l'intuition." De plus, il insiste sur le fait que la contemplation est "une connaissance accompagnée d'étonnement", et que "l'étonnement n'est possible que pour celui qui ne voit pas encore le tout". Le problème réside dans le fait que cette prétendue "intuition" n'émerge en réalité que lorsque nous sommes profondément imprégnés d'une idéologie, en particulier celle du système capitaliste. Dans ce cadre, il est crucial pour ce système que notre perception reste fragmentaire, nous empêchant ainsi de saisir pleinement l'ensemble des dynamiques en jeu. C'est-à-dire que le plaisir esthétique que nous tirons d'un beau poème ou d'un paysage dépend exactement de son obscurcissement réussi de certaines caractéristiques causales essentielles. L'impact émotionnel d'un grand poème réside précisément dans sa capacité à suspendre momentanément notre raisonnement habituel, nous invitant ainsi à percevoir différemment la réalité ("veritatis") dans laquelle nous évoluons. Cette pause dans notre mode de pensée ordinaire ouvre la voie à une compréhension plus intuitive et sensible de notre existence. Loin d'être une forme imparfaite d'intuition (noûs, intellectus), la raison joue un rôle crucial : elle nous permet de dissiper les voiles et de transcender les limites de notre intuition. Ces limitations intuitives, profondément ancrées, façonnent notre compréhension quotidienne du monde – une compréhension que nous qualifions souvent de "bon sens", mais qui est en réalité imprégnée d'idéologie. Ainsi, la raison devient l'outil indispensable pour déconstruire et dépasser cette vision du monde souvent trompeuse que nous impose notre intuition.

En fait, nous pouvons la considérer comme un mécanisme récurrent de limitation conceptuelle dans toute l'histoire du bouddhisme, qui a souvent œuvré à circonscrire le potentiel radical de la vision pénétrante de la coproduction conditionnée. Les livres bouddhistes populaires, les retraites et tous les enseignants bouddhistes les plus "en vogue" d'aujourd'hui nous enjoignent d'éviter la "pensée discursive" et de privilégier l'approche intuitive. On nous assure que ce n'est qu'une fois que nous serons allés "au-delà" du piège mortel de la raison que nous pourrons être véritablement heureux.

Et qu'est-ce alors que le bonheur ? Pour Pieper, comme pour les romantiques et pour la plupart d'entre nous aujourd'hui, c'est un état affectif. Nous sommes heureux lorsque nous trouvons satisfaction dans la simple jouissance de ce que nous possédons. Nous ne pouvons pas, suggère-t-il, être heureux en agissant dans le monde. Nous ne pouvons nous sentir heureux qu'en jouissant de la "possession" de quelque chose que nous désirons. Clairement, une notion très capitaliste de ce en quoi consiste le bonheur. Pour Aristote, eudaimonia n'est pas un état passif d'affect, mais une activité. Nous nous épanouissons dans le monde lorsque nous sommes capables de comprendre notre réalité, y compris notre condition d'animal humain, et de déployer pleinement nos vertus, c'est-à-dire nos capacités d'action. À la fin de l'Éthique à Nicomaque, Aristote nous assigne une tâche qu'il poursuit lui-même dans la Politique : mobiliser notre faculté de raisonnement pour nous libérer des pièges de l'intuition et ainsi accroître notre potentiel d'épanouissement.

J'ai toujours soutenu que cette exigence s'impose à nous dès lors que nous reconnaissons la vérité de l'anatman[1] et de la coproduction conditionnée. Contrairement à ce que préconise Pieper, nous ne pouvons pas "consentir au monde dans son ensemble", même "au cœur des larmes et des horreurs les plus extrêmes". C'est cette interprétation erronée de la pensée et du bonheur, de la theoria et de l'eudaimonia, qui nous a menés à la situation actuelle : une multitude d'individus accablés par divers "troubles", plongés dans la misère, et persuadés que leur seul recours est de fuir la réflexion, de se détourner de ce qu'ils considèrent comme de "simples questions politiques", et de choisir le repli devant les défis inhérents à l'existence. Paradoxalement, c'est précisément ce repli, notre incapacité à saisir la réalité de notre monde et à façonner activement notre existence, qui engendre la misère que nous cherchons vainement à soulager par le repli, l’ignorance et une passivité toujours plus prononcés.

En tant que sujet fidèle[2], le bouddhiste se doit de remettre en question, sinon de rejeter, l'approche intuitive, et d'employer sa faculté de raisonnement pour concevoir les moyens les plus efficaces de transformer notre monde. L'insistance de la plupart des bouddhistes occidentaux serait, bien sûr, que ce n'est pas une "pratique". La "pratique" bouddhiste doit prendre la forme de la contemplation détachée que Pieper décrit, et doit au moins promettre de conduire à des états de plaisir affectif, de "joie de la possession". Il est difficile aujourd'hui de convaincre quiconque que la pensée critique et l'effort actif dans le monde pourraient précisément être une forme de pratique, et que le "bonheur" tel que nous le comprenons généralement aujourd'hui est la cause de notre misère, et est l'ennemi de l'épanouissement humain.

Fin du blog

Les illustration avec leurs légendes, ainsi que les notes ont été ajoutées par moi.

"Alors qu'il était encore jeune, le Prince Siddhartha vit un oiseau emporter un ver
qui avait été déterré par la charrue d'un fermier. Cette vision le fit réfléchir à
la triste situation des créatures tuées par d'autres créatures pour se nourrir." (Buddhanet)

Prince Siddharta confronté à la mort (Les 4 rencontres, Baocheng)

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[1] Taking Anatman Full Strength, by Tom Pepper

[2] Le “sujet fidèle” selon la Théorie du sujet d’Alain Badiou, appliqué au bouddhisme dans p.e. l’article “Naturalizing Buddhism Without Being Reductive” de Tom Pepper.
The historical emergence of Buddhism, what we might in Badiou’s terms call the Buddha Event, occurred at a time when the stagnation of the social system was becoming particularly difficult to maintain. The existing World of the ruling class sought to fix the social system, by insisting on the existence of a pure divine language in which truth existed, and the repetition of formal ritual. The truth that appeared in the world was the rejection of the Brahmanical ideology, the recognition of the socially produced nature of social formations, the chance to break out of stagnation and open up new possibilities for the exercise of human productive and creative potential. Buddhism, in short, is an attempt to produce a new social practice that enables a subject capable of escaping the endless circle of the reproduction of the existing relations of production—a primarily agricultural form of production and a “sacrificial” form of distribution and exchange. The history of Buddhism ever since can be seen as a struggle between the reactionary, obscurantist, and faithful subject, the dialectic of radical forcing of truth and mystical or institutional strategies of containment.”
Ces deux articles cités ont été publiés dans la collection d’essais “The Faithful Buddhist” (2014) par Tom Pepper, disponible sur Amazon.

Autre blog inspiré par un article de Tom Pepper
Un non-soi constructif et constructible