jeudi 16 janvier 2025

Le bouddhisme et ses enfants éternels

Illustration de Danica Da Silva Pereira

La métaphore exemplaire des expédients (upāya) du bouddhisme mahāyāna est celle racontée dans le Sūtra du Lotus (Saddharmapuṇḍarīkasūtra, traduit en chinois en 286), où des enfants se trouvent dans une maison en feu. Leur père, le Bouddha, essaie de les en faire sortir en leur promettant à chacun son chariot favori.
La maison brûle et trois enfants de filiation [gotra] différente y sont enfermés. Pour leur en faire sortir le riche marchand Bouddha leur promet de jolis véhicules, comme expédient dans la perspective de la vérité fonctionnelle [saṁvṛtisatya]. Des chariots respectivement tirés par une chèvre (auditeurs), un daim (Bouddhas-par-soi) et un boeuf (bodhisattva-). Il leur promet par ailleurs un super véhicule tiré par un boeuf blanc, qui correspond à la doctrine pour bodhisattva+ du véhicule unique du Sūtra du Lotus. La véritable intention et enseignement du Bouddha est donc ce véhicule unique [ekayāna].” (Blog Roll up for the Treasure Tower 2022)
Tout y est un expédient, y compris la division en une vérité absolue (paramārthasatya) et une vérité fonctionnelle (saṁvṛtisatya), et en sūtras à interpréter (neyārtha) et de sens certain (nītārtha). Dans cette absence de sens et d’essence, la seule sortie possible ce sont les expédients proposés par “le Bouddha”, l’éveillé. Pas le Bouddha "nirmāṇakāya" des auditeurs, ni des Bouddhas-par-soi, ni même le Bouddha saṃbhogakāya enseignant les bodhisattvas, mais le Bouddha divinisé du véhicule unique, qui n'est toujours qu'un expédient. Mi mensonge, mi vérité. Mi certain, mi à interpréter.

Les expédients sont les fils par lesquels le bouddhisme du Bouddha divinisé compte guider ses enfants vers ce, vers quoi ces derniers veulent être conduits, de par leurs filiations (gotra). Arriveront-ils jamais au but ? Suivront-ils les fils jusqu’au bout ? Reste la figure du Bouddha divinisé, ou de celui qui le représente, au moins pour les enfants, les “fils du Bouddha”, qui portent en eux la semence du Bouddha. Si tout est expédient, le Bouddha divinisé aussi ? Serions-nous les enfants d’un expédient ? Des expédients nous-mêmes ? Des enfants ?

Si nous voulons rester des enfants, pour quelque raison que ce soit, dans le cadre de quel expédient que ce soit, nous serons des enfants d’expédients : du Bouddha et de son Dharma, ou du Saṅgha, du maître, du gourou, etc., qui les représente. Jusqu’à ce que nous soyons nous-mêmes des Bouddhas ? Mais même étant des Bouddhas nous-mêmes, ne serions nous pas toujours des enfants d’expédients ? La “maison en feu” est dite avoir une sortie, le Bouddha lui-même l’avait dit, mais les expédients, en sort-on jamais ? Serons-nous à jamais des enfants ?


mercredi 15 janvier 2025

Du docétisme bouddhiste

Scène finale Life of Brian

Le sage éclairé du bouddhisme primitif dans un mondeenchanté” évolue en un Bouddha divinisé. Dans la légende du Bouddha (Lamotte 1976, pp. 718 etc.), un bouddhisme docétique se fait jour de plus en plus clairement, où le Bouddha ne sera plus un être ordinaire, mais l’émanation d’un bodhisattva évoluant dans le ciel de Tuṣita[1], comme un "pure rayon de sagesse et de pouvoir". Dans le bouddhisme primitif, le Bouddha est mort comme un être humain ordinaire lors de son parinirvāṇa, et ses reliques, répartis parmi ses disciples, ont fait l’objet d’un culte. Le véritable “corps du Bouddha” était l’ensemble de ses instructions (dharmakāya).
"Soyez vous-même votre lampe, soyez vous-même votre recours ; ne dépendez pas de quelqu'un d'autre. Que mon enseignement soit votre lampe, qu'il soit votre recours ; ne dépendez pas d'un autre enseignement..." (Mahāparinibbāna Sutta (DN 16)
Il faudra attendre le Bouddha suivant pour de nouveau avoir accès à l’enseignement d’un Bouddha.

L’objectif du bouddhisme primitif était la sortie de l’errance (saṃsāra) par l’ascèse des “quatre branches” (caturaṅga) : l’éthique (śīla), la concentration (dhyāna) et la sagesse (prajñā), conduisant à la libération (vimutti). Le Bouddha était le sage éclairé qui avait découvert la façon de se libérer, et dont l’action se limita à indiquer le chemin (Gaṇaka-Moggallāna Suttaṃ, Majjhima, III, p.6[2]).

Le Bouddha divinisé n’évolue pas dans le nirvāṇa, mais est toujours directement ou indirectement actif dans tous les niveaux du “monde enchanté”, par le biais d’émanations et de missions, dans son corps de métamorphoseoufictif (nirmāṇakāya) ou par des “créatures fictives”. Celles-ci “ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).” (Lamotte, MPPS 1944)
"Le Sūtra du Lotus suggère que tous les bouddhas sont éternels mais affirme en réalité seulement que leurs vies sont extrêmement longues. Dans le Sūtra du Nirvāṇa, le Bouddha est et a toujours été éternel et immuable. Il apparaît sur terre comme il l'a fait, jouant le rôle de prince qui renonce à la vie mondaine, uniquement pour 'se conformer aux voies du monde' (en sanskrit lokānuvartana ; en chinois suishun shijian 隨順世間). En d'autres termes, s'il n'avait pas suivi ces étapes élaborées, les habitants du Jambudvīpa (c'est-à-dire l'Inde) ne lui auraient pas fait confiance en tant que saint authentique. Il a pris cette forme humaine afin que les gens prêtent attention à son enseignement.[3]"
Selon l’Apocalypse de Pierre (NH VII, 3), ce fut également le cas pour Jésus, le Christ. Dans ce texte qualifié de gnostique, le Christ révèle le grand secret à Pierre. Il aurait fait semblant de naître homme. Son corps charnel (dauṣṭhulyakāya) n’est pas son vrai corps. Son vrai corps est incorporel et spirituel, “le vivant Jésus”. Pierre est invité à abandonner ses sens physiques pour accéder à une vision spirituelle supérieure. Pierre voit une "lumière nouvelle plus grande que la lumière du jour” qui se pose ensuite sur le Sauveur. Les mystères de la Gnose lui sont révélés dans une scène avec un Christ riant, qui n’a rien à envier à la dernière scène de Life of Brian.
Sur la croix, le corps charnel, ce substitut, est cloué et souffre, offert aux regards des aveugles qui ne discernent pas le véritable Sauveur. Cette enveloppe matérielle reste soumise à la douleur et à la mort.

Au-dessus de la croix, le vivant Jésus, Sauveur véritable et le "vivant Jésus", se tient debout, radieux et joyeux. Cette entité spirituelle et lumineuse s'est libérée des entraves de la chair, hors d'atteinte de toute souffrance.

Dans son dialogue avec Pierre, le Christ glorifié dévoile le sens profond de cette vision, soulignant l'aveuglement de ceux qui ne voient que le corps souffrant, incapables d'apercevoir la réalité spirituelle qui se manifeste au-dessus de la croix. Il y a les aveugles et les “enfants de lumière”, ceux qui ont accès à la vraie connaissance et au salut.
"Car [les aveugles et/ou faux prophètes[4]], non seulement ils n’entreront pas, mais ils ne laisseront pas (entrer) ceux qui viendront pour (obtenir) leur consentement en vue de la rémission (de leurs péchés). [...] Car de tels gens, ce sont les ouvriers qui seront jetés dans la ténèbre extérieure, hors des enfants de lumière"

Jésus invite Pierre à rejoindre le rang des “enfants de lumière” grâce aux mystères de la Gnose. L' Apocalypse de Pierre, tout comme le Deuxième Traité du Grand Seth (NH VII, 2) , met l'accent sur la nécessité de la séparation d'avec le monde matériel et ses illusions pour atteindre le salut. La résurrection devient alors une "résurrection spirituelle", une naissance spirituelle. L'auteur de l'Apocalypse de Pierre critique explicitement la théologie paulinienne (74,12-27), en particulier l'idée de la crucifixion comme moyen de salut. Il dénonce aussi les pratiques rituelles du baptême (74,13) et de la pénitence (76,14-78,31) qui en découlent, et critique très explicitement le laxisme de la hiérarchie ecclésiastique des adversaires (79,22-31), ceux qui "se greffent sur le nom d'un mort", pratiquant des rites et des doctrines contraires à la Gnose…

L’enseignement continu du Bouddha divinisé, éternel et immuable, n’est évidemment plus le même que celui du sage éclairé d’antan. Ceux qui suivent l’enseignement du Bouddha divinisé vont même jusqu’à dénigrer le bouddhisme primitif et ses adeptes.
"C'est pourquoi je veux que vous sachiez qu'après que le Tathāgata quitte ce monde, à ce moment-là, il y aura des personnes qui enseigneront sur les thèmes de la permanence, de la félicité, du soi et de la pureté."

"Quand un roi qui fait tourner la roue du dharma apparaît dans le monde, les êtres ordinaires [=śrāvakas] ne seront plus capables de prêcher sur la moralité, la méditation ou la sagesse [śīla-dhyāna-prajñā, caturaṅga, voir ci-dessus] ; ils se retireront de ces activités, tout comme les voleurs de bétail se sont retirés."

"Si un tathāgata devait apparaître dans le monde et expliquer complètement aux êtres vivants l'enseignement ordinaire, mondain ainsi que l'enseignement extraordinaire, transcendant, cela permettrait aux bodhisattvas de le suivre et de prêcher ces choses par eux-mêmes. Une fois que ces bodhisattva-mahāsattvas obtiennent cet excellent sarpirmaṇḍa, ils continueraient à amener un nombre incalculable d'autres êtres vivants à obtenir eux aussi l'ambroisie intemporelle et insurpassée du dharma : c'est-à-dire la permanence, la félicité, le soi et la pureté d'un tathāgata." (Blum 2013[5])
Le naturel et les méthodes naturelles laissent place au surnaturel et à des méthodes surnaturelles. La dualité est résolue par un monisme surnaturel, et le pan “naturel” devient une simple illusion (māyā). Avec l’importance croissante de la pensée diversement interprétée (cittamātra, yogācāra, tathāgatagarbha, etc.) la moralité, la méditation et la sagesse (śīla-dhyāna-prajñā), tout comme la cognition valide (pramāṇa) et le raisonnement (yukti) peuvent aider à préparer l’individu à avoir un aperçu de la “nature de la pensée” (t. sems nyid) et de son essence de Bouddha (buddhadhātu), mais ne suffisent pas à la “bouddhification” d’un individu, conformément aux voeux de bodhisattva de Mañjuśrī, souvent pris comme modèle.

Le cosmos dans lequel nous évoluons, notre monde, nos corps, nos facultés, etc. appartiennent au domaine naturel, même dans une approche idéaliste ou moniste, qui considère le “naturel” comme une réalité inférieure, voire une illusion. La réalité supérieure est surnaturelle ou divine/spirituelle. Même en maîtrisant parfaitement le naturel à l’aide de la triple ascèse, le raisonnement, le repos dans la vacuité, etc., l’accès à la réalité surnaturelle, pourtant spontanément présente éternellement, n’est pas forcément réalisée. C’est même “la maîtrise”, la volonté, qui peuvent empêcher cela, et finalement surtout le manque de foi en la réalité surnaturelle, qui demande une soumission totale. 

La réalité naturelle est subordonnée à la réalité naturelle, comme dans toutes les religions (même celles qui se déclarent naturo-compatibles, immanentistes ou incarnées), quelles que soient les définitions ou modalités des deux réalités. En déclassant les méthodes naturelles, l’efficacité réelle et ultime est accordée au surnaturel. La bouddhification est d’ordre surnaturel ou divin. Le surnaturel/divin est recouvert par le naturel. Il s’agit donc de d’abord neutraliser le naturel par des méthodes naturelles (maîtrise, ascèse, purification, etc.), et lorsque le naturel est neutralisé, dans le sens qu’il n’occulte plus la réalité surnaturelle, celle-ci commencera à percer et à se manifester, d’abord par des bribes, puis pleinement. Voilà la théorie.

La métaphore du bloc de marbre contenant déjà la statue s’applique. Le bloc de marbre contient déjà la statue de Bouddha. Il est comme la base. En sculptant, le Bouddha apparaît petit à petit, c’est le chemin. Quand tout ce qui recouvrait la statue de Bouddha a été éliminée, elle apparaît en toute sa gloire, c’est le fruit. Cette métaphore piège la pensée, en partant d’un “fruit” qui serait déjà contenu dans la “base”. Idem pour le silence caché sous le son. Ce qui est plus étrange, et toujours sur le plan des métaphores, la lumière ne recouvre pas l’obscurité, et n’est pas ce qui est à éliminer, au contraire. "Dieu dit : Qu'il y ait de la lumière ! Et il y eut de la lumière." (Genèse 1:3)

Dans le Dzogchen, tout comme dans le tantrisme, “la base” et “le fruit” sont identiques, “le chemin” étant simplement le processus de reconnaissance de ce qui est déjà présent : reconnaître la statue du Bouddha déjà présente dans le bloc de marbre, comme Michelange... "Je ne fais que libérer la figure qui est déjà emprisonnée dans le marbre". Il suffit de déterminer ce qui est “l’essence” et d’enlever ce qui est non-essentiel, si tel était notre souhait ou mission.

Alternativement, on peut se contenter de la connaissance que l’on est déjà potentiellement un Bouddha, considérer non-essentiel ce qui doit l’être, ou ne pas lui accorder une importance ou une réalité. Prendre ses rêves pour la réalité. Il ne reste qu’à en convaincre les autres et la réalité naturelle…

***

[1] Le "Mahāvastu", un texte canonique de l'école Mahāsāṃghika Lokottaravāda du bouddhisme primitif compilé entre le IIe siècle avant notre ère et le IVe siècle de notre ère, présente une conception de la venue au monde du Bouddha qui s'apparente au docétisme observé dans certains courants gnostiques chrétiens.

Tout comme le Christ dans la vision docétiste, le Bouddha du Mahāvastu n'est pas conçu et né comme un être humain ordinaire. Il est décrit comme une "pure rayon de sagesse et de pouvoir" descendant du ciel de Tuṣita pour entrer dans le ventre de sa mère, la reine Māyā, de manière immatérielle.

[2]
What, brahmin, is the cause and condition
why, while Rājagaha exists
and the road to it exists
and you tell them the way,
one man takes a cross-road and goes west,
while another gets safely to Rājagaha? [6] Where is my responsibility,
Gotama? -
I only indicate the way.
Just in the same way, brahmin,
while Nirvana exists
and the road to it exists
and I tell them the way,
some of my disciples do,
and others do not,
succeed,
with this guidance and instruction,
in winning the ultimate goal of Nirvana.
Where is my responsibility, brahmin?
[3]The Lotus intimates that all buddhas are eternal but in fact only states that their lives are very, very long. In the Nirvana Sutra the buddha is and always has been eternal and unchanging. He appears on earth as he did, going through the motions of being born as prince and renouncing the household life, only to “correspond to the ways of the world” (Skt. lokānuvartana; Ch. suishun shijian 隨順世間). In other words, if he had not taken these elaborate steps, the people of Jambudvīpa (i.e., India) would not have trusted him as a genuine saint. He took on this human form so that people would pay attention to his message.”

BDK English Tripiṭaka Series, THE NIRVANA SŪTRA (MAHĀPARINIRVĀṆA-SŪTRA) VOLUME I (Taishō Volume 12, Number 374) Translated from the Chinese by Mark L. Blum, BDK America, Inc. 2013

[4]Ceux-ci viendront après toi et seront greffés sur le nom d’un mort tout en pensant qu’ils seront purifiés, alors qu’ils n’en seront souillés que davantage et qu’ils trébucheront sur un nom erroné, aux mains d’un magicien mauvais, et sur une doctrine multiforme, tout gouvernés qu’ils sont par l’hérésie. En effet, certains d’entre eux deviendront blasphémateurs de la vérité et médisants, et ils se calomnieront les uns les autres.” Apocalypse de Pierre (NH VII, 3) traduit par Jean-Daniel Dubois


[5]Therefore I want you to know that after the Tathāgata passes from this world, at that time there will be such people who lecture on the topic of permanence, bliss, self, and purity.”

When a dharma wheel-turning king appears in the world, ordinary people [=śrāvakas] will no longer be able to preach about morality, meditation, or wisdom; they will retreat from such activities, just as the cattle thieves retreated.”

Were a tathāgata to appear in the world and thoroughly explain to living beings the ordinary, worldly teaching as well as the extraordinary, transcendent teaching, it would enable bodhisattvas to follow him and preach these things on their own. Once those bodhisattva-mahāsattvas obtain that most excellent sarpirmaṇḍa, they would go on to bring an incalculable number of other living beings to where they, too, obtained the unsurpassed, timeless ambrosia of the dharma: that is, the permanence, bliss, self, and purity of a tathāgata.”

mardi 7 janvier 2025

D'un sage éclairé à un être divinisé


Dans son Histoire de Bouddhisme Indien (1967), Etienne Lamotte décrit l’évolution de la perception du Bouddha, passant d'un sage éclairé à un être divinisé. Il attribue cette transformation à la ferveur populaire, plus soucieuse de dévotion que de compréhension profonde. Les fidèles laïcs bouddhistes, confrontés aux difficultés de la vie, aspiraient à un dieu vivant, capable d'intervenir activement dans leur existence, comme chez leurs contemporains non-bouddhistes. Le concept d'un Bouddha ayant atteint le nirvāṇa et échappant à toute perception ne satisfaisait pas ce besoin.

Les textes anciens représentent le Bouddha comme un bhikṣu rasé et tondu, à l'image des moines bouddhistes. Cette représentation humble et simple reflète l'idée du Bouddha en tant que maître spirituel accessible plutôt qu'en tant que divinité lointaine.
Il y a, dit-il au brâhmane Moggallāna, un Nirvāņa et un chemin qui conduit au Nirvāņa, et je suis là comme l'indicateur. Mais, parmi les disciples que j'exhorte et que j'instruis de la sorte, les uns atteignent le but suprême, le Nirvāņa, les autres ne l'atteignent pas. Que puis-je donc là contre, ô brâhmane? Le Tathāgata, ô brâhmane, se borne à montrer le chemin (mārgakhyāyin).” (Lamotte, 1967)
La mort et le parinirvāṇa du Bouddha mit fin à l’accessibilité du Bouddha. Ses bhikṣus pleuraient sa mort (selon la légende) pour une bonne raison.
Sa prédication n'a qu'un temps; après quelques années, la grande voix se tait et la roue de la Loi cesse de tourner, car le Maître entre lui-même dans le Nirvāņa, pareil à la lampe qui s'éteint, quand l'huile est épuisée ». Dès lors, il échappe à tous les regards. Laissés à eux- mêmes, les disciples n'ont plus que la Loi pour seul et unique refuge. La perspective est d'autant plus sombre que l'apparition des Buddha en ce monde est chose aussi rare que la floraison du figuier ce n'est qu'à des intervalles éloignés (kadācit karhicit) que les Tathāgata, saints et parfaitement illuminés, se manifestent ici-bas.” (Lamotte, 1967)
Hormis quelques reliques corporels (śarīra), ses disciples n’ont plus que la Loi (dharma), plus que le corps/ensemble (kāya) des instructions du Bouddha (dharmakāya). Selon Lamotte, le Bouddha commença à être divinisé à la fin du règne d'Asoka, une période marquée par l'expansion du bouddhisme à travers l'Indosphère. Des ouvrages tels que le Mahāvastu, le Lalitavistara ou l'Avadanaśataka ont contribué à façonner une image du Bouddha plus grandiose et surnaturelle, le présentant comme un être extraordinaire (mahāpuruṣa) doté de marques physiques spécifiques et nimbé d'une aura lumineuse, “plus brillant que mille soleils, semblable à une montagne de joyaux en mouvement”, et notamment en Gāndhāra.

Les récits attribuent au Bouddha une multitude de miracles, allant de la guérison des malades à la prédiction de l'avenir. Ces prodiges renforcent l'idée d'un être aux pouvoirs divins. Les textes mettent l'accent sur le pouvoir salvifique du Buddha, incarnation de la (omni)science, de la toute-puissance et de la compassion.
Ce Buddha d'un nouveau genre n'est plus aussi loquace que le śramane Gautama de Kapilavastu. Il ne s'étend plus en longs sūtra dogmatiques, d'une technique poussée, mais intervient fréquemment pour révéler à ses auditeurs leurs actions passées ou leur annoncer leurs futures renaissances. Ces prédictions (vyakarana) se déroulent selon un cérémonial arrêté.” (Lamotte, 1967)
Les prédictions concernant la bouddhéité future des disciples devinrent un caractéristique essentiel du mahāyāna, à commencer par celle faite au bodhisattva Maitreya, le futur Bouddha attendant son tour dans le ciel de Tuṣita. Le Bouddha Śākyamuni étant parti, la future “Loi” viendrait désormais de Maitreya, et était déjà disponible pour ceux capable de faire l’ascension jusqu’à Tuṣita.

Cette divinisation s'est intensifiée à travers les siècles, notamment avec le développement du Mahayana et du Vajrayāna, et atteindra son apogée aux IXe et Xe siècles, au point de se fondre avec “l'hindouisme ambiant” (Lamotte, 1967). Le bouddhisme s’est développé aussi en dehors de l’Indosphère, et notamment sur la route de la soie pendant le premier millénaire. Il n’est alors plus uniquement un produit “indien”, et subit de multiples influences. Les grands textes bouddhiques ont-ils tous été rédigés en Inde, et toujours d’abord en langue indique avant d’être traduits ? Rien n’est moins sûr. Un texte en langue indique n’est pas toujours forcément l’originel. Le “sage éclairé” étant mort, le futur Bouddha Maitreya déjà disponible à Tuṣita, tous ceux qui savent faire l’ascension pourront recevoir ses instructions, prendre des notes et les diffuser dans leurs langues respectives.

C’est sans doute ainsi que se sont déroulées les choses, et la “Loi” du “sage éclairé” a été remplacée par d’autres “Lois” plus adaptées spatio-temporellement et lumineuses, enseignées par des Bouddhas divinisés. Ceux qui suivaient encore l’ancienne Loi se faisaient taper sur les doigts et étaient exhortés à se mettre à jour, sinon…

La légende du Bouddha la plus connue actuellement est celle racontée dans le Buddhacarita dAśvaghoṣa. Elle reprend l’idée du Bouddha comme un mahāpuruṣa et comme une manifestation compassionnelle, chaque Bouddha manifestant 12 actes, qui ne sont pas simplement considérés comme des événements historiques, mais comme des manifestations nécessaires et inévitables (avaśyakaraniya) de la nature d'un Bouddha divinisé. Le bouddhisme n’a plus vraiment besoin du “sage éclairé” Śākyamuni.

Déjà avant “l’apparition du mahāyāna”, on théorisait et spéculait sur ces “manifestations”, pas seulement d’un Bouddha, mais de tous ceux qui “pratiquaient” (“yoga”) les enseignements les plus profonds[1] voire ésotériques du Bouddha divinisé, et auxquels étaient associés des pouvoirs surnaturels (iddhi), comme p.e. la capacité du Bouddha à toucher le soleil et la lune de ses mains.

Le Bouddha divinisé rejoint le docétisme du Christ, dans la mesure où, pour certains, le Christ est “apparu” ("dokein" δοκεῖν) comme un être humain, mais sans avoir un corps réel. Selon les théories d’un “Bouddha divinisé”, celui-ci se manifeste dans un “corps de métamorphose” (traduction de Lamotte, nirmāṇakāya), indissociable du “corps de vérité” (dharmakāya) du Bouddha. On note au passage que le premier sens de “dharmakāya” du “sage éclairé” a été éclipsé par le corps absolu d’un Bouddha divinisé. La conception d’un Bouddha, selon le “docétisme bouddhiste” est essentiellement le transfert dune forme lumineuse (voir le Mahāvastu), et la naissance est une autre “apparence” ou “manifestation compassionnelle”, pour le bien des êtres.

Tout cela relève d’une science “bouddhologique”, d’une gnose libératrice et surtout productrice de bouddhéité, que le Yogācāra a exploité à fond. A commencer par le Saṃdhinirmocana Sūtra (SNS) qui “spiritualise” la réalité (dégradée en illusion) et fait du bouddhisme une “pratique spirituelle” (“yoga” selon Lambert Schmithausen 2014[2]) avec des niveaux de réalisation (bhūmi) et leurs pouvoirs surnaturels associés. Le SNS met en évidence le rôle crucial de la pensée (citta) dans la perception (vijñāna) du monde et la construction de la réalité. Le terme "vijñaptimātratā" affirme que la réalité est une manifestation de la perception. Celle-ci est déformée par les afflictions (kleśa). L’élimination des afflictions, ainsi que la pratique (“yoga”) de la méditation (śamatha et vipaśyanā) conduisent à la libération (mokṣa) du saṃsāra et à la bouddhéité. Tout en progressant dans leurs “pratique spirituelle”, les yogis développent des pouvoirs surnaturels (ṛddhibala, prajñāsamādhi, nirmāṇacitta) qui se renforcent en s’approchant de la bouddhéité parfaite.

Les nirmāṇacitta présagent le manomayakāya ainsi que le nirmāṇakāya d’un Bouddha divinisé. Les nirmāṇacitta, traduits par Lamotte comme “créatures fictives” sont expliqués en détail dans le Mahāprajñāpāramitāśāstra (Le traité de la grande vertu de sagesse), attribuée à Nāgārjuna, et traduit en chinois par Kumārajīva au IVème siècle. Dans ce traité, ils sont donnés comme exemples pour les phénomènes (dharma), semblables à des “créatures fictives”.
Ces créatures fictives ne sont pas soumises à la naissance (jāti), à la vieillesse (jarā), à la maladie (vyādhi) et à la mort (marana) ; elles n’éprouvent ni malheur (duhkha) ni bonheur (sukha), et diffèrent ainsi des créatures humaines. C’est pourquoi elles sont vides (śūnya) et inexistantes (asat).”
“En outre les produits de nirmāṇa sont sans substance fixe (aniya-tadravya) ; c’est seulement en tant qu’ils naissent de la pensée [de métamorphose] qu’ils ont une activité (kriyā), mais aucun n’existe vraiment.”
“Lorsque la pensée de métamorphose (nirmāṇacitta) a disparu, la création (nirmāṇa) disparaît.”
“Bien qu’ils soient vides de réalité, les nirmāṇa font éprouver aux êtres (sattva) de la tristesse (daurmanasya), de la douleur (duhkḥa), de la haine (dveṣa), de la joie (muditā), du bonheur (sukha) ou du trouble (moha).”
“En outre, les produits de métamorphose (nirmāṇajadharma) sont dépourvus de début, de milieu et de fin (apūrvamadhyacarama) ;”
“Enfin, les nirmāṇa sont purs (lakṣanaviśuddha) comme l’espace (ākāśa) : ils ne sont pas attachés (sakta) ni souillés (kliṣta) par des péchés ou des mérites (pāpapuṇya)
.” (Lamotte, MPPS 1944[3])
Tout cela n’est-il pas vrai pour tout ce qui est considéré comme une fiction, de l’art, de la beauté ?

Le MPPS donne les correspondances des niveaux de dhyāna avec les niveaux du triple univers, et les “créatures fictives” associées. L’ascension dans le triple univers est en fonction de la progression des dhyāna. Plus on progresse, plus le corps grossier perd en influence, et plus le corps spirituel se déleste et se libère, gagnant par là même en pouvoirs surnaturels.

Dans le dixième chapitre du Saṃdhinirmocana Sūtra (par ailleurs aussi traduit en chinois par Kumārajīva), Mañjuśrī interroge le Bouddha sur les caractéristiques du dharmakāya (corps de vérité) des tathāgatas. Le Bouddha explique que le dharmakāya est le résultat obtenu par la pratique des bhūmis (niveaux) et des pāramitās (perfections). Il est inconcevable pour les êtres conditionnés à cause des élaborations mentales. Le Bouddha explique ensuite que les tathāgatas se manifestent sous forme de nirmāṇakāya (corps d'émanation) et libèrent les êtres à travers trois types d'enseignements : les sūtras, le Vinaya, et les mātṛkās (équivalent de l'Abhidharma).

Le Bouddha développe alors quatre principes de raisonnement (yukti), notamment concernant la logique et l'épistémologie bouddhique, et établit trois types de cognition valide (pramāṇa) : la perception directe (pratyakṣa), l'inférence (anumāna), et, plus exceptionnel pour le bouddhisme, les écritures faisant autorité (āptāgama). Cette dernière cognition valide ouvre la porte aux écritures reçues par le biais d’un saṃbhogakāya. Dans la tradition bouddhique les āptāgama ne doivent pas être acceptés aveuglément mais doivent être examinés et vérifiés par l'expérience personnelle, comme le Bouddha l'a lui-même conseillé dans le Kālāma Sutta. Comment vérifier par l'expérience personnelle ce qui dépasse la raison et les facultés humaines, pour ensuite “l’accepter” ?

Le dixième chapitre se termine avec l'enseignement sur la dhāraṇī[4] qui révèle que les êtres sont au-delà de l'activité et des afflictions. C'est leur réification des phénomènes illusoires qui cause leur souffrance. En abandonnant le "corps affligé" (dauṣṭhulyakāya, gnas ngan len gyi lus[5]), ils peuvent réaliser le “dharmakāya” inconditionné. Il est précisé qu’à cause de la nature non-duelle des tathāgatas, qui ne sont ni dans l'éveil complet ni dans son absence, leur “dharmakāya” est parfaitement pur, tandis que leur corps d'émanation se manifeste constamment pour le bien des êtres[6].

Celui qui agit dans le monde avec son corps et sa parole, l’esprit “dans le dharmakāya”, vivant tout comme une fiction, n’est-il pas déjà un peu comme un Bouddha divinisé ? Pourquoi s’efforcer en plus à faire l’ascension dans les cieux ou les champs purs, ou à faire descendre le divin partout sur la terre ?

***

[1] P.e. Samaññaphala Sutta (DN 2), Akankheyya Sutta (MN 6), Gopaka Moggallana Sutta (MN 108), Kayagata-sati Sutta (MN 119), Pamsudhovaka Sutta (AN 3.102)

[2] The Genesis of Yogācāra-Vijñanavāda Responses and Reflections, Lambert Schmithausen, Tokyo, The International Institute for Buddhist Studies, 2014

[3] Le traité de la grande vertu de sagesse: (Mahāprajñāpāramitāśāstra), Nāgārjuna, Étienne Lamotte, Bureaux du Muséon, 1944

[4] La capacité des bodhisattvas à retenir et à appliquer les enseignements du Bouddha. la dhāraṇī est présentée comme une qualité des bodhisattvas qui leur permet de retenir un grand nombre d'enseignements du Dharma, d’empêcher les afflictions mentales (kleśa) de les perturber et d’enseigner le Dharma aux autres avec clarté et précision.

[5] Une note du Buddhavacana Translation Group précise que ce terme ne figure dans le Kangyur que dans le Saṃdhinirmocana Sūtra.
1257 on the relationship between āśrayaparivṛtti and dauṣṭhulyakāya. Saṃdh. is the only text in the entire Kangyur in which the term dauṣṭhulyakāya is found.

གནས་ངན་ལེན་གྱི་ལུས།. gnas ngan len gyi lus. dauṣṭhulyakāya. Term. Publications: 1. Appears in our translations as: 1. body afflicted by corruption.”
[6] “This quintessential teaching encapsulating the meaning of the entire Dharma states that beings are in truth beyond activity and beyond being afflicted or purified. It is only because of their reification of illusory phenomena in terms of identity and essence that they conceive their reality in the way they do, which leads them to suffering. Abandoning this “body afflicted by corruption” (dauṣṭhulyakāya), they obtain the truth body that is inconceivable and unconditioned (i.e., the dharmakāya). In this context, the Buddha concludes by explaining that the tathāgatas are not characterized by mind, thought, and cognition. Their mind arises without effort in the way of an emanation (nirmāṇa). In their case, one cannot say whether their mind exists or not, their domain consisting of pure realms. It follows that the tathāgatas are characterized by nonduality: “They are neither completely and perfectly awakened nor not completely and perfectly awakened; they neither turn the wheel of Dharma nor do not turn the wheel of Dharma; they neither attain the great parinirvāṇa nor do not attain the great parinirvāṇa. This is because the truth body is utterly pure and the emanation body constantly manifests.” Once the truth body has been purified through the practice focusing on the domain of truth (dharmadhātu), “the great light of gnosis [ye shes kyi snang ba chen po] manifests in beings, and innumerable emanated reflections [sprul pa'i gzugs brnyan] arise.”

The Noble Great Vehicle Sūtra “Unraveling the Intent”, Translated by the Buddhavacana Translation Group (Vienna) under the patronage and supervision of 84000: Translating the Words of the Buddha, First published 2020, Current version v 1.0.25 (2024).

En français :

Cet enseignement quintessentiel qui résume le sens de tout le Dharma affirme que les êtres sont en vérité au-delà de l'activité et au-delà d'être affligés ou purifiés. C'est uniquement en raison de leur réification des phénomènes illusoires en termes d'identité et d'essence qu'ils conçoivent leur réalité de cette façon, ce qui les conduit à la souffrance. En abandonnant ce "corps affligé par la corruption" (dauṣṭhulyakāya), ils obtiennent le corps de vérité qui est inconcevable et inconditionné (c'est-à-dire le dharmakāya).

Dans ce contexte, le Bouddha conclut en expliquant que les tathāgatas ne sont pas caractérisés par l'esprit, la pensée et la cognition. Leur esprit surgit sans effort à la manière d'une émanation (nirmāṇa). Dans leur cas, on ne peut dire si leur esprit existe ou non, leur domaine étant constitué de terres pures. Il s'ensuit que les tathāgatas sont caractérisés par la non-dualité : "Ils ne sont ni complètement et parfaitement éveillés, ni non complètement et parfaitement éveillés ; ils ne tournent ni ne tournent pas la roue du Dharma ; ils n'atteignent ni n'atteignent pas le grand parinirvāṇa. Ceci parce que le corps de vérité est totalement pur et que le corps d'émanation se manifeste constamment."

Une fois que le corps de vérité a été purifié par la pratique centrée sur le domaine de la vérité (dharmadhātu), "la grande lumière de la gnose se manifeste dans les êtres, et d'innombrables reflets émanés surgissent."





samedi 14 décembre 2024

Un Dieu non confessionnel

Cheval de Troie tibétain (création Dall-e)

La notion de triade divine est un concept récurrent dans de nombreuses traditions religieuses et philosophiques. Cette conception tripartite de la divinité ou de la réalité ultime semble répondre à un besoin fondamental de concilier l'unité (l’Un t. gcig) et la multiplicité (le multiple t. du ma), en introduisant un troisième niveau qui permet de résoudre cette apparente contradiction. On peut aussi observer une tendance "monothéisante" où le principe premier de la triade contient en lui les deux autres niveaux, tout en étant indissociable des deux autres et vice-versa. Le premier principe peut s’appeler Dieu, la Conscience, la Lumière (claire, ou noire), l’Intellect, la Source, la Vérité (ultime), la Vacuité (en couple avec la Lumière), il reste au fond ce que nous appelons “divin”.

Le “divin” ou “Dieu” désigne un principe suprême, transcendant et/ou immanent, qui est considéré comme la source ultime, le fondement ou l'essence de toute existence. Fréquemment à travers une triade divine, cet être suprême est considéré comme la réalité la plus élevée, qu'elle soit personnifiée ou impersonnelle. Souvent, avec le deuxième élément de la triade, elle constitue la perfection absolue avec des attributs maximisés tels que l'omniscience, l'omnipotence et la bonté suprême. A travers sa triade elle est à la fois transcendance et/ou immanente, diffusant sa semence, ses étincelles d’essence, de lumière, dans les êtres de l’univers, qu’ils soient des créatures, des émanations, etc. Tous les êtres, ou des groupes d’êtres élus ou éligibles.

La triade, qui est au fond éternelle, vient logiquement avec un cosmos divisé en trois parties indissociables. En théorie, le “Dieu” seul, le niveau très privilégié du “Dieu” en compagnie de sa “Pensée” (sous cent millions de noms différents), un cocon de perfection, puis le “Dieu” présent dans le multiple par le troisième membre de la triade divine. Dans ce troisième niveau, la divinité ne tient plus qu’à un fil. C’est au fond la corde de sauvetage d’un être/créature/conscience. C’est grâce à ce fil divin, relié à l’étincelle divine en lui, qu’un être, une conscience peut remonter au Divin. Abandonnant son corps physique, sa raison, ses passions, l’étincelle lumineuse fait le voyage retour, du niveau le plus grossier au niveau le plus éthéré.

Nous savons tout cela grâce à des révélations, faites par des “personnes spéciales” (pour éviter leurs noms spécifiques et différents dans chaque tradition) ayant une “connaissance spéciale” grâce à un lien privilégié avec la triade lumineuse. D’ordinaire, un être humain n’est pas doté de cette connaissance, ni de son propre potentiel, l’étincelle lumineuse en lui. C’est par une communauté vivant selon les principes de la “connaissance spéciale”, transmise par une lignée de “personnes spéciales”, qu’un être humain - s’il est éligible - peut à son tour avoir accès à cette connaissance à condition de suivre un protocole spécial, et retourner à la Source, de son vivant ou après sa mort. Sans cette connaissance, une étincelle de Lumière ne trouvera sans doute pas le chemin de retour après sa mort, et continuera à errer dans le niveau inférieur.

Au fil du temps, les traditions “divines” ont évolué et développé des branches davantage mystiques et ésotériques, où “Comme ci-dessus, donc ci-dessous”, avec des notions de sympathie macrocosmique-microcosmique, et un phénomène d’intériorisation de la voie spirituelle. Dans ces systèmes, plus besoin de faire l’ascension macrocosmique. Grâce à la sympathie pancosmique, “Comme ci-dessous, donc ci-dessus”. De toute façon, je pense qu’on peut dire que toute tradition ésotérique est forcément théiste sous une forme ou une autre.

Je pense qu’il est raisonnable d’appeler une telle tradition “théiste”. Ce n’est certainement pas une “philosophie non confessionnelle” athée. Généralement, le qualificatif “athée” ne se limite pas à ceux qui nient le “Dieu” des grandes religions monothéistes ou triadiques. Il peut aussi être utilisé pour tout rejet d’un principe premier transcendant, du surnaturel, de la métaphysique, d’un code moral et éthique “divin”, etc.

Le “bouddhisme” est-il une “philosophie non confessionnelle” athée ? Notamment le bouddhisme dit “mahāyāna” (universaliste) et le bouddhisme ésotérique ? Je ne le crois pas. Même le bouddhisme dit “ancien” ou “mainstream” comporte de nombreux éléments religieux. Il est possible que dans un passé lointain “śramaṇa”, le bouddhisme ascétique était davantage “athée”, mais néanmoins clairement une ascèse. “Non confessionnelle” ? Je ne pense pas.

mercredi 11 décembre 2024

Le corps lumineux à l'étroit dans ses incarnations temporaires

"Chakras and energy channels" (source)

Le corps subtil ou corps-vajra est trop à l'étroit dans son incarnation temporaire. Le coeur triadique du corps subtil consistant en trois canaux (nāḍī) reproduit schématiquement la triade de l’univers (tridhātu). Y aurait-il des correspondances avec les trois guṇa ?

Le canal central (avadhūti), le plus important, s'étend le long de la colonne vertébrale. Il est associé à la sagesse primordiale et au potentiel d'éveil. Le canal (rasanā) à droite du canal central, est de couleur blanche et s'enroule autour du canal central pour finir dans la narine droite. Il est associé à l'énergie solaire, aux fonctions corporelles et aux processus mentaux. Le canal de gauche (lalanā), rouge, correspond à l'énergie solaire Il s'enroule également autour du canal central pour finir dans la narine gauche. Il est situé à gauche chez l'homme et à droite chez la femme[1].

Le canal central est un tube de lumière, blanc à l'extérieur (symbole de la béatitude), rouge à l'intérieur (symbole de la luminosité) et bleu entre les deux (symbole de la vacuité). La triple expérience de la réalité lumineuse. Il inclut et transcende les deux autres canaux. Il est en lien direct avec la Lumière (t. ‘od gsal).

Les deux canaux latéraux, rasanā et lalanā, s'enroulent autour du canal central, avadhūti, créant des points de constriction appelés "noeuds". Ces noeuds empêchent la libre circulation des énergies vitales (prāṇa) des canaux latéraux vers le canal central. La purification des énergies des canaux latéraux est essentielle pour que le Cœur puisse être pleinement fonctionnel.

On pourrait dire que les deux canaux latéraux représentent ou causent “l’ignorance” au niveau du tube de lumière central, et les deux voiles, le voile de la connaissance dualiste (jñeyāvaraṇa) pour rasana, et le voile des passions (kleśāvaraṇa) pour lalanā. Le masculin correspond à rasanā, et le féminin à lalanā. Le canal central est neutre (Lumière et vacuité).

La vacuité, ou coproduction conditionnée, correspond aussi à la part “physique” grossier (karmique), dans laquelle est contraint le corps subtil (corps-vajra) qui correspond à la Lumière. La Lumière est divine et pure et échappe à toute contrainte à l’état pur, mais associée à un corps physique, les limitations de ce dernier sont les siennes, s’il y a identification avec le corps grossier. La vacuité gère tous les liens (rten 'brel), naturels et surnaturels ("bzang po").

En plus de ces trois canaux principaux, le corps subtil est parcouru par un réseau de canaux secondaires, estimés à 72 000, dont 37 sont considérés comme principaux. Ces canaux distribuent les vents subtils dans tout le corps, assurant le bon fonctionnement des organes et des processus vitaux. Le chiffre de 70 000 voiles, symbolisant la multitude des obstacles à l'éveil, est cité chez Henry Corbin[2]. On pourrait y voir une correspondance avec les canaux secondaires, qui sont au fond autant de “voiles”, et qui sont ici purifiés yoguiquement ou psychosomatiquement. Les pratiques yogiques et la méditation visent à harmoniser les énergies des canaux latéraux[3], à ouvrir les passages obstrués à l'aide de mantras, et à favoriser l'ascension des vents subtils dans le canal central. Cette ascension conduit à la réalisation de la nature lumineuse de l'esprit et à l'éveil.

Mantras Oṃ Āḥ Hūṃ
(d'après Bluvisnu sur Reddit)

L’expérience de la triade Lumineuse diffère selon le niveau d'ignorance et de connaissance (gnose) de chaque individu. Elle relève du corps-parole-esprit d’un individu ordinaire et du trikāya du Bouddha, au mantra tricolore Oṃ (blanc) Āḥ (rouge) Hūṃ (bleu). C’est la même triade Lumineuse. Pour le Bouddha, il n’y a pas de contraintes, pas de dualité, pas d’intérieur et extérieur. Son “corps subtil” est le corps-vajra indestructible actualisé, garanti sans “noeuds” (granthi). C’est un corps cosmique. Le vajradhara peut voyager à l’intérieur de son corps, tout en voyageant “quantiquement” à l’extérieur. “Comme ci-dessus, ainsi ci-dessous”, et vice-versa. La Lumière n’a pas de frontières dans le triple univers and beyond.

Dans le bouddhisme ésotérique “buddhadhātoḥ”, le tube lumineux est l’indissociabilité de la luminosité et de la vacuité, la composante principale étant la Lumière. La vacuité est comme la Pensée (t. dgongs pa) de la Lumière. La vacuité “gère”, telle la Nature, le mélange de la Lumière et de “la matière” ou d’un médium, l’incorporation de la Lumière. Cependant, logiquement, lors de “l’ascension”, quand l’incorporation cesse, et que la vacuité (coproduction conditionnée) cesse, il ne reste plus que la Lumière, et la vacuité en tant que “Pensée”. Logiquement, car théologiquement la Lumière est depuis toujours indissociable de la vacuité, et de l’incorporation (immanence). La dualité est résolue par la jonction des canaux latéraux débouchant dans le tube tricolore de Lumière moniste. Dans ce sens, on pourrait dire que le bouddhisme ésotérique “buddhadhātoḥ” est un monisme de Lumière, où la Lumière est la seule dimension ultime. Au-delà du triple univers, la Lumière règne en maître. Sans le processus d’émanation dans ce système idéaliste, la vacuité n’aurait pas de rôle, mais elle peut toujours tenir compagnie à la Lumière en tête-à-tête.

Sans le processus d’émanation et sans la vacuité, nous ne serions pas là ; une simple “lueur dans l’oeil de la Lumière” (“a twinkle in one's father's eye”).

***

[1] Chogyal Namkhai Norbu, Yantra Yoga, The Tibetan Yoga of Movement (2008)

[2]Dieu a 70000 voiles de lumière et de ténèbres; s'il les dévoilait. Les éclats de sa Face incendieraient tout ce que rencontrerait son regard.” Ces voiles, c'est l'ensemble de tous les univers sensibles et suprasensibles (molk et malakût, shahâdat et ghaybat). Le chiffre qui en fixe qualitativement le nombre suivant la tradition ci-dessus, est de 70000. Mais il y a des variantes ; certaines traditions font état de 18000 mondes, d'autres de 360000 mondes (116). Or, tous ces mondes sont existants à l'intérieur de l'homme, dans son être subtil ou ésotérique (nahân = bâtin), lequel comporte autant d'« yeux » qu’il existe de ces mondes ; c'est par ces yeux qui leur correspondent, qu’il perçoit respectivement chacun de ces mondes, en vivant chaque fois l'état spirituel où ce monde s'épiphanise à lui.” Henry Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Editions Présence (1987)

Le Continuum causal existe dans le corps de chacun comme “le Corps vajra” (rdo rje lus) avec ses 36 constituants, , incluant les agrégats, les éléments, les organes sensoriels, etc., ainsi qu’un réseau de 72 000 canaux subtils, dont 37 sont considérés comme principaux. Ce corps subtil, dans son état originel, reflète la pureté potentielle de l'état de Bouddha. L'association des 37 canaux aux 36 constituants du corps vajra et aux 37 facteurs de l'éveil met en lumière l'interdépendance entre le corps et l'esprit, ainsi que le rôle central du corps subtil dans le processus de libération.

Comprendre la condition authentique de l'esprit et du corps implique de reconnaître la nature lumineuse et vide de la pensée, de comprendre que le corps est l'expression de la Luminosité. En purifiant et transformant le corps et la pensée par les pratiques du Continuum de la méthode, Le Continuum résultant est réalisé, l'état de Bouddha
.”

[3]The Kyangma channel, red and corresponding to solar energy, is on the left side in men and on the right in women. Kyang means ‘sole’, and unlike the Roma, this channel is not connected with many secondary channels. Control of this channel is fundamental in order to cultivate the experience of emptiness.” BLOG L'étonnant Yangönpa.

dimanche 8 décembre 2024

Dompter les triades et l'apparaître

"Adjie and the lions" (source Boudewijn Huygens)

Les voies positives se permettent souvent de distribuer de bons et de mauvais points, de catégoriser et de hiérarchiser. Pour sortir de la dualité, le Yogācāra propose une troisième tour de la roue, une troisième solution, en introduisant de nombreuses triades. Le cosmos est triple et partagé en trois niveaux. Un être humain a trois “corps” dans le sens d’ensembles (kāya), tout comme son modèle perfectionné le Bouddha. Question intéressante : Qu'est-ce qui est apparu en premier : l’homme ou le Bouddha ? La nature est-elle antérieure à l’âme/l’esprit, ou vice-versa. Le Yogācāra et le bouddhisme ésotérique penchent clairement vers la deuxième hypothèse, en considérant que ce n’est même pas une hypothèse, mais la vraie vérité.

La triade cosmique (tridhātu) donne lieu à une triple expérience ; non-conceptualisation (avikalpa/nirvikalpa), plénitude (sukha) et clarté/luminosité (prabhāsvara). Idéalement, les trois sont présentes sans préférence pour aucune des trois, car cela pourrait faire rechuter dans un des trois sphères (dhātu). Le regroupement en une triade de ces trois expériences de la nature de l’univers et donc de l’esprit, est cependant plutôt tardif (t. “bde gsal mi rtog pa”). L’objectif de la voie des perfections et notamment de la perfection de la lucidité (prajñāpāramitā) est d’approcher la vacuité à travers la non-conceptualisation. Il n’y ait pas encore question de luminosité ou de plénitude, à part comme métaphore pour la pureté.

Le Sūtra de la Perfection de la lucidité en 25000 vers enseigne que la nature de l'esprit est la luminosité.
"Subhūti, qu'est-ce que la luminosité — la nature intrinsèque de la pensée ?
-Vénérable Śāradvatīputra, répondit Subhūti, la pensée n'a ni désir, ni absence de désir. Il n'a ni haine, ni illusion, ni obsession, ni obscurcissement, ni empêchement, ni impulsions latentes, ni entraves, ni vues erronées, ni les mentalités des śrāvakas et des pratyekabuddhas, ni leur absence. Ceci, Vénérable Śāradvatīputra, est la luminosité naturelle de la pensée que possèdent les grands êtres bodhisattvas
.[1]
Avec le Yogācāra et l’introduction des théories sur l’essence de Bouddha (buddhadhātu), la luminosité devient plus qu’une simple métaphore, et finit par devenir une métaphore du Divin, et finalement un synonyme du Divin avec Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.). La luminosité est un thème central du Guhyasamāja Tantra. On y voit apparaître la “luminosité” (s. prabhāsvaratā t. 'od gsal) qui fait référence à la luminosité fondamentale de l'esprit, très différente de la métaphore du Sūtra de la Perfection de la lucidité en 25000 vers, cité ci-dessus.

Cette luminosité fondamentale est associée à l’essence du Bouddha, voilée par l'ignorance et les émotions négatives que ce tantra propose de purifier par une transformation. La luminosité de l’essence du Bouddha est en unité indivisible (yuganaddha) /union avec la vacuité (śūnyatā). La divinité Père (t. yab) représente la Luminosité fondamentale (Noûs, l’Intellect) et la divinité Mère (yum) la vacuité, alias la Nature. C’est ce couple primordial qui est à lorigine de la réalité lumineuse, divine (théophanie) quand celle-ci est perçue correctement ou surnaturellement, et humaine quand elle est perçue avec les facultés naturelles. Grâce aux deux phases de développement et d'achèvement d’une pratique tantrique (sādhana), la réalité ordinaire est transformée en maṇḍala, la réalité lumineuse, divine. Les trois yogas dérivés du tantra sont le corps illusoire, le rêve et la luminosité fondamentale.

Par la suite, le Hevajra Tantra exploitera l’expérience de “félicité” (sukha) du couple primordial (Hevajra-Nairātmyā). Le Père représente la Compassion/Méthode et la Mère la vacuité/Nature/Sagesse. C’est le corps subtil lumineux qui devient le champ d’action, et qui fera l’objet d’une purification/transformation totale. Ce corps subtil devient un véhicule lumineux permettant de rejoindre la Source lumineuse, après la mort.

Chaque approche focalise sur une expérience particulière. Le Prajñāpāramitā sur la non-conceptualisation, le Guhyasamāja sur la luminosité, et le Hevajra sur la félicité. Le Prajñāpāramitā correspond à la vacuité/lucidité, et les deux tantras à la Méthode. Le bouddhisme ésotérique considère par conséquent que l’expérience de la vacuité dans la voie des perfections est incomplète et imparfaite. La pratique de la vacuité et de la luminosité n’est toujours pas complète. Seul le Hevajra Tantra et toutes ses pratiques dérivées ultérieurement (transmissions aurales) permettent une expérience intégrale de la réalité lumineuse, divine, pleine et vide.

Du Xème au XIIème siècle il y eut cependant des maîtres bouddhistes qui semblaient suivre une approche contemplative intuitive, qui pouvait être associée de la voie des perfections et/ou de la voie des tantras. Cette approche voulait se fixer sur l’essentiel (t. snying po’i don), comme la pensée éveillée (bodhicitta) était déjà considérée comme l’essentiel. Ces maîtres semblent avoir connu les tantras mentionnés ci-dessus, mais comme des expédients (upāya), à l’instar des perfections, qui étaient des expédients. Zhang tshal pa (1123-1193) :
Les trois égarements sont : 1) la réification de la félicité, 2) l'appréhension de la clarté, 3) une non-conceptualisation intellectuelle. Si l'on réifie ces trois [expériences], on s’égare dans les trois mondes. Si l’on ne perçoit pas la nature de la réalité (gnas lugs kyi rang bzhin), même sans réification et appréhension, on s’égare dans le l’état (‘bras bu) d’un śrāvaka ou pratyekabuddha. Le grand sceau (mahāmudrā) est la perception ordinaire nue, dépourvue des trois conditions, c'est pourquoi.
D'après le Dohā[kośagīti] :
"Ce n'est pas à travers une méditation artificielle que l'on trouvera la délivrance ?
Eh ! tout ce que l'on en dit se perdrait en affirmations fausses, oubliez donc tout cela !
Tout ce que l'on réifie, c'est cela même qu'on percevra
[2]."
En général, il faut distinguer entre les trois [expériences] de félicité, clarté et non-conceptualisation, de śamatha et de vipaśyanā (t. zhi gnas et lhag mthong). C'est en distinguant les aspects (rnam pa nas rnam par) que l’on ne s’égarera pas dans la félicité, la clarté et la non-conceptualisation. C’est l’accès [simultané] aux trois [expériences] de la félicité, la clarté et la non-conceptualisation qui fait se manifester les trois kāyas. C’est en évitant les trois égarements et les quatre états dépourvus que l’on pratique correctement.” (Zhang Tshal pa[3])
Ces trois expériences de la nature fondamentale des trois niveaux/kāyas (Buddha, cosmos, homme) sont unifiées dans la “perception ordinaire nue”, qui en est dépourvue, car elle les transcende. Elle est le Grand sceau. Ce sont les pratiques de śamatha et de vipaśyanā qui donnent accès aux trois expériences, servant de simple indicateur de niveau/kāya. Elles ne sont ni réifiées (t. zhen pa), ni appréhendées (t. ‘dzin pa), ou manipulées dans des “méditations artificielles”, un pléonasme.

Ces trois expériences sont comme les trois guṇa, ou les trois humeurs, mais “spirituels”. On peut focaliser sur la non-conceptualisation, la luminosité, la plénitude, les développer, diminuer ou augmenter leur volume entre minimum et maximum, cela ne changera pas leur nature, et elles auront toujours comme arrière-fonds la “perception ordinaire nue”. La félicité, la luminosité et la non-conceptualisation au niveau maximal, sera toujours cela. Le volume change, pas “la perception ordinaire nue”. Vouloir manipuler celle-ci ? Quelle idée ! dit Saraha. Est-ce qu’on entend “mieux” une musique avec le volume au maximum, ou en maîtrisant totalement le réglage ? Il y aura sans doute toujours des pratiquants de l’extrême, que ce soit dans le sport, dans l'ascétisme ou dans la spiritualité, des “Hungerkünstler” (“artistes de la faim”) comme dirait Franz Kafka.

Artiste de la faim (Biblerella Show, youtube)

Cet avertissement contre l’attachement à ces trois expériences se trouve déjà chez Gampopa (1079-1153), qui semblait vouloir se limiter à enseigner l’essentiel, la voie de la connaissance. L'attachement à ces expériences peut conduire à l'égarement et empêcher la progression sur le chemin de l'éveil.
Durant la période d'apprentissage, il faut s'entraîner avec un discernement immédiat (rig pa) clair et sans distraction. En se familiarisant ainsi, une détermination émerge. Sans perdre l'essence de la pensée (citta), il faut reconnaître que toutes les pensées discursives (vikalpa) sont la pensée.

Les signes intérieurs du repos mental (śamatha) apparaissent comme de la fumée, comme un mirage, comme des lucioles, ou comme un ciel sans nuages. La fumée et le mirage sont indicatifs du début de maîtrise de connaissance intrinsèque (jñāna[4]). Quand le repos mental est atteint, un phénomène comme une lumière (mar me) peut se manifester à l’intérieur ; c'est un signe de maîtrise de connaissance intrinsèque. La manifestation de phénomènes comme un ciel sans nuages est désignée par “lucidité de la vision supérieure (lhag mthong gi shes rab, vipaśyanā-prajñā), c'est la maîtrise de la connaissance authentique (yang dag pa'i ye shes, samyag-jñāna).

Il y a deux types d'apparaître (snang ba, prabhāsa) : l’apparaître déterminé et l’apparaître indéterminé. L'apparence de plénitude, de clarté et de non-conceptualité est l'essence de la pensée ; c'est ce qu'on appelle "l’apparaître" (snang ba). Reconnaître cette essence de la pensée comme ininterrompue est déterminer (nges pa) l'apparaître. Quand la plénitude, la clarté et la non-conceptualisation se manifestent, mais qu’elles ne sont pas reconnues comme l’essence de la pensée, l'apparaître n’est pas déterminé. L’absence de détermination est la vue (dṛṣṭiḥ) mondaine (laukikī) ultime. Si on tient celle-ci pour suprême, on s'égare dans les trois sphères (tridhātu).

Si en s’entraînant dans la contemplation (samādhi), on ne réifie pas [l’apparaître], on intègre que les pensées discursives même sont la connaissance elle-même (rig pa[5]). Intégrer la connaissance elle-même comme connaissance [authentique] (samyagjñāna), c’est développer (rtsal sbyong) la contemplation. Ainsi dit [Gampopa]
[6].”
C’est cette pratique que Gampopa considérait comme essentielle (snying po’i don), et qu’il appelait parfois “la voie contemplative” (mngon sum lam). Gampopa distingue entre trois voies : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi, et le grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la perception (Dzogchen, Mahāmudrā)
Il y a trois types de voies (lam) :
La voie de l'inférence (rjes dpag lam, anumāna-mārga)
La voie du support (byin rlabs lam, ādhiṣṭhāna-mārga)
La voie de la perception directe (mngon sum lam, pratyakṣa-mārga)

La voie (lam du byed pa) de l'inférence consiste à examiner tous les phénomènes à travers la logique de l'un et du multiple, puis à les établir comme étant vides.

La voie du support surnaturel (ādhiṣṭhāna) repose sur des pratiques comme la génération de la divinité, le yoga du canal central, des bindu et des mantras, qui sont imprégnées de support surnaturel.

La voie de la perception directe (pratyakṣa) est lorsqu'un maître réalisé enseigne directement que la nature de la pensée immanente (lhan cig skyes pa, sahaja) est “la lumière du dharmakāya” (chos kyi sku 'od gsal bya ba), et que l'on intègre la perception directe sans se séparer de la vue, l’observation et la méditation (lta spyod sgom gsum).

Parmi ceux qui empruntent ces trois voies, il y a deux types de personnes : ceux qui progressent graduellement, et ceux qui ont accès simultanément (cig char ba). Ceux qui ont accès simultanément sont ceux qui ont purifié les relents (vāsanā) non-conformes et développé des dispositions conformes au Dharma, ce qui est extrêmement difficile. Quant à moi, je préfère la méthode graduelle
[7].”
Comment un "maître réalisé" enseigne directement la nature de la pensée ?
La pensée-en-soi naturelle (sct. sahajika) est le Corps réel (dharmakāya). L’apparaître naturel est la lumière (saṃbhogakāya) du Corps réel. Les pensées discursives (vikalpa) naturelles sont le rayonnement (nirmāṇakāya) du Corps réel. Leur indissociabilité naturelle (svabhāvikakāya) est le point essentiel (ārtha) du Corps réel.[8]
Voici la voie contemplative de Gampopa qui intègre les triades et l’apparaître.

***

[1] The Perfection of Wisdom in Twenty-Five thousand lines (Pañca viṃśati sāhasrikā prajñāpāramitā, toh9), sur le site 84000

[2] Dans le Commentaire du Dohākośagīti par Advaya-Avadhūtipa :
DKG 33.1 Ce n'est pas à travers une méditation artificielle que l'on trouvera la délivrance
bsam gtan brdzun pas thar ba rnyed min no//
DKG 16.1 Eh ! tout ce que l'on en dit se perdrait en affirmations fausses, oubliez donc tout cela
kye lags gang smras brdzun pa long ba bor la/
DKG 16.2 Tout ce que l'on réifie, c'est cela même qu'on percevra
gang la zhen pa yod pa de yang thong/

[3] gol sa gsum ni bde gsal mi rtog pa gsum ste/ bde ba la zhen pa yod/ gsal ba la 'dzin pa yod/ mi rtog pa la blos byas yod pas/ de gsum zhen na khams gsum du gol ba las/zhen 'dzin med kyang*/ rgyu[554] gnas lugs kyi rang bzhin zhal ma mthong na nyan rang gi 'bras bur gol ba'o/ phyag rgya chen po ni rkyen gsum dang bral ba'i tha mal gyi shes pa rjen nya pa yin pa'i phyir ro/ do ha las/ bsam gtan brdzun pas thar pa thob bam ci// kye lags gang smras brdzun zhing log pa de bor la// gang la zhen pa yod na de yang thong*// ces pa'i don no// spyir zhi gnas kyi bde gsal mi rtog pa/ rtogs pa'i bde gsal mi rtog pa gnyis kyis sa mtshams phyed dgos/ rnam pa nas rnam par bde gsal mi rtog pa gsum gol sar bzhag pas mi 'ong*/ rtogs pa'i bde gsal mi rtog pas sku gsum mngon du byed pa yin no/

Extrait de Théorie de fond des instructions, le miroir qui reflète tous les phénomènes (khrid kyi rgyab chos chos kun gsal ba'i me long), Oeuvre complète, gsung 'bum/ brtson 'grus grags pa, volume 8

[4] Sans doute rang rig pa’i ye shes (svabodhavidyā)

[5] Interprété comme rang rig (svasaṃvedana).

[6] “de la slob pa'i dus su/ rig pa gsal la ma yengs par bslab/ de la goms tsa na/ rang la nges shes skye ba yin/ sems kyi ngo bo de ma shor bar byas nas/ rnam rtog spros pa thams cad sems su shes par bya'o// zhi gnas kyi nang rtags su du ba lta bu/ smig rgyu lta bu/ srin bu me khyer lta bu/ sprin med pa'i nam mkha' lta bu 'ong ste/ du ba smig rgyu byung tsa na cung zad ye shes la dbang ba yin/ zhi gnas mthar phyin pa'i dus su/ nang rtags mar me lta bu 'ong ste/ de ye shes la dbang ba yin/ sprin med pa'i nam mkha' lta bu byung tsa na/ lhag mthong gi shes rab ces bya ste/ yang dag pa'i ye shes la dbang ba yin//

snang la nges pa dang*/ ma nges pa gnyis/ snang ba ni bde gsal mi rtog pa ni sems kyi ngo bo ste/ snang ba zhes bya/ de nyid sems kyi ngo bor rgyun chad med par shes pa ni snang la nges pa'o/ bde gsal mi rtog par snang yang sems ngo ma shes pa ni/ snang la ma nges pa'o/ ma nges pa ni 'jig rten pa'i lta ba mthar thug yin/ de la mchog 'dzin du byas na/ khams gsum du gol/

ting nge 'dzin gyi rtsal sbyong ba na/ de la ma zhen par/ rnam rtog de nyid rig par 'khyer/ rig pa ye shes su 'khyer ba ni/ ting nge 'dzin gyi rtsal sbyong ba'o/ zhes gsung ngo”

Extrait du Manuel des instructions essentielles du Grand Sceau (snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig), contenu dans Les enseignements du Vénérable Gampopa (chos rje dwags po lha rje'i gsung/gsung thor bu/ bsod nams rin chen).


[7] Extrait des Enseignements devant l'assemblée - Abondance des qualités éminentes Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

[8] Rang sems lhan cig skyes pa chos sku dngos//
Snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od//
Rnam rtog lhan cig skyes pa chos sku'i rlabs//
Dbyer med lhan cig skyes pa chos sku'i don//

Extrait du Manuel des instructions essentielles du Grand Sceau (snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig), contenu dans Les enseignements du Vénérable Gampopa (chos rje dwags po lha rje'i gsung/gsung thor bu/ bsod nams rin chen)