lundi 28 décembre 2015

Sortir de la société sacrificielle (dans le sens le plus large...)


Le sacrifice du cheval (sct. aśvamedhá)
Quand on regarde l’histoire des religions, on peut voir plusieurs évolutions parallèles. Une évolution d’une forme polythéiste, vers une forme monolâtre, monothéiste, moniste. Une évolution d’une dualité forte, vers une dualité mitigée puis la non-dualité. C’est dans cette dernière que s’inscrit le processus d’intériorisation d’une religion. D’abord un Dieu (quel qu’il soit) totalement transcendante, totalement différencié de sa création. Puis une création qui est la manifestation, le reflet du divin, mais un reflet difforme, ou une illusion. Et finalement un Dieu immanent, présent en sa création avec une pincée de transcendance (fairy dust ?) toutefois. Sinon, ou va le monde ?

On voit une progression similaire dans l’évolution des tantras bouddhistes, à en croire la classification traditionnelle des tantras bouddhistes en différentes catégories. Dans le commentaire du Mahāvairocana-abhisaṃbodhi-tantra par Buddhaguhya (première moitié du VIIIème siècle), ce dernier distingue entre kriyātantras et yogatantras, les premiers considérant les Bouddhas comme extérieurs et faisant leur culte à l’aide de supports externes ou visualisés. Des offrandes réelles leur sont présentées. Tandis que dans les yogatantras, les offrandes sont imaginées et présentées par des déesses d’offrandes, comme il ressort d’un manuscrit de Dunhuang.[1] Ces offrandes sont appelées « secrètes », car elles sont visualisées intérieurement (tib. nang gi ting nge ‘dzin) et « faites » (tib. rgyu) de « gnose de l’éveil ». Comme elles sont invisibles aux auditeurs et aux bouddhas-par-soi, elles sont appelées « secrètes »[2]. Dans les yogatantras, le pratiquant se visualise soi-même comme un Bouddha, à qui les déesses présentent les offrandes. Le manuscrit étudié par Jacob Dalton (IOL Tib J 447) donne également une explication des quatre sceaux (sct. mudrā), qui n’ont pas encore pris le sens qu’ils allaient prendre plus tard, ce manuscrit se trouvant encore à cheval entre le tantra kriyā et yoga. Dalton explique que de ces quatre sceaux la mahāmudrā correspond à l’apparence physique du pratiquant en tant que la divinité, la dharmamudrā aux syllabes de la parole de la divinité, la samayamudrā à la symbolique (ornements ou attributs) de la divinité, symbolisant la pureté mentale du pratiquant et la karmamudrā aux diverses postures et activités du pratiquant. Sans doute de façon comparable aux quatre postures (sct. īryāpatha)[3], qui regroupe en fait tout ce que fait le pratiquant entre les sessions contemplatives.

Cette interprétation (yogatantrique) des quatre sceaux est souvent substituée par une interprétation de mahāyoga, aux connotations de yoga sexuel, qui est plus tardive.

Présentés de façon yogatantrique, on voit très clairement que les quatre sceaux correspondent à la transformation divine respectivement du corps, de la parole, de l’esprit et de l’activité du pratiquant. Ils marquent la transformation totale du pratiquant en la divinité, et la transformation totale marque est sa perfection (sct. siddhi). Nous sommes bien dans une approche théiste.

Avec l’évolution du mahāyoga ou yoga universel, qui marque une intériorisation accrue, nous entrons dans une approche monothéiste panthéiste. Le terme mahā, litt. grand, signifie dans le bouddhisme le dépassement de deux contraires tout en les incluant. Notre corps divin (microcosme) et le Corps Divin universel (macrocosme) ne sont pas différenciés. Ce qui se trouve « à l’extérieur » se trouve également « à l’intérieur ». Le triple univers, conteneurs et contenus, les cercles de divinités, les 24 haut-lieux etc. tout peut être trouvé à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. Le pratiquant du mahāyoga apprend à développer et à résorber cet univers divin (sct. maṇḍala) « en Lui/Elle », sans se limiter uniquement à la dimension du corps. C’est au stade de ce mahāyoga qu’est intégré le yoga sexuel. À cette fin, les rituels de consécration sont enrichis d’une nouvelle phase, appelée « secrète » (sct. guhyābhiṣeka), avec l’ingestion de fluide sexuel. Et initialement, c’est le rituel de consécration qui servait de sādhana, de méthode de réalisation.[4]

Le yoga sexuel est dotée à la fois d’une portée symbolique et alchimique. Symboliquement, le Dieu représente le puruṣa, le Sujet, et la Déesse la prakṛti, la Nature. C’est leur union qui rend possible la manifestation, l’univers, la création. Voilà pour le côté théorique. Pour la pratique, les siddhas se sont tournés vers l’alchimie, pas seulement pour fabriquer de l’or, mais surtout pour essayer de craquer le code génétique de la vie, et devenir le pareil d’un dieu, immortel. Concrètement, comment ce Dieu et cette Déesse font elles pour créer et résorber tout cela ? Où réside cette force créatrice ? Là aussi, nous assistons à une intériorisation de l’alchimie. Marco Polo (1254-1324) avait rencontré des chugchi (yogi) qui buvaient quotidiennement une potion (élixir, en arabe āl-ʾiksyr) de sulfure et de mercure, pour devenir immortels. Et comme l’explique le traité tantrique d'alchimie et de métallothérapie Rasārṇava : « tel dans le métal, tel dans le corps » (sct. yathā lohe tathā dehe). Le sulfure est le sang menstruel de la Déesse et le mercure le sperme du Dieu (Śiva).[5] Leur mélange constitue une potion d’immortalité. La sulfure de mercure, se trouve dans le cinabre, un minerai de mercure, dans lequel le Dieu et la Déesse sont naturellement unis. Ce genre de théorie se trouve également dans le taoïsme.

Pour revenir au thème de ce blog, le processus d’intériorisation décrit dans l’article de Dalton est accompagné par l’évolution des tantras bouddhistes. Et les tantras, avec leurs mythes et leurs rites, sont inextricablement liés aux notions de divin. Les tantras constituent une voie théiste, qui intègre toutes les sciences à sa disposition pour percer les mystères de l’univers… divin. Comme on peut le lire dans la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902), ce Dieu unique sans nom, peut prendre la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha, ou une des nombreuses manifestations de celui-ci, et ce Dieu unique est accessible par divers véhicules. Dans les tantras, le Bouddha est une manifestation divine, au même titre que les autres manifestations divines. Le bouddhisme tantrique est donc devenu progressivement théiste, voire monothéiste, et une véritable religion, avec sa Révélation (sct. śrūti) et sa Tradition (sct. smṛti). Par nécessité, par émulation, par ses aspirations politiques et économiques etc.

Il existe cependant aussi un bouddhisme non-théiste. J’évite l’adjectif athée, car ce n’est pas la même chose. Tout comme le « grand Soi » est le dépassement du soi et du non-soi, le non-théisme est le dépassement du théisme et de l’athéisme. C’est ce bouddhisme que je veux explorer dans ce blog.

Nous constatons donc qu’au cours des siècles les différentes évolutions convergent. L’évolution d’une société polythéiste sacrificielle vers une société polythéiste monothéisante de salut. Les dieux multiples sont les émanations d’un Dieu sans nom, sans qualités manifestes. Et la dévotion manifestée à chaque dieu en tant que dieu tutélaire peut conduire à ce Dieu sans nom. Dans une société sacrificielle (païenne), on se contente de la situation terrestre, tout en la maintenant ou l’amendant, en essayant d’influer sur les dieux à travers les rites. Les doctrines de salut ne se contentent pas de la situation terrestre, et cherchent plutôt à sauver les âmes en les faisant sortir de là. Les divers rites ou sacrifices perdent alors de leur intérêt. Ils sont ou bien réinterprétés (intériorisés) ou englobés par un sacrifice de plus grande échelle et de nature différente à un Dieu de plus grande échelle. Les tantras semblent vouloir avoir le beurre et l’argent du beurre en jonglant les deux systèmes : maintenir le système sacrificiel (mythes et rites), tout en guidant les âmes vers la sortie.

***

[1] Jacob Dalton : « ITJ447/1. r19.2: ki ya’i gzhung las ni men tog dang spos dang mchos pa sna tshogs gyis byed kyi/ yog ga’i gzhu ni lha mo rnams kyis ting nge ‘dzin mchod pa’o. The text cited here is a commentary on a sādhana titled the Āryatattvasaṃgraha-sādhanopāyikā that seems to have enjoyed some popularity around Dunhuang since at least two copies are found in the Stein collection (ITJ448 and ITJ417). »

[2] Jacob Dalton : ITJ447/1, r20.4: de nas gsang ba’i mchod pa zhes bya ba gang zhe na/ nang gi ting nge ‘dzin gyi mchod pa ni/ byang cub gyi ye shes kyi rgyu yin bas/ nyan thos dang rang sangs rgyas kyi spyod yul du ma gyur pas gsang zhes bya’o.

[3] 1) īryā-patha [iriyā-patha] ways of movement. The Sanskrit root īr means to go or to move. Īryā-patha connotes bodily postures, namely, walking, standing, sitting and lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta these postures are mentioned as objects of contemplation. The purpose behind considering them as objects of contemplation is that while walking the aspirant fully understands that walking is a mere action; there is no agent behind the action. Thus he remains free from the notion of an eternal soul.
2) iriyā-patha (lit. 'ways of movement'): 'bodily postures', i.e. going, standing, sitting, lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta (s. Satipaṭṭhāna), they form the subject of a contemplation and an exercise in mindfulness.
"While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." (Com.). Source

[4] Jacob Dalton, p. 4

[5] The Alchemical Body, David Gordon White, p. 5

mercredi 23 décembre 2015

B2B, Buddha to Buddha


Moine bouddhiste s'inclinant devant une personne décédée
 dans la gare de Shanxi Taiyuan

« En 1988, j’étudiais le zen au Japon en compagnie d’autres pratiquants européens. Voyageant de temple en temple, nous arrivâmes au monastère d’Eiheiji dans la préfecture de Fukui, au nord de la grande île de Honshû. Bâti sur les pentes d’une montagne, cet immense monastère est l’un des deux sièges de l’école sôtô, la principale école du zen au Japon. L’abbé était alors un moine respecté du nom de Niwa Renpô. À l’époque, il était également le supérieur général de l’école. Les moines nous avaient avertis : Renpô, qui était âgé de plus de quatre-vingts ans, venait de subir une lourde opération chirurgicale. Il ne pouvait se joindre aux activités quotidiennes du monastère et nous ne pourrions le voir. Il se reposait dans ses appartements tout en haut de la montagne. Après quelques jours, nous fûmes cependant autorisés à venir brièvement le saluer, car nous le connaissions, nous l’avions rencontré quelques années auparavant en France. Une consigne nous fut cependant donnée : en sa présence, nous ne devions pas nous incliner ; le protocole supposerait qu’il en fasse autant et son état ne le permettait pas.

Le lendemain, par des corridors de bois serpentant sur le flanc de la montagne, nous rejoignîmes un salon attenant à ses appartements privés. Quelques minutes passèrent puis le vieux maître entra dans la pièce, soutenu par deux assistants. Il leur parla à voix basse, si basse qu’elle nous était à peine audible, et je sentis comme un flottement

Finalement, je compris : Renpô souhaitait se prosterner devant nous et demandait que l’on étende l’étoffe que l’on utilise à cet effet. Dans la voie des Éveillés, se prosterner réclame de se jeter de tout son long dans un geste d’abandon, ordinairement devant l’image d’un bouddha.

Mais la parole du maître ne se discute pas et l’un des assistants étendit la pièce de tissu. Deux personnes furent nécessaires pour l’aider à s’accroupir lentement, très lentement, jusqu’à ce que son front puisse toucher terre. Le relever fut terriblement laborieux. Dans la tradition zen, les prosternations vont par trois, et deux fois encore il fallut l’aider. À la fin, il repartit précautionneusement aux bras des moines, vieillard frêle et vacillant, sans avoir prononcé d’autres mots. Tout ce temps, nous étions restés debout, muets et immobiles. Quel choc ! Il était impensable qu’un homme malade et âgé puisse se prosterner de la sorte, encore plus s’il était le chef suprême de l’école sôtô et nous des étrangers qui n’étions rien, tout au plus des pèlerins de passage. Mais l’abbé avait puisé dans la vaillance et la tendresse, et toutes les attentes, toutes les convenances s’étaient brisées – d’un coup.

Souvent, je me demande si mes compagnons de voyage se souviennent de la scène, tant ma vie a été renversée ce jour-là. D’un geste, un homme avait su nous introduire à l’inconcevable nous laissant l’âme nue
. »

S’asseoir tout simplement, l’art de la méditation zen, Eric Rommeluère, Seuil

Dans le placard de Dieu



Quand on écrit Dieu avec une majuscule, on le distingue de tous les autres dieux. Le Dieu avec majuscule est un Dieu monolâtre ou monothéiste. Monolâtre veut dire être le seul dieu, parmi d’autres, dont on peut faire le culte. Le premier Dieu (Élohim) à avoir atteint le statut de Dieu monothéiste est le Dieu des Hébreux, Iahvé. Iahvé était à l’origine vénéré, probablement dans une région reculée de l’Arabie du Nord, et emprunté par les Hébreux à un groupe de Madianites[1]. Il n’était pas représenté, mais néanmoins décrit comme un dieu mâle qui conduisit son peuple « d’une main forte » au combat. Il fut appelé « Iahvé des armées ».[2] Iahvé était un « dieu jaloux », qui ne tolérait aucun rival. C’était un dieu monolâtre avant de devenir un dieu monothéiste. Il avait initialement une compagne, Ashéra, qui a été séparée de lui, quand dieu devenait Dieu.[3] Son culte était un culte extérieur. Le roi Salomon aurait construit le premier temple à Jérusalem, et « immola en sacrifice 22000 bœufs et 120.000 moutons, et le roi et tout le peuple dédièrent le Temple de Dieu. » (2 Chroniques, Ch 7:5).

Après sa réintégration, Bhairava ou Kālabhairava (Kaal Bhairab, Kal Bhairav, Vairavar) était devenu l'épithète de Śiva sous sa forme terrifiante. Mais à l’origine, il fut un dieu de village (grāmadevatā), un dieu protecteur. Notamment dans les villages du Maharashtra et du Tamil Nadu. Les dieux de village sont d’ailleurs surtout des déesses (grāma-devi). C’est Śiva qui aurait délégué à Kālabhairava de garder les 52 haut-lieux de pouvoir (śakti-pīṭha), chaque lieu ayant sa propre manifestation de « Bhairava », à son tour une manifestation terrifiante de Śiva. Les « dieux de village » étaient donc surtout féminins, mais n’avaient pas de forme anthropomorphe à l’origine. Ces déesses étaient représentées par des pierres non taillées, des arbres ou de petits autels.[4] Pour les villageois elles étaient à l’origine du village, et une pierre ombilicale (« navel stone ») pouvait la représenter, ou simplement une tête placée à même la terre, la terre ou le territoire du village constituant alors son corps. Elles étaient ambivalentes, capables de déclencher des calamités, des épidémies etc. ET de les arrêter. Il n’y a pas mal de ressemblances avec le culte de la déesse mère Cybèle.
« Cette Déesse mère était honorée dans l'ensemble du monde antique. Le centre de son culte se trouvait sur le mont Dindymon, à Pessinonte (Turquie), où le bétyle (la pierre cubique noire à l'origine de son nom, Kubélè) qui la représentait serait tombé du ciel. Principalement associée à la fertilité, elle incarnait aussi la nature sauvage, symbolisée par les lions qui l'accompagnent. On disait qu'elle pouvait guérir des maladies (et les envoyer) et qu'elle protégeait son peuple pendant la guerre. Elle était connue en Grèce dès le Ve siècle av. J.-C. et se confondit bientôt avec la mère des dieux (Rhéa) et Déméter. » (source)
A un certain moment, leur culte a dû être intégré dans celui de Bhairava, et celui de Bhairava en celui de Śiva. Qui sait, le mouvement śakta a peut-être pour origine un culte néopaganiste ? Paganiste vient du latin pagus, qui signifie « village » (sct. grāma).

Les dieux de villages mâles avaient pour devoir de garder le village. Ils avaient un autel séparé et on leur sacrifiait à l’origine des animaux et plus tard des substituts. Le dieu de village Aiyaṉar dans le Tamil Nadu, recevait (au XVII-XVIIIème s.) en offrande des chevaux en terre cuite. Dans le bouddhisme tantrique, les tormas servent de substitut.

Donc, avant d’être la manifestation terrible de Śiva, avant d’être le Seigneur, Bhairava était un simple dieu de village.

Il en va de même pour le yakṣa Vajrapāṇi, dont j’ai raconté la promotion fulgurante. Tous ces dieux ont en commun d’avoir commencé comme des dieux mineurs, pour finir en Dieu ou en Bouddha cosmique, gagnant en abstraction en se débarrassant de leur passé, tout en absorbant et en transformant les anciens cultes de village. Mais Dieu est aussi et surtout un concept, symbole de l’être, qui doit beaucoup aux philosophes et aux théologiens. L’Être, l’Un, la Cause, l’alfa et l’oméga… C’est surtout grâce à l’abstraction de ce genre de concepts métaphysiques que des dieux locaux ont pu devenir le Dieu universel. « Il n’y a de dieu que Dieu » dit le Coran (III, 62).

On dirait que tout dieu local a dû rêver un jour de devenir Dieu, et une fois devenu Dieu (monothéiste), il interdit aux autres dieux de le devenir à leur tour. Pour garder la paix, on peut faire de l’œcuménisme, et dire que tous ces dieux locaux devenus Dieu sont des aspects « d’une divinité unique, omnisciente et sans nom, qui se manifeste de diverse façons aux hommes en fonction de leurs dispositions naturelles, sous la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha et Manu » (Bhaṭṭa Jayanta). Chaque « Dieu » préserve ainsi sa propre histoire et son propre rite, qui maintient le souvenir (samaya) des offrandes sanglantes d’antan, quand Dieu était encore un petit dieu local.

Pourquoi garder ce lien ? Oui, pourquoi ? Je préfère laisser la parole aux exégètes qui souhaitent préserver ce lien. Mais selon moi, garder le lien, garder ouvert le pont, qui avait permis de faire passer, dans un lointain passé, des dieux locaux au statut de Dieu universel, permet également à des « néo » d’aller dans le sens inverse du même pont, pour donner un coup de pouce à « la volonté de Dieu », telle qu’il l’avait exprimée à ses débuts de jeune dieu guerrier, avant qu’il fut un Dieu d’Amour et de Paix universelles. Nous ne manquons malheureusement pas d’exemples. Au Tibet, nous avons l’exemple de Ra lotsāwa Dordje drak (Rwa lo tsā ba rdo rje grags, ou "Ralo" né en 1016 et décédé après 1076), qui utilisa sa pratique de Vajrabhairava/Yamāntaka, une manifestation bouddhiste de Bhairava, pour se débarrasser de ses ennemis, pardon, pour « libérer » l’Ennemi. Et il fut loin d’être le seul, ni le dernier.

En coupant le lien, chaque Dieu universel pourrait réellement devenir un Dieu universel d’Amour. Si on dit que l’on risque alors de le vider de sa substance, il faudrait se pencher sur cette « substance » pour voir ce qu’elle recouvre au juste.


MàJ 23032019 A la découverte des polythéismes - Marcel Détienne

[1] Madiân ou Midyân est un pays situé dans la partie nord-ouest de la péninsule arabique, à l’est du golfe d’Aqaba ; limité au nord par Edom, au sud par les royaumes d’Arabie. (Wikipédia)

[2] Jean Soler, la violence monothéiste, pp. 180-181

[3] Jean Soler, la violence monothéiste, p. 182

[4] Hindu Goddesses: Visions of the Divine Feminine in the Hindu Religious Tradition, David Kinsley, p. 198

mardi 22 décembre 2015

Le dzogchen, atiyoga, est-il non-théiste ?



« Le dzogchen, ati yoga, n'est-il pas ce bouddhisme non theiste ? »

Cela dépend de chacun je suppose. Comme on dit que « hīnayāna » et « mahāyāna » ne sont pas une appartenance ou une affiliation, mais dépendent plutôt de notre motivation et pratique concrètes.

Il semblerait en effet qu’il y ait eu une brève période d’atiyoga comme un véhicule indépendant à partir de Nub Sangyé Yeshé (IX-Xème s.) jusqu’au retour en force du théisme/yoga au XIIème siècle. J’aime rappeler l’anecdote de l’hagiographie de Réchungpa, pour montrer que l’on reprocha au dzogchen/atiyoga d’être non-théiste, donc incapable de conduire aux siddhi.

Selon van Schaik, l’atiyoga était associé initialement à la réintégration du divin (devatāyoga), pas comme un véhicule indépendant, mais comme une des trois phases du devatāyoga : génération, perfection et grande perfection (ou encore yoga, anuyoga et atiyoga). Le mot « yoga » en soi est d’ailleurs une indication théiste, même si le devatā du yoga est un devatā de support. Faut-il passer par le devatāyoga/le théisme pour aboutir à la pleine expérience de la nature véritable (tib. bdag nyid kun tu myang byed na/ shin tu sbyor bas ‘grub par ‘gyur/) ? La nature véritable est-elle divine ? Pendant une période entre Nub Sangyé Yeshé (IX-Xème s.) et disons par exemple Gampopa (XIIème s.), on a pensé que non (sauf si divin est synonyme de naturel), bien que le devatāyoga était considérée comme une aide et un facteur de stimulation de « la voie de la connaissance ». Cela semblait aussi être le point de vue du « Zen tibétain », qui était cependant loin d’être dénué de rituels.

Mais à partir du XIIème siècle, l’atiyoga et la mahāmudrā, en tant que véhicules indépendants, furent réintégrés dans un cursus théiste/yoguique. Ils étaient bons pour la partie « sagesse » (sct. prajñā), mais pour la Science (sct. upāya) et les siddhis, il fallait quand-même une grâce différente, plutôt d’ordre divin. Dans le dzogchen actuel, l’aspect « prajñā » est bon pour déconstruire, pour faire une brèche dans l’illusion (tib. khregs chod), mais pour édifier les Corps formels d’un Bouddha/Dieu, il faut néanmoins se tourner vers les dieux/le Dieu (tib. thod brgal), dont la grâce passe par une transmission, et par le détenteur de cette transmission. Les approches théistes s’accompagnent d’ailleurs le plus souvent de toutes sortes de hiérarchies

Donc, pour faire court, non, je ne crois pas que le dzogchen/atiyoga, tel qu’il est enseigné et pratiqué de nos jours, soit un bouddhisme non-théiste. On dit que pour connaître les tours d’un prestidigitateur, il faut regarder ses mains. Peut-être en va-t-il de même pour les maîtres de dzogchen. À quoi passent-ils le plus gros de leur temps ?

Tel que je le vois, l’approche upāya avait permis au bouddhisme de s’implanter tout en réintégrant les pratiques théistes locales, et en les adaptant pour qu’elles puissent véhiculer la pensée du Bouddha. Mais une fois que l’on a accès à la pensée du Bouddha, pourquoi garder l’échelle ou le pont qui nous a aidé à traverser ? Si on a au départ une foi plutôt théiste, on pourrait peut-être bénéficier d’upāya théistes. Mais si on ne l’a pas, est-il nécessaire de « développer » d’abord artificiellement une foi théiste que l’on n’avait pas naturellement, afin que celle-ci puisse nous permettre de suivre une voie théiste, pour finalement nous conduire à prendre conscience de la nature véritable ? La même ( ?) nature véritable également accessible par d’autres voies contemplatives non théistes et (aussi) authentiquement bouddhistes ?

Mes interrogations partent d’un point de vue « occidental » et concernent le bouddhisme en occident. Et dans ce cadre, les thèses 5 et 6 de Stephen Batchelor me conviennent très bien.
5. Le dharma répond aux besoins des gens en fonction de l’époque et de la situation géographique. Chaque forme que prend le dharma est une création humaine transitoire, qui dépend des conditions historiques, culturelles, sociales et économiques qui l’ont généré.
6. Le pratiquant honore l’enseignement du dharma qui a été transmis par le biais des diverses traditions, tout en les appliquant de façon créative dans le monde d’aujourd’hui.

Les dix thèses du bouddhisme séculier



1. Un bouddhiste séculier est quelqu’un qui s’engage dans la pratique du dharma uniquement dans l’intérêt de ce monde[1].

2. La pratique du dharma consiste en quatre tâches : accueillir la souffrance, abandonner la réactivité, contempler la cessation de la réactivité et développer une façon de vie intégrée.

3. Tous les êtres humains, quel que soit leur genre, race, orientation sexuelle, handicap, nationalité et religion peuvent pratiquer ces quatre tâches. Chaque personne a, à tout moment, la possibilité de devenir plus éveillé, plus réceptif et plus libre.

4. La pratique du dharma se rapporte à la fois à sa façon de parler, d’agir et de travailler dans le domaine public et à la façon de faire ses exercices spirituels en privé.

5. Le dharma répond aux besoins des gens en fonction de l’époque et de la situation géographique. Chaque forme que prend le dharma est une création humaine transitoire, qui dépend des conditions historiques, culturelles, sociales et économiques qui l’ont généré.

6. Le pratiquant honore l’enseignement du dharma qui a été transmis par le biais des diverses traditions, tout en les appliquant de façon créative dans le monde d’aujourd’hui.

7. La communauté des pratiquants consiste en des individus autonomes qui se soutiennent mutuellement dans la poursuite de leurs voies respectives. Dans ce réseau d’individus de même mentalité, les membres respectent l’égalité de tous les membres, tout en honorant la connaissance et l’expérience spécifiques que chacun apporte.

8. Un pratiquant suit une éthique tournée vers autrui, fondée sur l’empathie, la compassion et l’amour pour tous les êtres qui vivent sur cette terre.

9. Les pratiquants cherchent à comprendre et à diminuer la violence structurelle des institutions, ainsi que les racines de la violence présentes en eux-mêmes.

10. Un pratiquant du dharma aspire à entretenir une culture d’éveil, qui cherche son aspiration à la fois dans des sources bouddhistes, que non-bouddhistes, religieuses et séculières.

Stephen Batchelor

***

[1] NdT : à voir la définition du monde…

Retour vers un bouddhisme non-théiste


The Buddha as an ascetic.
Gandhara, 2-3rd century CE. British Museum

L’intériorisation du rituel bouddhiste

Quand on regarde l’histoire des religions, on peut voir plusieurs évolutions parallèles. Une évolution d’une forme polythéiste, vers une forme monolâtre, monothéiste, moniste. Une évolution d’une dualité forte, vers une dualité mitigée puis la non-dualité. C’est dans cette dernière que s’inscrit le processus d’intériorisation d’une religion. D’abord un Dieu (quel qu’il soit) totalement transcendante, totalement différencié de sa création. Puis une création qui est la manifestation, le reflet du divin, mais un reflet difforme, ou une illusion. Et finalement un Dieu immanent, présent en sa création avec une pincée de transcendance (fairy dust ?) toutefois. Sinon, ou va le monde ?

On voit une progression similaire dans l’évolution des tantras bouddhistes, à en croire la classification traditionnelle des tantras bouddhistes en différentes catégories. Dans le commentaire du Mahāvairocana-abhisaṃbodhi-tantra par Buddhaguhya (première moitié du VIIIème siècle), ce dernier distingue entre kriyātantras et yogatantras, les premiers considérant les Bouddhas comme extérieurs et faisant leur culte à l’aide de supports externes ou visualisés. Des offrandes réelles leur sont présentées. Tandis que dans les yogatantras, les offrandes sont imaginées et présentées par des déesses d’offrandes, comme il ressort d’un manuscrit de Dunhuang (je remarque que les liens ne fonctionnent pas souvent, entre alors la référence IOL Tib J 447 dans la fenêtre de recherche).[1] Ces offrandes sont appelées « secrètes », car elles sont visualisées intérieurement (tib. nang gi ting nge ‘dzin) et « faites » (tib. rgyu) de « gnose de l’éveil ». Comme elles sont invisibles aux auditeurs et aux bouddhas-par-soi, elles sont appelées « secrètes »[2]. Dans les yogatantras, le pratiquant se visualise soi-même comme un Bouddha, à qui les déesses présentent les offrandes. Le manuscrit étudié par Jacob P. Dalton (IOL Tib J 447) donne également une explication des quatre sceaux (sct. mudrā), qui n’ont pas encore pris le sens qu’ils allaient prendre plus tard, ce manuscrit se trouvant encore à cheval entre les tantra kriyā et yoga. Dalton explique que de ces quatre sceaux la mahāmudrā correspond à l’apparence physique du pratiquant en tant que la divinité, la dharmamudrā aux syllabes de la parole de la divinité, la samayamudrā à la symbolique (ornements ou attributs) de la divinité, symbolisant la pureté mentale du pratiquant et la karmamudrā aux diverses postures et activités du pratiquant. Sans doute de façon comparable aux quatre postures (sct. īryāpatha)[3], qui regroupe en fait tout ce que fait le pratiquant entre les sessions contemplatives.

Cette interprétation (yogatantrique) des quatre sceaux est souvent substituée par une interprétation de mahāyoga, aux connotations de yoga sexuel, qui est plus tardive.

Présentés de façon yogatantrique, on voit très clairement que les quatre sceaux correspondent à la transformation divine respectivement du corps, de la parole, de l’esprit et de l’activité du pratiquant. Ils marquent la transformation totale du pratiquant en la divinité, et la transformation totale marque est sa perfection (sct. siddhi). Nous sommes bien dans une approche théiste.

Avec l’évolution du mahāyoga ou yoga universel, qui marque une intériorisation accrue, nous entrons dans une approche monothéiste panthéiste. Le terme mahā, litt. grand, signifie dans le bouddhisme le dépassement de deux contraires tout en les incluant. Notre corps divin (microcosme) et le Corps Divin universel (macrocosme) ne sont pas différenciés. Ce qui se trouve « à l’extérieur » se trouve également « à l’intérieur ». Le triple univers, conteneurs et contenus, les cercles de divinités, les 24 haut-lieux etc. tout peut être trouvé à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. Le pratiquant du mahāyoga apprend à développer et à résorber cet univers divin (sct. maṇḍala) « en lui », sans se limiter uniquement à la dimension du corps. C’est au stade de ce mahāyoga qu’est intégré le yoga sexuel. À cette fin, les rituels de consécration sont enrichis d’une nouvelle phase, appelée « secrète » (sct. guhyābhiṣeka), avec l’ingestion de fluide sexuel. Et initialement, c’est le rituel de consécration qui servait de sādhana, de méthode d'entretien.[4]

Le yoga sexuel a à la fois une portée symbolique et alchimique. Symboliquement, le Dieu représente le puruṣa, le Sujet, et la Déesse la prakṛti, la Nature. C’est leur union qui rend possible la manifestation, l’univers, la création. Voilà pour le côté théorique. Pour la pratique, les siddhas se sont tournés vers l’alchimie, pas seulement pour fabriquer de l’or, mais surtout pour essayer de craquer le code génétique de la vie, et devenir le pareil d’un dieu, immortel. Concrètement, comment ce Dieu et cette Déesse font elles pour créer et résorber tout cela ? Où réside leur force créatrice ? Là aussi, nous assistons à une intériorisation de l’alchimie. Marco Polo (1254-1324) avait rencontré des chugchi (yogi) qui buvaient quotidiennement une potion (élixir, en arabe āl-ʾiksyr) de sulfure et de mercure, pour devenir immortels. Et comme l’explique le traité tantrique d'alchimie et de métallothérapie Rasārṇava : « tel dans le métal, tel dans le corps » (sct. yathā lohe tathā dehe). Le sulfure est le sang menstruel de la Déesse et le mercure le sperme du Dieu (Śiva).[5] Leur mélange constitue une potion d’immortalité. La sulfure de mercure, se trouve dans le cinabre, un minerai de mercure, dans lequel le Dieu et la Déesse sont naturellement unis. Ce genre de théorie se trouve également dans le taoïsme.

Pour revenir au thème de ce blog, le processus d’intériorisation décrit dans l’article de Dalton est accompagné par l’évolution des tantras bouddhistes. Et les tantras sont inextricablement liés aux notions de divin. Les tantras constituent une voie théiste, qui intègre toutes les sciences à sa disposition pour percer les mystères de l’univers… divin. Comme on peut le lire dans la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902), ce Dieu unique sans nom, peut prendre la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha, ou une des nombreuses manifestations de celui-ci, et ce Dieu unique est accessible par divers véhicules. Dans les tantras, le Bouddha est une manifestation divine, au même titre que les autres manifestations divines. Le bouddhisme tantrique est donc devenu progressivement théiste, voire monothéiste, et une véritable religion, avec sa Révélation (sct. śrūti) et sa Tradition (sct. smṛti). Par nécessité, par émulation, par ses aspirations politiques et économiques etc.

Il existe cependant aussi un bouddhisme non-théiste. J’évite l’adjectif athée, car ce n’est pas la même chose. Tout comme le « grand Soi » est le dépassement du soi et du non-soi, le non-théisme est le dépassement du théisme et de l’athéisme. C’est ce bouddhisme que je veux eplorer dans ce blog.

***

Réponse à la question : « Le dzogchen, ati yoga, n'est-il pas ce bouddhisme non theiste ? »

[1]   The development of perfection: the interiorization of buddhist ritual in the eighth and ninth centuries, Jacob P. Dalton : « ITJ447/1. r19.2: ki ya’i gzhung las ni men tog dang spos dang mchos pa sna tshogs gyis byed kyi/ yog ga’i gzhu ni lha mo rnams kyis ting nge ‘dzin mchod pa’o. The text cited here is a commentary on a sādhana titled the Āryatattvasaṃgraha-sādhanopāyikā that seems to have enjoyed some popularity around Dunhuang since at least two copies are found in the Stein collection (ITJ448 and ITJ417). »

[2] Jacob P. Dalton : ITJ447/1, r20.4: de nas gsang ba’i mchod pa zhes bya ba gang zhe na/ nang gi ting nge ‘dzin gyi mchod pa ni/ byang cub gyi ye shes kyi rgyu yin bas/ nyan thos dang rang sangs rgyas kyi spyod yul du ma gyur pas gsang zhes bya’o.

[3] 1) īryā-patha [iriyā-patha] ways of movement. The Sanskrit root īr means to go or to move. Īryā-patha connotes bodily postures, namely, walking, standing, sitting and lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta these postures are mentioned as objects of contemplation. The purpose behind considering them as objects of contemplation is that while walking the aspirant fully understands that walking is a mere action; there is no agent behind the action. Thus he remains free from the notion of an eternal soul.
2) iriyā-patha (lit. 'ways of movement'): 'bodily postures', i.e. going, standing, sitting, lying. In the Satipaṭṭhāna Sutta (s. Satipaṭṭhāna), they form the subject of a contemplation and an exercise in mindfulness.
"While going, standing, sitting or lying down, the monk knows 'I go', 'I stand', 'I sit', 'I lie down'; he understands any position of the body." - "The disciple understands that there is no living being, no real ego, that goes, stands, etc., but that it is by a mere figure of speech that one says: 'I go', 'I stand', and so forth." (Com.). Source

[4] Jacob P. Dalton, p. 4

[5] David Gordon White, The Alchemical Body, p. 5

lundi 21 décembre 2015

Naissance d’un bouddhisme monothéiste ?


Illustration de Curtis the Artist

Le Veda (Savoir ou Science), c’est l’ensemble de textes inspirés par les divinités aux voyants (sct. ṛṣi) selon la tradition. Les textes les plus archaïques de cette collection s’apparentent de les Gāthā de l’Avesta iranien. Les textes du Veda datent probablement de l’époque où les premiers indo-européens en provenance du plateau iranien s’installèrent dans la vallée du Gange. Ceux qui suivent les Veda sont appelés vaidika. Les vaidika s’appuient notamment sur la Révélation (sct. śrūti), les textes révélés, et sur la Mémoire/Tradition (sct. smṛti), les textes attribués à des ṛṣi comme Manu (Manusmṛti ou Lois de Manu), Angiras, Vyāsa et Kaśhyapa.

L’article « Tolerance, Exclusivity, Inclusivity, and Persecution in Indian Religion During the Early Mediaeval Period » d’Alexis Sanderson explique l’évolution des vaidika, des vaiṣṇava (ou adeptes de Vichnou), les śaiva (ou adeptes de Shiva), les śākta (les adeptes de la Déesse) et les saura (les adeptes de Sūrya, le soleil) pour former ultérieurement « l’hindouïsme », n’excluant que le bouddhisme et le jaïnisme.

Au moyen-âge indien, la Révélation et la Tradition védiques posaient des conditions à la validité et la reconnaissance des autres courants spirituels. La plupart de ces courants avaient fini par intégrer d’une façon ou d’une autre les conditions védiques. En Inde, les bouddhistes et les jaïns y avaient résisté, se définissant en quelque sorte contre le Veda, ou quelquefois comme une sorte de réforme de celui-ci (le « vrai brahmane », « le chemin vers Brahma », etc. du Bouddha). Simultanément, les conditions des vaidika s'étaient assouplies au cours des siècles, comme il s’avère de l’article de Sanderson, qui cite la pièce de Bhaṭṭa Jayanta, le conseiller du roi cachemirien Śānkara-varman (883-902)[1]. Dans cette pièce, les culte bouddhiste et jaïna sont autorisés, à condition que soit reconnu une divinité unique, omnisciente et sans nom, qui se manifeste de diverse façons aux hommes en fonction de leurs dispositions naturelles, sous la forme de Śiva, Paśupati, Kapila, Viṣṇu, Saṃkarṣaṇa, le Jina, le Bouddha (sans doute sous la forme d’un adibuddha, une sorte de bouddha monothéiste) et Manu. Seuls les kaula sont exclus à cause de leur culte violent et libertaire. Tel semble donc être la situation au Cachemire au début du Xème siècle. L’acceptation de la « divinité unique » était également assortie du système des castes (sct. varṇā) et des stades de la vie brâhmane (sct. āśramāṇā), dont le roi était le garant. La paix religieuse semblait être à cette condition, y compris pour les bouddhistes. Chacun acceptait son caste avec tous ses devoirs et rituels. Il y avait donc une religion d’état (Dieu unique, castes et disciplines, dont le roi fut le garant) valable pour tous, et ensuite on avait la liberté de pratiquer la religion de ses ancêtres ou le dieu de son choix pour son propre salut, à l’exclusion de certains cultes antinomiques, violents et libertaires de type kaula.

Mais ce ne fut pas pour autant la fin de ces cultes, qui devaient désormais se pratiquer en secret. Leurs membres devaient communiquer en langage codé et se réunir le soir, dans des lieux peu fréquentés. Ce qui fait que la pratique religieuse des adeptes kaula ou de Bhairava avait trois niveaux, extérieur (public), intérieur (privé) et secret, le dernier n’étant pas officiellement autorisé. Dans le culte de Bhairava, les initiés ne devaient pas faire de distinction entre les castes (sct. avivekī), puisque tous appartenaient à la grande famille de Bhairava (sct. bhairavīyā jātih) et faire référence à la caste ancienne d’un initié fut une transgression conduisant à une renaissance infernale... Mais cette règle valait au niveau « secret », pendant les réunions clandestines. Cela ne voudrait pas dire que les initiés pouvaient faire des mariages inter-castes...

L’auteur smārta (donc spécialiste de la Tradition) Aparāditya critique cette triplicité, mais c'est une critique un peu facile quand on est du bon côté du dogme (orthodoxie) et de la pratique (orthopraxie) :
« Il doit être un kaula en privé (sct. antaḥ kaulo), un shivaïte manifestement (sct. bahiḥ śaivo), mais un vaidika dans ses observances mondaines (sct. lokācāre tu vaidikaḥ), préservant ainsi l’essence [de sa religion cachée à l’intérieur de ces deux couches superficielles], tout comme la noix de coco [garde le lait à l’intérieur de sa chair, qui est à son tour recouvert par une bourre dure]. »[2]˙
Il en va de même pour le bouddhisme mantrayānique qui aurait été tout à fait acceptable aux deux niveaux superficiels, tant qu’il respectait la « divinité unique » et ses multiples manifestations ainsi que le système des castes. Il était « veda-compatible ». Cela se corsait avec l’avènement des tantras mahāyoga, anuttara et yoginī, qui subirent des influences kaula et bhairava. Tout comme leurs confrères shivaïtes, les adeptes bouddhistes de ces cultes devaient tenir leurs cercles en secret. Il existe une multitude d’hagiographies sur des moines bouddhistes pratiquant initialement en secret ces tantras, jusqu’à ce qu’ils soient découverts. Ils montrent alors la pureté de leur pratique par un miracle, défroquent et vivent désormais ouvertement en (mahā)siddha. Ce qu’il faut retenir de ces anecdotes est sans doute uniquement l’aspect clandestin de ces cultes pendant un certain temps.

C’est l’époque où le Tibet se tourna vers l’Inde et le Népal, pour augmenter sa forme de bouddhisme avec les dernières nouveautés bouddhistes indiennes et népalaises. Le Tibet, n’étant pas védique et ne requérant pas la conformité aux Vedas, n’avait que faire des injonctions indiennes. Mais le bouddhisme impérial était au départ surtout monastique et mahāyāna, et une certaine conformité à ce niveau s’imposait. Cette donne sera quelque peu changée par les chamans, les sngags-pa, les nouveaux maîtres laïcs, ainsi que le mouvement de yogis Réchungpistes un peu plus tard. Une certaine discrétion était de mise. Mais contrairement à la situation indienne, les adeptes de ces pratiques secrètes étaient estimés et célébrés dans les hagiographies. Le vajrayāna sera secret (tib. gsang sngags rdo rje theg pa) pour d’autres raisons, davantage élitistes. Il n’aurait malheureusement pas pour effet d’abolir les castes, même si celles-ci n’avaient pas la même forme qu’en Inde.

***

Voir aussi le phénomène de la tâqiya dans l'Islam.


[1] Āgamaḍambara, Much ado about religion, Dezsö, Csaba, 2005

[2] Référence de Sanderson : Rājānaka Jayaratha, Tantrālokaviveka on 4.251ab. For Aparāditya’s version see Yājñavalkya­smrtiṭīkā, p. 10, ll. 12–13

dimanche 20 décembre 2015

Le silence incorrect



Le monde du bouddhisme néerlandais avait été marqué en 2015 par les révélations sur les abus sexuels du moine thaïlandais Mettavihari (fondateur du mouvement vipassana aux Pays-Bas), leur médiatisation, la révélation d’autres affaires dans des communautés bouddhistes, la distanciation commune de Mettavihari par des enseignants vipassana et finalement la création d’un numéro vert pour les victimes d’abus sexuel dans les communautés bouddhistes. Ces révélations faisaient suite à celles concernant l’église catholique (et ailleurs dans le monde) en 2010 qui avait secoué toute la société néerlandaise. Un des principaux aspects qui était ressorti de l’affaire Mettavihari était le silence des autres enseignants vipassana, qui avait pu permettre (de 1974 à la mort de Mettavihari en 2007) la continuation des abus. Toutes proportions gardées, ce silence peut être comparée à une loi de silence (omertà). Mais dans les deux cas, le silence n’est pas vertueux. Le blogueur néerlandais Joop Romeijn (Boeddhisme blog) suggère d’inclure le « silence incorrect ») dans les actes verbaux à éviter dans le cadre de la parole correcte (samyag-vāc : ne pas mentir, ne pas semer la discorde ou la désunion, ne pas tenir un langage grossier, ne pas bavarder oisivement). On peut parler oisivement, mais on peut aussi se taire « oisivement », c’est-à-dire quand il est inopportun de se taire et qu’il serait plus opportun de parler ou d’agir.

Les abus sexuels se passant en secret, seule la victime est en droit d'en parler et éventuellement de demander réparation. En cas de sérieux soupçons, par principe de précaution une enquête serait sans doute à sa place.

En novembre 2011, l’actuel Kalou rinpoché (né en 1990) avait posté sur Youtube une vidéo, où il révélait avoir été victime de viols à répétition par des moines plus âgés, au début de son adolescence, au sein d’un monastère bouddhiste. En août 2012, il reviendra sur ses confessions dans une entrevue publiée dans l’article "Leaving Om: Buddhism's lost lamas" (Les lamas perdus du bouddhisme).
« Mais Kalu dit que dans les premières années de son adolescence, il a été abusé sexuellement par une bande de moines plus âgés qui se rendaient dans sa chambre chaque semaine. Quand j’aborde la notion d’ « attouchements », il éclate d’un rire tendu. C’était du sexe hard-core, dit-il, avec pénétration. « La plupart du temps ils venaient seuls », dit-il. « Ils frappaient violemment à la porte et je devais ouvrir. Je savais ce qui allait se passer, et après on finit par s’habituer ». C’est seulement après son retour au monastère après la retraite de trois ans, qu’il a réalisé à quel point cette pratique était incorrecte. Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes. »
Le jeune Yangsi Kalou avait été éduqué par son père, Lama Gyaltsen Ratak (le neveu du premier Kalou rinpoché), jusqu’à la mort de celui-ci en 1999. Il avait alors 9 ans. Peu après, il fut décidé de son départ au monastère de Mirik, pour y étudier avec Bokar rinpoché. Il reçut de lui toutes les initiations et instructions de la lignée Shangpa et entra en retraite à l’âge de 15 ans (2005). Il sortit de retraite en septembre 2008 peu avant ses 18 ans. « Il dit qu’à ce moment-là le cycle avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes. »…

L’article wikipédia sur Kalour rinpoché nous apprend que c’est pendant la session de questions à la fin d’une conférence donnée à Vancouvert en automne 2011, que suite à une question posée par un étudiant sur l’abus sexuel et la sexualisation d’enfants en occident, Yangsi Kalou rinpoché parle pour la première fois des viols qu’il avait subi à l’âge de 12 et 13 ans (donc app. en 2002-2003). C’est suite à cette révélation, et « pour ne pas que cette histoire devienne une rumeur infondée » qu’il avait posté la vidéo sur youtube.

Depuis, c’est le grand silence, médiatique du moins. Il ne me semble pas que Yangsi Kalou Rinpoché ait porté plainte. Il ne me semble pas non plus que le monastère, où les abus sexuels mentionnés par Yangsi Kalou Rinponcé auraient eu lieu (au moins jusqu'en 2008), ait fait une déclaration officielle. On peut espérer que, suite aux confessions de Kalou rinpoché, des mesures ont été prises en interne pour faire cesser « le cycle [qui] avait recommencé sur une plus jeune génération de victimes » et que les auteurs aient été sanctionnés. Mais on n’en sait rien à cause du silence (médiatique).

Ce phénomène n’est cependant pas rare dans les monastères bouddhistes. Le Bhoutan avait réagi (en 2013) en instaurant les droits de l’enfant et en créant un numéro vert pour les enfants des écoles monastiques, où ceux-ci pouvaient signaler des cas d’abus (source). Et afin d’éviter la propagation des maladies sexuellement transmissibles, on avait décidé de la distribution gratuite de préservatifs, y compris dans les écoles monastiques (source). Je ne sais pas si des mesures similaires aient aussi été prises dans les monastères indiens et népalais. Mais à défaut de traiter les véritables causes, on s’occupe de limiter les effets. Le tout quasiment sous silence, sans doute pour ne pas créer des vagues susceptibles de perturber la paix silencieuse de Shangrila.

***

vendredi 18 décembre 2015

Non-agir et activité éveillée (ELF ch. 9)


Karyōbinga

Ensuite, le tathāgata étant entré (sct. saṃapatti) en absorption dans la pureté universelle du non-énoncé, l'être fulgurant lui demanda : "Bienheureux, quel est le sens de ce recueillement dans le non-énoncé, je vous prie de me le dire."

Eh, grand être (sct. mahāsattva),

[Ce sens] est compris en pensant que tout (sct. sarva) se manifeste simultanément
Sans ajouter aucune complication (sct prapañca)
Ni s'égarer du sens du Coeur (sct. hṛdayārtha)

Ceux qui, sans comprendre ce sens non-énoncé,
Conçoivent[1] tout comme égal
Sont comme un groupe d'aveugles
Voilà ce que dit le Bienheureux tathāgata.

Tout ce qui se manifeste, sans confusion, sans obstruction,
Y étant inclus, le Coeur est l'éveil même.
Il ne se représente pas et il est libre de toute acceptation et rejet
Il s'étend à tout, toujours en repos, examinant tout
Mais ne peut être signifié par aucun nom, mot ou symbole

La connaissance (sct. jñāna) insignifiable est le meilleur Corps
La manifestation sans lettre est la Parole (sct. vacana) [bien] comprise
La lumière manifeste non représentée est la meilleure Pensée
Ce qui se déploie spontanément, sans être recherché, dure depuis toujours

Il est le véritable sens universel sans aucune difficulté
Ce sens n'est pas une chose
Et celui qui le comprend est sans projet et inconcevable
Ainsi son projet (sct. cintā) est le projet universel (sct. mahacintā)

Tout comme l'oiseau Kalaviṅka[2]
Il réalise tous les projets sans les rechercher
Le meilleur sens est celui qui est spontanément présent sans être recherché.



Extrait du Tantra de l'effusion de la lumière fulgurante de l'authentique pensée éveillée souveraine, le neuvième chapitre sur le recueillement continu (sct. samāpatti)


***

[1] L'égalité conçue au lieu de l'égalité vécue

[2] L’oiseau kalaviṅka semble se traduire par un moineau ou un coucou (indien). Il est utilisé pour décrire une des soixante qualités de la voix du Bouddha, notamment dans le Discours du secret inconcevable du tathāgata (tib. de bzhin gshegs pa'i gsang ba bsam gyis mi khyab pa bstan pa'i mdo DG 47 sct. tathāgata-acintyā-guhya-nirdeśa-sūtra) du Ratnakuta (tib. dkon brtsegs). La voix du kalaviṅka est envoûtante, car elle est continue et devenant progressivement de plus en plus mélodieuse (envoûtante) en l’écoutant. La qualité envoûtante semble proche de celle des sirènes. Et en effet, au Japon, cet oiseau, appelé Karyōbinga, y est représenté comme un oiseau à longue queue avec une tête humaine. On lit aussi que cet oiseau chanterait déjà encore dans l’œuf. Cette qualité l’apparente au garuḍa, déjà adulte quand il est encore dans l’œuf.

Texte tibétain en Wylie

De nas de bzhin gshegs pa nyid/ mi gsung rnam dag chen po la/ ting nge ‘dzin la snyoms par zhugs/ rdo rje sems dpa’ bcom ldan ‘das/ mi gsung gzhag pa don gang zhig/ bdag la ji ltar bka’ stsal mjod//

kye sems dpa’ chen po//

kun snang dus gcig dgongs pas mkhyen//
gan la ci yang ma sbros te//
snying po’i don las g.yo ba med//

gsung med don ‘di mi shes par//
gang zhig thams cad mnyam rtog pa//
de ni long ba’i tshogs yin zhes//
bcom ldan de bzhin gzhegs pas gsungs//

gang yang ma ‘dres ma bkag gsal//
bsdus [583] pas snying po byang chub nyid//
de nyid rtog med blang dor bral//
kun khyab ye dal ma lus gzhig//
ming tshig brda yis mtshon du med//

mtshon med ye shes sku yi mchog//
yi ge med gsal go ba’i gsung*//
rtog med ‘od gsal thugs kyi mchog//
ma btsal lhun grub ye nas gnas//

‘di ni tshegs med don po che//
don nyid ci yang ma yin pas//
shes pa gang la’ang bsam med bsam gyis mi khyab par//
de ltar bsam pa bsam chen yin//

ka la bing-ka ji lta bur//
btsal med bsam pa kun grub phyir//
ma btsal lhun gnas don gyi mchog//


byang chub sems rje btsan dam pa ‘od ‘phro ba’i rgyud las/ mnyam par bzhag pa’i le’u dgu pa’o//

jeudi 17 décembre 2015

Éliminer ce qui résiste (ELF ch. 8)




Ensuite le glorieux (sct. mahātuṣṭi[1]) Bienheureux s'adressa à son entourage en vers :

Eh, grands êtres (sct. mahāsattva),

Ce que nous concevons comme l'égalité foncière (sct. samatā)
Obnubile à la fois les défauts et les qualités
Celui qui s'attache au plaisir et veut éviter le déplaisir
Est comme un aveugle né qui tente de faire un nœud avec de l'espace.

En ne comprenant pas le sens propre du principe de l'égalité naturelle
- Sans confusion et en toute lucidité -
Même si on remplissait le triple univers de corps de Bouddha
Ils ne seraient d'aucune aide, et leur absence ne causerait aucun tort.

L'éveil n'est pas autre que la passion
Ils sont identiques dans l'état continu du vaste Fondement (sct. ālaya)
C'est pourquoi il n'y a pas à accepter l'un et à rejeter l'autre
L'essentiel (sct. tattva) ne s'avère pas et se manifeste de lui-même.

Aussi (tib. phyir), opacité et agitation mentales, espoir et crainte,
Lucidité ou manque de lucidité sont le Flot (tib. klong) d'émergences et d'engagements (tib. 'byung 'jug)[2]
Les expériences, les concepts, les dharmas de cessation (tib. ‘gag ‘chos),
Les caractères générales (sct. nimitta) et les sensations sont innombrables
Et, tous paisibles (sct. śānta) par leur état continu originel non-manifeste.

Sans représentation (sct. akalpita), ils sont la nature du corps réel (sct. dharmakāya) originel
Sans rejet, ils sont les ornements du déploiement (sct. lalita) essentiel (sct. ātmakatā)
La non-vision de la qualité essentielle (scr. ātmakatā) est la nature de la cécité native
Dans ce principe non-acquis il n'y ni acceptation ni rejet
Comprendre ce principe où les défauts et les qualités sont égaux (sct. sama)
Est appelé "le tout excellent" (sct. samantabhadra).

Tout comme dans le vide du ciel lumineux
Les nuages, les brumes, les arcs-en-ciel, les éclairs,
Les étoiles, le soleil et la lune apparaissent distinctement
Ils sont originellement identiques par leur essence de "ciel lumineux".
Dans le Flot (tib. klong) céleste de la pensée du yogi
Les défauts et les qualités apparaissent, mais ne sont ni acceptés ni rejetés.

Tous les divers véhicules
Sont distincts et complets, libres d'acceptation et de rejet
Ce qui - sans être manifeste et sans représentation - connaît tout
Est l'essence même, insaisissable (sct. nirālambana).



Extrait du Tantra de l'effusion de la lumière fulgurante de l'authentique pensée éveillée souveraine, le huitième chapitre "Éliminer ce qui résiste".

Attribué à Vairocana.

***

[1] Le terme mahātuṣṭi a une connotation très clairement tantrique, on le trouve dans le Sarvatathāgatatattvasaṅgrah et dans le Vajrapāṇināmāṣṭottaraśatastotram ainsi que dans le terme "mahātuṣṭijñānamudrā", en tibétain : dgyes pa chen po'i ye shes kyi phyag rgya. Il a le sens de délectation universelle. C’est le divin incarné en quelque sorte, et dans ce sens il est « glorieux ». Incarné dans le sens qu’il « connaît » (quasiment dans le sens biblique du terme…) spontanément le triple univers, tout en demeurant dans la mahāmudrā. Voilà en quoi consiste la délectation universelle.

[2] « chos nyid gting gsal rang byung ye shes ngang*/ 'byung 'jug re dogs bral bar gnas pa yin/ », extrait du Chos dbyings mdzod de Longchenpa.

Texte tibétain en Wylie

De nas bcom ldan ‘dgyes pa chen pos/ ‘khor la tshig tu bka’ stsal pa/
 kye sems dpa’ chen po/

gang zhig mnyam nyid rtog pa la//
skyon dang yon tan gnyis ka sgrib//
bde chags sdug bsngal spong ‘dod pa//
dmus long mkha’ la mdud ‘dor ‘dra//

don nyid ma bcos mnyam pa’i don//
ma ‘dres gsal bar ma rtogs na//
stong gsum rgyal ba’i skyu bkang yang*//
phan med ma bkang gnod mi ‘gyur//

byang chub nyon mongs gnyis med de//
kun gzhi yangs pa’i ngang du gcig//
de phyir blang dang dor med de//
de nyid ma grub rang snang phyir//

bying dang rgod dang re dogs dang*//
gsal dang mi gsal ‘byung ‘jug klong*//
myong dang rtog dang ‘gag ‘chos dang*//
mtshan ma byang tshor mtha’ yas pa//
ye nas gsal med ngang gis zhi//

brtags med ye nas chos sku nyid//
ma spangs rol pas bdag nyid rgyan//
bdag nyid ma mthong dmus long [582] nyid//
mi rnyed don la blang dor med//
skyon nyid mnyam par don rtogs na//
kun tu bzang zhes de la bya//

ji ltar mkha’ gsal stong nyid la//
sprin dang khu rlangs ‘ja’ dang glog//
skar dang nyi zla ma ‘dres gsal//
mka’ gsal ngo bor ye nas gcig//
rnal ‘byor sems kyi mkha’ klong la//
skyon yon snang yang blang dor med//

theg pa’i bye brag ma lus pa//
ma ‘dres yongs rdzogs spang blang bral//
gsal med mi rtog kun mkhyen pa//
ngo bo nyid ni dmigs su med//

byang chub sems rjes btsan dam pa ‘od ‘phro ba’i rgyud las/ gegs sel ba zhes bya ba’i le’u ste brgyad pa’o//

mercredi 16 décembre 2015

La nature de la pensée éveillée (bodhicitta) (ELF ch. 7)


"Summer Buddha" de Gonkar Gyatso

Ensuite, l'être fulgurant demanda encore : "Eh Bienheureux, qu'est-ce que la pensée éveillée (sct. bodhicitta) ?" Il répondit : "Grand être, écoute !"

La particularité (sct. lakṣaṇa) de la pensée éveillée
Est qu'elle est tout, et qu'elle n'est rien.
Et les quatre ou cinq éléments universels (sct. mahābhūta)
Sont expliqués comme étant la nature de la pensée éveillée.

Tout ce qui apparaît comme extérieur, intérieur, une direction, un côté,
Existence cyclique et quiétude,
Cause et effet, ainsi que [ce qui se manifeste]
Comme un Éveillé, un être ordinaire, un homme, une femme,

Une couleur, une forme, un lieu, une famille,
Un continuum (sct. saṃtāna), la santé (tib. mi na), les particularités (sct. lakṣaṇa),
Et les caractères générales (sct. nimitta)
Tout cela est la pensée éveillée.

Elles ne viennent pas d'ailleurs et n'ont pas à être recherchées.
Comme dans l'essence de l'être de ces choses
Ces choses ne sont pas définitivement englobées
Elles n'ont pas été enseignées comme étant multiples.
Comme elles se manifestent toutes sans obstruction (sct. aniruddha)[1]
Elles n'ont pas non plus été expliquées comme étant unes
Elles sont à la fois libres de l'un et du multiple.

Ne pouvant être définies par des caractères générales (sct. nimitta)
Elles sont le corps réel (sct. dharmakāya) de l'éveil
Elles ont toutes pour essence de se déployer spontanément (tib. lhun gyis grub)
N'ayant besoin d'être recherchée [la pensée éveillée] est l'Éveillé originel
N'ayant besoin d'être atteinte, elle est atteinte (tib. son) en toute chose
N'ayant besoin d'inclure, elle inclue [déjà] tout
Sans ne s'abstenir de rien, elle est [déjà] libre de toute obnubilation (sct. āvaraṇa).

L'existence cyclique, la quiétude,
l'Éveillé et les êtres des six destinées
Ainsi que les apparences du chemin de l'éveil,
Des centaines de milliers, sont issues d'elle.

Bien qu'elle se présente comme l'essence de tout qui peut être signifié
Elle est elle-même insignifiable
Si on dit qu'elle "est", ce n'est qu'en tant que signifiant
"Un signifiant" aussi est un énoncé (sct. vāg-vyāhāra, vācaṃ bhāṣamāṇaḥ)
Comme il n'y a ni signifié, ni signifiant [en réalité]
Elle est [proprement] signifiée par le mode de non-signification
Elle est ainsi le signifiant[2] universel.

Connaître ce qui connaît le sens de tout,
Tous les rouages du mal-être de l'existence cyclique,
C'est cela "la pensée éveillée", ainsi l'explique-t-on.

Extrait du Tantra de l'effusion de la lumière fulgurante de l'authentique pensée éveillée souveraine, le septième chapitre qui présente la nature (sct. prakṛti) de la pensée éveillée.

***

[1]  Sans limites entre elles.
[2] Ou symbole. Comme tout le verset est un jeu de mots sur "mtshon pa", "qui montre" ou "symbole", j'ai préféré utiliser le même terme ("signe") tout le long.  

Texte tibétain en Wylie

De nas yang rdo rje sems dpas gsol ba/ kye bcom ldan ‘das byang chub kyi sems gang lags/
bka’ stsal pa/ 

sems dpa’ chen po nyon cig//

byang chub sems kyi mtshan nyid ni//
kun yin gang yang ma yin no//
‘byung chen bzhi dang lnga po yang*//
byang chub sems nyid yin par [580] bshad//

phyi dang nang dang phyogs dang ris//
‘khor ba mya ngan ‘das pa dang*//
rgyu dang ‘bras bur snang ba dang*//
sangs rgyas sems can pho mo dang*//

kha dog dbyibs dang gnas dang rigs//
rgyud dang mi na mtshan nyid dang*//
mtshan mar ci snang ci ‘dug pa//
de nyid byang chub sems nyid de//

gzhan nas ‘ongs dang btsal ba med//
de rnams yin pa’i ngo bo la//
de rnams ril du ma nges pas//
du ma’ang yin par ma gsungs so//
thams cad ma ‘gags par snang bas//
gcig kyang yin par ma bshad de//
gcig dang du ma las grol ba//

mtshan nyid gang du ma nges pa//
de nyid byang chub chos kyi sku//
thams cad ngo bo lhun gyis grub//
btsal ba med par ye sangs rgyas//
phyin pa med par kun la son//
sdud pa med par thams cad ‘dus//
ma spangs sgrib pa kun dang bral//

‘khor dang mya ngan ‘das pa dang*//
sangs rgyas sems can ‘gro ba drug/
byang chub lam du snang ba yang*//
de las de byung ‘bum phrag yas//

mtshon pa’i ngo bor kun ‘dug kyang*//
mtshon du med de de nyid yin//
yin zhes bya ba mtshon pa tsam//
mtshon zhes tshig tu brjod pa yang*//
mtshon bya mtshon byed med pas na//
mtshon pa med pa’i tshul gyis mtshon//
de nyid mtshon pa chen po [581] yin//

de yi don kun rig shes na//
‘khor dang sdug bsngal ‘khrul ‘khor kun//
byang chub sems nyid yin zhes bshad//

byang chub sems rjes btsan dam pa ‘od ‘phro ba’i rgyud las/ byang chub sems kyi rang bzhin gang yin bstan pa’i le’u bdun pa’o//



mardi 15 décembre 2015

La roue des armes tranchantes (traduction)




La roue tranchante du véhicule universel

Hommage au Triple Joyau

« La roue des armes tranchantes qui frappe l'Ennemi au cœur »

Hommage à Yamāntaka.

1. Quand les paons traversent les forêts de poisons virulents,
Malgré l'attrait des jardins de plantes médicinales,
Ils passeront à côté sans s'en soucier,
Car ils se nourrissent de la sève de poisons virulents.

2. Quand les héros [de l'éveil] pénètrent les forêts de l'existence passionnée
Malgré l'attrait des jardins de plaisir et d'agrément,
Ils ne s'y attacheront pas,
Car les héros de l'éveil se nourrissent des forêts de la souffrance.

3. Ceux qui prennent au cœur le plaisir et l'agrément
Se voient propulsés vers les souffrances par leurs propres ruses
Mais l'héros de l'éveil prend au cœur les souffrances.
Et agit toujours avec courage.

4. Ici, les désirs matériels sont comme la forêt de poisons virulents
Que seul l'héros de l'éveil - qui est comme le paon - peut digérer,
Tandis que le rusé - qui est comme le corbeau - y succomberait
Ceux dont les désirs ne se rapportent qu'à eux-mêmes pourraient-ils les supporter ?
En appliquant le même exemple à toutes les autres passions
Elles sont une menace à la libération, tout comme [le poison] pour le corbeau.

5. L'héros de l'éveil - qui est comme le paon -
Transforme les passions - qui sont comme une forêt de poisons virulents -
En sève vitale, et s'engage ainsi dans la forêt de l'existence passionnée.
C'est dans l'affront qu'ils en détruiront le poison.

6. Celui qui m'a fait tourner malgré moi dans l'existence passionnée,
Est le messager du malin démon de la fixation égocentrique (sct. ātma-grāha)
Il m'a [toujours] fait désirer mon propre bonheur, mais je m'en sépare (tib. phar phral) désormais
Pour endurer les épreuves en travaillant au bien d'autrui.

7. Pourchassés par les conséquences de leurs actes et habitués aux passions
Mes semblables, tous les êtres, éprouvent des souffrances
Que désormais j'entasserai sur la fixation égocentrique de bonheur.

8. Au moment de m'attacher à mon propre bonheur
Je m'en détournerai en donnant mon bonheur aux autres
Quand mon entourage se montre ingrat envers moi
Je me dis que c'est le retour de ma propre négligence, de ma joie déplacée.

9. Quand je suis atteint d'une maladie insupportable,
C'est en retour du mal physique que j'ai fait à autrui
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je prendrai sur moi toutes les maladies.

10. Quand mon esprit est affligé de souffrance
C'est en retour d'avoir perturbé les autres
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je prendrai sur moi toutes les souffrances.

11. Quand je suis tourmenté par la faim et la soif
C'est en retour de mes actes de fraude, de vol et d'avarice
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je prendrai sur moi toute faim et soif.

12. Quand je suis impuissant et asservi par les autres
C'est en retour d'avoir méprisé et asservi les faibles
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je me mets au service de tous les êtres vivants.

13. Quand j'entends des propos désagréables
C'est en retour de ma méconduite verbale, la calomnie etc.
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je condamnerai tout égarement verbal.

14. Ma naissance dans un lieu de laideur
C'est en retour de l'habitude de toujours regarder la laideur
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'habituerai à ne voir que la beauté partout.

15. Quand je me trouve séparé de mes amis aimables et aimants
C'est en retour d'avoir débauché les compagnons d'autrui
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je ne débaucherai plus jamais les compagnons des autres.

16. Quand tous les hommes de bien sont mécontents de moi
C'est en retour de les avoir oubliés et d'avoir rejoint de mauvais compagnons
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, j'éviterai les mauvais compagnons.

17. Quand on me dénigre en exagérant mes vices
C'est en retour de mon mépris d'hommes de bien
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je ne dénigrerai plus les autres.

18. Quand mes nécessités font défaut
C'est en retour de mon manque de respect des nécessités d'autrui
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je prendrai soin des nécessités des autres.

19. Quand mon esprit manque de lucidité et que mon coeur est lourd
C'est en retour d'avoir instigué les autres à commettre des actes négatifs
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'abstiendrai d'inciter les autres à commettre d'actes négatifs.

20. Quand je n'ai pas fait pas mon devoir et que j'en suis profondément navrée
C'est en retour d'avoir empêché les hommes de bien d'agir
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'abstiendrai de leur causer obstacle.

21. Quand je n'arrive pas à contenter mes maîtres, quoi que je fasse,
C'est en retour d'avoir été hypocrite vis à vis du Dharma authentique
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je réduirai mon hypocrisie par rapport au Dharma.

22. Quand tout le monde me contredit,
C'est en retour de ne pas avoir ressenti de la honte et de la vergogne
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je résisterai aux transgressions.

23. Lorsque des disputes éclatent aussitôt en compagnie de mes proches
C'est en retour d'avoir trainé mon mauvais caractère partout
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je me comporterai bien où que je sois.

24. Quand tous mes proches sont hostiles envers moi
C'est en retour d'avoir laissé surgir de mauvaises intentions
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je diminuerai mes déceptions.

25. Quand je souffre d'un ulcère chronique ou d'un œdème,
C'est en retour d'avoir pollué (tib. 'bags pa) par manque de vigilance ou inconsciemment la propriété d'autrui
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'abstiendrai de détourner des biens.

26. Quand je suis soudainement frappé par une maladie contagieuse,
C'est en retour de ne pas avoir tenu mes engagements (sct. samaya),
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'abstiendrai des actes négatifs.

27. Quand je perds mes capacités intellectuelles,
C'est en retour de m'être consacré à des dharmas qui mériteraient d'être laissés de côté
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je me consacrerai à la sagesse à travers l'étude etc.

28. Quand le sommeil perturbe ma pratique spirituelle,
C'est en retour d'activités qui empêchent de voir le Dharma authentique
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi,
Désormais, j'endurerai des épreuves pour le Dharma.

29. Quand je me réjouis d'affects en m'égarant de mon objectif
C'est en retour de ne pas avoir considéré l'impermanence et la déficience de l'existence passionnée,
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi,
Désormais, je développerai le désenchantement envers l'existence passionnée.

30. Quand je régresse malgré tous mes efforts,
C'est en retour d'avoir négligé la causalité,
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'efforcerai à développer mon potentiel.

31. Quand tous mes rituels sont contreproductifs,
C'est en retour d'avoir fixé mon espoir sur les forces obscures
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je me détournerai des forces obscures.

32. Quand mes prières au Triple Joyau restent sans effet
C'est en retour de ne pas avoir adhéré au Bouddha
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je m'en remettrai uniquement au Triple Joyau.

33. Quand mon imagination est cause d'obnubilation et de travers,
C'est en retour d'actes négatifs envers les dieux et les mantras
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je surmonterai tous les concepts négatifs.

34. Quand je me perds en voyage comme un ours en rut[1] (litt. dbang med)
C'est en retour d'avoir chassé mes maîtres etc. d'un endroit
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je ne ferai sortir personne de nulle part.

35. Quand des catastrophes naturelles comme le gel, la grêle etc. se produisent,
C'est en retour d'avoir manqué à mes engagements (sct. samaya) et ma conduite
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je tiendrai mes engagements etc.

36. Quand je suis démuni tout en ayant de grandes envies
C'est en retour de mon manque de générosité et de ma négligence du Triple Joyau
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je ferai des dons et des offrandes.

37. Quand mon corps devient disgracieux et que mes compagnons me méprisent
C'est en retour d'avoir manqué d'ériger des statues ou de l'avoir fait dans un état colérique
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je serai patient en érigeant des statues de divinités.

38. Quand je ressens du désir ou perds patience, quelle que soit mon activité
C'est en retour d'avoir laissé s'empirer mon manque d'éducation
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi

Désormais, je m'en garderai, seul ou en compagnie.

39. Quand toutes mes pratiques de sādhanas n'atteignent pas leur objectif
C'est en retour d'avoir intégré des mauvaises doctrines[2] (sct. a-sad-dṛṣṭi)
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, tout ce que je ferai sera pour le bien d'autrui.

40. Quand mon flot conscient n'est pas maîtrisé, malgré ma pratique spirituelle
C'est en retour d'avoir investi trop dans ma personne
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je me limiterai à chercher la libération.

41. Quand je me trouve assailli de ruminations et de regrets pendant mes récitations
C'est en retour de mon manque de vergogne, et de m'être présenté trop avantageusement à de nouveaux amis
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je serai prudent dans ma conduite sociale.

42. Quand je fais l'objet de chantage sentimental par un autre
C'est en retour d'avoir agi égoïstement et avec orgueil par désir
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, j'agirai avec plus de discrétion[3].

43. Quand, en étudiant ou en enseignant, je ressens du désir ou de l'attachement
C'est en retour de mon manque d'analyse de mes démons intérieurs
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, j'analyserai les facteurs contraires et je m'en abstiendrai.

44. Quand le bien que je fais prend une mauvaise tournure
C'est en retour de m'être montré ingrat envers la gentillesse d'autrui
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je traiterai avec le plus grand égard ceux qui me montrent de la gentillesse.

45. En résumé, quand des choses indésirables me tombent dessus comme la foudre,
C'est en retour, comme le forgeron tué par l'épée qu'il a lui-même forgée,
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je surveillerai mes actes négatifs.

46. Même si j'éprouve des souffrances infernales
C'est en retour, comme le fabricant de flèches tué par ses propres flèches,
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je surveillerai mes actes négatifs.

47. Quand les souffrances familiales me tombent dessus comme la foudre,
C'est en retour, comme des parents tués par leur enfant chéri,
Que la roue tranchante des mauvais actes revient vers moi
Désormais, je renoncerai définitivement à une vie de famille.


[Invocation de Yamāntaka]



48. Puisqu'il en est ainsi, je tiens maintenant mon Ennemi
Le voleur qui me trompe en se cachant, je le tiens.
Ce charlatan qui me trompe en se faisant passer pour moi,
Voilà que je le tiens maintenant!

49. Brandis maintenant la roue tranchante du karma sur sa tête
Et en feignant le courroux, fais la tourner trois fois au-dessus de sa tête
Toi [Yamāntaka], les jambes des deux vérités écartées, les yeux de la sagesse et de l'engagement (sct. upāya) grand ouverts,
Plante tes crocs des quatre fermetés (sct. catvāri balāni)[4] dans l'Ennemi !

50. Roi des mantras, qui confonds l'intelligence de l'Ennemi,
Celui qui erre malgré lui dans les lieux de l'existence cyclique (sct. saṃsāra),
Brandis la roue tranchante du karma au-dessus de la tête
De ce sauvage qui s'appelle "l'enchanteur de la fixation égocentrique"
Attrape ce parjure (tib. dam nyams) qui s'introduit subrepticement dans les agrégats de soi et autrui !

51. Attrape-le, attrape-le, féroce Yamāntaka !
Frappe-le, frappe-le, frappe l'Ennemi de la fixation égocentrique au cœur !
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au cœur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

52. Hūṁ hūṁ, engendre tes prodiges de grand yidam
Dzaḥ dzaḥ, enchaîne cet Ennemi
Phaṭ phaṭ défais tous les liens
Shig shig, tranche les nœuds de la saisie, je te prie !

53. Viens ici, dieu courroucé Yamāntaka !
Englouti dans la boue karmique du saṃsāra
Ce sac rempli de karma, de passions et des cinq poisons
Déchire le maintenant Shig Shig je te prie !

54. Il veut m'expédier dans la misère des trois mauvaises destinées
Mais ne sachant pas m'enfuir, je me précipiterai plutôt vers sa source.
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

55. Bien que l'agrément m'attire beaucoup, je ne fais rien pour l'accomplir en réalité
Peu enclin à la souffrance, je suis pourtant plein de désirs obscurs
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

56. Peu d'énergie à mettre dans des envies que je désire cependant réaliser instamment
Beaucoup de projets, mais aucun qui n'aboutit
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

57. Doué pour me faire de nouveaux amis, mais peu de loyauté
De nombreux appétits, désespérément assouvis par le vol et la fraude
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

58. Expert en flatterie et en demandes sous-entendues, mais avec un manque profond
Collectionnant les belles choses, le coeur serré d'avarice
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

59. Peu utile aux autres, mais se vantant[5] cependant toujours
Sans ne jamais me mouiller, toujours plein d'ambition

Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

60. De nombreux maîtres, mais incapable de tenir les engagements (sct. samaya),
Une foule de disciples, mais pas le temps de les aider et protéger
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

61. Des promesses faites facilement, mais peu entraîné pour y donner suite
Une grande renommée, mais en y regardant de plus près même les dieux-fantomes sont dégoûtés
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

62. Ayant peu appris, mais très enclin à manier une terminologie creuse
Connaissant peu les écritures, je conçois tout et rien à la fois
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

63. De tous mes nombreux compagnons et serviteurs, aucun ne me respecte en vérité
De nombreux chefs, mais aucun qui me soutient réellement
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

64. De statut social élevé, mes qualités sont pourtant moindres que celles d'un fantôme
J'ai beau être un grand maître, ma convoitise et mon aversion l'emportent sur celles d'un démon
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

65. Ma Vue (sct. dṛṣṭi) est élevée, mais mon observance (sct. caryā) est pire que celle d'un chien
Mes qualités sont peut-être nombreuses, mais même les préceptes mineures sont emportées par le vent
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

66. Je garde tous mes désirs cachés à l'intérieur de moi
Et je me moque sans raison de tout le monde
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

67. Bien que portant l'habit de safran, je demande refuge et protection à des démons
Bien qu'ayant des vœux, ma conduite est conforme à celle d'un démon
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

68. Bien que ce sont les devas qui me réconfortent, je fais le culte de démons
Bien que le Dharma me sert de guide, je trompe le Triple Joyau
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

69. Bien que séjournant toujours en solitude, je suis emporté par la distraction
Bien qu'ayant reçu les écritures du Dharma authentique, je maintiens mes pratiques de divination et chamanistes (tib. mo bon)
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

70. Négligeant la moralité et le chemin de la libération, je m'attache à ma patrie
Ayant jeté mon bonheur dans l'eau, je poursuis la misère
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

71. Négligeant le chemin de la libération, je parcours les autres qui mènent jusqu'au bout de la terre
Et malgré cette précieuse opportunité, je prépare des conditions infernales
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

72. Laissant de côté la transformation spirituelle, je cherche maintenant à faire du profit
Quittant les classes de mes maîtres, je parcours villes et pays
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

73. Ayant abandonné mon gagne-pain, je dérobe les autres de leurs ressources
Ayant épuise l'héritage de mon père, je me tourne maintenant vers celui des autres
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

74. N'est-ce pas étonnant ! Malgré mon peu de patience pour la méditation, mes pouvoirs surnaturels (sct. abhijñā) sont énormes !
Et n'étant même pas au premier tournant du chemin [de la libération], j'ai déjà atteint [le premier siddhi de] la marche rapide ! (tib. rkang mgyogs dngos grub)
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

75. Pour celui qui me donne un bon conseil, je ressens de l'aversion et je le considère comme un ennemi
Tandis que celui qui me trompe a droit à ma gratitude pour son manque de cœur
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

76. Quand quelqu'un me prend en confiance, je revèle tout à ses ennemis
Mon compagnon de voyage, sans honte je lui arrache ses secrets les plus intimes[6]
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

77. Mes irritations (tib. ko long bsdom) et obsessions[7]
Font de moi un compagnon pénible, je suscite toujours le pire en les autres
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

78. Quand on me sollicite, je feins de ne pas avoir entendu, tout en faisant obstacle
Quand on se montre conciliant envers moi, je ne remercie pas, mais reste hostile à distance
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

79. Je n'aime pas les conseils et je suis toujours de mauvaise compagnie
Je suis trop susceptible et toujours rancunier
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

80. Le statut social m'importe beaucoup, tout en considérant les hommes de bien comme des ennemis
Ma libido très forte m'attire toujours vers les jeunes
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

81. La durée m'important peu, je néglige mes anciens amis
Très intéressé par de nouvelles connaissances, je leur révèle tout de suite le fond de mon coeur
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

82. N'ayant pas de clairvoyance, je cours derrière les mensonges et les fautes
N'ayant pas de compassion, je brise des coeurs en [divulguant] les confidences
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

83. N'ayant que peu d'érudition, je tire des conclusions à l'aveuglette[8]
Connaissant peu les écritures, j'ai des vues fausses sur tout
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

84. Habitué à exprimer mes goûts et mes aversions, j'insulte ceux qui osent être en désaccord
Envieux par habitude, je médis des autres et les dénigre
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

85. N'ayant pas fait d'études moi-même, je contredis ceux qui s'y consacrent
Ne suivant pas de maître, je dénigre les écritures (sct. āgama)
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

86. Ne comprenant pas les piṭaka, je répands mes propres opinions
Ne m'étant pas ouvert à la beauté, je dis tout[9] ce qui me passe par la tête
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

87. Sans condamner les actes non conformes
Je porte toutes sortes de critiques à tous les propos sensés
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

88. Ne ressentant pas de honte pour ce qui est proprement honteux
Je ressens de la honte pour ce qui ne l'est pas
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !

89. Sans mener à bien aucune tâche sensée
Je me consacre à toutes sortes d'affaires insensées
Danse sur la tête de ce concept destructeur
Frappe au coeur de l'Ennemi, le bourreau qu'est le soi, Māraya !



[Rituel de "libération" (tib. sgrol ba)]



90. Toi, qui détruis ce sauvage de la fixation égocentrique
Qui possèdes le pouvoir et la force du corps réel (sct. dharmakāya) d'un Bienheureux
Qui tiens la massue, arme de l'activité désintéressée,
Sans hésitation, fais la tourner trois fois au-dessus de sa tête !

91. Par ton grand courroux, "libère" cet Ennemi !
Par ta grande sagesse, détruis ses mauvais concepts !
Par ta grande compassion, protège-le de son karma !
Je te prie, réduis la fixation égocentrique en poussière !

92. Toutes les souffrances des migrants existentiels
Entasse les toutes sur cette fixation égocentrique !
Et tous les cinq poisons affligeants qui me tourmentent
Balance les tous sur un seul tas !

93. Car la racine de tous les maux sans exception
Je l'ai enfin identifiée, sans hésitation, par un raisonnement logique
Si jamais, je continuerais encore à la soutenir et à la rationaliser,
Je te prie de détruire celui même qui y adhère !

94. Toutes les responsabilités je les réduis à une seule
Et je développerai de la gratitude envers tous
Je prendrai sur moi (litt. mon flot conscient égotique) tout ce que les autres ne désirent pas
Et je transfère à tous mes propres mérites.

95. De même, ce que les êtres on fait, physiquement, verbalement et mentalement,
Motivés par les trois poisons, je le prends sur moi
Et j'en ferai [mon ornement], telle la roue du paon
Ces passions (sct. kleśa), puissent-elles devenir une aide pour l'éveil !

96. En transférant mes mérites aux êtres
- Tel un corbeau qui a ingéré du poison, mais a trouvé l'antidote -
Puissé-je garder la force vitale de la libération de tous les êtres
Et rapidement devenir un bienheureux Éveillé !

97. Jusqu'à ce que moi-même, ainsi que tous ceux qui furent mes parents
Ne trouvent l'éveil dans la terre d'Akaniṣṭha
Puissions-nous, tout en vivant nos existences respectives,
Nous considérer mutuellement d'un seul esprit uni !

98. En attentant, même dans l'intérêt d'un seul,
Puissé-je me rendre dans des lieux infernaux
Et, sans faiblir dans mon courage de bodhisattva mahāsattva,
Y alléger les souffrances !

99. Au même instant, que les gardiens des enfers
Me considèrent comme leur maître
Que leurs armes se transforment en fleurs
Et que les tourments cessent, pour laisser place à la paix et au bonheur !

100. Que ceux qui éprouvent des souffrances infernales aussi trouvent clairvoyance et force spirituelle (sct. dhāraṇī)
Que leurs corps deviennent éthérés et leur pensée éveillée
Qu'ils me remercient par leur pratique spirituelle
Et qu'ils me considèrent comme un maître en suivant mon exemple !

101. Au même moment, que tous les êtres ravis
Développent [d'abord] tout comme moi le non-soi (sct. nairātmya)
[Puis], sans différencier entre existence et quiétude, Développent la concentration de l'égalité foncière (sct. samatā)
Et qu'en cet état d'égalité foncière ils soient introduits (tib. ngo 'phrod) à leur vrai visage (tib. rang ngo) !

102. Ainsi, l'Ennemi sera vaincu
Et la discrimination (sct. vikalpa) sera détruite
En se familiarisant avec l'intuition non-discriminante (sct. nirvikalpa-jñāna) et insubstantielle (sct. nairātmya)
Comment ne découvrirait-on pas le Corps formel [universel] comme résultat ?




[Recommandations māyavāda et madhyamakavāda]

103. Attention, tout cela n'est qu'une réalité interdépendante
Qui est conditionnée et vide, sans aucune autonomie
Elle change sans cesse de forme et ressemble à un fantôme
Elle est comme l'illusion optique du cercle de feu [en faisant tourner un brandon].

104. Tel le bananier, la force vitale n'a pas de coeur
Tel une bulle d'eau, la durée de vie n'a pas de coeur
Tel les brumes, elle se dissipe dès que l'on s'incline
Tel le mirage, sa beauté ne se voit que de distance
Tel le reflet dans un miroir, elle paraît réelle
Tel le brouillard, elle donne l'impression de s'installer.

105. Il en va de même pour ce bourreau qu'est le soi
On dirait qu'il existe, mais il n'existe jamais réellement
On dirait qu'il est réel, mais cette réalité ne résiste pas à l'épreuve
On dirait qu'il apparaît, mais il dépasse le statut d'objet réifié ou réfuté.

106. En cette [réalité] comment pourrait-il y avoir une roue du karma ?
C'est ainsi : bien qu'ils n'aient pas de nature propre
- Tout comme la réflexion de la lune dans un récipient d'eau -
Les actes et leurs effets resplendissent diversement par effet d'illusion
C'est en tant qu'apparences (sct. ābhāsa), que je fais mes choix moraux.

107. Quand on rêve du feu de la fin des temps
Celui-ci n'a pas de nature propre, mais on craint néanmoins son ardeur, pareillement
Bien que les souffrances infernales n'aient pas de nature propre,
Je m'abstiens de peur des souffrances de fusion, d'incinération etc.

108. Quand je délire à cause de la fièvre, même si en réalité il n'y pas d'obscurité,
Je suis comme aspiré et secoué par un long tunnel noir, pareillement
Même si la néscience (sct. avidyā) etc. n'ont pas de nature propre
Je dissiperai les erreurs par la triple sagesse.

109. Quand un musicien chante une jolie mélodie
Ce son n'a pas de nature propre en l'analysant, mais
Sans analyse, l'ensemble produit un son agréable
Qui dissipe les tourments dans le coeur des gens.

110. Si on analyse en profondeur les actes et leurs fruits
On ne peut pas dire qu'ils soient uns ou séparés
Mais dans un semblant de présence, les phénomènes se génèrent et se détruisent
Et dans un semblant de réalité, on éprouve plaisir et déplaisir
C'est en tant qu'apparences (sct. ābhāsa), que je fais des choix moraux.

111. Quand un vase est rempli d'eau
Ce n'est pas la première goutte qui remplit le vase
Ni la dernière etc, mais chaque goutte :
C'est par l'ensemble des facteurs interdépendants que le vase est rempli.

112. Le fait d'éprouver plaisir et déplaisir comme résultat
N'est pas dû au premier instant de la cause
Ni au dernier instant de la cause
Le plaisir et le déplaisir sont éprouvés par le concours de facteurs interdépendants
C'est en tant qu'apparences (sct. ābhāsa), que je fais des choix moraux.

113. C'est étonnant, la joie de la simplicité sans analyse
Ces apparences (sct. ābhāsa) n'ont pas de coeur
Mais semblent néanmoins réelles
Ce Dharma est profond, mais difficile à voir[10]

114.
Désormais, en m'y recueillant (sct. samādadhat)
Que restera-t-il de définitivement manifeste ?
Qu'est-ce qui existe, qu'est-ce qui n'existe pas ?
Et existe-t-il même une prémisse au sujet de l'être et du non-être ?

115. Il n'y a pas d'objet, ni sujet, ni nature ultime des choses (sct. dharmatā)
Dans l'état originel, libre de choix moraux et libre d'élaborations conceptuelles (sct. aprapañca)
C'est dans cet état originel, sans l'aborder par la raison,
Qu'en le fixant sereinement, je deviendrai un être universel (sct. mahāsattva).

116. Ainsi, en distinguant entre la pensée éveillée engagée
Et la pensée éveillée ultime
Puissé-je développer mon double potentiel sans obstacle
Et finir par réaliser parfaitement le double intérêt.

Ce fut "La roue des armes tranchantes qui frappe l'Ennemi au coeur"

[Colophon non traduit. Il attribue le texte à Dharmarakṣita, ajoute des faits hagiographiques ainsi que la lignée de transmission au Tibet.]

Texte tibétain en ligne (tsadra, comportant de nombreuses coquilles)

Texte tibétain (pdf) de la série Tibetan Classics

***

[1] J'interprète : Le rut se traduit par d'importants déplacements des mâles à la recherche de femelles. Autre variante mi = homme, utilisé par Tibetan Classics

[2] Au nombre de 28 selon l'Abhidharmasamuccaya d'Asaṅga.

[3] Litt. en réduisant mes comportements directs.

[4] sdig pa'i gnyen po stobs bzhi Les quatre forces du dévoilement des fautes

[5] byas yus [pej] Phan chung btags par ngo so'i sdug yus bgrang ba

[6] (litt. son coeur et poumons) <modifié : phabs ta' 'grags na khrel med glo snying rku//>

[7] rags zur mgo rno Thrangu Rinpoche: = obsessive [RY]

[8] Litt. je devine à tâtons

[9] 'ba' zhig

[10] Litt. par les inférieurs.