jeudi 29 novembre 2012

Vivre caché



Le premier à enseigner les Distiques de Saraha au Tibet était Atiśa. C’était vers 1042. A l’époque, les deux autres recueils de distiques (dohākoṣa) de la « trilogie » n’existaient pas encore. Sa diffusion publique fut aussitôt arrêtée, car le message des distiques n’était pas conforme aux attentes du peuple tibétain à ce moment. Mais les instructions sur les distiques d’Atiśa furent bien transmises de façon plus discrète. Tout comme Atiśa, Padampa fut un disciple de Maitrīpa/Advayavajra. Padampa avait de nombreux disciples au Tibet, dont certains sont à l’origine de transmissions particulières.

Un de ses disciples était Magom (rma sgom chos kyi shes rab), né à Yar-stod skyer-sna, en 1054, qui est à l’origine du système de rMa (T. rma lugs). Il apprit les rudiments de la religion de son père et se fit moine. Il étudia les pratiques quotidiennes (T. spyod phyogs)[1], le madhyamaka, les Distiques selon le système de la première école (Atiśa), ainsi que, selon Geulo, le cycle de toutes les instructions des Siddhānta et des cycles du Coeur (T. grub snying)[2]. Il rencontra Dampa en 1073. Quand ce dernier lui demande ce qu'il connaît déjà, il répond : "Je connais les tantras Père et la Mahāmudrā." Padampa : "Tu connais la Mahāmudrā scriptuaire, je vais t'enseigner le sens de la Mahāmudrā." En l'instruisant, il utilisait des propos comme « le stade où les yeux restent ouverts, le flux mental cesse et où le souffle est arrêté. Cela s'obtient à l'aide d'un instructeur. »[3]. Lors de leur deuxième rencontre à 'Phan yul, Dampa lui donna des instructions à l'aide de cailloux (T. rde'u), qu'il arrangea de 64 façons différentes.[4] Magom serait l’auteur d’un texte sur la Mahāmudrā présenté comme une transmission aurale « Les instructions de la transmission aurale (T. snyan brgyud) de la Mahāmudrā de rMa », que Jamgoeun Kongtrul (1813-1899) avait intégré (T. bka' babs bar pa rma lugs phyag chen) dans sa Collection de transmissions, dans les volumes consacrés à l’école Zhi byed de Padampa. Cette école a plusieurs transmissions, celle de rMa est considérée comme l’intermédiaire. Elle est donnée ainsi :
« La lignée (transmission intermédiaire) : Vajradhara - Mañjughoṣa lion-de-la-parole (T. 'jam dbyangs smra ba'i seng ge S. Vādisiṃha Mañjughoṣa) - Seigneur Dampa l'indien - rMa sgom chos kyi shes rab - Sog po mdo sde grags - grub thob rgyal ba Te ne - Rog shes rab 'od - Zhig po nyi ma seng ge[5] - thams cad mkhyen pa bSod nams dpal » 
J'ai traduit ce texte et j'en publierai la traduction. Il s’agirait donc d’une transmission visionnaire que Padampa aurait reçue de la divinité Mañjughoṣa et retransmise à Magom. La vision de Mañjughoṣa était d’ailleurs loin d’être la seule...

So le nain[6] (chung dge ‘dun ‘bar 1061-1128) était le disciple de Magom, mais il avait aussi rencontré Padampa furtivement. La première rencontre entre So le nain et Dampa fut une occasion de joie et Dampa l’introduit (T. ngo sprod) aussitôt à la nature de l'esprit (S. cittatva). Un jour, lorsque Magom (le maître) et So le nain (le disciple) étaient en train de moudre du maïs, So le nain avait relâché la meule et resta les yeux grand ouverts (T. had de) pendant une longue période. Magom lui dit : « Qu’est-ce qui t’était arrivé (T. tsa cig cig byung 'dug) ? Dampa t’aurais donné des instructions ? ».[7]

Le disciple de So était le contemplatif (T. sgom chen) Meunlambar (smon lam ‘bar, 1084-1171). So le nain provoqua constamment la colère de son disciple, jusqu’à ce que ce dernier tira son couteau afin de le tuer. So se sauva alors vite derrière une porte et lui cria « Ô Meunlambar, ton esprit est maintenant si rempli de colère, regarde-le ! » Meunlambar regarda son esprit et eut un aperçu pur. Il fut emporté par la joie, saisit les deux côtés de son manteau et dansa et chanta.[8]Il servait son maître jusqu’à la mort de celui-ci en 1128. Il se construit alors un cabanon. Il dormait lui-même sur le toit et gardait ses chèvres à l’intérieur. Il passa son temps en ramassant le fumier de vaches et en jouant avec des enfants à lancer des pierres. Mais à cause de sa grande perfection intérieure, il devenait très réputé. C’est l’idéal du yogi caché, si recherché dans la lignée de Zhi byed et Kadampa[9]. Un de ses élèves (‘Chus pa) dit de lui que quand ses représentations (vikalpa) s'étaient détruites et il fut incapable d'enseigner.[10]

Son élève Melkawa (mal ka ba can pa, 1126-1211) rencontre Meunlambar (sgom smon) une première fois, mais ne le reconnaît pas. A leur deuxième rencontre, il ressent de la foi et ses yeux se remplirent de larmes. "Les yeux grand ouverts, sa conscience non-duelle était vide de représentations"[11]. Meunlambar lui dit alors : « Quand on capture quelqu’un, on peut reclamer un rançon, mais quand on identifie la conscience non-duelle, tu n’en auras point. Alors à quoi cela sert-il ? Laisse la libre ! » Suite à cela, Melkawa eut un moment de samādhi.[12] Il proposa au maître de le servir, mais celui-ci répondit qu’il avait déjà pour cela une "diable de femme" et ne l’autorisa pas à le servir. Melkawa partit puis revenait. Le maître lui fit des reproches : « Un yogi devrait être comme un chien, qui une fois vendu ne revient plus. »

La vie simple et l’indifférence de Meunlambar (le mal marié) rappelle celle de Pyrrhon, qui « vivait en tout bien tout honneur avec sa sœur, qui était sage-femme. C'est en ce temps qu'il portait lui-même au marché, pour les y vendre, des volailles, si cela se trouvait, et des petits cochons, et faisait le ménage à la maison, en toute indifférence. On dit aussi qu'il lava lui-même un porcelet, par indifférence. »[13]

Ce style de vie simple dans l’indifférence (du moins par rapport aux huit soucis mondains) est celui d’un yogi caché. On trouve parmi les transmissions Zhi byed la « transmission singulière des trois maîtres cachés » (T. chig brgyud sbad pa’i bla ma rnam gsum).

La recherche de Dharmodgata (T. chos ‘phags) par le grand dépressif Sadaprarudita (T. rtag tu ngu) dans le Prajnāpāramitā en 8.000 lignes (aṣṭasāhasrikā prajnāpāramitā-sūtra) aboutissait selon Geulo dans la ville de Ch’eng tu dans la province de Ssu-ch’uan. Car c’était là qu’aurait vécu le bodhisattva Dharmodgata qui était en possession des volumes du Prajñāpāramitā scellé de sept sceaux. A cause de cet omen (le chiffre sept), la lignée devenait une lignée à transmission unique exclusive (T. chig brgyud), c’est-à-dire que pendant sept générations de disciples, l’enseignement ne pouvait être transmis à un seul disciple à la fois.[14] A partir du septième détenteur, la transmission pouvait être librement diffusée. La transmission serait ainsi : Asaṅga, Vasubandhu, le brahmane Aryadeva, Padampa, Bodhisattva Kun dga’ (1062-1124), Pha tshab (1077-1158) et Ten ne (1127-1217).[15] Cest à partir de Ten ne que l’enseignement s’est libéré et qu’il a pu se répandre librement  L’hommage que fit son disciple Zhig po (le cadet des deux frères Rog) de Ten ne ferait un beau portrait d’un maître Ch’an ou d’un yogi caché.
« Extérieurement ses envies semblaient énormes, mais intérieurement ce maître eut un samādhi excellent ;
Extérieurement il avait l’air totalement idiot, mais intérieurement ce maître possédait une grande détermination (T. zhe bcad) ;
Extérieurement il semblait pas facile d’approche, mais intérieurement ce maître manquait, dès qu’on en était séparé ;
Extérieurement ses paroles et actions semblaient ordinaires, mais intérieurement c’était un maître jamais séparé de spiritualité (T. dge sbyor) ;
Extérieurement il semblait se laisser aller sans jamais méditer, mais intérieurement c’était un maître qui ouvrait les portes de samādhi  sans nombre ;
Extérieurement il semblait ne jamais étudier et réfléchir, mais intérieurement c’était un maître dont la sagesse brûlait comme du feu ;
Extérieurement il semblait avare (T. dam pa/dam po) en religion, mais c’était un maître qui a très largement répandu (T. phyi phyir ‘phel ba’i) la lignée de la pratique. »
C’est en ces termes qu’il composa la prière aux seigneur roi caché dans une apparence humaine.[16]
***

[1] Qui comprend le Bodhicaryavatara et le Sıksasammucaya de Santideva selon KURTIS R. SCHAEFFER (Vairocana)

[2] L'abréviation correspond officiellement aux Sept (ou huit) siddhānta (T. grub pa sde bdun) et aux Six cycles du Coeur (snying po skor drug), parmi lesquels figurent le premier recueil de distiques de Saraha.

[3] mig ni mi 'dzums, sems 'god dang, rlung 'gog pa ni dpal ldan bla mas rtogs

[4] Il n'est pas certain que cette instruction fasse partie de la Mahāmudrā. Le grand poème de la Prajñāpāramitā du brahmane Āryadeva contient une instruction pour guérir/exorciser un malade à l'aide de petites branches et de cailloux. Edou, p. 21

[5] Un des maîtres du nyingmapa Nyangrel Nyima Ozer (nyang ral nyi ma 'od zer, 1136 - 1204), yogi visionnaire (http://www.treasuryoflives.org/biographies/view/Nyangrel-Nyima-Ozer/5999)

[6] Par rapport à son frère So le géant (So ring).

[7] Blue Annals, p. 877 DT 1026

[8] Blue Annals, p. 881

[9] Voir les quatre Dharmas Kadampas :

[10] Blue Annals, p. 882

[11] Rappellons l’instruction de Dampa : « la phase pendant laquelle les yeux restent ouverts, que le (flot) mental cesse et que le souffle est arrêté. Cela peut être obtenue grâce à un maître authentique (dpal ldan bla ma) »

[12] Blue Annals, p. 889. Satori?

[13] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, La Pochotèque, p. 1103

[14] Ceux qui ont suivi ce blog sauront que c’est là un des procédés pour expliquer l’apparition tardive d’une instruction, pour en gonfler l’ancienneté et pour l’attribuer à un illustre maître du passé.

[15] Blue Annals, p. 938

[16] ‘phral ‘dod pa che che ‘dra yang gting ‘dzin bzang po’i bla ma/

‘phral gang blun blun ‘dra yang gting zhe bcad che ba’i bla ma/

‘phral ‘grogs mi bde ba ltar snang yang bral na snying la ‘dod pa’i bla ma/

‘phral lus ngag tha mal du sdod pa ltar snang yang gting dge sbyor yengs pa med pa’i bla ma/

‘phral mi sgom par car nyal byed pa ltar snang yang nang nas ting nge ‘dzin gyi sgo dpag tu med pa ‘byed pa’i bla ma/

spyir thos bsam rgya chen po ma mdzad kyang nang nas sgom byung gi shes rav me ltar ‘bar pa’i bla ma/

‘phral chos la dam pa ltar snang yang sgrub brgyud phyi phyir ‘phel pa’i bla ma/

‘rje sbas pa’i rgyal po mi gzugs can de la gsol ba ‘debs so/ Blue Annals, p. 938, tib. 1092. Cette idée existe déjà dans l’Avata.msaka. VKN, Lamotte p. p. 36

Mahamudra tantrique (grub snying)



C'est l'abréviation de deux séries de textes considérés canoniques pour le système de Mahāmudrā post Gampopa. Les deux séries sont considérées fournir le contenu tantrique de cette tradition. Pour les Distiques de Saraha (Dohākoṣagīti) ce contenu est en fonction du commentaire. Ils ont reçu plusieurs commentaires. Seul, celui d’Advayavajra (Dohakośa-hṛdayārtha-gīta-ṭīkā, Dergé 2268) dépasse le classement en système de sūtra ou de tantra et vise le Coeur. Ce terme est utilisé par Geulo (gzhon nu dpal, 1392-1481). Je ne sais pas quand ce terme a été utilisé pour la première fois.

Grub sde bdun (Les sept Démonstrations)

1) Skt. Sakala tantra sambhava sañcodanī śrīguhya siddhi nāma, Tib. rgyud ma lus pa’i don dam pa’i don nges par skul bar byed pa dpal gsang ba grub pa, par Padmavajra, trad. Kṣṇa Paṇḍita et tshul khrims rgyal ba, sde dge bstan ‘gyur n° 2217, Peking bstan ‘gyur n° 3061, mdzod, vol. Om, pp. 31-101.
2) Skt. Prajñopāya viniścaya siddhi, Tib. thabs dang shes rab rnam par gtan la dbab pa sgrub pa, par Anaïgavajra (Tib. yan lag med pa’i rdo rje), trad. Śāntibhadra et lotsa ba ‘gos lhas btsas, sde dge bstan ‘gyur n° 2218, Peking bstan ‘gyur n° 3062, mdzod, vol. Om, pp. 101-123.
3) Skt. Jñānasiddhi nāma sādhana, Tib. ye shes grub pa zhes bya ba’i sgrub pa’i thabs, par Indrabhūti, trad. Śraddhākaravarma et rin chen bzang po, et plus tard révisée par tshul khrims rgyal ba, sde dge bstan ‘gyur n° 2219, Peking bstan ‘gyur n° 3063, mdzod, vol. Om, pp. 123-189.
4) Skt. Advayasiddhi sādhana nāma, Tib. gnyis su med par grub pa’i sgrub thabs, par Lakṣmīṅkara, trad. Śraddhākaravarma et rin chen bzang po, sde dge bstan ‘gyur n° 2220, Peking bstan ‘gyur n° 3064, mdzod, vol. Om, pp. 189-193.
5) Skt. Śrī uḍḍiyāna vinirgata guhya mahāguhya tattvopadeśa, Tib. dpal o rgyan nas byung ba gsang ba’i gsang ba chen po de kho na nyid kyi man ngag, par Dārika, trad. Śāntibhadra et lotsa ba ‘gos lhas btsas, sde dge bstan ‘gyur n° 2221, Peking bstan ‘gyur n° 3065, mdzod, vol. Om, pp. 193-196.
6) Skt. Vyakta bhāvānugata tattva siddhi, Tib. dngos po gsal ba’i rjes su ‘gro ba’i de kho na nyid grub pa, par Sahajayoginī Cito, trad. Śāntibhadra et lotsa ba ‘gos lhas btsas, sde dge bstan ‘gyur n° 2222, Peking bstan ‘gyur n° 3066, mdzod, vol. Om, pp. 196-210.
7) Skt. Śrī sahaja siddhi nāma, Tib. dpal lhan cig skyes pa grub pa, par ombi Heruka, trad. dpa’ bo rdo rje et 'brog mi lotsa ba, sde dge bstan ‘gyur n° 2223, Peking bstan ‘gyur n° 3067, mdzod, vol. Om, pp. 210-216.

Snying po skor drug (Le cycle des six textes sur le Coeur)

1) Skt. Dohākoṣagīti, Tib. do ha mdzod kyi glu, par Saraha, trad. Vajrapāṇi et lotsa ba rma ban chos ‘bar, et plus tard révisée par ‘brog mi jo sras et tshul khrims rgyal ba, sde dge bstan ‘gyur n° 2224, Peking bstan ‘gyur n° 3068, mdzod, vol. Om, pp. 284-301.
2) Skt. Caturmudrā niścaya, Tib. phyag rgya bzhi rjes su bstan pa, par Nāgārjunagarbha, trad. Dhiriśrījñāna et rma ban chos ‘bar, sde dge bstan ‘gyur n° 2225, Peking bstan ‘gyur n° 3069, mdzod, vol. Om, pp. 301-308.
3) Skt. unknown, Tib. sems kyi sgrib pa rnam par sbyong ba zhes bya ba’i rab tu byed pa, par Āryadeva, trad. unknown, sde dge bstan ‘gyur n° 1304?, Peking bstan ‘gyur n° ?, mdzod, vol. Om, pp. 308-322.
4) Skt. Prajñājñānaprakāśa, Tib. shes rab ye shes gsal ba, par Devacandra, trad. Vajrapāṇi et lotsa ba Dharmakīrti, sde dge bstan ‘gyur n° 2226, Peking bstan ‘gyur n°3070, mdzod, vol. Om, pp. 322-358.
5) Skt. Sthiti samuccaya, Tib. gnas pa bsdus pa, par Sahajavajra, trad. Dhiriśrījñāna et rma ban chos ‘bar, revised par bar ston, bla ma rgya gar ba, et mtshur lotsa ba, sde dge bstan ‘gyur n° 2227, Peking bstan ‘gyur 3071, mdzod, vol. Om, pp. 358-378.
6) Skt. Acintya kramopadeśa nāma, Tib. bsam gyis mi khyab pa’i rim pa’i man ngag, par Kuddālīpāda (Tib. tog rtse ba), trad. Kṣemāṇkura (Tib. bde ba’i myu gu) et lotsa ba ‘gos lhas btsas, sde dge bstan ‘gyur n° 2228, Peking bstan ‘gyur n° 3072, mdzod, vol. Om, pp. 378-392.

Extrait de « Culture et subculture » d’Ulrich T. Kragh 

mercredi 28 novembre 2012

Loin des soucis mondains, la queue dans la gadoue



Les prêtres royaux, qu’ils soient confucianistes, taoïstes, bouddhistes, shivaïstes ou Bön, assistent la royauté dans l’exercice du pouvoir et participent au spectacle. Mais toutes ces religions ont aussi des adeptes ou des branches qui se tiennent éloignés du pouvoir et du spectacle.

Pour Confucius, la vertu cardinale consistait à se dominer soi-même et à faire retour au rite. « Les rites sont retour à l’origine et culture de l’antique, ils permettent que la mémoire des commencements demeure à jamais. »[1] Les rites étaient liés à un calendrier qu’il fallait imposer pour maîtriser le temps et pour donner le rythme. Quelque choquant que puissent être les rites des commencements, il faut, selon Confucius, renouer avec eux, car ils jettent un pont entre le présent et le passé et établissent ainsi une continuité entre les âges.[2] Les sacrifices sont une nécessité. Interrogé par un disciple sur la vertu parfaite, le jen, la bonté, Confucius répond par une maxime imprégnée de religiosité : « Dirige le peuple comme si tu participais à un grand sacrifice. »[3] « Confucius faisait des sacrifices aux défunts comme s’ils étaient là ; il faisait des sacrifices aux dieux comme s’ils existaient réellement ». Il dit : « S’ils n’étaient pas avec moi, ce serait comme s’il n’y avait pas de sacrifice. »[4] A son disciple Tse-kong, qui voulut supprimer l’immolation de la brebis lors de la commémoration de la nouvelle lune, Confucius protesta en disant : « Ah, Tse-kong, toi tu aimes le mouton, mais moi j’aime le sacrifice ! ». Tout groupe aime les sacrifices faits en son nom. Les dieux ont toujours soif. Pour mériter le respect, il faut savoir se faire respecter. (For Dan: every group is like a dragon feeding from itself, drinking its own blood).

Confucius et les siens ont proposé leur services aux grands. Les taoïstes « religieux » font de même. Et les rois font volontiers appel à leurs bons services. Mais il y a aussi une trempe de taoïste qui s’y refuse, qui veut à la limite bien se dominer soi-même, mais sans faire retour au rite.
« Un jour que Zhuangzi pêche à la ligne au bord de la rivière Pu, deux grands officiers envoyés par le roi de Chu viennent se présenter devant lui en disant : « Notre roi désire vous confier une charge dans son État. »
Sa canne à pêche à la main, sans même daigner tourner la tête, Zhuangzi leur répond : « J'ai ouï dire que vous avez à Chu une tortue magique, morte il y a trois mille ans. Le roi l'a fait envelopper et placer dans un coffret qu'il garde précieusement sur l'autel de ses ancêtres. À votre avis, cette tortue aurait-elle préféré périr pour que ses os fassent l'objet d'une vénération éternelle? Ou aurait-elle mieux aimé rester vivante, à traîner sa queue dans la gadoue ? - Elle aurait mieux aimé rester vivante à traîner sa queue dans la gadoue, répondent en chœur les deux officiers.
- Allez-vous-en ! conclut Zhuangzi. Moi aussi j’aime mieux rester ici à traîner ma queue dans la gadoue ! »[5]
Tout est métaphorique dans ce dialogue. Le passé mort et fossilisé gardé artificiellement en vie par un culte n’intéresse pas Zhuang-zi, qui tourne le dos au roi, au prêtres royaux, leurs rites et leur calendrier cérémoniel. La proximité ou l’éloignement du pouvoir peut ainsi servir de guide pour distinguer entre religion et spiritualité. L’un sert le pouvoir, et acquiert de la fortune, du pouvoir politique, de la renommée et le respect général. Autrement dit les 8 soucis mondains. L’autre se tient loin de tout, et restera au mieux inconnu et au pire sera méprisé.
« A Dingri, [Peta] avait vu Lama Bari Lotsawa, vêtu avec des riches habits en soie, assis sur un trône élevé et protégé par une ombrelle. Quand les moines soufflaient dans des trompettes, une grande foule de gens venait autour de lui en lui présentant des offrandes de thé et de bière. Peta pensa : « Voici comme les autres gens traitent leurs lamas. La religion de mon frère est misérable. Les gens n’ont que du mépris pour elle. Même ses proches ont honte de lui. Si je trouve mon frère, je dois l’inciter à servir ce lama. »[6] 
Voir aussi le Testament de Milarepa ou son chant des Sept oublis.
***

Photo : Vishnou adoré comme Kurmavatara à Gavirangapura

[1] Livre des Rites, Li-ki, Mémoires sur les Bienséances, Jean Lévy, Confucius, p. 37

[2] Jean Lévy, Confucius, p. 37

[3] Louen-yu, XII, 2. Jean Lévy, Confucius, p. 46

[4] Louen-yu, III, 12. Jean Lévy, Confucius, p. 47

[5] Zhuang-Zi, chapitre 17, traduction d’Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, p. 115-116

[6] Tibet's Great Yogi Milarepa: A Biography from the Tibetan being the Jetsun, W. Y. Evans-Wentz, p. 220, The Life of Milarepa, Lobsang P. Lhalungpa, p. 134, p. 138 ding ri na bla ma ba ri lo tsA ba khri brtsigs/_gdugs phub/_dar gyi na bza' bzang po gsol/_grwa bu slob rnams kyis dung bus pas/_mi mang po 'dus nas mtha' bskor/_ja chang 'dren cing 'bul ba mang po byed cing 'dug pa mthong bas/_pe ta'i bsam pa la/_mi gzhan gyi chos pa la 'di 'dra yong gi 'dug ste/_nga'i a jo'i chos 'di rang sdug la gzhan gyis brnyas pa/_gnyen tshan rnams ngo tsha ba las mi 'dug pas/_da a jo dang phrad na bla ma 'di'i phyag phyi la ci tshud kyi thabs dang gros shig byed dgos bsams nas/

Une famille royale



Dans la traduction française du livre de Gampopa, Le précieux ornement de la libération, traduit par Padmakara, on trouve une série de thangkas représentant quelques unes des huit lignées de transmission principales du Tibet rattachées à des maîtres indiens, selon le point de vue de l'approche non-sectaire (T. ris med). On les appelle les huit chariots (T. shing rta brgyad). Les thangkas ont d'ailleurs été dessinés sous les instructions de Dilgo Khyentsé Rinpoché I (1910-1991) par Lama Wangdu.

Dilgo Khyentsé Rinpoché I était né dans une famille qui descendrait du roi tibétain Trisong Détsen (8ème siècle) et son père était un ministre du roi de Dergé. Encore dans le ventre de sa mère, il fut reconnu comme la réincarnation de Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892) par le grand (Jamgoeun) Mipham Gyatso (1846-1912), un disciple de Jamgön Kongtrul, Jamyang Khyentsé Wangpo et Patrul Rinpoche. Kangyour Rinpoché (1898-1975) étudia avec Jedrong Rinpoché, un disciple de Jamyang Khyentsé Wangpo et fut remarqué comme jeune garçon par Mipham Gyatso. Dilgo Khyentsé Rinpoché I était le fils de coeur de Jamyang Khyentse Chökyi Lodrö (1893-1959) qui reconnut Sogyal Rinpoché (1947) du clan Lakar.

Padmakara fut fondé en 1987 en Dordogne et est placé sous la direction de Tsétrul Pema Wangyal et Jigmé Khyentsé Rinpoché, deux fils de Kangyour Rinpoché, dont la réincarnation fut reconnue par Dilgo Khyentsé Rinpoché I en la personne de Mingyur Rinpoche (1975), le fils cadet de Tulkou Ourgyen Rinpoché (rené depuis comme Tulku Urgyen Yangsi), également le père de Chökyi Nyima Rinpoche, Tsikey Chokling Rinpoche et Tsoknyi Rinpoche. Tsikey Chokling Rinpoché (1953), lui-même la réincarnation du terteun Chogyur Lingpa, est par ailleurs le père de Dilgo Khyentsé Rinpoché II (1993, sa mère Dechen Paldron est la fille de Mindrolling Trichen Rinpoché, le père de Khandro rinpoché), reconnu par Trulshik Rinpoche (1924-2011), fils de coeur de Dilgo Khyentsé Rinpoché I et avec ce dernier disciple de Dudjom Rinpoché (1904-1987), le père de Thinley Norbu Rinpoché (1931-2011), à son tour le père de Dzongsar Khyentsé Rinpoché (1961), une autre réincarnation de Jamyang Khyentsé Wangpo. Entretemps (08062016), le tulkou de Thinley Norbu Rinpoché Dungse Gyana Ta (Jigme Pema Woesel) Rinpoché est né le 7 janvier 2012. Son père Dungse Garab Rinpoche est le frère cadet de Dzongsar Khyentsé Rinpoché. Le petit tulkou est donc la réincarnation de son père.

Les thangkas représentent les huit lignées mais surtout des "vies passées" de Jamyang Khyentse Wangpo (1820-1892), que l'on retrouve respectivement dans l'entourage du "roi religieux" Trisong Détsen (nyingma), Drakpa Gyaltsen (sakya), Marpa et Gampopa (kagyu) et Dromteunpa (kadampa). Chaque thangka montre quatre petites saynettes d'une vie passée de Jamyang Khyentse Wangpo recevant une transmission majeure particulière de la lignée représentée. Le message principal semble être que Jamyang Khyentse Wangpo est le détenteur de toutes les transmissions majeures, de l'autorité et des siddhi associés, et qu'il les a retransmis à son tour à ses disciples, dont certains sont mentionnés ci-dessus. Ces transmissions et siddhi associés sont donc toujours disponibles auprès de leurs détenteurs actuels.

Ce qui frappe dans la représentation de la lignée des anciens (rnying ma) est la position centrale du roi tibétain Trisong Détsen (8ème s.), où l'on s'attendrait plutôt à voir Padmasambhava. Je pense que cela peut s'expliquer par le choix délibéré de représenter les transmissions du point de vue tibétain. Les huit conducteurs des chariots de transmission sont en effet tous des tibétains et Padmasambhava ne l'était pas. Il aurait certes eu des disciples tibétains importants (Vairocana), mais c'est le roi, que la légende qualifie de "religieux" (T. chos kyi rgyal po), qui semble être considéré comme le représentant tibétain principal de la lignée. Nous retrouvons par ailleurs encore une fois la proximité roi-prêtre royal.


Photo : Inauguration de Lerab Ling le 22 août 2008 (Sogyal Rinpoché, Rama Yade, Bernard Kouchner, le Dalai-Lama, Carla Bruni-Sarkozy sous l'oeil attentif de Padmasambhava

MàJ 31/12/2013




Yangsi Kalou Rinpoché s'est marié le 23 octobre 2013 à Kathmandou avec Mingyour Peldreun, fille de Chokling Tersar Rinpoché, le deuxième fils de Tulkou Ourgyen Rinpoché, et soeur de Dilgo Khyentsé Rinpoché II. Meilleurs voeux de bonheur au jeune couple, qui avec leurs futurs enfants viendront agrandir les rangs de l'illustre famille royale.

MàJ 01082014 La rubrique people continue...

MàJ 30012016 Et puisque je fais désormais dans le people. Divorce de Yangsi kalou Rinpoché.

mardi 27 novembre 2012

Les trésors des Prêtres royaux



Dans une culture on trouve toujours le souverain main dans la main avec le prêtre ou celui qui organise le culte royal. Du moins, si ce souverain dérive son pouvoir séculier d’un lien avec une quelconque entité religieuse. Ce fut le cas en occident, en Inde, avec le brahmane et le kṣatriya, en Chine, où les confucianistes et les taoïstes organisaient le culte de l’empereur, assisté également à certaines périodes par des bonzes ou des mantrins bouddhistes. Les « maîtres à recettes » taoïstes avaient soigneusement préparé le culte de l’empereur Ou-ti (Wou Ti) des Han, qui règna de 140 à 86 av. J.C. par la légende de l’empereur jaune Houang-ti, servant de modèle à Wou-ti et de justification au peuple. Ils furent politiquement actifs « en propageant les théories de Tseou Yen sur les Cinq Vertus et les changements dynastiques, et en colportant des prophéties et des écrits pseudo-confucianistes (Wei-chou ou Tch’an-wei). »[1]

Même situation au Tibet, où c’étaient les « Prêtres royaux » (T. sku gshen) qui organisaient le culte royal en fournissant les légendes nécessaires à sa justification et son maintien. Le roi divin descendait de dieux et était en fait lui-même un dieu qui descendait sur la terre par un cordon (T. dmu thag) ou une échelle (T. dmu skas), pour y régner  Dès que son fils atteignit l’âge de treize ans, le roi remonta aux cieux par le même procédé. Du moins, cela se passa ainsi dans les temps immémoriaux. A l’époque des Prêtres royaux, ce ne fut déjà plus le cas, car un des rois, Drigoum Tsenpo (T. Dri gum brtsan po), serait mort au combat prématurément et depuis, les rois tibétains naquirent ici-bas comme tout le monde. Pour guider l’âme (bla) du roi, les Prêtres avaient développé des rites funéraires (T. bdur/dur) pendant lesquels l’âme du roi fut reconduit vers les montagnes célestes. Cette pratique prébouddhiste, fut une spécialité propre aux Prêtres royaux du Tibet.

Un des Prêtres royaux (T. sku gshen), fut gShen-rab Myi-bo[2], dont un des documents de Dunhuang atteste qu’il aida à préparer psychologiquement le roi moribond pour le guider après la mort. On peut dire que les Prêtres royaux étaient en charge du cérémoniel royal, du bien-être physique et spirituel de la famille royale (entre autres par des rites de rançon), du culte royal, des rites funéraires, du guidage de l’âme du roi défunt vers les montagnes célestes et sans doute aussi des rites d’installation du nouveau roi. Le tout encadré par les mythes, les actes de divination et éventuellement les prophéties nécessaires. Tout comme en Chine, la cohabitation avec les bouddhistes fut difficile et se passa plus ou moins bien selon les penchants du roi et la situation politique. Comme en Chine, les bouddhistes tibétains (qui avaient déjà subi l’influence des taoïstes par le biais du bouddhisme chinois) et les Prêtres royaux se sont d’ailleurs sans doute mutuellement influencés.

On peut penser que les Prêtres royaux ont dû continuer à accompagner les rois tibétains, au moins par leurs rites et cérémonies royaux, jusqu’à la disparition du dernier roi Langdarma (836–842), qui persécuta les bouddhistes. Après 842, ayant été mis au chômage technique, que se passa-t-il avec le réseau de « Prêtres royaux », à défaut d’un autre terme ? Ils ont sans doute fourni leurs services à d’autre seigneurs et à ceux qui en avaient besoin pendant « l’âge obscure » de fragmentation jusqu’à la renaissance tibétaine. Il est très probable que leur riche patrimoine fut exploité pendant la renaissance tibétaine, comme « une mine » (T. gter) pourrait-on dire.


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[1] Max Kaltenmark, p. 1222

[2] John Vincent Bellezza, gShen-rab Myi-bo, His life and times according to Tibet’s earliest literary sources. http://himalaya.socanth.cam.ac.uk/collections/journals/ret/pdf/ret_19_03.pdf

dimanche 25 novembre 2012

Le paradis sur terre



Le nirvāṇa (pāli : nibbāna), qui est l’objectif du bouddhiste, signifie « extinction ». C’est l’extinction de l’incendie qui embrase tout[1], c’est la cessation du devenir[2], c’est la cessation de la naissance et de la mort (P. jati-maranassa antam)[3], autrement dit la cessation du saṁsāra. Quelle est la nature de cet incendie, qu’est-ce qui l’alimente et l’entretient ? Les êtres sont brûles par de nombreux feux alimentés par le désir (P. lobha S. rāga T. 'dod chags) , l’aversion (P. dosa S. dveṣa T. zhe sdang) et l’aveuglement (P/S. moha T. gti mug), aussi connus sous le nom de « trois poisons » (S. triviṣa T. dug gsum).

Ces « trois poisons », qui sont le combustible de l’incendie, déterminent si notre expérience est apaisée ou douloureuse. La différence entre le nirvāṇa et le saṁsāra dépend uniquement de leur absence ou présence. Nāgārjuna avait dit que « Si le feu n’est rien que le combustible, l’agent et ce sur quoi il agit ne font qu’un. Si le feu est autre que le combustible, il existerait même sans le combustible. »[4] Par conséquent, « Il n’y a aucune différence entre le saṁsāra et le nirvāṇa. Il n’y a aucune différence entre le nirvāṇa et le saṁsāra. »[5] La base est unique[6], l’expérience double, en fonction de la présence ou de l’absence des trois poisons.

La base de la conscience[7] et de notre expérience, ce sont les données sensibles (sensorielles) et intelligibles, c’est-à-dire nos représentations. Ces deux constituent son tronc unique. Quand l’expérience n’est pas déformée, « enflammée », par les trois poisons, elle est apaisée. Quand les trois poisons s’y mêlent, elle est affligée et douloureuse.

On parle de trois poisons, mais au fond ceux-ci participent d’un même processus. Ce sont trois réactions possibles aux données sensibles et intelligibles qui se présentent. Celles-ci peuvent être accueillies avec désir ou rejetées avec aversion. Elles peuvent « être » attirantes ou effrayantes, c’est-à-dire qu’elles peuvent être accueillies avec désir ou aversion. L’aveuglement est le cautionnement inconscient de ce fonctionnement. Il est aveugle à ce fonctionnement et rend aveugle par ce fonctionnement. Même si une chose n’est pas accueillie ou rejetée, l’« indifférence » qui en résulte cautionne, affirme et maintient ce fonctionnement aveuglé et douloureux. Ces trois réactions, qui ne font qu’un au fond, constituent la méconnaissance (P/S avidyā) ou la non-reconnaissance. Il ne s’agit pas là de quelque chose que l’on ignore et que l’on devait connaître, c’est-à-dire une nouvelle connaissance à acquérir. Mais plutôt de reconnaître les données sensibles et intelligibles pour ce qu’elles sont (« l’ainsité »), sans y mêler les trois poisons. L’éveil est l’absence d’aveuglement. Le nirvāṇa, la fin de la souffrance, est l’absence d’aveuglement[8] et donc des trois poisons.

Le nirvāṇa est l’existence sans aveuglement. Ce n'est pas une extinction pure et simple, une absence d'existence, un anéantissement, mais l'extinction du feu des trois poisons. Ce n’est pas un endroit, ni un ailleurs. La même chose vaut pour le saṁsāra, ce n’est pas un endroit ni « une vallée de larmes »[9]. Il n’est autre que l’incendie alimenté par les trois poisons. Sans cet incendie « la vallée de larmes » est une terre pure, « un lieu plein de sources ». Vouloir chercher une terre pure ailleurs, ou après semblerait contre-indiqué.

La même idée traduite en langage théiste (que l'on espère symbolique) avec les notions de péché et de siddhi accordé par un Autre, ailleurs : (Psaume 83 :6-8)
« 6. Heureux est l’homme qui attend de vous, ô mon Dieu, le secours dont il a besoin pour y arriver ;
7. Et qui dans cette vallée de larmes, qui est le lieu où il s’est mis lui-même par son péché, médite continuellement dans son cœur les moyens de s’élever à ce souverain bonheur que Dieu lui a préparé ; Car le divin législateur, qui a donné la loi qui conduit à lui, donnera aussi sa bénédiction à tous ceux qui désirent la suivre ;
8. Et ainsi ils avanceront de vertu en vertu ; et enfin ils verront le Dieu des dieux dans la céleste Sion, qui est le lieu de sa demeure
. »[10]


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[1] SN 35 :28

[2] AN 10 :6

[3] SN 48

[4] Chapitre 10, 1. Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, p.139

[5] Chapitre 25, 19. Stances du milieu par excellence, Guy Bugault, p.332

[6] Saraha, Distiques, « La même graine contient [potentiellement] deux arbres. La cause et le fruit qui en provient ont la même identité. » (T. sa bon gcig las sdong po gnyis//rgyu mtshan de las 'bras bu cig/)

[7] Saraha, Distiques « Le tronc de la conscience n'est pas divisé. Il s'étend partout dans les trois univers. » (gnyis med sems kyi sdong po dam pa ni//khams gsum ma lus kun tu khyab par song*/)

[8] « La libération n'est que la cessation de l'erreur » (T. thar pa nor ba zad tsam nyid/), Mahāyāna- sūtrālaṅkāra IX, 3, attribué à Maitreya.

[9] Psaume 84 « Lorsqu'ils traversent la vallée des Larmes ils la changent en un lieu plein de sources, et la pluie d'automne la couvre aussi de bénédictions. »

[10] Sainte Bible en latin et en français de Dom Augustin Calmet, abbé de Senones « 6. Beatus vir cujus est auxilium abs te : ascenciones in corde suo 7. Disposuit, in valle lacrymarum, in loco quem posuit. Etenim benedictionem dabit legislator 8. Ibunt de virtute in virtutem : videbitur Deus deorum in Sion. »

samedi 24 novembre 2012

Ecritures automatiques



Comme dans toutes les religions, le taoïsme a connu plusieurs sectes. La montagne Mao (Mao chan/Maoshan, sur ce blog c'est comme si vous y étiez...) dans la région de Kiang-sou avait donné son nom à la secte Maoshan/Mao chan[1], ou secte de la Grande Pureté (Shangqing jing /Chang-ts'ing). Elle était connue pour son culte médiumnique et faisait appel à des médiums qui utilisaient l’écriture automatique pour entrer en contact avec des Immortels ou des divinités. Les 36 ( ?) textes de cette collection furent revélés entre les années 364 et 370 à Yang Xi (né en 330) et à Xu mi (303-373), qui travaillait à la Cour, et son fils cadet Xu Hui. C’est le médium Yang Xi à leur service qui reçut la visite d’Immortels (zhenren) du Ciel de la Grande Pureté (Shangqing).
« Les écrits révélés par ce moyen sont le Livre de la cour jaune (Houang t'ing king) vers 288, le Livre des cinq talismans du Ling-pao (Ling-pao wou-fou king) et les écrits qui forment la collection [du Livre de la Grande pureté] Chang-ts'ing king[2]. Une partie des révélations médiumniques de cette secte figure dans le Tchen-kao (Révélations des Immortels) de T'ao Hong-king qui est, après Ko Hong/Ge Hong, le plus illustre des taoïstes du Moyen âge chinois. Ses vastes connaissances, en particulier dans les sciences occultes, lui valurent l'amitié de l'empereur Wou des Leang. Il entretenait également de bons rapports avec les bouddhistes qui avaient aussi des ermitages dans le Mao chan. »[3] 
Une méthode d’écriture automatique est l’écriture à planchette (spirit writing, fuluan 扶鸞, fuji 扶乩), exécutée par des personnes spécialement entraînées (tiancai 天才) qui écrit les caractères dans le sable de la planchette assistée par deux autres personnes : une lit à haute voix ce qu’écrit la première tandis que la troisième les note sur une feuille de papier. La personne qui écrit se laisse entièrement guider par les "saints ou les bouddhas" (仙佛).

Au Tibet, dans l’école des anciens (rnying ma, après aussi dans d’autres écoles), il y a la « mine sprituelle » (T. dgongs gter) de la Pensée toute-excellente (T. kun bzang dgongs pa), qu’un habile « mineur » (T. gter ston) peut exploiter. L’exploitation de mines spirituelles existe aussi dans la religion Bön. Ainsi, le mineur spirituel Rig ‘dzin kun grol grags pa (né en 1700) eut une série de visions mystiques de Dam pa rang grol (né en 1149) et auteur du Livre de la mort bönpo. Les instructions qu’il reçut de cette façon constituent le trésor spirituel (T. dgongs gter) intitulé « La Somme des révélations visionnaires des divinités paisible et courroucées » (T. zhi khro dgongs 'dus). Un livre de la mort bouddhiste tibétain (T. zhi khro dgongs pa rang grol) avait été découvert par Kar ma gling pa (1326–1386) dans la Flèche de Gampo (T. sgam po dar). Dans ce dernier cas il s’agissait d’un texte matériel, qui aurait été caché par le cercle de Padmasambhava.

Advayavajra/Maitrīpa était parti à la recherche de Saraha/Śavaripahomme des montagnes » T. ri khrod pa), dans la région où aurait vécu Nāgārjuna l’alchimiste qui aurait été son disciple dans la transmission de la Mahāmudrā. On le trouve aussi dans la transmission (chinoise) du Mahāvairocana Tantra qu’il aurait reçu de Vajrasattva, disciple de Mahāvairocana. Nāgārjuna le transmit à Nāgābodhi, qui le transmit à Vajrabodhi (671–741) qui l’avait introduit en Chine. Au 11ème siècle, Advayavajra part donc à la recherche de Saraha/Śavaripa. Aucun problème, puisque Saraha/Śavaripa était un siddha, qui avait trouvé le secret de l’immortalité, un Immortel qui vivait dans les montagnes. C’est seulement quand Advajavajra est au bout de son désespoir que Saraha/Śavaripa lui apparaît et lui enseigne ce qu’il allait devenir le système d’Advayavajra et sans doute les Distiques de Saraha, qu’Advayavajra commentera en précisant qu’il « s'appuierai uniquement sur la Pensée de Śrī Śavaripāda afin de ne pas oublier le nectar de ses paroles. » Il semblerait bien que les Distiques de Saraha soit un texte qui pourrait entrer dans le cadre d’une forme d’« écriture automatique ». En tant que personnage historique, Saraha est difficile à saisir, mais il a inspiré toute une littérature très riche, mais aux attributions très incertaines. Lire à cet égard Dreaming the Great Brahmin: Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha de Kurtis R. Schaeffer Marpa, le maître de Milarepa, aurait reçu des instructions de Saraha en rêve, si on peut se fier à Tsangnyeun Heruka qui lui aussi s’abreuvait à des sources indéfinies.

Toutes les religions, qui sont des révélations ne nous sont-elles pas parvenues sous une forme ou autre d'écriture automatique ? Un messager céleste avait révélé à Joseph Smith que des annales anciennes, gravées sur des plaques d'or, étaient enterrées dans une colline voisine et que lui, Joseph Smith, devrait les traduire en anglais. Madame Guyon écrivit ses ouvrages «sous inspiration» et par «écriture automatique» et elle le dit.

« Dieu me faisait écrire des lettres auxquelles je n'avais guère de part que le mouvement de la main. Et ce fût en ce temps qu'il me fût donné d'écrire par l'Esprit intérieur et non par mon esprit. » Elle composa de cette manière: le traité complet de la vie intérieure; puis le Commentaire sur l'Écriture sainte « qui lui furent dictés mot à mot et si rapidement, qu'elle n'aurait pu copier en cinq jours qu'elle écrivit en une nuit. »

Ce qui peut poser problème est quand des « révélations » faites par le biais d’une écriture automatique ou d’un autre procédé d’authentification rétroactive sont attribuées à des siddha, des vidyādhara ou autres Immortels et traitées comme étant composées par eux. Les historiens tibétains ne faisant pas souvent la différence, il peut arriver alors qu’on attribue une extraordinaire longévité à certains personnages historiques faisant de nombreuses rencontres et transmissions anachroniques, ou que l’on accorde la même authenticité aux œuvres de la main de ces personnages, et aux oeuvres attribuées à eux ou inspirées par eux.


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Photo : séance d'écriture automatique "à planchette"

MàJ13122012 :
Le papa de l'actrice américaine Uma Thurman, est un tibétologue tonitruant, traducteur de plusieurs classiques bouddhistes, parmi lesquels L'ornement des sūtra du Grand véhicule (S. Mahāyāna-sūtralaṅkara T. theg pa chen po mdo sde'i rgyan). Publié en anglais sous le titre The universal vehicle discourse literature. Dans l'introduction on lit :
"Ainsi, c'est un préjugé moderne que l'être céleste nommé Maitreyanatha, connu comme le bodhisattva qui séjourne à Tushita en attendant de devenir le prochain Bouddha sur Terre, ne pourrait pas exister car il n'y aurait pas d'êtres célestes, ni de ciel dans l'univers de désir, ni aucune révélation authentique, et ainsi de suite. Tout cela n'est qu'un préjugé, de l'idéologie un peu moderniste, matérialiste, laïciste, qui n'est ni plus ni moins rationnelle que la croyance en ce qui précède."[4]
Thurman ajoute que tant qu'il n' y a pas de preuves solides pour démontrer le contraire, la thèse Maitreya est la «meilleure hypothèse de travail». Source : Huayanzang blogspot


Revue : Extrême-Orient, Extrême-Occident n° 32, Faux et falsification en Chine, au Japon et au Viêt Nam - N° 32/2010

[1] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1227

[2] « Livre de la grande pureté, le Shangqing jing constitue un ensemble important de textes taoïstes de l'école du Maoshan, qui ont été révélés entre les années 364-370 à Yang Xi (né en 330) et à Xu Mi (303-373). » Kristofer SCHIPPER http://www.universalis.fr/encyclopedie/shangqing-jing-chang-ts-ing-king/

[3] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1227

[4] "Thus, the modern prejudice that a celestial being named Maitreyanatha, renowned as the bodhisattva who is the next buddha on Earth, waiting in Tushita heaven, could not exist since there are no celestial beings, there are no heavens in the desire realm, there is no such thing as a genuine revelation, and so on, is nothing but a prejudice, a bit of modernist, materialist, secularist ideology, no more or less rational than a belief in all of the above.
It goes on to say that unless there is solid evidence to demonstrate otherwise, the Maitreya story is the "best working hypothesis". 

jeudi 22 novembre 2012

Le sang du dragon



"Zosime de Panopolis, gnostique né à Panopolis (auj. Akhmim), dans le sud de l'Égypte (Haute-Égypte) au 3ème siècle, est le plus ancien auteur connu ayant traité d'alchimie." (Wikipedia). Il vivait à Alexandrie vers 300. Il serait l’auteur de textes comme Mémoires authentiques ou Écrit authentique sur l'art sacré et divin de la fabrication de l'or connus que par des citations d'auteurs grecs ultérieurs ou des traductions en arabe et en syriaque. 

Ses œuvres mentionnent une certaine Marie la Juive, Maria Hebraea, Maria Prophetissa, Marie la Divine ou Marie la copte, une alchimiste de l'époque hellénistique qui a probablement vécu entre le troisième et le deuxième siècle avant notre ère. Elle serait selon Wikipedia “considérée la première alchimiste non-fictionnelle de l’occident. » Un des axiomes qui lui est attribué est « l’axiome de Marie », considéré comme le principe de l’alchimie :
« Un devient deux, deux devient trois et du troisième vient l'un comme quatrième. » 
Le psychiatre Carl Gustav Jung avait même utilisé cet axiome comme une métaphore pour le processus d’individuation[1].

Or, il est probable que l’origine de l’alchimie est chinoise et qu’elle s’est répandue par la route de la soie. Et plus précisément qu’elle est d’origine taoïste, où l'on utilise un axiome similaire dans p.e. le Livre de la Voie et de la vertu (Tao Te King)
« Le Tao a produit un : un a produit deux ; deux a produit trois ; trois a produit tous les êtres. » (Livre 2,42)
Voici comment François Jullien traduit (dans Nourrir sa vie, p.71) assez littéralement un passage du corpus du Zhuangzi (Tchouang-tseu) (chap. 18) :  
« Du mélange au sein du flou, par modification il en est advenu du souffle-énergie (qi) ; du souffle-énergie, par modification il en est advenu la vie ; à présent par une nouvelle modification il y a aboutissement à la mort. »
Voici le passage au complet, traduit par Liou Kia-hway
« La femme de Tchouang-tseu étant morte, Houei-tseu s'en fut lui offrir ses condoléances. Il trouva Tchouang-tseu assis les jambes écartées en forme de van et chantant en battant la mesure sur une écuelle. Houei-tseu lui dit :
« Que vous ne pleuriez pas la mort de celle qui fut lai compagne de votre vie et qui éleva vos enfants, c'est déjà assez, mais que vous chantiez en battant l'écuelle, c'est trop fort !
— Du tout, dit Tchouang-tseu. Au moment de sa mort, je fus naturellement affecté un instant, mais réfléchissant sur le commencement, je découvris qu'à l'origine elle n'avait pas de vie; non seulement elle n'avait pas de vie, mais pas même de forme; non seulement! pas de forme, mais même pas de souffle. Quelque chose de fuyant et d'insaisissable se transforme en souffle, le souffle en forme, la forme en vie, et maintenant! voici que la vie se transforme en mort. Tout cela ressemble à la succession des quatre saisons de l'année. En ce moment, ma femme est couchée tranquillement dans la grande Maison. Si je me lamentais en sanglotant bruyamment, cela signifierait que je ne comprends pas le cours du Destin. C'est pourquoi je m'abstiens.
» (Philosophes taoïstes, Pléiade, p. 216) 

En alchimie, l'ouroboros, serpent ou dragon qui se mord la queue, est un sceau purificateur.

« Il symbolise en effet l'éternelle unité de toutes choses, incarnant le cycle de la vie (naissance) et la mort. On doit à Zosime de Panopolis, le premier grand alchimiste gréco-égyptien (vers 300) la fameuse formule :
« Un [est] le Tout, par lui le Tout et vers lui [retourne] le Tout ; et si l'Un ne contient pas le Tout, le Tout n'est rien (Ἓν τὸ πᾶν καὶ δι' αὐτοῦ τὸ πᾶν καὶ εἰς αὐτὸ τὸ πᾶν καὶ εἰ μὴ ἒχοι τὸ πᾶν οὐδέν ἐστιν τὸ πᾶν). Un est le serpent l'ouroboros, le serpent qui mord sa queue], celui qui possède l' ios [la teinture en violet ?, dernière étape de la transmutation après le noircissement, le blanchiment] après les deux traitements [noircissement et blanchissement ?]. Cette formule est accompagnée du diagramme de l'ouroboros. » (Wikipedia
Ce que possède l’ouroboros, le dragon, est le "sang du dragon", le cinabre, qui vient du grec κιννάβαρι « cinabre, sang de dragon, sorte de teinture; plante tinctoriale, garance ».

En alchimie, tout pointe vers la Chine et vers le taoïsme avec son empereur jaune, son aurifaction et ses dragons.

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Illustrations : le symbole yin yang, un ouroboros gnostique dans le Codex Venetus Marcianus (11ème siècle) et le symbole du cercle (ensō 円相) dans le Zen.



MàJ 01022013 1, 2, 3 et 10 tetraktys (le multiple, 1+2+3+4) chez Pythagore. La suite des quatre figures ci-dessus viennent du film Meurtres à Oxford de Álex de la Iglesia.

MàJ 14052013 Les ophites, et encore les ophites




[1] «  La progression du 4 au 3, 2 et 1, - l’axiome alchimique de Marie -, représente quatre tendances respectivement antagonistes qui doivent finalement s’unifier. La quaternité, un des archétypes les plus répandus, représente les dispositions des fonctions d’orientation du conscient ; le cercle exprime l’image primordiale de l’homme et de son âme et le nombre quatre représente l’état pluriel de l’homme qui n’a pas encore atteint l’unité intérieure. La triade, agent de surgissement, apparaît comme masculine, la dyade comme féminine. Psychologiquement, la triade représente le désir, l’instinct et la détermination tandis que la dyade correspond à la réaction psychique face aux décisions du conscient. L’eau signifiant l’inconscient, trace par sa montée et son retour (dans la fontaine), le cercle de la vie. Ces formes symboliques d’archétypes universels sont des projections inconscientes des alchimistes. Dialectique du moi et de l’inconscient. Partie 2. Individuation  II. Anima et animus. (1928)

mercredi 21 novembre 2012

Une offre que le Bouddha ne pouvait pas refuser



Le mythique empereur jaune (黄帝) Houang-ti, dont la femme aurait découvert la soie, est considéré comme le fondateur de la civilisation chinoise[1]. Il s'éleva vers le ciel en une magnifique apothéose et devint le, patron des alchimistes, des médecins et des devins. Selon certains, Houang-ti, aurait son origine en Shangdi (上帝)[2], le dieu suprême, ou empereur céleste, de la dynastie Shang (entre 1766 et 1122 a.v. J.C.)[3] qui régnait dans la vallée de la rivière jaune[4], le berceau de la civilisation chinoise. Plus tard, ce dieu était remplacé par, ou convergeait avec le Ciel (天, Tiān).

Confucius parle dans Le Livre des odes et dans les Annales des Printemps et des Automnes de cinq empereurs, appelés les « cinq Ti » (wu ti/wu di). Au centre se trouve Houang-ti, l’empéreur jaune, entouré des quatres autres dans les quatre points cardinaux. Ils peuplent le ciel avec les trois souverains.[5] Pour Marcel Granet[6], il s’agit de « légendes historisées » qui renseignent plus de l’époque où elles furent écrites que de l’époque qu’elles sont censées décrire. Dans leur entourage, on trouve les Immortels, désignés par un mot qui signifie étymologiquement « hommes des montagnes » [T. ri khrod pa, ri pa][7]. En suivant les recettes des Maîtres à recettes (fang-che), chacun peut devenir comme les Immortels. « Des êtres volants, soit ailés, soit chevauchant des oiseaux et des dragons », « dont la chair et la peau sont fraîches et blanches comme glace et neige…. », qui « aspirent le vent et boivent la rosée ». « Ils se font porter par l’air et les nuées, traînés par des dragons volants. »[8] Des Vidyādhara ou des siddha dirions-nous.

Ces cinq souverains se retrouvent par la suite « intériorisées » ou « microcosmisées » dans les pratiques du Livre du Joyau sacré (Ling Pao Ching/Lingbao jing, 4ème siècle) et du Livre de la Cour jaune (Huangtingjing/Houang-t’ing king, 5-6ème siècle). Le corps est habité par cinq esprits, identiques au « souffle » de l’univers, chacun des cinq viscères du corps correspondant à un esprit. Le Livre de la Grande Paix (T’ai-p’ing king) décrit la visualisation intérieure des esprits des cinq viscères. « Imaginez-les comme de jeunes garçons aux couleurs des Éléments. » Ces cinq esprits se transforment et deviennent dix mille. Le « dix mille » correspondant simplement à la diversité/multiplicité/différenciation/représentation, autrement dit le monde.[9] Les cinq lumières ou intuitions dirions-nous.
« Le Houang t'ing king dit que ces cinq esprits se transforment et deviennent dix mille. Une des raisons du succès de ce dernier livre est certainement l'énumération des esprits du corps, avec leurs noms, depuis ceux des cheveux et des dents jusqu'à ceux des viscères et des réceptacles. De plus, le corps étant un microcosme structuré comme le macrocosme, les divinités qui habitent celui-ci y figurent aussi. Plus exactement, c'est la méditation qui permet d'entrer en relation avec eux et de les faire « descendre » et pénétrer dans le corps auquel ils apportent un surcroît de vie. En invoquant les divinités par leur nom, on peut obtenir d'eux un enseignement non pas  doctrinal, mais comportant la révélation de quelque recette physiologique, alchimiste ou magique. Certains taoïstes parcouraient les montagnes dans l'espoir de rencontrer un de ces maîtres transcendants qui viennent séjourner parfois dans des grottes, mais il était plus simple de les chercher en soi-même. »[10]
Serait-ce possible que ces quatre ou cinq rois (si Indra/Sakka aurait été dans le lot) aient pu rendre visite au Bouddha du canon pāli, après un long voyage sur la route de la soie, par voie terrestre ou maritime ? Jugez pour vous-mêmes en lisant le AtanatiyaSutta et le Maha-samaya Sutta, où l’on retrouve les quatre grands rois (mahārāja)[11], guardiens des quatre directions et chefs des clans de demi-dieux/génies chevauchant différents véhicules (voir le blog de Jeffrey Kotyk). Quand le bouddha était encore jeune et vigoureux, il interdisait l’usage des "sciences inférieures"[12], mais lorsqu’il reçut la visite des quatre rois, il semblait ne plus offrir aucune résistance. Les rois lui proposent la formule protectrice (P. paritta) dite « Atanata », car tous les yakkha (yakṣa) n’aiment pas forcément le Bouddha et ses adeptes... Ses moines pourraient attraper des maladies ou être possédés, un monastère prend feu si facilement, il vaut mieux éviter les inondations et les déluges, un accident est si vite arrivé, nous on vous aime bien, mais nous avons des collègues que nous ne pourrons pas surveiller 24/24 et qui ont la gâchette facile...   Les rois lui font alors "une offre qu'il ne peut pas refuser". Il vaut mieux être prévoyant, et lorsqu'un adepte est « saisi » par un yakkha, rappeler à l’ordre celui-ci en lui répétant la formule protectrice, qui énumère la liste de ses hiérarchiques supérieurs, ce qui a pour effet de faire rentrer dans le rang le yakkha subalterne et ainsi de libérer/racheter/exorciser/guérir l'adepte « saisi ». Principe magique de base. Donc en échange d'un culte et des offrandes dont les échéances, la nature et le nombre (rançon) restent à convenir (S. samaya T. dam tshig), le Bouddha et ses adeptes ne seront pas inquiétés. Parole de chefs de bande. Le Bouddha ne dit pas grand chose dans ce sutta du Parrain, il acquiesce simplement.

Ces quatre rois sont au service du dieu suprême Śakra Devānām Indra, ou simplement Indra ou Sakka pour les intimes, le porteur de foudre. On peut imaginer Sakka/Indra au centre avec les quatre rois qui l’entourent, cinq en tout. Comme pour les cinq empereurs, ou les cinq tathāgata (S. dhyānī buddha). Avec éventuellement le Ciel pour sixième.


MàJ 08012013 Avant l'arrivée du bouddhisme en Chine, il n'existait pas de représentation anthropomorphe des planètes (British Museum). Sur une peinture sur soie (897) découverte dans les grottes de Dunhuang, le bouddha Tejaprabhā est représenté en compagnie des cinq planètes visibles à l'oeil nu, associées aux cinq éléments. Il s'agit de Mercure (femme en noir), Jupiter (magistrat en bleu), Saturne (avec le boeuf), Venus (la dame en blanche, qui rappelle (Sù nǚ, 素女), et Mars (le guerrier rouge).  Voir aussi le blogue de Jeffrey Kotyk.  




[1] Huaxia (華夏)
[5] Les trois souverains et les cinq empereurs sont des demi-dieux aidant l’humanité par leurs sciences.
[6] Danses et légendes de la Chine ancienne.
[7] Sien, sien-jen, tchen-jen, ou tchen-sien.
[8] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1221
[9] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1242
[10] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1242-1243
[11] Dhṛtarāṣṭra (est, chef des gandharva et des piśācī), Virūḍhaka (sud, chef des kumbhāṇḍa et des preta),Virūpākṣa (ouest, chef des nāga), et Vaiśravaṇa (nord, chef des yakṣa et des rākṣasa)
[12] Kullavagga, V, 33, 2 Voir aussi Samaññaphala Sutta, les fruits de la vie contemplative