jeudi 31 mai 2012

Toujours plus loin, toujours plus près



« Nous disons donc que l'homme doit être si pauvre qu'il ne soit ni n'ait en lui aucun lieu où Dieu puisse opérer. Tant qu'il réserve un lieu, il garde une distinction. C'est pourquoi je prie Dieu qu'il me libère de «Dieu», car mon être essentiel est au-dessus de «Dieu» en tant que nous saisissons Dieu comme principe des créatures. Dans ce même être de Dieu où Dieu est au-dessus de l'être et au-dessus de la distinction, j'étais moi-même, je me voulais moi-même, je me connaissais moi-même pour faire cet homme [que je suis]. C'est pourquoi je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, et non pas selon mon devenir qui est temporel. C'est pourquoi je suis non-né (ungeboren) et selon mon mode non-né, je ne puis jamais mourir. Selon mon mode non-né, j'ai été éternellement et je suis maintenant et je dois demeurer éternellement. Ce que je suis selon ma naissance doit mourir et être anéanti, car c'est mortel, c'est pourquoi cela doit se corrompre avec le temps. Dans ma naissance [éternelle], toutes choses naquirent et je fus cause de moi-même et de toutes choses, et si je l'avais voulu je ne serais pas, et toutes choses ne seraient pas, et si je n'étais pas, «Dieu» ne serait pas non plus. Que Dieu soit «Dieu», j'en suis une cause ; si je n'étais pas, Dieu ne serait pas «Dieu». Il n'est pas nécessaire de savoir cela.
Un grand maître dit que sa percée est plus noble que sa diffusion, et c'est vrai. Lorsque je fluai de Dieu (Ausfließen), toutes choses dirent : Dieu est, et cela ne peut pas me rendre heureux car par là je me reconnais créature. Mais dans la percée (Durchbrechen) où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créatures et ne suis ni «Dieu» ni créature, mais je suis plutôt ce que j'étais et ce que je dois rester maintenant et à jamais. Là je reçois une impulsion (Aufschwung) qui doit m'emporter au-dessus de tous les anges. Dans cette impulsion, je reçois une richesse telle que Dieu ne peut pas me suffire selon tout ce qu'il est «Dieu» et selon toutes ses œuvres divines. En effet, le don que je reçois dans cette percée, c'est que moi et Dieu, nous sommes un. Alors je suis ce que j'étais et là je ne grandis ni ne diminue, car je suis là un moteur immobile qui meut toutes choses. Alors Dieu ne trouve pas de lieu dans l'homme, car par cette pauvreté, l'homme acquiert ce qu'il a été éternellement et ce qu'il demeurera à jamais. Alors Dieu est un avec l'esprit, et c'est la suprême pauvreté que l'on puisse trouver. »
[Maître Eckhart, extrait de sermon 52, Heureux les pauvres en esprit, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache]

Je me souviens d’une anecdote avec Ajahn Chah, mais je n’arrive pas à en retrouver la source. Il me semble que cela se passait pendant une rencontre oeucuménique et qu’un clergyman anglais parlait avec Ajahn Chah au sujet de la prière. Lui arrivait-il de faire des prières ? Oui, il en faisait. Mais alors, demanda le clergyman, ces prières vont-elles jusqu’à Dieu ? Oh, même beaucoup plus loin, aurait répondu Ajahn Chah.

Illustration : début 2001: A Space Odyssey

Il semble y avoir deux mouvements ici chez Eckhart, à partir de Dieu : l'écoulement (Ausfließen) et, initialement, vers Dieu, aboutissant en la percée (Durchbrechen), et suivi d'une "impulsion" ou d'un élan (Aufschwung) de dépassement.  

Traduction en allemand modern
So denn sagen wir, daß der Mensch so arm dastehen müsse, daß er keine Stätte sei noch habe,darin Gott wirken könne. Wo der Mensch (noch) Stätte (in sich) behält, da behält er noch Unterschiedenheit. Darum bitte ich Gott, daß er mich Gottes quitt mache; denn mein wesentliches Sein ist oberhalb von Gott, sofern wir Gott als Beginn der Kreaturen fassen. In jenem Sein Gottes nämlich, wo Gott über allem Sein und über aller Unterschiedenheit ist, dort war ich selber, da wollte ich mich selber und erkannte mich selber (willens), diesen Menschen (=mich) zu schaffen. Und darum bin ich Ursache meiner selbst meinem Sein nach, das ewig ist,nicht aber meinem Werden nach, das zeitlich ist. Und darum bin ich ungeboren, und nach der Weise meiner Ungeborenheit kann ich niemals sterben.
Nach der Weise meiner Ungeborenheit bin ich ewig gewesen und bin ich jetzt und werde ich ewiglich bleiben. Was ich meiner Geborenheit nach bin, das wird sterben und zunichte werden, denn es ist sterblich; darum muß es mit der Zeit verderben. In meiner (ewigen) Geburt wurden alle Dinge geboren, und ich war Ursache meiner selbst und aller Dinge; und hätteich gewollt, so wäre weder ich noch wären alle Dinge; wäre aber ich nicht, so wäre auch»Gott« nicht: daß Gott »Gott« ist, dafür bin ich die Ursache; wäre ich nicht, so wäre Gottnicht »Gott«. Dies zu wissen ist nicht not. Ein großer Meister sagt, daß sein Durchbrechen edler sei als sein Ausfließen, und das ist wahr. Als ich aus Gott floß, da sprachen alle Dinge: Gott ist. Dies aber kann mich nicht seligmachen, denn hierbei erkenne ich mich als Kreatur. In dem Durchbrechen aber, wo ich ledigstehe meines eigenen Willens und des Willens Gottes und aller seiner Werke und Gottes selber, da bin ich über allen Kreaturen und bin weder »Gott« noch Kreatur, bin vielmehr, was ich war und was ich bleiben werde jetzt und immer fort. Da empfange ich einen Aufschwung, der mich bringen soll über alle Engel. In diesem Aufschwung empfange ich so großen Reichtum, daß Gott mir nicht genug sein kann mit allem dem, was er als »Gott« ist, und mit allenseinen göttlichen Werken; denn mir wird in diesem Durchbrechen zuteil, daß ich und Gotteins sind. Da bin ich, was ich war, und da nehme ich weder ab noch zu, denn ich bin da eine unbewegliche Ursache, die alle Dinge bewegt. Allhier findet Gott keine Stätte (mehr) in dem Menschen, denn der Mensch erringt mit dieser Armut, was er ewig gewesen ist und immerfort bleiben wird. Allhier ist Gott eins mit dem Geiste, und das ist die eigentlichste Armut,die man finden kann.

mardi 29 mai 2012

Colonne de feu et axe du monde




Le bouddha avait le pouvoir sur le feu (S. tejas) et le tathāgata était quelquefois comparé à un feu qui brûle dans la nuit de ceux qui doutent (P. kankha).
Voyez ceci:
le discernement
des Tathâgatas,
tel un feu flambant dans la nuit,
donnant de la lumière, donnant des yeux,
à ceux qui viennent,
dissipant leurs doutes.
Kankharevata
(Thag 1.3) version anglaise de Thanissaro Bhikkhu
 Dans la littérature secondaire, cet exemple fut quelquefois pris au premier degré. Dans une des vies antérieures du Bouddha (jātaka), raconté dans le Sūtra des sages et des fous (T. mdo mdzangs blun), il s’appelait Sarvada. Pour aider des marins perdus sur la mer au milieu d’une région infestée de pirates, il s’enveloppa les bras de tissus imbibés d’huile et les alluma, servant ainsi, les bras étendus, de torche humaine sur le devant du navire.

Quel est exactement cet « élément igné » (P. tejo-dhātu) que maîtriseraient le Bouddha et ses arhats ?
« Tejas [tij] n. [«pointe de la flamme»] flamme, chaleur; effulgence, éclat, splendeur | ardeur; énergie vitale, vigueur; fougue; force; force virile, sperme | force spirituelle, puissance, influence morale; gloire, dignité, majesté | phil. le Feu, l'une des 9 substances [dravya_1] du vaiśeṣika, l'un des 5 éléments [bhūta] du sāṃkhya; son pañcabhūtasthala est Aruṇācaleśvara. » (Inria)
Le tejas est bien plus qu’un simple feu et l’on voit bien toutes les connotations avec des cultes du feu anciens et à venir. Le premier mot du premier Rigveda est Agni[1], le dieu du feu et du sacrifice, dont l’importance était capitale. Le mot igné vient d’ailleurs du latin igneus « de feu, enflammé; étincelant, ardent » et partage la même origine qu’Agni. "Mouillez le gn".


« À l'origine, raconte pour sa part le Linga Purana, lorsque l'univers était envahi par les eaux, Vishnou et Brahmâ se disputaient, affirmant chacun qu'il était le plus grand des dieux. Mais tout à coup, surgit une immense colonne de feu entre les eaux. Elle était si haute qu'elle semblait sans fin. Les deux dieux décidèrent de s'affronter en mesurant la hauteur de la colonne : Vishnou se transforma en sanglier et plongea au fond des eaux tandis que Brahmâ prit la forme d'une oie [sauvage] [haṃsa] pour voler aussi haut que possible. Mais ni l'un, ni l'autre ne purent atteindre l'extrémité de la colonne incandescente. Shiva, apparaissant alors, expliqua qu'il s'agissait du lingam, symbole de son pouvoir mais aussi Shiva lui-même. Les dieux reconnurent alors la suprématie de Shiva, qui leur adressa un discours censé instituer les principales règles de son culte (Nuit Sainte de Shiva, processions, instaurations de statures, etc.) »[2]
Brahmā qui sonde les limites du ciel, et Viṣṇu celles de la terre, sans qu’ils ne trouvent le début ni la fin de la colonne de feu, qui semble transpercer[3] à la fois et la terre et le ciel en les dépassant, comme un axe du monde. Cette colonne de feu est le signe distinctif (S. liṅga T. mtshan) de Śiva, un symbole, ce à travers lequel on peut reconnaître la nature de Śiva[4], qui est cependant « sans signe ».[5] Henri Le Saux, parla de « la forme sans forme ». Le « sans forme » (S. arūpa T. gzugs med) et le  « sans partie » (T. apakṣapāta T. phyogs med), l'indivis, qui se trouve au Cœur et au cœur du temple (S. garbha-griha). 
« Ainsi disons-nous que la lumière intérieure, la jyoti, paraît au fond de l’âme et y disparaît, alors que toujours elle y est, éternellement, resplendissante et radieuse. » [6]
« Le soleil ne brille plus ici,
Ni la lune, ni les étoiles
Ni les éclairs non plus,
Encore moins ces feux (de la terre)…
Mais Lui, quand il brille, tout brille après Lui,
Et de sa splendeur, tout resplendit
. » (Katha Upanishad, 5,15)

MàJ 28012015 Pillar of fire, jyotirlinga and Hindu temples in archaeology from ca. 3rd millennium BCE along the Meluhha tin road --Tracing the Hindu temple traditions in the context of Itihasa of Bharatam Janam


[1] agním īḷe puróhitaṃ / yajñásya devám ṛtvíjam / hótāraṃ ratnadhâtamam « Agni I laud, the high priest, god, minister of sacrifice, The invoker, lavishest of wealth. »
[3] Le Shivalingam perce les trois monde ou les trois cités.
[4] "Le signe distinctif par lequel on peut reconnaître la nature de quelque chose est par conséquent nommé Lingam." - Linga Purana
[5] "Shiva est sans signe, sans couleur, sans goût, sans odeur, hors d’atteinte par les mots ou par le toucher, sans qualité, immuable et immobile." (Linga Purana)
[6] Henri Le Saux, Intériorité et révélation, p. 61-63

Receuillement dans l’élément igné



Dabba Mallaputta a le délicieux nom d'un héros de livre d'enfant. On le trouve dans un passage qui parle du receuillement dans l’élément igné (P. tejodhātuṃ samāpajjitvā) que Louis de la Vallée Poussin, (Nirvāṇa, pp 57-58) traduit ainsi :
"Dabba le fils de Malla dit au Bouddha : « Le temps est venu pour moi d'entrer dans le Nirvana. » « Comme tu voudras », répondit le Maître. De même que brûlent et se consument le beurre et l'huile sans que reste cendre ou suie, de même Dabba le fils de Malla s'éleva dans les airs et s'y tint assis, entra dans le recueillement de l'élément igné, puis, sortant de ce recueillement, entra dans le Nirvana. De son corps incendié, il ne resta ni cendre, ni suie. Et le Bouddha prononça cette déclaration (udāna): « On ne reconnaît pas où va le feu qui s'est peu à peu éteint: de même est-il impossible de dire où vont les saints parfaitement délivrés, qui ont traversé le torrent des désirs, qui ont atteint le bonheur inébranlable[1] ».
Pour le remarquer en passant, cet Udāna dit avec toute la clarté souhaitable que ni le feu ni le saint ne sont anéantis. Le feu, une fois éteint, devient invisible, c'est-à-dire n'est plus feu. De même le saint, une fois « nirvâné », n'est plus ce qu'il était, un être vivant, une personne, une sensibilité, une pensée. La délivrance, le parfait bonheur est de passer au delà de toutes les formes connues et imaginables d'existence"[2].
Il existe toute une littérature secondaire autour des aventures de Dabba Mallaputta avec son don particulier, qu'il aurait acquis en naissant pendant que sa mère fut incinérée sur le bûcher.

Traduction mot à mot (pāli-anglais)
Version en pāli (retranscrit)

En apprenant la nouvelle de la mort et du parinirvāṇa du Bouddha, de nombreux arhats[3] l’auraient suivi en passant à leur tour dans le nirvāṇa. Mais le prodige du passage au paranirvāṇa en laissant son corps (réliques, pour le culte qui s’ensuit) semble avoir été un acte réservé initialement au Bouddha. Il fait d’ailleurs partie des douze actes d’un Bouddha. Mais, il y aurait eu également des arhats (comme Subhadra, Subaddha) qui l’avaient précédés en passant dans le nirvāṇa avant le Bouddha. Cela faisait un peu désordre, ce qui aurait conduit Mahākāśyapa, lors du premier concile, à interdire le passage au nirvāṇa tant que le canon des Paroles du Bouddha ne fut complètement constitué. On avait besoin des mémoires non nirvanées des arhats.

Hormis le recueillement dans l’élément igné, le Bouddha et d’autres arhats, capables d’émettre des boules de feu à partir du haut de leur corps, montraient aussi d’autres recueillements comme celui de l’élément aquatique (P. āpokaṣinasamāpattivasena), leur permettant de faire jaillir des torrents d’eau à partir du bas de leurs corps. Ensuite, selon le commentaire du Dhammapada (Dhammapadāṭṭhakathā), le Bouddha faisait jaillir du feu et de l’eau de diverses parties de son corps, y compris de ses yeux, ses oreilles, ses narines, ses épaules, ses mains, et de ses pores.[4]
« L’extinction, ou le nirvāṇa, de la flamme est seulement le ‘passage’ (atyaya) de la flamme et non pas une certaine chose en soi : de même la délivrance de la pensée de Bhagavat. En d’autres termes, ‘la délivrance acquise par la pensée (T. dgongs pa ?) de Bhagavat est seulement la destruction des éléments de l’existence (skandhas), non pas quoi que ce soit qui existe.’ ». (LVP, Nirvāṇa, p. 145)


Les notes 1 et 2 sont celles de LVP.
[1] Udāna, viii, 10; version sanscrite dans Udānavarga XXX. 36, qui porte : « Séjour inébranlable, acalam padam. —La première ligne fait difficulté : ayoghanahatasyeha (hdi na)  jvalate jātavedasas. J'ai établi une petite bibliograpbie du « recueillement de l'élément igné » dans la traduction de l'Abhidbarmakoça, iv, p. 229, Netti p. 66.
[2] Nous reviendrons sur la comparaison du feu qui s'éteint en examinant la théorie des Sautrântikas, p. 145.
[3] Le vinaya en mnetionne dix-huit, au même jour.



lundi 28 mai 2012

Détenteur de gloire



L'émergence de la beauté

Le mot « dpal ldan », glorieux, que l’on voit souvent ajouté à des noms de saints tibétains ou à des lignées, se compose de « dpal », souvent traduit par gloire, et de « ldan », qui a. Il est la traduction du mot sanscrit « śrīmat », également composé de « śrī » et de « mat » qui sert à former des adjectifs possessifs. Le mot sanscrit signifie « illustre, resplendissant, prospère ».

Selon le site Inria, Le mot śrī signifie « chance; prospérité, fortune, bonheur; gloire | beauté » Dans la mythologie indienne, il est le nom propre de Śrī «Fortune», « un épithète de Lakṣmī, déesse de la prospérité, épouse-śakti de Viṣṇu; elle est dite issue du barattage de la mer de lait primordiale (kṣīrodamathana) ».

Le sens premier du mot est cependant splendeur, luminance ou diffusion lumineuse, ou encore beauté, bonheur, bénédiction. Un mot qui pourrait resumer tous ces sens est radieux.
Sir Monier Monier Williams nous apprend que śrī signifie à la fois « brûler, flamboyer et diffuser de la lumière »[1] et « mélanger, se mélanger et cuire ». D’où, tout ce qui apparaît radieux dans le monde tient-il sa gloire ? Du feu céleste (G. keraunos). Nous savons par Héraclite, que le feu céleste, le feu pur, n’est pas possible dans le monde, et qu’il doit subir des conversions, c’est-à-dire qu’il doit se mêler, avant de nous devenir accessible.
« d’abord mer, de mer, la moitié terre, et la moitié souffle brûlant » (Fragment 82, Diels 31).
Si la mer est une conversion du feu et que le feu est mêlé à la mer, il est comme l’essence de la mer. En barattant la mer, on fait émerger l’essence de la mer, qui est toute la splendeur du monde : Lakṣmī, mais rappelons qu’Aphrodite aussi est née de l’écume de la mer.

Dans la version shivaïste du barattage de la mer primordiale, le poison kālakūta en émerge. Ce poison avait la capacité de détruire le monde. Serait-il l’équivalent du feu de la fin des temps ? Le feu céleste, sous sa forme pure, extrait du mélange, mais qui sur la terre serait totalement déstructrice. De quelle manière ? Le feu céleste en se mêlant met de l’ordre dans le chaos et crée ainsi le cosmos. Le feu pur est pure intelligence. Pour preuve, quand Viṣṇu tente d’avaler le poison kālakūta, cela a pour effet de le prostrer par terre et de le rendre sans voix ! Sans logos, sans Discours, sans ordre, il n’y a pas de monde, mais que du chaos. Et c’est pourtant avec ce même feu céleste, « de la fin des temps » que Śiva détruira le monde.

La gloire du monde (śrī) n’est donc pas le feu céleste à l’état pur, mais mélangé, et le mélange est radieux (śrīmat) par la présence du feu céleste mêlé, qui est bénéfique. Toute la manifestation cosmique porte à chaque niveau de manifestation (S. tattva T. de nyid), un degré de mélange du feu céleste. Le shivaïsme compte 36 degrés de manifestation (tattva) de Śiva, jusqu’à l’élément le plus grossier. Ces tattva sont considérés comme des essences et ne disparaissent pas quand a lieu la dissolution cosmique (laya). Ils sont les éléments constitutifs de la manifestation cosmique. Pour le Trika, Śiva est le seul tattva, puisqu’il est la source de tout ce qui existe dans l’univers. Les 36 tattva sont donc en essence Śiva.[2] Celui qui dans toute la manifestation s’identifie aux tattva, s’identifie à Śiva et au feu céleste. C’est un détenteur de feu céleste (keraunos) mélangé, un détenteur de foudre, un détenteur de vajra (vajradhara) aux quatorze étages du saṁsāra. Il est détenteur de gloire, il est radieux (S. śrīmat T. dpal ldan ).

Le terme klong 'khyil signifie "halo",  un "rayonnement émanant de quelqu'un (ou de quelque chose), ou créé par l'imagination" (Atilf). "Zone circulaire faiblement lumineuse, blanche ou colorée, qui baigne ou entoure des objets, des personnes, ou que l'œil perçoit comme telle." Faiblement lumineuse, car il s'agit d'un état mêlé, d'une incarnation. C'est le halo (de gloire) qui indique la présence du feu céleste dans la manifestation.
  

Illustration : La Naissance de Vénus (Botticelli) de Sandro Botticelli, peint vers 1485 et conservé aux Offices de Florence.



[1] P. 1098 burn, flame, diffuse light. To mix, mingle, cook
[2] The Trika Saivism of Kashmir, Moti Lal Pandit, p. 219

dimanche 27 mai 2012

La descente du feu céleste (klong)



Soyons fous une nouvelle fois, puisque c’est la Pentecôte, la descente des langues de feu !
Le site très intéressant de Dorji Wangchuk, professeur à l’Université de Hambourg, examine les liens étymologiques potentiels entre les mots mots tibétains. Si, en m’inspirant de lui, j’examine les mots klu (S. nāga), klung (rivière, lit d’une rivière, vallée), lung pa (vallée, région, pays), lung (transmission d’une écriture) et klong (centre et milieu de l’espace, gouffre, tourbillon), on pourrait spéculer sur leurs liens éventuels. Le son KL- peut être considérée comme une onomatopée pour reproduire le bruit d'un liquide. Comme par exemple en français le mot « glouglou ». La voyelle « » (prononcé « ou ») et qui est la seule voyelle qui s’attache en bas des lettres, peut exprimer un sens de « descente », dans tous les sens du terme. Il est utilisé pour les descendants (bu –fils et bu mo - fille) ou encore pour former des diminutifs (p.e. byabye’u oiseau, petit oiseau).

Les klu (S. nāga) sont des esprits aquatiques, qui sont considérés vivre sous la terre. Klung est une rivière (S. nadī), le lit ou la vallée d’une rivière, bref un cours d’eau qui descend. Le suffixe -NG, une nasalisation exprimant peut-être une prolongation, une continuité. Lung est la transmission (sens d’écoulement) d’une écriture par la lecture. Lung pa est une vallée/région, le point le plus bas dans les montagnes, où peut couler une rivière. On peut ajouter encore le mot rlung, air, vent, prāṇa, le souffle qui descend (u) dans le corps à travers, justement, les nadī

Tout cela est évidemment très spéculatif (surtout la partie sur la voyelle u). Maintenant, le mot klong qui est à l’origine de ma réflexion. Klong est le centre, le milieu (S. madhya), le centre de l’espace, un tourbillon, vortex… Il y a un élément fluide (KL-) et une continuité (-NG), cette fois-ci la voyelle utilisée est O. Je manque d’inspiration ici. C’est dejà pas mal. Klong est souvent traduit par expansion, espace, dimension, mais le dictionnaire bod rgyatshig mdzod chen mo donne comme premier sens dbus et dkyil, le milieu, le centre, le moyeu…

Klong est le milieu (S. madhya) entre le Ciel et la Terre. Dans le Taoïsme, ce Milieu est appelé la Vallée (Tao Te King VI), un lieu bas et vide mais loin d'être inerte (KL-), la Voie. Marcel Conche a des choses intéressantes à dire à ce sujet.[1] Pour lui la Voie est la Nature. La Vallée est encore appelée « la porte de la Femelle obscure », et comme nous sommes fous, nous pensons évidemment immédiatement à la Nature primordiale (S. prakṛti) et à la śakti de Śiva. Elle est « obscure » car nous savons par Héraclite que la Nature aime se cacher.

Revenons à Śiva, dont l’émission créatrice est comparée à un mouvement ondulatoire (KL-), un débordement de l’être, représenté par l’écoulement de sa chevelure d’un fleuve, le Gange (Gaṅgā). Au départ une rivière céleste, qui coulera ensuite sur la terre. De quelle nature est une rivière celeste (comment fait-elle pour ne pas descendre (u) et rester « céleste » ?) et comment une rivière céleste peut-il par la suite descendre sur la terre ? Tournons-nous vers Héraclite.
« Sans cesse le non-feu devient feu et le feu non-feu, avec avantage tantôt à l’un tantôt à l’autre. » « Le monde est un ; il naît du feu et de nouveau se résout en feu, selon les cycles réguliers, dans une alternance éternelle. »[2] 
Il y a des conversions du feu : 
« d’abord mer, de mer, la moitié terre, et la moitié souffle brûlant » (Fragment 82, Diels 31).



Tout naît du feu (G. keraunos) et y retournera. Pour nous rappeler cela, Śiva porte dans sa main le feu de la fin du temps. Ce jeu cosmique (S. līlā) éternel se joue entre le ciel et la terre, dans la fameuse Vallée au Milieu (T. klong), qui n’est autre que la Nature ou la Voie.
« L’origine primordiale de toutes choses, ce d’où tout vient, à quoi tout revient, ce sur quoi tout ce qui est déterminé s’inscrit, est l’infini, à la fois comme indéterminé (T. med pa) et comme sans fin. Telle est la Voie. Or, si la Voie est aussi ancienne que le Temps, elle n’est pourtant pas plus ancienne qu’actuelle, car elle n’est pas soumise au Temps. Si l’on se place à l’Origine, qui aussi bien que dans un lointain passé, est dans la profonduer actuelle du présent – car la naissance du monde est chose de tous les instants - , on est à la source de ce qui a lieu aujourd’hui, et l’on domine tout par l’intelligence. Car, pouvoir connaître ce qu’il y a à l’origine de tout ce qui se montre, c’est avoir en main ce qui peut s’appeler le « fil », et saisir tout au long le déroulement de la Voie. »[3]
 Illustrations : Darkindia


[1] Marcel Conche, Tao Te King, p. 68-70
[2] Héraclite, cité par Diogène (IX, 8). Conche, p. 285
[3] Marcel Conche, Tao Te King, p. 110-111

En apparence




Le shivaïsme Trika, de par ses sources différentes[1], aborde de diverses façons le rapport entre Śiva et le monde. La plus intéressante, car la plus proche du bouddhisme et d’une vue sans Créateur est la théorie des apparences (S. ābhāsavāda T. snang bar smra ba[2]). Selon cette théorie, Śiva ne crée pas le monde comme un potier créerait un pot avec de la matière, mais le projeterait, le manifesterait. Le monde projeté n’est pas de nature inerte, mais il est conscience. Śiva étant ou représentant la Conscience absolue. Les apparences (S. ābhāsa T. snang ba) sont le reflet de la Conscience/Śiva, et semblables aux images réfléchies (S. pratibimba) dans un miroir. Selon la théorie des apparences, l’émission créatrice de Śiva est comparée à une lumière (S. prakāśa) et son rayonnement/reflet (S. vimarśa). Evidemment, le rayonnement n’est pas différent de la lumière et il est de même nature. C’est une théorie qui aurait été influencée par le bouddhisme de la conscience seule (S. cittamātra).

Le terme « bouddhiste » « Claire lumière » est la traduction du tibétain « ‘od gsal ». Dans cette traduction, la lumière (‘od) est prise pour le substantif, dont claire (gsal) est l’adjectif. Mais, il s’agit en fait de la juxtaposition de Lumière et de rayonnement : Lumière-rayonnement. C’est la même idée que dans le shivaïsme Trika, la notion divine en moins. Dans le bouddhisme cittamātra, la conscience était considérée comme un absolu, tout comme la Conscience absolue de Śiva. Le bouddhisme, n’admettant pas de conscience absolue (voir la mésaventure de Vacchagotta), cette vue a dû être amendée par la suite en y injectant un peu de madhyamaka. La conscience absolue était alors diluée en l’alliance de la vacuité et des apparences (T. snang stong). Ce que le Śiva de la théorie des apparences est pour le Trika, la vacuité l’est pour le bouddhisme mahāyāna. D’un côté la lumière et le rayonnement (S. prakāśa-vimarśa), de l’autre la lumière et le rayonnement (T. ‘od gsal), ou encore la vacuité et les apparences.

Dans la théorie des apparences bouddhiste, les phénomènes (dharma), tels qu’ils étaient conçus par le bouddhisme ancien (p.e. sarvavastivāda), perdent en importance. Rappelons que les « phénomènes » dans le sens de « dharma », sont les objets de la perception psychosensorielle (du mental). A l’origine considérés comme ayant une certaine réalité, après le cittamātra et le madhyamaka, il ne restait plus grand-chose de leur réalité. Ils étaient devenus des simples « apparences ».

Avec le développement du Yogācāra (adeptes du Yoga) et l’introduction des tantras, la situation va se compliquer. Le Yogācāra admet des méthodes yoguiques comme moyen habile (S. upāya). Le Yoga est souvent considéré comme la partie pratique de la théorie que serait le Sāṃkhya. Le Sāṃkhya, tout comme le bouddhisme n’est pas théiste. Mais le Yoga admet un Seigneur (Īśvara T. dbang phyug) comme un modèle[3] auquel il faut s’identifier. Selon Patañjali, d’après Eliade, ce Seigneur n’est pas le créateur du Cosmos, mais simplement « un archétype du yogin », dont celui-ci peut faire l’objet de ses concentrations et qui lui facilité donc l’obtention du samādhi. Les boudhistes recommandent de toujours garder présent à l’esprit le Bouddha (S. buddhānusmṛti) et d’en faire un objet de concentration. En se dotant de méthodes yoguiques, les bouddhistes Yogācāra ont remplacé Īśvara par le bouddha et les grands bodhisattvas. Les tantras plongent leurs racines dans le fond mythologique indien commun et utilisent tous ses matériaux. En récyclant du matériel à haute teneur théiste, il est logique d’en trouver des reflets dans les doctrines.

Les tantras bouddhistes, sans admettre des dieux ou des bouddhas cosmiques « créateurs » au départ, utilisent quand-même des divinités à la façon de l’Iśvara du Yoga, des « archétypes », comme dirait Eliade. Mais même la position et la nature de cet Īśvara a évolué avec les siècles. « Ainsi, sous les influences conjointes de certaines idées vedantiques et de la bhakti (dévotion mystique), Vijñāna Bhikṣu s’attarde longuement sur ‘la spéciale grâce de Dieu’ (Yoga-sāra-saṃgrāha, 18-19, 45-46 rnal 'byor snying po kun las btus pa ?) ».[4] Et Nīlakaṇtha accorde à Īśvara une « ‘volonté’ capable de prédestiner les vies des hommes ; car ‘il force ceux qu’il veut élever à faire de bonnes actions’ ».[5] L’Īśvara prend alors les allures d’un véritable Dieu et finira par devenir la source de la création/manifestation. C’est le cas du shivaïsme Trika.

On constate une évolution similaire dans le bouddhisme tantrique, mais celui-ci, comme il s’appuie quand même sur les thèses du Bouddha, doit être plus prudent et menager pas mal de gardes-fou, tout en évoluant aux limites et quelquefois même en les dépassant. Entre le Śiva du Trika et le Samantabhadra des trois Sections (T. sde gsum) du Dzogchen, les différences sont vraiment minimes, à part les « clauses de non-responsabilité » d’usage du bouddhisme madhyamaka. Śiva, par le biais de ses Puissances, est la source de tous les degrés de manifestation (S. tattva T.de nyid), qui se déploient à partir de lui et sont resorbés en lui. Il est complet comme l’œuf de paon (S. mayūrāṇḍarasavat). Même si le jus de l’œuf est sans couleur, il est à l’origine de toutes les couleurs du plumage du paon adulte[6]. Śiva est le sans-clan (akula) à l’origine de tous les clans (kula). Samantabhadra peut être représenté par l’image d’une boule de cristal, qui fractionne la lumière en cinq rayons de lumières de couleurs différentes, pour expliquer l’apparition de la multiplicité. Notons au passage, la différence entre les images de fluide (génétique et donc de filiation) et de lumière dans les exemples utilisés.

Conscience (quelque soit sa nature), apparences et lumière vont bien ensemble. On voit bien comment la notion de liberté puisse s’y insérer. Mais la notion d’un Dieu, d’une généalogie divine, d’une filiation, de la transmission de fluide génétique spirituel ou non, dans le cadre d’initiations et de rituels, avec des liens de féodalité entre les uns et les autres, et qui plonge ses racines dans la mythologie, n’a pas grand-chose à voir avec la liberté, plutôt avec l’aservissement. D’autant plus que dans ce type de filiation le pouvoir religieux et séculier se mélangent de façon indissociable. Filiation spirituelle et génétique se marient très bien… L’un sert l’autre, dans quel but ?

Il me semble que ce mélange de genres, que l’on voit aussi bien dans le shivaïsme, que dans le bouddhisme tibétain, peut poser problème. La Conscience absolue et la vacuité avec leurs apparences inhérentes (T. rang snang), très bien, la Lumière et le rayonnement (S. prakāśa-vimarśa T. ‘od gsal), parfait. Les personnifier (façon  Īśvara /buddhānusmṛti) à titre de modèle, pour permettre une adhésion plus facile, voire même de la dévotion (bhakti) pourquoi pas ? Les sources de la conscience sont un mystère. Impossible de ne pas s’en faire une idée ou de ne pas se le représenter. Mais élever ces représentations en principes, et instaurer ces principes en autorité, dont toutes les autres autorités tirent leur substance à travers du storytelling… Je ne vois pas comment cela puisse aboutir à une liberté, extérieure ou intérieure. Les symboles font trop souvent figure de couleuvres.



[1] Fluide (génétique), énergie, onde vibratoire (sons) et autre fréquences…
[2] Le maître Śāntarakṣita (T. zhi ba ‘tso 8ème s.) est considéré comma un adepte de cette théorie, selon le Dhyāna-sārasamuccaya nibhandana T. ye shes snying po kun las btus pa zhes bya ba'i bshad sbyar (toh: 3852), de a. byang chub bzang po; t. santibhadra; chos kyi shes rab
[3] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 83-86
[4] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 85-86
[5] Le Yoga, immortalité et liberté, Mircéa Eliade, p. 86, citant Dasgupta, Yoga as a Philosophy and Religion, p. 89.
[6] (Pandit, 2003), p. 180

vendredi 25 mai 2012

Sur le Trika et autre chose



Trika (tripartite) est le nom donné à la forme particulière du shivaïsme au Cachemire. La triade en question se réfererait à « l'unité entre la volonté (S. icchā), la connaissance (S. jñāna) et l'action (S. kriyā), qui sont les puissances de Bhairava/Śiva, symbolisées par le trident (S. triśūla) de Bhairava. Ce système comporte d’ailleurs de nombreuses autres triades[1].

Une des questions centrales du shivaïsme au cours de son évolution était la différenciation entre le créateur et sa création/manifestation. Ceux qui affirment qu’il y a une différenciation (S. bheda) sont appelés des dualistes (S. bhedavādin). Par exemple, le Sāṃkhya, le Yoga de Patañjali, les shivaïstes dualistes (Śaivasiddhāntin). Ces derniers croient en la triade du Seigneur (S. pati), le monde (S. pāśa) et l’âme individuelle (S. paśu).

Un deuxième type de différenciation est appelé « différenciation qualifiée » (S. bhedābheda), ou une certaine identité entre le Seigneur, le monde et l’âme individuelle était admise, tout en maintenant la distinction. Ce serait le point de vue de la Bhagavad-gītā.

Le dernier type était justement la non-différenciation (S. abheda), le non-dualisme (S. advaya), entre le Seigneur et sa manifestation, annoncé par les Aphorismes de Śiva (Śivasūtras 8ème s.).

Ce que partagent ces trois approches, est le culte de Śiva comme le Seigneur du monde ou comme la Conscience absolue. Chaque approche a son propre type de culte, plus ou moins exotérique ou ésotérique, extérieur ou intériorisé.

Il est impossible d’avoir un regard rétrospectif en faisant abstraction de l’évolution ultérieure d’un mouvement. Les grands poissons mangeant les petits, les grands dieux mangent les plus petits et les cultesmajeurs absorbent les cultes mineurs et l'histoire des "vainqueurs" deviendra aussi celle des "vaincus". Nous parlons donc de Śiva et de shivaisme comme si les divers cultes absorbés, qui auraient très bien pu être voués à d’autres dieux à l’origine, avaient toujours été le culte de Śiva en ses diverses manifestations. Idem, quand nous parlons du Trika et de l’évolution du Trika, systématisé par Abhinavagupta au 10ème siècle. Ainsi, Moti Lal Pandit, peut écrire[2] que le Shivaïsme Trika avait commencé à prendre une forme spécifique au quatrième siècle de notre ère et qu’il s’est associé dès son origine avec les écoles « tantriques » Kaula ("Filiationisme") et Krama ("Séquentialisme"). Les origines de ces écoles sont obscures et ce que nous savons du Filiationisme vient surtout du Tantrāloka d’Abhinavagupta.[3] Cependant, le Kālikula (Filiation de Kāli), cité à pluseurs reprises par Abhinavagupta[4], affirme que le Filiationisme (Kaula) est l’essence de l’ésotérisme tantrique.[5] Kālī est d’ailleurs la divinité centrale de l’école Séquentialiste (kramavāda).

Ces différentes approches, auxquelles il faut encore ajouter les écoles "Vibrationniste" (S. spanda) et de la "Reconnaissance" (S. pratyabhijñā), ont été systématisées par Abhinavagupta dans ce qui serale système Tripartite, centré autour de Śiva, tel que nous le connaissons. Le geste créateur de Śiva est une "émission" qui part de lui. Ce mouvement ondulatoire est sa Puissance, respectivement représentée par les différentes écoles comme un fluide (généalogique, génétique, filiation spirituelle) (Kaula), une énergie (Krama), une vibration (Spanda) ou une lumière (Reconnaissance), ondulatoire.. Les méthodes pour les intégrer étaient respectivement la voie de l’individu ou de Śiva (āṇavopāya, Kaula), la voie de l’énergie (śāktopāya, Krama) et la non-voie (anupāya, Spanda et Reconnaissance). Les systématisations, telles celle d’Abhinavagupta, mais aussi dans le bouddhisme tantrique, ont comme conséquence, que l’on aurait désormais du mal à démêler ce qui avait été mêlé. La systématisation elle-même est un exercice très créatif et intéressant, qui pourrait montrer une certaine équivalence des approches quand elles sont interprétées avec intelligence. Mais tant qu'il y a l'intelligence et la créativité, tout va ou presque. Quand le moment de systématisation est passée et qu'il reste un système, dont les véritables racines sont en outre dissimulées (voir le désir mimétique de René Girard) dans un storytelling, on s'expose aux dangers d'une approche plus sectaire et à la répétition du même, l'imitation et le ritualisme.

Le même phénomène existait aussi au Tibet. Dans la culture tibéto-indienne rien n’est jeté, tout est inclus, intégré et recyclé. Dans un système issu d'une systématisation synthétique, il y en a donc pour tous les goûts. Si les êtres non-éveillés sont comme des malades, et les différentes voies spirituelles comme des thérapies et des molécules, c’est comme si toute une pharmacie avait été concentrée en un seul système, en un cocktail. Celui-ci contiendra forcément la molécule qui soignera notre maladie spécifique… Ou bien, en prenant une à une les différentes molécules, on tombera sans doute sur celle qui nous correspond plus particulièrement. Mais qu’en est-il d’éventuels effetssecondaires non désirés ?

Selon la version officielle, un médecin (guru) nous ausculte avec attention, nous suit de près, prescrit exactement le remède qu’il faut et qui correspond à notre maladie spécifique. Mais actuellement, dans la pratique, un médecin fait une visite une ou deux fois par an, reçoit ses malades en masse tout en même temps et donne le même remède à tous, généralement une bénédiction…

Photo : représentation d'un trident peut-être de la période historique à Barechhina, District Almora, U.P.


[1] Les 3 déesses Parā, Parāparā et Aparā, mentionnées dans le Mālinivijayottata-tantra, coorespondant aux trois Puissances : l’énergie transcendante (parā-śakti), l’énergie à la fois transcendante et immanente (parāpara śakti), et l’énergie immanente (aparā śakti), volonté, connaissane et action, Śiva, Śakti et Aṇu…
[2] The Trika Saivism of Kashmir, p. 277
[3] The Trika Saivism of Kashmir, p. 279
[4] Hindu Tantric and Śākta Literature, Teun Goudriaan,Sanjukta Gupta, p. 75
[5] The Trika Saivism of Kashmir, p. 279

dimanche 20 mai 2012

L’imitation peut-elle être une voie spirituelle ?



L’imitation est" l’action d'imiter (un bruit, un comportement, une personne ou bien un animal en essayant de reproduire les attitudes, les façons de s'exprimer) ainsi que le résultat de cette action" (Atilf). Le très célèbre « Imitation de Jésus-Christ » (De imitatione Christi) avait été écrit (par Thomas a Kempis) pour des moines. Le premier chapitre expose la nécessité d’imiter Jésus-Christ, et de mépriser toutes les vanités du monde. Les deux éléments semblent suggérer une équivalence, c’est-à-dire, que l’on imite réellement Jésus-Christ en méprisant toutes les vanités du monde.
« Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, dit le Seigneur. Ce sont les paroles de Jésus-Christ, par lesquelles il nous exhorte à imiter sa conduite et sa vie, si nous voulons être vraiment éclairés et délivrés de tout aveuglement du cœur. »[1]
Il ne s’agit pas d’imiter les actes et la conduite extérieure du Christ, mais de marcher dans la lumière en méprisant les vanités du monde, qui constituent les ténèbres. Tout le livre parle de la vie intérieure, de l’entrée et du progrès dans celle-ci. 
« Appliquez-vous donc à détacher votre cœur de l’amour des choses visibles, pour le porter tout entier vers les invisibles, car ceux qui suivent l’attrait de leurs sens souillent leur âme et perdent la grâce de Dieu. »[2]
Les symboles et les actes symboliques sont souvent utilisés dans les religions. Un symbole « est un objet sensible, fait ou élément naturel évoquant, dans un groupe humain donné, par une correspondance analogique, formelle, naturelle ou culturelle, quelque chose d'absent ou d'impossible à percevoir » (Atilf). Un symbole peut être utilisé pour représenter le divin, l’amour, une vertu… dans des actes symboliques. Ils sont du visible qui pointe vers de l’invisible. Prendre les symboles et les actes symboliques pour la chose vers laquelle ils pointent est évidemment une erreur. Le fameux doigt qui pointe vers la lune. Dans les symboles, il ne s’agit pas de leurs signes visibles, comme de simples choses visibles (dharma), mais de l’invisible (dharmatā) vers lesquels ils pointent.

Dans l’imitation d’un modèle spirituel, il ne s’agit pas d’imiter les signes visibles qui lui sont propre, mais de « détacher son cœur de l’amour des choses visibles » et de développer ses qualités spirituelles invisibles. D’ailleurs, malgré tout ce qui a été dit et écrit au sujet de leurs vies, nous ne savons rien ou pas grand-chose sur la vie du Bouddha ou du Christ. Leurs vies, du moins telles qu’elles ont été transmises, foisonnent d’éléments et d’actes symboliques. Les hagiographes d'autres saints bouddhistes aiment d’ailleurs s’inspirer de la vie légendaire du Bouddha (douze actes) pour en faire des copies quasi conformes. Il n’est d'ailleurs pas toujours besoin d’un personnage historique, une figure mythologique peut très bien faire l’affaire. Les siddha, vidyādhara, yoginī, ḍākinī… mythologiques ont inspirés des êtres humains pour devenir à leur tour des siddha, vidyādhara, yoginī, ḍākinī… En écrivant les hagiographies des siddhas ou mahāsiddhas, ayant réellement vécu ou non, les hagiographes ont pris soin d’y faire figurer des éléments et des actes symboliques, caractéristiques des êtres mythologiques d’origine, dont leurs protagonistes auraient réalisé les pouvoirs (siddhi) et dont ils seraient devenus les égaux.

Beaucoup de mouvements importants du passé ont connus un nouvel essor, une renaissance, à des époques ultérieures. Inspirés par des maîtres charismatiques du passé ou par leurs idées, les « néos » fabriquent du neuf avec du vieux, en le faisant quelquefois passer pour un retour aux sources, à une intention originelle, à la pureté de la doctrine. Ainsi le néo-pythagorisme, le néo-platonisme, le néodarwinisme, le néolibéralisme etc. qui ont l’avantage de la clarté du préfixe néo-. D’autres « néo-ismes » se cachent sous des noms qui n’en laissent rien paraître ou qui cachent même leurs origines. Ce phénomène de "renaissance" existe aussi dans le bouddhisme.

On pourrait voir Buddhaghoṣa comme l’instigateur d’un néo-« bouddhisme ancien ». Quelle école s’appellerait « l’école des anciens » (P. theravāda S. sthaviravāda), s’il n’y a pas d’école nouvelle de laquelle on aimerait se démarquer ? Idem pour l’école nyingmapa (rnying ma = ancien) qui suivrait des tantras anciens, anciens par rapport aux tantras nouvellement apparus à partir du 11ème siècle. En fait ce sont plutôt des néo-anciens. L'école de la forêt est un autre mouvement néo, initié au début du 20ème siècle par Ajahn Sao Kantasilo Mahathera, prônant le retour à la forêt comme cadre propice à la vie monastique. Cette tradition renoue avec les pratiques préconisées dans les corbeilles des Sutta et du Vinaya. 

Tout retour à l'autorité des ressources anciennes dans le but de ranimer la flamme, ou une flamme spécifique, n'est pas sans risque de fondamentalisme. Quelquefois, voire peut-être même toujours, une tradition a évolué pour de "bonnes" raisons. La situation change, l'époque change, les mentalités changent et il faut bien s'adapter. On ne peut pas simplement ignorer tous les facteurs qui ont conduit à ces changements progressifs et vouloir retourner à une pureté originelle, qui a sans doute seulement existé dans les écritures, où toutes les aspérités ont été gommées, qui ont été homogénéisées, sacralisées en y incorporant des éléments symboliques, mythologiques, des prédictions réalisées...  Bref, retourner à une fiction et la prendre au premier degré.   

Quand le personnage de Cervantès, Don Quichotte, lit des romans chevaleresques d’époques longtemps revolues, il rêve de raviver la flamme de la chevalerie et s’imagine être un chevalier qui se donne la mission de redresser les torts. Il rêve de reformer la société en réinstaurant les valeurs chevaleresques.

C’est probablement en entendant ou en lisant les hagiographies de mahāsiddhas, que les adeptes du mouvement des yogis fous (smyon pa) du 15ème siècle au Tibet ont eu l’idée de réformer leurs écoles en accordant une plus grande place à ce qu’ils croyaient être les enseignements originaux de leurs écoles et en imitant le modèle du heruka ou du yogi ascète répa (ras pa). gTsang-smyon, le fou du Tsang, comme Don Quichotte, est allé jusqu’au bout de son rêve. Lui et ses disciples, ont réinventé et exploité le genre de l’hagiographie, qu’ils affectionnaient particulièrement, probablement parce qu’ils connaissaient son pouvoir inspirateur.

De nombreux tibétains, ayant lu leurs hagiographies, s’en sont inspirés pour imiter l’exemple de Milarepa, Rechungpa, et d’autres yogis célèbres. Et cela est toujours vrai de notre époque et en occident, avec des résultats variables et incertains. Tulku Urgyan Tenpa Rinpoche et David Dubois ont écrit des billets sur la mésaventure de la yoginī /lama Chistie McNally.

Toutes les hagiographies baignent dans la fiction et le symbolisme. Nous ne connaissons pas les figures historiques à l’origine du bouddhisme. Ce que nous en connaissons est basé sur des légendes, dont les hagiographies des saints bouddhistes se sont inspirées à leur tour. En outre, les vies des mahāsiddha foisonnent d’éléments mythologiques. Et les vies de nombreux maîtres tibétains contiennent des éléments des vies de mahāsiddhas. Tout cela est hautement symbolique. Prendre modèle sur des éléments fictifs n’est sans doute pas très prudent, prendre ce qui est symbolique à la lettre non plus. Il est important de faire la part des choses.

L’invitation à imiter le Bouddha, le Christ, un Heruka, une yoginī… n’est évidemment pas une invitation à imiter leurs signes, actes et comportements extérieurs et visibles.

« Le Bovarysme (d'après le roman Madame Bovary de Flaubert) est la faculté départie à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est, en tant que l'homme est impuissant à réaliser cette conception différente qu'il se forme de lui-même." (Jules de Gaultier)

MàJ06092013 Shinzen Young sur l'utilisation d'archétypes dans le vajrayana


[1] L’imitation de Jésus-Christ, traduction de F. de Lamennais, Seuil, p. 12
[2] L’imitation de Jésus-Christ, traduction de F. de Lamennais, Seuil, p. 12

samedi 19 mai 2012

Le château endormi




Quand on lit le Gaṇḍavyūha (de l'Avataṃsaka Sūtra) et la belle traduction (Livre de l’Entrée dans la dimension absolue, traduit au complet en chinois pour la première fois en 420) qu'en prépare Patrick Carré, on a le choix entre diverses approches d'interprétation. Il peut être vu comme l'Éveillé manifeste du saṃbhogakāya avec toutes les manifestations propres à l'Éveil, là où le dharmakāya (non-manifeste) n'est que la reconnaissance directe de l'Éveil (Lonchenpa). Plusieurs auteurs contemporains (MacMahan, Douglas Osto) y voient un prédécesseur du tantrisme bouddhiste. Il peut être lu comme une expression libre de l'interpénétration, l'inter-être ou interdépendance. On peut faire une lecture plutôt premier degré inspirant la conduite des bodhisattvas.

Pour un lecteur moderne, la vision vertigineuse de Sudhana a quelque chose de dérangeant et de claustrophobe (Sartre parlerait sans doute de nausée), malgré la volonté évidente de créer de l’infini. C’est que cet infini est créé avec « du même ». Une monstruosité. C’est comme si la totalité de l’espace et du temps sont à la fois comprimés et étalés en un seul instant et en un seul endroit qui est une sorte de Las Vegas avec des miroirs partout. Ça sent le fric, le pouvoir et l’étalage d’opulence. Les figures reproduites à l’infini sont celles d’un bodhisattva qui imite à son tour (= est une reproduction de) le bouddha et ses douzes actes emblématiques. Sudhana s’apprête à son tour de participer à cette reproduction à l’infini. Dans cet infini, rien ne change pourtant. Les êtres restent les êtres, les bouddhas des bouddhas, les souverains cosmiques des souverains cosmiques, et leurs sujets des sujets. L’unique objectif semble être de rejoindre cette reproduction de l’infini (comme un arrêt sur image de l’infini), à l’infini. Il y a quelque chose de figé. Et en effet, à un certain moment, Sudhana voit même 
« les bustes les plus divers : des bustes de bouddhas, de bodhisattvas, de dieux, de nâgas, de yakshas et ainsi de suite jusqu’à : des bustes de protecteurs des mondes, de souverains cosmiques, de rois, de princes, de ministres, de fonctionnaires et ainsi de suite jusqu’à : des bustes de moines, de nonnes, de pratiquants et de pratiquantes laïques, les uns chargés de guirlandes de fleurs, les autres de collier et d’autres de bijoux ; certains se tenaient inclinés, les mains jointes avec respect et les yeux levés sans ciller ; certains encore chantaient des louanges et d’autres entraient en samâdhi ». 
On dirait presque le prince charmant rentrant dans le château de la belle au bois dormant.

Tout y est construit, arrangé et sous contrôle. Ça manque de vie, de nature qui produit et reproduit à la sauvage, en improvisant. Ça manque de spontané et d’imprévu.
« Sudhana vit encore Maitreya servir ses amis de bien en les parant de tous les joyaux ; il le vit auprès de chacun de ses amis en train de lui faire des offrandes et de recevoir ses instructions pour les mettre en pratique jusqu’au niveau de la consécration finale. »
Cet arrêt sur image est comme le bleu (blueprint), bleu lapis lazuli ?, d’un ciel imaginaire imprimé sur la terre, d’une société bouddhiste idéalisée qu’essaiaient de réproduire les centres monastiques, jusqu’à dans les moindres gestes et détails, dans leur fonctionnement quotidien, les rituels et les cérémonies. Tout est imitation, reproduction et répétition. On y tourne en rond. C'est partiellement à cause de la nature même des symboles qui ne peuvent être que figés. Par quelle grâce, par quel miracle, l’éveil (l'intuition) peut-il faire irruption au milieu de ce monde figé et endormi, où « les pratiques extraordinaires » semblent avoir pour seul but de le maintenir dans sa fixité ? Qu’est ce qui fera qu’un dormeur se réveille ? Que « la vérité éclate dans l’événement et se propage comme une flamme poussée par le souffle d’un effort subjectif inépuisable » ?[1] Le baiser de la vie. Sudhana, y aura-t-il droit ?
« Or en se réveillant, le dormeur saurait immédiatement que tout cela n’était qu’un rêve mais qu’il en garderait un souvenir précis : et c’était une expérience analogue que le jeune Sudhana était en train de vivre. […] C’est alors que, ramenant ses bénédictions, le bodhisattva grand être Maitreya entra dans le grand pavillon. Il claqua des doigts et dit à Sudhana : »
On prend de l’espoir, c’est sans doute ici que l’éveil va faire irruption, que le foudre frappera… Mais,
« Voilà pourquoi, noble fils, tu devrais te rendre auprès de Mañjuśrī sans éprouver de lassitude. C’est lui qui t’expliquera toutes les qualités positives parce que les amis de bien que tu as rencontrés, les activités des bodhisattvas dont tu as pris connaissance, les libérations dont tu as franchi le seuil et les grands vœux que tu as accomplis, tout cela résulte de la force des bénédictions de Mañjuśrī. Mañjuśrī a atteint le terme ultime de tout ce qui se peut. »
Bref, il l’invite à re-rentrer dans le rêve, toutefois « sans éprouver de lassitude », car le devoir (dharma) d’un bodhisattva, s'il est une répétition et une imitation à l'infini, ne peut pas une partie de plaisir.

Ce qui le sauve, comme ce qui aurait sauvé Sainte Thérèse, c'est d'être en contact avec le dharmakāya tout en évoluant dans le saṃbhogakāya. 
"...[Sainte Thérèse] a édifié au dehors le Dieu précis de l'Ecriture, en même temps qu'elle édifiait au dedans le Dieu confus du Pseudo-Aréopagite, l'unité du néoplatonisme." (Henri Delacroix, Les grands mystiques Chrétiens) 
Évidemment, d'autres interprétations sont possibles et nécessaires.



Illustration par Gustave Doré pour La Belle au Bois dormant dans Les Contes de Perrault. Paris, Hetzel, 1862. Gravure sur bois par Emile Deschamps (19,5 x 24,3 cm)

[1] DanielBensaïd sur Alain Badiou 

vendredi 18 mai 2012

Non-dualités



La dualité à laquelle s’oppose la théorie de la non-dualité est le clivage entre le sujet et l’objet. David Loy (Nonduality, a study in comparative philosophy), relève trois approches de la relation entre le sujet et l’objet. Trois formules qui ont l’avantage d’être claires, mais qui sont une simplification. La première est la simple affirmation de la polarité (sāṃkhya), la deuxième est que seul le sujet existe réellement (advaita) et la troisième que seuls les dharma (anātman) existent (bouddhisme des auditeurs, sarvāstivāda). Le Vedānta aspire à faire résorber l’objet dans le sujet, tandis que le bouddhisme des auditeurs veut ranger le sujet (la conscience) comme un phénomène (dharma) parmi d’autres.

Le Sāṃkhya-Yoga pose le couple Sujet-Nature primordiale (puruṣa-prakṛti). Un absolu, qu’est la conscience pure et immuable, et un relatif qu’est le monde naturel englobant tout, y compris toute l’activité mentale, l’intellect (buddhi) etc. L’erreur du Sujet est alors de s’identifier avec les phénomènes (l’objet), ce qui crée de la souffrance. La solution est de bien (re)connaître ce processus et de réintegrer (yoga) le Sujet, l’élément absolu, en l’isolant (kaivalya) du relatif (l’objet). Le yoga est le versant pratique du Sāṃkhya-Yoga. Les théories dualistes opposent souvent une forme de l’Esprit (sujet) à la Matière/Nature (objet). 

Cette opposition est vécue comme une tension, voire un déchirement, et est à l’origine de la souffrance quand elle est subie comme opposition. Une des manières pour échapper à la tension/souffrance est alors de s’installer dans un des extrêmes : le tout Esprit ou le tout Matière, dans une forme de « spiritualisme » ou de « matérialisme ». C’est-à-dire qu’un des pôles est théorisé comme l’absolu et l’autre comme le relatif. Le bouddhisme se pose souvent comme la voie du milieu, qui ne participe pas à ce jeu et ne tombe dans aucun des deux extrêmes.

Les Vedānta s’appuient sur les upaniṣad en affirmant que « Cela c’est toi » (tat tvam asi), que l’objet, la Matière/Nature, est au fond identique ou égal (sama) au Sujet, ce dernier étant réel et l'objet sans réalité propre (māyā). Cette identification équivaut à la neutralisation de la non-reconnaissance (avidyā) et par là de la tension, cause d’inquiétude.
« Cet Être qui est cette essence subtile*, tout ce qui existe possède Cela (Tat) comme étant son Atman. Cela est la Vérité (le Réel). Cela est l'Atman. Tu es Cela, ô Śvetaketu !** » (Chāndogya Upaniṣad VI.viii.7)
« 225. Brahman est Existence et Intelligence ; il est l’Absolu ; […] Et Brahman ne diffère en rien du jiva, car il n’a ni parties intérieures, ni parties extérieures ; c’est en ce même jīva qu’il règne dans toute sa gloire ! » « 226. Brahman est la suprême Unité ; l’unique Réalité, puisque rien d’autre que le Soi n’existe. » (Le plus beau fleuron de la discrimination – Viveka-cūḍā-maṇi de Ādi Śaṅkara (788 - 820?) p. 65)
Le monde tel qu’il nous apparaît (ou tel que nous le construisons dirait un bouddhiste) n’est qu’apparence  ou superficiel (māyā), admettant du même coup une réalité plus profonde. L’absolu est réintégré en réalisant que « je suis, ai toujours été et serai toujours le Brahman ». L’espace enfermé dans un pot est déjà espace, et indifférencié de l’espace, quelque soit son état temporaire.

Dans le bouddhisme ancien, l’opposition saṁsāra-nirvāṇa était de même nature, c’est-à-dire elle est dualiste. Mais avec la coproduction conditionnée, il n’y a pas de cause unique. Le problème est abordé d’une autre façon. La conscience est elle-même conditionnée et produite : elle ne se produit qu’en présence de conditions. Le soi individuel est une illusion, produit par le concours des cinq agrégats (skandha). La position à l’égard de la réalité des phénomènes diffère selon les écoles. Le mahāyāna affirme en plus du « non-soi » de l’individu, le « non-soi » des phénomènes. A partir des écoles Cittamātra (seule la conscience) et Yogācāra (adeptes du yoga), la différence entre les approches du vedānta et le bouddhisme s’estompe. D’abord, le Cittamātra affirmera que tout (le triple univers, tridhātu/triloka) est conscience, et le Yogācāra mettra cela en application par les méthodes de résorption du yoga. On ne peut cependant pas dire que ces écoles bouddhistes font se résorber le sujet ou la conscience dans l’objet… Elles peuvent néanmoins suivre le chemin de la méthode de résorption graduelle dans le sujet du yoga, comme une méthode (upāya). Seulement ce processus se poursuit avec la dissolution du sujet restant dans une « union des apparences et de vacuité ». Le fond est sans fond. On ne peut donc pas simplifier cette approche en disant que le sujet est assimilé à l’objet.

Au commencement fut la dualité ordinaire, la perception ordinaire avec le clivage sujet et objet. La réalité imputée au deuxième pôle relatif était une méprise et une source de souffrance. En se détachant de l’objet (kaivalya), on pouvait par la connaissance, réintégrer le sujet, qui était l’absolu. L’idéal était la sortie du relatif, du cycle existentiel. C’est la version de la dualité « dure ». A partir du moment où le désintéressement du monde (de toutes les familles de renonçants) n’était plus en vogue et que l’accent fut de nouveau mis sur le devoir (dharma) de tout un chacun (svadharma), l’idée de l’acte désintéressé a pris son essor. Un renoncement partiel et utile. L’idéal était désormais le jīvan-mukti et le bodhisattva. Le saṁsāra n’était pas différent du nirvāṇa, et les objets étaient en essence la conscience. La nature de cette dernière étant férocement débattue entre non-bouddhistes et bouddhistes et même entre les bouddhiste en interne.

Tout le monde était d’accord sur le fait que les objets ont une réalité superficielle (ou éphémère pour les bouddhistes sarvāstivādins). Ils sont ce que la conscience individuelle en fait[1]. « Il est évident que l'esprit ne connaît pas les choses immédiatement, mais seulement par l'intervention des idées qu'il en a. Et par conséquent notre connaissance n'est réelle qu'autant qu'il y a de la conformité entre nos idées et la réalité des choses. » (John Locke, Essai sur l'entendement humain IV, iv, 3).
Un des problèmes que le bouddhisme a avec l’affirmation d’un sujet, est que cela évoque automatiquement et logiquement le pôle opposé, l’autre ou l’objet. La fameuse « ignorance co-émergente ». Même si un Soi cosmique est dit contenir et dépasser les deux pôles, on voit mal, d'un point de vue bouddhiste, pourquoi appeler cette transcendance « Sujet ». A quel effet ? D’autant plus, si ce Sujet est divinisé et que la divinisation amène avec elle tout un ensemble de pratiques et de croyances, qui ont leurs avantages et désavantages.

L’apparition des écoles Cittamātra et Yogācāra, en réaction au Madhyamaka considéré "trop nihiliste", a donné lieu à son tour à des réactions de la part des Madhyamika. Cela a conduit certains maîtres (Advayavajra en fait partie) de suivre une approche qui emprunte à la fois au Cittamātra, au Yogācāra et au Madhyamaka. Le Cittamātra sert à montrer comment le monde (l’objet) est le (co-)produit de projections subjectives. Le Madhyamaka se chargera de vider le sujet et l’objet (et tout ce qui pourra être pris pour un appui) de leur contenu en permettant cependant d’utiliser les méthodes (orientés sur le Sujet) du yoga, ainsi que toutes les méthodes dites tantriques.

Il ne faut pas perdre de vue que nous avons à faire à des théories qui se veulent principalement sotériologiques et non pas à des descriptions objectives de la réalité. En contrepartie, aucune approche ne pourra être acceptée de manière littérale et intégriste, et n’est que provisoire. Une hiérarchisation de méthodes provisoires (et elles le sont toutes) semblerait futile. 

Dans le traité attribué à Maitreya La Discrimination entre les attributs et la substance des attributs (S. Dharma-dharmatā-vibhaṅga), la pratique (S. prayoga T. sbyor ba) correcte (S. samyak T. yang dag pa) est enseignée de la façon suivante :
1. Pratique avec support
2. Pratique sans support
3. Pratique sans s’appuyer sur un support
4. Pratique en s’appuyant sur l’absence de support
Cette progression en quatre étapes est précisée dans un autre traité attribué à Maitreya La discrimination entre le Milieu et les extrêmes (S. Madhyānta-vibhaṅga). Dans un passage de ce texte cité par le troisième Karmapa (dans ses Instructions sur l'union Mahāmudrā/Sahaja yoga[2]) :
"C'est en s'appuyant sur un support (S. ālambana[7])
Que l’absence de support se développe le mieux[8].
En s’appuyant sur l’absence de support
L’absence de support se développe le mieux
De ce fait, c'est l’absence de support qui accomplit l'essentiel.
Ainsi, il faut savoir que le support et
L’absence de support sont identiques par nature."[3]




[1] Essays, 4.1.2 John Locke « Since the mind, in all its thoughts and reasonings, hath no other immediate object but its own ideas, which it alone does or can contemplate, it is evident that our knowledge is only conversant about them. »
[2] phyag rgya chen po lhan cig skyes sbyor gyi khrid yig. Karma rang byung rdo rje'i gsungs 'bum Vol. 11 pp. 53-72. Le Karmapa, dans son raisonnement, suit le commentaire de Vasubandhu, Trisvabhāva-nirdeśa.  dmigs pa la ni brten nas su//mi dmigs pa la rab tu skye//mi dmigs pa la brten nas su//mi dmigs pa ni rab tu skye//de yi phyir na dmigs pa ni//mi dmigs ngo bo nyid du grub//de lta bas na dmigs pa dang*//mi dmigs mnyam par shes par bya// 
[3] yang dag pa yi sbyor ba la//'jug pa yang ni rnam bzhi ste// 1. dmigs pa yi ni sbyor ba dang*// 2. mi dmigs pa yi sbyor ba dang*// 3. dmigs pa mi dmigs sbyor ba dang*// 4. mi dmigs dmigs pa'i sbyor ba'o//