Les différentes filières de l’immortalité se retrouvent au Tibet à partir du 12ème siècle, s’influencent mutuellement et finissent par converger. L’idée de départ de toutes les filières est sans doute mythologique, les dieux sont immortels car ils connaissent le secret de l’immortalité,
a-mṛta (P.
amata, T.
bdud rtsi), un mot qui se réfère aussi bien à l'immortalité que le nectar (S.
soma) qui rend immortel et que les titans (S.
asura) veulent dérober aux dieux. Les titans réussissent et sont désormais en possession du secret. Plus proches des humains, c’est par leur intermédiaire que les humains peuvent y avoir accès à leur tour. C’est la que s’arrête le fait mythologique et que commence la recherche humaine.
Comment entrer en contact avec les esprits qui donnent accès à l’immortalité parmi d’autres faveurs? C’est là le rôle de
la magie antique. La magie met en scène des esprit intermédiaires, capables de nous donner des faveurs, des pouvoirs, la perfection, l’immortalité. En Inde, le culte de
génies locaux (dryades) bienveillants ou malveillants selon les cas, les
yakṣa et les
yakṣī ou
yakṣiṇī, est très ancien et prédate les grandes religions. C’est en échange d’offrandes, de sacrifices ou de rançons qu’ils accordent leurs faveurs. Avec l’apparition des nouvelles religions, ils seront « démonisés » et représentés de façon plus féroce. Les
Jataka bouddhistes et le
Matsya Purāṇa racontent que les
yakṣa recoivent des offrandes de sang. Les
yakṣiṇī (représentées
avec des têtes d’animal) sont des dévoreuses d’enfants (« saississeuses »,
grahaṇī) à l’origine de maladies. Selon David White, elles seront les précurseurs des
Yoginī des tantras.
[1] Ambivalentes, les
yakṣiṇī peuvent aussi être représentées comme de séduisantes femmes plutôt plantureuses. Jugez pour vous-mêmes.
1. vedika pillar with relief of
Yaksini Candra, Bharhut stupa, ca. 100-80 BCE, 100 BCE - 80 BCE
2.
Yakṣiṇī
3.
Yakṣiṇī "kicking the tree to get the sap running" "Donner des coups de pied dans l'arbre pour faire couler la sève". De quelle sève s'agit-il ?
Une autre à
Yetavana vihara, Anuradhapura
Cette représentation iconographique, cette pose ne vous rappelle-t-elle pas quelqu'un ?
La
maman du bouddha (Freer Gallery of Art, Smithsonian Institution, Washington DC), serait-elle une
yakṣiṇī ?
Les fluides sexuels, le sang utérin et le liquide séminal, ont toujours été considérés comme des substances de pouvoir. White mentionne des cultes anciens à la Déesse mère, où étaient reclamées en contrepartie des offrandes de fluide vital, sous la forme de liquide séminal, de sacrifices d’animaux ou des substituts rituels. Les sorcières Yoginī consommaient quelquefois des fluides vitaux comme le sang des enfants ou de victimes adultes et le liquide séminal de leurs partenaires mâles.
[2] Pour les détails de ce commerce, voir
Kiss of the Yoginī de David Gordon White.
A partir de la période Gupta (IVème siècle), commença une
réorganisation religieuse profonde avec l’édification de
liṅgaṃ, qui se substituèrent aux statues des
yakṣa qui furent ainsi subjugués par Śiva et devinrent ses serviteurs. Les cultes locaux sont absorbés, éventuellement atténués, et intégrés dans le culte dominant. Les
yakṣa et les
yakṣiṇī (désormais un raccourci pour les esprits des cultes locaux) deviennent l’entourage de Śiva. Les rites maintiennent le lien (
samaya) avec les cultes d’origine. Les autres religions majeures (bouddhistes, Jains…) font de même. Par exemple,
Ambikā (Devī) est une
yakṣiṇī que les Jains élèvent au statut d’une déesse mère qui accorde la fertilité et qui protège contre les pouvoirs maléfiques. Tout comme Tārā chez les bouddhistes. Les
yakṣa et les
yakṣiṇī qui font ainsi l’objet d’un culte, sont des
chefs, les supérieurs de
yakṣa et de
yakṣiṇī subordonnés. Les cultes «
yakṣa » intégrés donnent lieu aux « tantras » et autres écritures. Les tantras sont souvent des ensembles hétérogènes, des «
bricolages ». L’origine d’un tantra est très souvent un dialogue entre Śiva (ou équivalent) et une de ses
śakti. Dans les cultes
śakti, les rôles peuvent être inversés. Dans les tantras bouddhistes, le bouddha prend l’aspect du heruka « buveur de sang » pour enseigner son tantra.
Les rites sont essentiels dans la transmission et la pratique d’un tantra. Les rites sont un «
retour au passé » mythologique et établissent un pont entre ce passé et le présent. Tous les dieux-démons des cultes anciens qui ont été subjugués
réclament leur dû. C’est le prix à payer pour leur intégration. Ce contrat (
samaya) doit être respecté. C’est à ce prix que les
siddhi sont accordés.
Les cultes anciens les plus féroces, les plus proches des cultes anciens (?) et les plus transgressifs par rapport aux religions qui les intègrent tant bien que mal, réclament des sacrifices d’animaux, du sang utérin et du liquide séminal. Simultanément, à partir du 6-7ème siècle les
siddha[3] commencent à apparaître, c’est la naissance de l’alchimie siddha, une autre filière de l’immortalité, la naissance de la magie naturelle en Inde. White précise qu’en dépit de ce que prétendent les historiens de la médecine
siddha en Inde du sud, les alchimistes
sittar pratiquaient un alchimie de type magique (antique) qui fabriquait des élixirs à base de plantes.
[4] Ce n’était pas l’alchimie des
siddha (magie naturelle) qui mettait en œuvre du
mercure et du souffre, correspondant aux fluides vitaux
masculin et féminin.
La nouvelle filière «
siddha » garde le lien avec l’ancienne filière «
yakṣa/Yoginī). Ce n’est pas encore de la magie naturelle proprement dite, mais cela en prend la direction. L’Inde ne pratique pas le divorce avec ses dieux anciens. Ils peuvent prendre moins de place, mais resteront toujours présents. En intégrant les cultes locaux, avec certains de ses rites, il faut théoriser et expliquer le pourquoi. Pourquoi les
yakṣa ont-ils besoin de ces sacrifices de fluides vitaux ? Ils sont les gardiens des trésors, la source des
siddhi, que leur manque-t-il ? Les ingrédients essentiels pour concocter le nectar d’immortalité. Les
(rasa)siddha avait pour objectif de concocter le nectar de l’immortalité à partir des ingrédients censés pouvoir la produire. Est-ce par les contacts avec la Chine ? De toute façon, le mercure nécessaire pour leur alchimie était le plus souvent
importé de la Chine.
Dans le mouvement
Kaula, les siddha célestes étaient associés aux
Yoginī célestes. Tout comme les
kaula siddha humains ou
vīra (héros, T.
dpa’ bo) étaient l’équivalent des
siddha célestes, les
Yoginī ou les
dūtī (messagères, T.
pho nya) humaines étaient l’équivalent des
Yoginī célestes.
[5] Pendant le rituel sexuel des pratiquants
kaula, les fluides sexuels étaient recueillis et offerts aux
64 Yoginī et aux 58
vīra.
[6] Tout ceci est décrit dans le
Kaulajñānanirṇaya de
Matsyendra, également l’ancêtre de la lignée des
mahāsiddhas bouddhiste. Les différents systèmes dérivés du
Kaula sont appelés
āmnāya (T.
man ngag), ce qui signifie « lignée de transmission ». Dans ces transmissions, le
Kaula apparaît souvent dans une forme atténuée, ou fait l’objet d’une pratique secrète.
[7]
Dans la réforme de Gorakṣa/Goraknāth, où le
(haṭha)yoga joue le rôle principal, l’élément caractéristique
Kaula est intériorisé. Les cercles (
cakra) de
yoginī et de
vīra et les offrandes sont intériorisés. La maîtrise des fluides sexuels remplace leur émission en vue de l’offrande. L’offrande se déroulera « à l’intérieur ». Gorakṣa/Goraknāth sauve ainsi son maître Matsyendra de l’emprise des femmes. Cette approche rejoint aussi la «
pratique de la Chambre à coucher » (
fang-tchong), qui avait pour objectif de «
faire revenir l’essence pour réparer le cerveau ».
« Il s'agissait d'éviter que l' "essence" ne s'échappe à l'occasion des rapports sexuels et de la faire circuler mêlée au souffle pour la conduire du champ de cinabre inférieur au champ de cinabre supérieur, c'est-à-dire dans le cerveau qu'elle devait "réparer" ».[8]
Le mouvement des
yogis nāth qui aurait été fondé par Gorakṣa/Goraknāth évitera le contact avec les femmes et cadre bien avec une pratique dans un milieu monastique et yoguique, dans le sens
nāth du terme. La pratique tantrique dans les monastères indiens, à en juger par l’enseignement d’
Atiśa au Tibet, devrait être plutôt de type «
nāth » (mais c’est un anachronisme de l’appeler ainsi) que «
kaula ». Selon les légendes, ceux qui souhaitaient une «
walk on the wild side », devraient quitter le monastère pour suivre une approche plutôt «
kaula » ou «
yoginī). Il est d’ailleurs très possible que ces anecdotes soient des inventions plus tardives. La pratique du yogi Milarepa, en dépit de ce que veut faire croire la
littérature répa, était une
alchimie Kaula intériorisée avec une déesse intériorisée (T.
gtum mo), et qu’il a pu ainsi transmettre à son disciple Gampopa, un moine. La littérature répa racontera comment
Rechungpa s’en va chercher (
voire inventer disent de mauvaises langues) des instructions de tout genre à droite et à gauche, et comment Milarepa fait le tri. Cette épisode raconte (au 15ème siècle) sans doute l’apport de nouvelles traditions dans la lignée de Milarepa, au fur et au mesure qu’elles apparaissent. La fonction de Rechungpa est d’authentifier les nouvelles arrivées. Nous connaissons les histoires sur l’origine des lignées, des «
grands chariots » (T.
shing rta brgyad) qui ont conduit les divers tantras et transmissions (
āmnāya) de l’Inde au Tibet, mais nous ne savons pas leur
part de vérité. Cela vaut de manière générale. Il y a eu un apport de nouveaux matériaux tout le long de la période de la renaissance tibétaine et même après
[9].
En Inde et au Tibet, tout se garde et rien n’est écarté. L’ancien coexiste avec le nouveau, et reste de vigueur. Pour cela, il doit être réinterpreté. Les commentaires servent entre autres à cela. Ainsi on se trouve avec des transmissions (
āmnāya), qui comportent aussi bien des traces de la pratique extérieure (la plus ancienne), secrète, et intérieure. Des strates de la magie antique comme de la magie naturelle, les unes à côté des autres. Les tantras sont des
bricolages. Les filières se rencontrent et se mélangent, sont systématisées et forment un ensemble. Des éléments mythologiques cotoyent des éléments
siddha,
kaula,
nāth et peut-être même des éléments taoïstes, inavouables. Mais tous ces éléments là se rattachent à une
quête de l’immortalité plutôt premier degré. L’immortalité y prend une forme fluide ou liquide et se transmet sous forme liquide, qui, si elle n’est pas substantielle
[10], se comporte et s’exploite comme si elle l’était. Mais l’immortel qu’enseignait l’Éveillé n’était pas « liquide ». :
"Que la porte de l'immortalité soit large ouverte pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre. Puissent-ils recevoir le Dharma avec foi!["11]
Et encore dans Udana VIII.3
« Soumis par nature à la naissance, à la maladie, à la vieillesse, à la mort, j’ai cherché ce qui ne naît, ni n’est malade, ni ne vieillit, ni ne meurt… Il y a un sans-naissance, un sans-vieillesse, un immortel, un non-causé : s’il n’y avait pas un sans-naissance, il n’y aurait pas de refuge pour ce qui naît… » [12]
Son
nirvāṇa n'est pas un anéantissement, mais un refuge. Son
nirvāṇa est "l'élément immortel" (P.
amatā dhātu), un absolu
[13]. Mais cet
élément (S.
dhātu T.
khams) n’est ni substantiel ni liquide (ce qui tient à son origine mythologique). Il me semble que
le RGV, qui en parle déjà positivement, reste plus proche de la doctrine bouddhiste.
A suivre...
***
Article (en anglais)
sur la beauté féminine en Inde
[1] Kiss of the Yoginī, p. 64
[2] Kiss of the Yoginī, p. 67
[3] Pour référence, Charaka ou Caraka (né en 300) est quelquefois considéré comme le Père de la médecine et un des principaux contributeurs à l’Ayurveda. Le mouvement des siddha avait pris le nom des siddha, des demi-dieux, qui peuplaient les cieux comme les vidyādhara ou les cāraṇa. The Alchemical Body, p. 161
[4] The Alchemical Body, p. 78
[5] The Alchemical Body, p. 161
[6] The Alchemical Body, p. 165
[7] P.e. l’attitude d’Abhinavagupta vis-à-vis du Trika Kaula, The Alchemical Body, p. 137
[8] Le taoïsme religieux, Max Kaltenmark, Histoire des religions**, p. 1237
[9] Voir Tibetan Renaissance de Ron Davidson.
[10] L’aspect liquide est quelquefois remplacé par des lumières.
[11] MN 26 Ariyapariyesana Sutta
[12] Le Nirvāṇa, L. de la Vallée Poussin p. 2
[13] Le Nirvāṇa, p. XVI