Jésus dans les Limbes, Andrea Mantegna (1470–1475) |
La juridiction sur le sort des morts est probablement l’élément essentiel de l’autorité d’une religion. Avant l’invention du purgatoire (ou “limbes”, de “limbus patrem”, les limbes des patriarches) dans l’église catholique au XIIème siècle[1], les pêcheurs récalcitrants étaient destinés aux enfers et les justes aux Cieux. Le purgatoire était une troisième option pour les âmes qui avaient besoin d’avantage de purification. Le feu étant depuis toujours l’élément (“igné”) de “purification” maximale.
Le purgatoire devenait rapidement une opportunité de croissance pour l’église, car il était possible d’intercéder pour des personnes chères décédées, et que l’on croyait retenues dans le purgatoire, par l’intermédiaire du clergé. Il proposait également aux croyants d’alléger leurs propres souffrances purificatrices par le biais des indulgences, des pratiques de repentir/pénitence diverses. Ce sont ces pratiques-là, parmi d’autres abus de l’église, qui étaient la cible des critiques de la Réforme. Pour Jean Calvin le purgatoire était “une fiction mortelle de Satan qui annule la Croix du Christ”. Les protestants avaient aboli le purgatoire, et les pratiques associées, en ne laissant que deux choix à leurs fidèles : le ciel ou l’enfer. Avec de l’incertitude sur l’état des âmes (“sommeil de l’âme”) avant d’atteindre leur destination finale, mais sans possibilité de rédemption tardive.
The Laird of Cool |
Malgré la Réforme et les Lumières, l’idée d’un “état intermédiaire” (“intermediate state” ou “middle state”, “le Hadès”, mais aussi “le sein d’Abraham” ou simplement “le Paradis”)[2], et les entités qui le peuplent, a eu du mal à être totalement éradiquée de l’esprit, ou du coeur, des croyants. Dans la lutte contre les "dévastations" des Lumières et des sciences, des clercs protestants britanniques ont même fait appel à “l’état intermédiaire” au XVIIIème siècle, afin de tenter de “re-spiritualiser” les âmes en proie aux idées modernes. Martha McGill mentionne William Ogilvie de l'Église écossaise (Church of Scotland), qui publiait les comptes-rendus (“Chapbooks”) de ses rencontres avec le fantôme de Thomas Maxwell, “the Laird of Cool”, dans lesquels l’idée de “l’état intermédiaire” prenait forme. Sommeil, conscience, un banquet avec Abraham, Isaac et Jacob, l'ascension et la contemplation immédiate de Dieu pour les justes, l’enfer (détention provisoire) pour les méchants en attendant leur jugement dernier, jugement et condamnation immédiats après la mort, etc. Avec, selon les théories d’une attente, la possibilité des proches pour intercéder par la prière en faveur des âmes des défunts, en attente de leur sort définitif.
Il y eut des désaccords sur des cérémonies autres que la prière, appelées “usages”, pour aider les âmes des défunts. P.e. la cérémonie du calice mixte (eau et vin). Les deux camps opposés étaient appelés les “usagers” et les “non-usagers”. Les “usagers” se divisaient encore entre eux au sujet des détails de l’état intermédiaire, et des prières pour les morts.
Pour Archibald Campbell (c.1669–1744)[3], l’état intermédiaire, qu’il appelle “le Hadès”, était divisé en plusieurs maisons, où les âmes étaient en attente de leur dernier jugement. Les plus grands pécheurs se trouvent à gauche (sinister). Ceux qui s’étaient repentis au dernier moment sur leur lit de mort, attendaient dans des maisons à droite, mais aux étages inférieurs… Ceux qui s’étaient repentis avant leur mort, mais n’avaient pas eu suffisamment de temps pour faire repentance, étaient amenés vers la droite par les anges, et pouvaient graduellement monter en se purgeant et purifiant. Ils éprouvent de la souffrance, mais c’était au fond du plaisir teinté de souffrance. Les âmes les plus pures allaient directement vers le “sein d’Abraham” (ou Paradis), et attendaient leur passage définitif vers les cieux supérieurs. Le jugement dernier n’était pas possible avant la réunion de l’âme et du corps ("résurrection"). Les âmes lestées par les rémanences des passions et de mauvaises habitudes, et qui n’étaient pas entièrement mortifiées, attendaient dans les maisons les plus basses du Hadès[4].
Ces idées, y compris la terminologie, se retrouvent plus tard dans les écrits théosophiques. Depuis, le “réincarnationnisme” a progressé en Europe, et a été intégré dans le paradigme théosophique. Les âmes des défunts passent par “l’état intermédiaire", et de là (re)prennent naissance sur la terre, pour parfaire leur éducation (et mortification)[5]. Les premiers bouddhistes en Occident étaient souvent passés par la théosophie, et marqué par son “réincarnationisme”. Puisque contrairement au christianisme, le bouddhisme et les religions indiennes en général, proposaient la perfectibilité de l’âme, y compris après la mort, et proposaient toujours une nouvelle chance, il était devenu plus attirant pour les chercheurs “usagers” de tous bords.
C’est le bouddhisme tibétain qui parle le mieux de “l’état intermédiaire”, c’est-à-dire qui donne le plus de détails et propose le plus grand nombre de pratiques “usagères”. Il est intéressant d’observer qu’à l’époque même où le purgatoire fut inventée en Europe, le Tibet était en train de recevoir, recueillir, et systématiser ses propres pratiques centrées sur “l’état intermédiaire” (tib. bar do).
“Dans le livre de Henk Blezer, « Kar gling Zhi khro: A Tantric Buddhist Concept » (1997), celui-ci montre comment le schéma initial de trois bardos est ultérieurement développé en un système de six bardos, intégrant un troisième niveau de réalité, inséré entre le bardo de la mort et du devenir, et qui consiste en une série de visions de maṇḍalas de divinités paisibles et courroucées.” Blog Les trois vérités du bouddhisme religieux 05/02/2017Cette troisième réalité, entre les plus hautes sphères du Ciel et la Terre, constitue un monde intermédiaire, qui peut accueillir des âmes désincarnées (volontairement par le yoga, l’ascèse, la mortification, ou par le karma), et qui devient le centre de toutes les attentions religieuses d'ici bas, et des interventions miraculeuses de là haut.
Pour l'enfer, voir Le puits de l'Oubli 16 septembre 2016
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[1] La naissance du Purgatoire, Jacques Le Goff
[2] Ce terme a été utilisé par les protestants anglais à partir de 1670, au plus tard. P.e. dans Observations upon Mr. Wadsworth’s Book of the Souls Immortality, Henry Layton, London, 1670), 13, 165, 173.A Source : Protestant Purgatory Visions of an Intermediate State in Eighteenth-Century Scotland, Martha McGill.
[3] Dans son livre Some Primitive Doctrines Reviv’d: Or the Intermediate or Middle State of Departed Souls (as to Happiness or Misery) before the Day of Judgment, paru sous une édition révisée en 1713.
[4] “Rattray used the first proposition to demonstrate that there could be no judgement immediately after death. It was the whole man, body and soul that was to be judged. Therefore man could not be properly rewarded or punished until his body and soul were reunited at the Last Judgement. In the meantime, souls were contained in Hades.
Rattray’s depiction of Hades was similar to Campbell’s. The righteous went to mansions on the right, and the damned to the left. In the highest mansions on the right the light of Christ shone continually, and souls were assured that they would pass on to heaven. Souls that were ‘darkened by the Remains of their Passions, & evil habits not thoroughly mortified’ were kept in lower mansions. The light of Christ shone more faintly there, and the souls might be in a state of suspense regarding their ultimate fate.” Thomas Rattray, “usager”. Extrait de Protestant Purgatory Visions of an Intermediate State in Eighteenth-Century Scotland, Martha McGill
[5] “There is also a fate that comes to even adepts of the Good Law which is somewhat similar to a loss of “heaven” after the enjoyment for incalculable periods of time. When the adept has reached a certain very high point in his evolution he may, by a mere wish, become what the Hindus call, a “Deva” — or lesser god. If he does this, then, although he will enjoy the bliss and power of that state for a vast length of time, he will not at the next Pralaya partake of the conscious life “in the bosom of the Father”, but has to pass down into matter at the next new “creation”, performing certain functions that could not be now made clear, and has to come up again through the elemental world; but this fate is not like that of the Black Magician who falls into Avitchi. And again between the two he can choose the middle state and become a Nirmanakaya — one who gives up the Bliss of Nirvana and remains in conscious existence outside of his body after its death: in order to help Humanity. This is the greatest sacrifice he can do for mankind. By advancement from one degree of interest and comparative attainment to another as above stated, the student hastens the advent of the moment of choice, after which his rate of progress is greatly intensified.
It may be added that Theosophy is the only system of religion and philosophy which gives satisfactory explanation of such problems as these.” Epitome of Theosophical Teachings, William Q. Judge (1888)