mardi 28 avril 2020

L’apport précieux de faussaires ?



L’apport de sKor Nirūpa

C’est grâce à Sarah Harding, que j’avais découvert l’existence du commentaire du Śrī Vajrayoginī guhyasādhana (tib. dpal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang ba'i sgrub thabs) par Pao Tsuklak Trengwa (1504–1566), intitulé “dpal rje btsun rdo rje rnal 'byor ma'i gsang ba'i sgrub thabs kyi rnam par bshad pa zab mo rnam 'byed”. Dans un longue digression, avant d'aborder le sādhana, Tsuklak Trengwa réagit aux remarques de Sakya Paṇḍita “Marpa Lhodrakpa n’avait pas la Grâce de Vajravārāhī” (tib. rdo rje phag mo'i byin rlabs ni// mar pa lho brag pa la med/), et de quelques-uns de ses disciples concernant lénigmatique sKor Nirūpa, ou Kong Neruwa, dont les dates données sont 1008-1081[1] ou 1062-1102 (Gö lotsawa). Nirūpa était en effet traité de “pervertisseur de dharma” (tib. log chos pa) et de “faussaire de consécrations” (tib. rdzun dbang byas pa) par les Sakyapas, plus précisément par Gorampa Sönam Senge (1429-1489)[2]. Matthew Kapstein appelle Nirūpa “le Lobsang Rampa du XIème siècle”.[3]

Je ne vais pas répéter ici l’hagiographie de sKor Nirūpa, mais il aurait été le disciple (avant son transfert ?) d’un certain Karopa de Zahor[4], qui aurait été à son tour le disciple de Maitrīpa/Advayavajra. Ce serait grâce à lui que le texte contesté de la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī (skt. Catuḥpīṭha tib. phag mo brda bzhi'i dbang) état disponible au Tibet. Dans le commentaire précité, Tsuklak Trengwa prend la défense de sKor Nirūpa en faisant l’inventaire de son apport. D’abord, il le considère comme un disciple directe (tib. dngos slob) de Maitrīpa et comme un grand traducteur. Il aurait passé 21 ans au Tibet, et ne serait selon Gö lotsawa autre que Prajñāshrījñānakīrti (BA, p. 851, DT p. 995, le nom est donné en sanskrit retranscrit en tibétain). Sous ce nom, il est l’auteur d’un commentaire du Chant des Distiques de Saraha (tib. mi zad pa’i gter mdzod yongs su gang ba’i glu shes bya ba gnyug ma’i de nyid rab tu ston pa’i rgya cher bshad pa, P3102, D2257, dont le titre en sanskrit est Dohanidhikoṣaparipūrṇagītināmanijatattvaprakāśaṭīkā). Ce commentaire est attribué à Advayavajra, et a été “traduit” par Prajñāshrījñānakīrti[5]. Sarah Harding mentionne que le nom de sKor Nirūpa tombe aussi dans le cadre de la controverse des deux autres Dohākoṣa de laTrilogie de dohā (tib. do ha skor gsum), attribué à Saraha.

Cela devient bien plus intéressant encore. Nirūpa aurait donc reçu directement de Maitrīpa le “Choral du Nom de Mañjuśrī“ (skt. Mañjuśrī-Nāma-Saṃgīti tib. 'jam dpal mtshan brjod), le Tantra “L'éminent Sans-souillure” (skt. Śrī-anāvila-tantra-raja tib. rgyud kyi rgyal po dpal rnyog pa med pa), “le Tantra du Parfait non-fondement” (tib. rab tu mi gnas pa’i rgyud), le “Tantra glosique de l’Inconcevable” (tib. bshad rgyud bsam gyis mi khyab pa) et le “Tantra du Mystère indifférencié” (tib. gsang ba gnyis su med pa'i rgyud). Ces cinq textes tantriques sont connus sous le nom “Les cinq tantras de sKor Nirūpa” (tib. skor ne ru pa'i rgyud lnga). Ces cinq tantras, précise Tsuklak Trengwa, constituent la glose de l’approche et la pratique de la “Mahāmudrā sans engagement mental” (tib. phyag rgya chen po yid la mi byed pa)[6]. Toujours selon Tsuklak Trengwa, les Tibétains devons encore à Nirūpa la présence au Tibet et la connaissance des Sept Démonstrations (tib. Grub sde bdun), et du Cycle des six textes sur le Coeur (tib. Snying po skor drug). Nous tenons sans doute ici la source et la doctrine de la Mahāmudrā tantrique de l’école Kagyupa. Un autre apport important sont les Dix textes canoniques sur la Mahāmudrā (tib. Phyag rgya chen po’i chos bcu), qui viendraient de Vajrapāṇi (1007-), un disciple de Maitripa/Advayavajra, et qu’un certain Nakpo Sherdé (tib. nag po sher dad) de Ngari (tib. mnga’ ris) aurait amenés (tib. spyan drangs pas) au Tibet. Last but not least, même le Cycle des Vingt-quatre textes sur le Non-engagement mental d’Advayavajra (tib. a ma na si ka ra'i chos skor nyer bzhi rnams) devraient leur présence dans le bouddhisme tibétain à Nirūpa.

Karmapa VII Chödrak Gyatso (1454-1506) avait rassemblé toutes les oeuvres en rapport avec la Mahāmudrā, sūtrique, tantrique et “essentiel” en une collection intitulée “les Canons Indiens de la Mahāmudrā” (tib. Phyag chen rgya gzhung[7]), pour indiquer qu’il s’agissait d’oeuvres canoniques de la Mahāmudrā, originaires de lInde, donc authentiques. Cette collection, dont la version tibétaine est disponible sur le site Dharmadownload, est actuellement en cours de traduction. Le tantra “L'éminent Sans-souillure” (skt. Śrī-anāvila-tantra-raja tib. rgyud kyi rgyal po dpal rnyog pa med pa) y figure à la première place.

On comprend maintenant mieux l’indignation et l'inquiétude de Tsuklak Trengwa. Si Nirūpa est responsable pour une part essentielle du savoir tantrique de l’école Kagyupa, et que l’on met en doute son apport, en traitant Nirūpa de “pervertisseur de dharma” et de “faussaire de tantras”, l’édifice de la Mahāmudrā tantrique risque de s'effondrer. Du moins son authenticité historique. Pour le reste, c'est une autre affaire.

Nirūpa est également un maître important pour l’école Shangpa Kagyu (voir après la section des notes). Ce serait, selon Tsuklak Trengwa, Nirūpa qui aurait enseigné les Vingt-quatre textes sur le Non-engagement mental d’Advayavajra à Khyoungpo Neldjor, le fondateur de l’école Shangpa[8]. Khyoungpo Neldjor rencontre Nirūpa à Lhasa. Nirūpa lui transmet la mahāmudrā et des tantras, et le complimente comme étant son meilleur disciple. L'école Shangpa a par ailleurs ses propres soucis d'authenticité.

Reste à mentionner que Nirūpa avait encore rencontré, avant son transfert conscientiel, le grand voyageur siddha Vairocanavajra[9], dont l’apport à l’école Kagyupa est également de grande valeur.

Gö lotsawa :
Since [Vairocanavajra] traveled extensively in the upper and lower regions of Dbus and Gtsang, [I] am unable to list all [the places he visited]. He did stay in Rgyal of 'Phan yul for a long time. He also translated dohas, and since the Doha Trilogy was his teaching, it appears that the claim that Asu composed the King and Queen Dohâs is untrue. His students were Sprul sku Zla ba 'od zer in La stod, Rin po chen Rgyal tsha in Gtsang, and Zhang rin po che in Dbus. Since he lived in Tibet for such a long time, he certainly had many disciples. Nevertheless, [I] have not seen any documents [about his students], and thus am unable to list more than these [three]. Skor [Nirüpa] requested spiritual instructions from [Vairocana] in Snye thang before he underwent his transference of consciousness, and thus [Vairocana's] arrival in Tibet preceded Skor Nirüpa. At last this great adept displayed his passing into nirvāṇa on a ridge in ‘On.”[10]
Que déduire de tout cela ? Qui a traduit ou composé tel ou tel texte, tantra, sādhana, ou commentaire ? Vairocanavajra connaissait le sanskrit (et autres vernaculaires indiens) et traduisait tout seul en tibétain. Asu le Newar, vivait au Tibet, et maîtrisait à la fois le sanskrit et le tibétain. Le transfuge conscientiel Nirūpa, qui qu’il soit, avant ou après son transfert, connaissait également le sanskrit et le tibétain. Dans les ateliers de traduction à Kathmandou, des compositions bilingues étaient possibles. Quelle garantie offre réellement l’existence d’un texte “original” en langue indienne ? Nous savons maintenant, enfin certains le pensent, que le Sūtra du Coeur était un texte chinois traduit en sanskrit. La chose serait-elle totalement impossible au Tibet ?

***     

[1] Voir aussi le chapitre “The problem of Kor Nirūpa” dans Dreaming the Great Brahmin: Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha, Kurtis R. Schaeffer

[2] Dans son sDom pa gsum gyi rab tu dbye ba’i rnam bshad rgyal ba’i gsung rab kyi dgong pa gsal ba, Réf. TRBC W1PD1725.

[3] “However, we must wonder just what sources ’Gos lo tsā ba had at his disposal for his record of Skor ni ru pa, particularly because Skor ni ru pa was, in effect, the Lobsang Rampa of eleventh-century Tibet, a Tibetan yogin whose body had been taken over by an Indian saint. To the historical uncertainties of visions and dreams, then, we must also add possession!” Chronological Conundrums in the Life of Khyung po rnal 'byor: Hagiography and Historical Time, Matthew T. Kapstein

[4] Gö Lotsawa raconte son histoire dans les Annales bleus, p. 107

[5] Colophon: mi zad pa'i gter mdzod yongs su gang ba'i glu zhes bya ba'i rgya cher bshad pa rnal 'byor gyi dbang phyung chen po dpal sa ra ha pa'i dgongs pa mkhas par grags pa dpal ldan gnyis su med pa'i rdo rje mdzad pa rdzogs so/ /rnal 'byor pa bsod snyoms pa pradz+nyA na kIrtisa rang 'gyur du mdzad pa'o// gser bris number: 1109 otani beijing: 3102

[6] de thams cad kyang phyag rgya chen po yid la mi byed pa'i lta sgom du 'grel bar mdzad do

[7] Voir l’article de Klaus-Dieter Mathes (2011): The Collection of 'Indian Mahāmudrā Works' (phyag chen rgya gzhung) Compiled by the Seventh Karma pa Chos grags rgya mtsho.

[8] “He also studied with Kong / Kor Nirupa (kong / skor nu ru pa) in Shamora (sha mo ra) in Tolung (stod lung). According to Tsuklak Trengwa (gtsug lag 'phreng pa, 1504-1564/66), Nirupa taught him the Amanasei Chokor Nyernga (a mA na sa'i chos skor nyer lnga), a Dzogchen cycle allegedly invented by Sheuton Jang (she'u ston byang).” The Treasury of Lives, article dAlexander Gardner.

[9] Kurtis R. Schaeffer, “The Religious Career of VairocanavajraA Twelfth-Century Indian Buddhist Master from Dakṣiṇa Kośala,” Journal of Indian Philosophy 28, no. 4 (2000): 361-84

“Skor [Nirüpa] requested spiritual instructions from [Vairocana] in Snye thang before he underwent his transference of consciousness, and thus [Vairocana's] arrival in Tibet preceded Skor.”

[10] Je recopie ici la traduction anglaise et la transcription tibétaine de Kurtis Schaeffer. Deb ther sngon po [pp. 749-750]; dbus gtsang gi sa cha stod smad mang por byon pas thams cad bgrang mi nus kyi / 'phan yul gyi rgyal du yun ring par bzhugs / do ha la sogs pa'i 'gyur yang mdzad / do ha skor gsum ga 'di'i chos yin pas / rgyal po dang btsun mo gnyis a sus mdzad par smra ba'ang mi bden par snang ngo // di 'i slob ma yang la stod du sprul sku zla ba 'od zer / gtsa po che rgyal tsha / dbus su zhang rin po che ste / bod du yun rings bzhugs pas slob ma mang po yod par nges kyang yi ge ma mthong de tsam las bgrang bar mi dpyod do // 'di la grong 'jug ma byas pa'i skor des snye thang du gdams pa zhus pas skor ni rü pa las bod du 'byon pa 'di snga ba yin no // de Ita bu 'i grub thob chen po de ni mthar 'on gyi sgang khar mya ngan las 'da' ba'i tshul bstan to // 

La suite du texte de Tusklak Trengwa :

"Le siddha érudit Khyoungpo Neldjor avait également reçu ces instructions de [Nirūpa]. “J’ai actuellement des disciples au nombre de trois pintes de graines de moutarde blanche, mais il n’y a que toi, Khyoungpo Neldjor, qui a perfectionné ces instructions." 
[Nirūpa] avait en effet “découvert” (tib. spyan drangs] de nombreuses instructions du Cycle de Vajravārāhī, mais la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī (skt. Catuḥpīṭha tib. phag mo brda bzhi'i dbang) ne faisait pas partie de son système (tib. lugs). Plus tard au Tibet, Asu le Newar, un disciple de Vajrapāṇi l’Indien, le disciple spécial de Seigneur Maitrīpa, était le principal à enseigner les dohākoṣa de Saraha. [Asu le Newar] posséda également une transmission unique (tib. chig lugs) de la “Quadruple consécration des dohā” (tib. do ha brda bzhi'i dbang) qui venait de Maitrīpa, mais ce n’était pas une consécration de Vajravārāhī.

Par conséquent, la Consécration à quatre symboles de Vajravārāhī, est une consécration du Corps, de la Parole et de l’Esprit éveillés, que l’on appelle la “Consécration à quatre symboles” (tib.  brda bzhi'i dbang), ou la “Consécration de la gnose indestructible de la Mahāmudrā” (tib. phyag rgya chen po rdo rje ye shes kyi dbang). On l’a aussi enseigné sous le nom de la “Grâce de la déesse à deux têtes” (tib. zhal gnyis ma'i byin rlabs). 
Ces Consécrations à quatre symboles ont permis aux personnes aux facultés aiguisées d’être édifiées, et aux vajrācārya d’atteindre le discernement et de connaître le continuum de l’Élément de la personne à édifier (tib. gdul bya'i khams rgyud shes pa). Ainsi, en l’instruisant, il lui expliquait comment réussir (tib. don grub pa). Encore faut-il trouver une personne réceptive capable d'entendre (tib. nyan pa po)..."


Texte Wylie de Tsuklak Trengwa


des na rje sa skya pas/_rdo rje phag mo'i byin rlabs ni/_/mar pa lho brag pa la med/_/ces dang*/_/phyi nas phag mo'i byin rlabs dang*/_/zhes chos log tu 'dren pa sogs ni tshangs pa chen po'i mdzad pa kho na ste kho bos bkag pa'i phyir zhes pa kho na rigs pa'i mthar thug yin no/_/yang de'i rjes 'brang kha cig na re/_skor ne ru pa bya ba log chos pa cig gis _phag mo brda bzhi'i dbang_ bya ba'i rdzun dbang byas pa de dgag pa yin zer ba yang cha med par smra ba la rings pa yin te/_skor ne ru pa chen po ni mnga' bdag mai tr-i pa'i dngos slob lo tsA ba chen po cig yin la/_rje mai tr-i pa las mtshan brjod dang rnyog med dang rtsa rgyud rab tu mi gnas pa dang bshad rgyud bsam gyis mi khyab pa dang gsang ba gnyis su med pa'i rgyud rnams zhus nas spyan drangs pas skor ne ru pa'i rgyud lnga zhes grags cing*/_de thams cad kyang phyag rgya chen po yid la mi byed pa'i lta sgom du 'grel bar mdzad do/_/gzhan yang grub pa sde bdun/_snying po skor drug_a ma na si ka ra'i chos skor nyer bzhi rnams spyan drangs te gtso bor 'chad pas a ma na si pa zhes grags cing*/

mkhas grub khyung po rnal 'byor gyis kyang de rnams zhus te/_nga la da lta slob ma yungs kar bre gsum gyi grangs dang mnyam pa yod kyang*/_chos thams cad rdzogs pa ni khyung po rnal 'byor khyod las med do gsung ngo zhes bshad pa de yin la/_des phag mo'i skor yang mang du spyan drangs mod/_phag mo brda bzhi'i dbang ni lugs de la med do/_/phyis rje mai tr-i pa'i khyad slob bzhi las rgya gar phyag na'i slob ma bal po a sus bod du sa ra ha'i do ha gtso bor gsungs la/_do ha brda bzhi'i dbang zhes pa mai tr-i nas brgyud pa cig lugs de la yod kyang phag mo'i dbang ma yin no/_/des na phag mo brda bzhi'i dbang ni sku gsung thugs kyi rgyud mdzad ma'i dbang la brda bzhi'i dbang dang phyag rgya chen po rdo rje ye shes kyi dbang zhes bshad pa yin la/_zhal gnyis ma'i byin rlabs la yang mtshan de ltar du gsungs pa yod do/_/brda bzhi'i dbang 'di dag yang dbang po rnon po des 'dul nus la/_rdo rje slob dpon rig pa grub cing gdul bya'i khams rgyud shes pas bstan pas skabs don grub par 'chad pa yin gyi nyan pa po rnyed do cog la 'di kho na bskur bar bya'o zhes 'chad pa ma yin pas rtog ge'i chu thigs tsam gyi cher bsnyems te chos kyi rgya mtsho chen po rnams zil gyis gnon par rlom pa'i skye bo rnams kyi ngag tshad mar ma byed cig_/sdig pa'i grogs pos bslus pas ni srid pa dang ngan 'gro'i 'jigs pa thams cad skyed pa yin no/_/sgrub thabs dngos/gnyis pa sgrub thabs dngos la/_thog mar dge ba klad kyi don/_bar du dge ba gdams ngag dngos/_tha mar dge ba mjug gi don no/_/dang po ni/_rgya gar skad du/_shri badz+ra yo gi ni gu h+ya sA d+ha nA ma/_bod skad du/_dpal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang ba'i sgrub thabs ces bya ba/

lundi 27 avril 2020

Cherchez la femme de sagesse


Détail d'un très beau thangka de Vajravārāhī, Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

Pour Sakya Paṇḍita (1182–1251) (dans le sDom gsum rab dbye, 1232), l’accès à la mahāmudrā passe par une consécration, et plus précisément par la quatrième phase de la consécration. Elle est donc une réalisation dans le cadre d’un tantra. Pour Gampopa, l’accès à la “mahāmudrā”, qui est en fait la réintégration du Naturel (tib. phyag chen lhan cig skyes sbyor), n’était pas en fonction d’une consécration. Dans la Transmission Aurale de Cakrasaṃvara (“Lignée de Nāropa”), l’accès à la mahāmudrā passe par une autorisation (tib. rjes gnang, dbang bka’, bkas gnang, ou byin rlabs bkas gnang), qui est une autorisation avec transmission de grâce, suivie de la pratique des Six yogas de Nāropa. Pour Sakya Paṇḍita, une autorisation avec transmission de grâce n’est pas une condition suffisante pour pratiquer les instructions associées à un tantra. Vajravārāhī est la parèdre de Cakrasaṃvara, et relève donc originellement du Tantra de Cakrasaṃvara. Mais son culte dans la lignée Kagyupa s’est plus ou moins émancipé du cadre strict du Tantra. Pour les tantrika puristes comme Sakya Paṇḍita et ses disciples, l’autorisation avec transmission de grâce de Vajravārāhī seule était une condition insuffisante, car elle ne permettait pas à la maturation (tib. smin pa) progressive (skt. krama) de l’adepte. Sakya Paṇḍita clamait en outre que Marpa Lhodrakpa n’aurait même pas reçu l’autorisation de Vajravārāhī ("rdo rje phag mo'i byin rlabs ni//mar pa lho brag pa la med").

Gampopa (1079–1153) donnait ses instructions de mahāmudrā en dehors d’un contexte initiatique, même sans l’autorisation/grâce de Vajravārāhī. Initialement, quand ses disciples demandaient une consécration, il les envoyait ailleurs, et souvent ils finirent par rester avec le lama qui leur avait donné la consécration, samaya oblige... Il semblerait qu’une solution intermédiaire fut trouvée par la suite (à partir de quand ?, le nom de sKor Nirūpa tombe ici, voir plus loin), en utilisant l’autorisation/grâce de Vajravārāhī comme préambule rapide à la pratique des instructions. Selon Gorampa (1429-1489)[1], cette solution fut proposée par un certain Kong Neruwa (tib. kong ni ru ba, sKor Nirūpa Kor Nirūpa, sKor Ne ru ba), qui pourrait être identique à l’énigmatique passepartout sKor Nirūpa. L’idée étant que cette autorisation suffirait pour permettre aux adeptes de pratiquer la caṇḍālī (tib. gtum mo), plus tard faisant intégralement partie des “Six yogas de Nāropa”.[2] Solution toujours insuffisante, y compris le mode d’apparition instantanée du sādhana de la divinité associée à l’autorisation fut désapprouvé[3]. Sarah Harding ( “As for the Blessing of Vajravārāhī, Marpa Lhodrakpa does not have it. WTF?”) nous apprend, qu’il existait bien un texte de pratique (sādhana) dans le cadre de cet aspect de Vajravārāhī[4], attribué à Düsumkhyenpa (Karmapa I 1110-1193).

Quand les polémiques se sont poursuivies en la personne de Sakya Paṇḍita, Gorampa et d’autres, des grands bonnets Kagyupa ont pris la défense de leurs transmissions. Est-ce que Marpa Lhodrakpa avait bien reçu l’autorisation/grâce de Vajravārāhī ? Sarah Harding raconte tout cela avec beaucoup d’humour dans son article. Pao Tsuklak Trengwa (1504–1566) défend sa lignée en disant que les Kagyupa basent cette tradition sur la Transmission Aurale, que Tailopa avait reçu directement de la jñānaḍākinī à Oḍḍiyāna, et que Marpa l’avait reçue de Nāropa. En outre, dans le charnier de Sosadvīpa (à l'ouest de Bodhgaya, en tib. So sa gling), Marpa aurait rencontré la glorieuse Spontanée (tib. dpal ldan lhan cig skyes ma) en personne, sur les indications de Naropa. Elle lui conféra la consécration à l’aide de quatre symboles (Catuḥpīṭha selon la Vie de Marpa), et elle ouvrit son coeur avec son couperet en cristal afin de lui montrer la roue du mantra. Elle l’avait envoyée ensuite à Bodhgaya pour voir la sainte canine du Bouddha (tib. ston pa'i tshems mche ba), ce qui lui inspira la cachette où trouver les Instructions des phases de création et d’achèvement de la pratique de la jñānaḍākinī. C'était le texte en feuilles de palmier de Tailopa, sur lesquelles ce dernier avait inscrit les instructions en "lettres cingalaises" en vermillon.[5] Ce qui est intéressant c’est que le passage ici utilise le terme “spyan drangs”, qui est devenu le terme pour désigner la découverte de “Terma”. Comme le remarque Sarah Harding, c’est une double authentification : par la déesse en personne et par le Bouddha, ou sa sainte canine. La Vie de Marpa de Tsangnyeun (1505) précise que la déesse donna la consécration complète du Catuḥpīṭha (tib. phag mo bdra bzhi’i dbang) avec les instructions associées. Donc cette fois-ci, tout était bon ?

Les disciples de Sakya Paṇḍita ont ensuite contesté l’authenticité de cette Transmission Aurale, qui aurait apparu au Tibet par le biais de Kor Nirūpa (tib. skor ne ru pa), personnage suspect, que les disciples de Sakya Paṇḍita traitent ouvertement de “pervertisseur de Dharma” (tib. log chos pa), en l’accusant d’avoir fabriqué une fausse consécration (tib. rdzun dbang) de Vajravārāhī. Les Sakyapa avaient d'ailleurs leurs propres soucis en matière de faussaires. C’est peut-être ces polémiques qui avaient poussé les hagiographes à faire prendre la route à Réchungpa pour récupérer cette transmission par un autre biais.[6]

Padma Karpo (1527-1592) appelle Vajravārāhī la “ḍākinī incorporelle[7], et en effet, quand Réchungpa allait récupérer la Transmission Aurale chez Tipupa au Népal, celle-ci est désignée sous le nom “les Neuf cycles de la ḍākinī incorporelle” (tib. lus med mkha' 'gro skor dgu)”. Ce Tipupa était en fait la conscience transfuge de Darma Dodé, le fils de Marpa, qui avait déménagé sa conscience dans le frais cadavre d’un jeune brahmane, après un vol vers l’Inde dans le corps d’un pigeon voyageur. Tipupa transmit l’ensemble du cycle à Réchungpa, qui le transmit à Milarepa, qui le retransmit à Réchungpa (pour des raisons linéologiques), ainsi qu'à notre ami Ngamdzongpa. Et via Pamodroupa et Dusumkhyenpa, les neuf cycles ont dû être intégrés dans l’école Kagyupa. Deux maillons de transmission par des “transfuges de la conscience” (tib. grong ‘jug), Kor Nirūpa et Tipupa, cela fait peut-être beaucoup.

Il n’est pas impossible que les hagiographes ont encore pensé à un plan B. Dans les Chants de Milarepa, on trouve un court chapitre intitulé 47. (dbang bskur dang rab gnas kyi skor), où Vajrayoginī se manifeste à Milarepa et ses disciples (seuls Réchungpa et Ngendzongpa, etc. sont nommés) et où celle-ci donne la “Transmisison Aurale de la ḍākinī” (tib. mkha’ ‘gro snyan brgyud), sous la condition d’une seule transmission par génération spirituelle (tib. chig rgyud du gnas pa). Pour la consécration Milarepa, se disant trop vieux maintenant, n’intervient pas, et demande au vase de faire lui-même l’initiation. C’est le vase qui miraculeusement confère l’initiation à ceux qui sont présents. C’est la compassion des lamas "kagyupa" (tib. bka’ brgyud bla ma’i thugs rje) qui rendait possible ce miracle. Peut-être aidée un peu par la foi des disciples ? ...

Le chapitre termine sur un autre miracle, qui est en fait un miracle que nous connaissions déjà, mais avec d’autres personnages : Nāgārjuna et Saṅkaja/Paṅkaja. Voir mon blog Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum. Ce miracle sert à montrer qu’il est possible de recevoir la bénédiction d’un icône/une divinité visualisée (skt. samayasattva), lorsqu’elle a été consacrée (tib. rab gnas) par la divinité jñānasattva. Dans ce cas, c’est le corps de Milarepa qui est consacré par le jñānasattva, ce qui le rend indifférencié de la jñānaḍākinī.

Ainsi, Réchungpa et les autres disciples virent que Milarepa fut indifférencié de Vajrayoginī”.
 

Détail Rossi & Rossi, Hongkong et Londres

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[1] Gorampa Sönam Senge (Go rams pa bSod nams seng ge). sDom pa gsum gyi rab tu dbye ba’i rnam bshad rgyal ba’i gsung rab kyi dgong pa gsal ba in vol. 9 of The Collected Works of Kun-mkyen Go-rams-pa bsod-nams-seng-ge. Dehra Dun: Sakya College, 1979. TBRC W11249-0439

Gorampa, DSNSh, fol. 88a, explained that certain Kagyu practitioners of the Great Seal maintain that the requirements of maturation are met by bestowing on beginners the Sow-Head (Varahls'irsa) blessing (phag mgo’i byin rlabs), and that the recipient thereby becomes empowered to receive instructions and to undertake the meditative practices of the two processes even though initiation into a mandala has not been obtained. Gorampa relates (DSNSh, fol. 88a-b) that the custom of granting uninitiated beginners access to tantric praxis by conferring the Vajra Sow (Vajravarahi) blessing “originated in the time of Gampopa Dakpo Lhaje Sonam Rinchen [1079-1153]. He sent his pupils to request initiations of other teachers. Most of them did not return but settled [elsewhere], and because Dakpo had urged that every group [of students] must have its own bestower of initiations, he consented when Kong Neruwa inquired of him, ‘What if I were to perform the Sow-Head (Varahls'irsa) initiation?’ [The latter] conferred the Sow-Head blessing and then expounded the Six Doctrines of Narofpa] [see Roerich, trans., BA, p. 829], the Great Seal, and other precepts. From that time onward, [the custom] developed of winning access to the doctrine through instructions expounded by a master from whom initiation had been requested, i.e., the door to the Six Doctrines being opened merely by a conferral of the Vajra Sow-Head blessing, even though the initiation of Cakrasamvara had not been [previously] obtained.” 
A Clear Differentiation of the Three Codes, Essential Differentiations Among the Individuals, Sakya Pandita Kunga Gyaltshen, Victoria R. M. Scott, Jared Douglas Rhoton, Suny, p. 184, note 5..

[2] Sakya Paṇḍita : “Nowadays, some claim that the blessing-rite of the Vajra Sow (Vajravarahi) is itself an initiation. I have seen that, having opened the door to doctrine with this, such people practice the inner heat (gtum mo, caṇḍālī and other meditations.” TIB. deng sang rdo rje phag mo yi byin rlabs dbang bskur yin zhes zer 'di yis chos kyi sgo phye nas gtum mo Ia sogs bsgom pa mthong (4)

[3] Sarah Harding citant Pao Tsuklak Trengwa : “Later on, Vajravārāhı’s blessing, a dream-based [tradition of] bodhichitta, instantaneous creation in meditation of the yidam, the white single sufficient remedy, and many such perverse teachings that contravene the buddhadharma are spreading around these days.”

[4] dPal rdo rje rnal 'byor ma'i gsang bsgrub rje btsun mo lhan skyes, réf. TBRC CW23651

[5] zhes lung bstan pa ltar/_so sa'i gling du dpal ldan lhan cig skyes ma dang dngos su mjal te dbang bzhi brda'i sgo nas bskur/_shel gyi gri gug gis thugs ka kha phye nas sngags kyi 'khor lo bstan/_skyed rdzogs bla mas gsungs pa ji lta ba nyid gnang nas rdo rje'i gdan du ston pa'i tshems mche ba ltos la bod du song zhig zhes lung bstan/_rdo rje'i gdan du tshems mche ba gzigs pas skyed rdzogs kyi man ngag bla ma dang mkha' 'gros ji ltar gsungs pa de nyid tA la'i lo ma la li khris sing+ga la'i yi ger bris pa brnyed de spyan drangs/

[6] des na rje sa skya pas/_rdo rje phag mo'i byin rlabs ni/_/mar pa lho brag pa la med/_/ces dang*/_/phyi nas phag mo'i byin rlabs dang*/_/zhes chos log tu 'dren pa sogs ni tshangs pa chen po'i mdzad pa kho na ste kho bos bkag pa'i phyir zhes pa kho na rigs pa'i mthar thug yin no/_/yang de'i rjes 'brang kha cig na re/_skor ne ru pa bya ba log chos pa cig gis _phag mo brda bzhi'i dbang_ bya ba'i rdzun dbang byas pa de dgag pa yin zer ba yang cha med par smra ba la rings pa yin te/

[7] Un commentaire de la pratique de Vajravārāhī par padma Karpo porte le titre “lus med mkha' 'gro'i chos sde'i rnam par bshad pa chos kyi nying khu” (TBRC W10736).

dimanche 26 avril 2020

Le "problème" Gampopa




Milarepa avec Gampopa et Réchungpa, Tséringma au milieu Himalayan Art 77117

Il faut qu’on parle de Gampopa…

Un des passages les plus intéressants des hagiographies de Gampopa est sans doute sa rencontre avec Milarepa, racontée de différentes façons. Les versions les plus connues sont celle racontée par Gö lotsawa dans les Annales bleus, celle racontée dans les Chants de Milarepa (Tsangnyeun), et celle qu’on trouve dans l’Anthologie de Chants de maîtres kagyupa (tib. bka’ brgyud mgur mtsho, Fr. L'Ondée de sagesse). Il y a encore la hagiographie de Gampopa, qui fait partie de l’oeuvre complète (tib. Dwags po bka’ ‘bum ou Dvags po’i rtogs chos) de Gampopa, composée par sPyan snga chos rje bsod nams lhun grub zla 'od rgyal mtshan dpal bzang po au XIV-XVème siècle[1].

Dans sa thèse Culture and Subculture, Ulrich Timme Krågh écrit que le colophon de cette hagiographie mentionne qu’elle est basée sur une hagiographie plus ancienne attribuée à Shamarpa mKa’ spyod dbang po (1350-1405)[2], qui a dû servir de base à la version de Gö lotsawa dans les Annales bleus (pp. 451 etc.).

Il est prudent de ne prendre pour acquis aucune affirmation dans les hagiographies, aucune attribution d’auteur d’un texte. Il faut rester attentif en lisant les diverses sources. Il y a des hagiographies sobres et des hagiographies très bavardes. Celles qui nous donnent les plus de détails, y compris le monologue intérieur (tib. snyam) des protagonistes, ne sont pas les plus fiables, au contraire. Si l’on est conscient de l’utilisation de procédés et d’astuces littéraires, ils devront nous alerter. La même chose vaut pour des détails insolites.

Les hagiographies que l’on trouve dans l’oeuvre complète[3] de Gampopa sont plutôt sobres, et les nombreux jugements que l’on peut trouver dans les hagiographies plus tardives sont absents. Les épreuves que Marpa fait subir à Milarepa ne sont pas mentionnés, aucun autre Répa (tib. ras pa) n’est mentionné. Le fait que ces hagiographies figurent dans l’oeuvre complète de Gampopa ne veut pas dire qu’elles soit de sa main, mais elles sont sans doute des versions plutôt anciennes. L’hagiographie de Gampopa que contient la collection, a été écrite plus tard (XIVème siècle selon les Annales bleus, ou 1520 selon Ulrich Timme Krågh). La Transmission Aurale (tib. snyan bgryud) est alors l’enseignement emblématique des lignées Kagyupa, et cela ressort bien dans les hagiographies de Gampopa.

Il n’est pas certain du tout que Gampopa et ses disciples aient eu conscience d’avoir été des “Kagyupa” (je ne sais pas quand ce terme est apparu la première fois). Gampopa se voyait plutôt comme un ami de bien Kadampa. la plupart de ces maîtres furent des Kadampas, et Gampopa les mentionne toujours avec le plus grand aspect. Milarepa est pour lui un de ses maîtres. Avec l’évolution du bouddhisme tibétain, l’essor des tantras, des Transmisisons Aurales, des Termas, l’évolution de l’ami de bien en gourou, et la place centrale de la dévotion, les hagiographies en ont été marquées. En comparant les hagiographies plus tardives avec celles rétroactivement attribuées à Gampopa, on pourrait même trouver une certaine tiédeur, ou même froideur à ces dernières. Gampopa parlait peu de Milarepa, et sans les signes d’une dévotion devenue monnaie courante, et même étiquette, plus tard.

L’hagiographie de Gampopa du XIVème siècle, utilisée par Gö lotsawa est radicalement différente des hagiographies anciennes, avec de nombreux passages racontés à la première personne. Le “roman” n’est pas très loin. Nous apprenons tous les doutes, les hésitations, les émotions et les jugements de nos protagonistes. Gampopa a très cher payé sa formation Kadampa et la loyauté à ses maîtres. Surtout que la tradition fait miroiter que la Transmission Aurale de Réchungpa et de Ngamdzongpa étaient là à l’époque de Gampopa, et qu’il n’avait qu’à se rendre à Loro (la résidence de Réchungpa), pour le recevoir de Réchungpa, ou la demander à Ngendzongpa. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce qu’il tenait trop à son engagement monastique ? Ses hagiographes ne manquent pas d’y faire allusion. Pourquoi fut-il si réticent à enseigner la voie des expédients (skt. upāya-mārga) avec son yoga sexuel libérateur, et les pratiques de la Transmisison Aurale ? Je pense personnellement pour la bonne raison qu’elles n’existaient pas encore à son époque… mais les hagiographes ont dû trouver d’autres raisons, et les “guéshés” Kadampas portent une lourde responsabilité à leurs yeux. Un autre élément important est l’absence de la “grâce” (tib. byin rlabs)[4] et des pouvoirs (skt. siddhi) dans la mahāmudrā telle qu’elle fut enseignée par Gampopa, et qui a été comblée par la Transmission Aurale. Historiquement sans doute plus tard, hagiographiquement déjà avant Gampopa. Cela est dit explicitement dans la plus ancienne hagiographie de Réchungpa (par Gyadangpa, env. 1258-66).

En lisant les compte-rendus hagiographiques de Gampopa avec cela en tête, on ne peut qu’être frappé par certaines remarques ou propos que les hagiographes mettent dans la bouche des protagonistes. Il y en a réellement beaucoup concernant Gampopa et ses maîtres Kadampa. Il y a bien un problème “Gampopa”, mais comme Gampopa prend une place si importante dans les lignées Kagyupa, c’est souvent ambigu et à mots couverts. Sa non-diffusion et sa non-propagation de la Transmission Aurale (encore une fois, selon moi pour des raisons évidentes) ne lui ont pas réellement été pardonnées.

Quelques exemples ? Puisqu’elle est souvent récitée par les adeptes contemporains, dans la prière à la lignée de L’ondée de sagesse (tib. bka’ brgyud mgur mtso), Réchungpa est mentionné en un seul souffle avec Milarepa, avant Gampopa.
Je prie les seigneurs répas, le grand et le[s] petit[s],
Qui, dans le séjour céleste [Khecarā], jouent avec la reine.”[5]
L’univers dans lequel est désormais présenté la lignée est celle de la Transmission Aurale. Dans la hagiographie de Gampopa, publié en 1520 par Gampo Seunam Lhundroup, Ngendzongpa/Ngamdzongpa ne figure pas. Peut-être était-il absent pendant la période où Gampopa fréquenta Milarepa ? Réchungpa est présent néanmoins. Séban Répa (enseignant auxiliaire, tib. ston chung[6]) est celui qui semble jouer un rôle important dans le groupe.

Ainsi, la présence de Ngenzongpa/Ngamdzongpa est le signe le plus claire d’une source Transmission Aurale. Egalement quand Réchungpa et Ngenzongpa/Ngamdzongpa jouent un rôle prépondérant.

Ainsi préparé, abordons la lecture de la rencontre entre Milarepa et Gampopa, racontée dans la version de 1520.
“Au bout d’une quinzaine de jours, on lui dit de venir rencontrer le gourou, et il y est allé. A leur rencontre, le vénéré était assis sur un grand rocher. Il le salua en lui offrant 48 grammes[7] d’or et 12 grammes de thé. Séban Répa lui dit de prendre place devant [Milarepa]. “Il n’y a pas de différence entre offrir des richesses à un grand lama et de les entasser devant un animal. Il ne les acceptera pas.”

Milarepa dit : “L’or ne convient pas à un vieillard, et je n’ai pas le matériel nécessaire pour faire cuire le thé. Garde-le en tant que provision pour tes propres pratiques.”

- Je suis venu de loin, je vous prie de m’accepter par compassion”.
- Tu n’es pas venu de si loin. J’en ai même qui viennent me voir du Khams et de l’Inde. Comment tu t’appelles ?
- Seunam Rinchen (Précieux mérite).
- Mérite, Mérite, Mérite, sors de la grande accumulation de mérite, grand précieux de tous les êtres
.

Il répéta cela trois fois en lui tendant un kapāla rempli d’alcool, “bois ceci !” Mais comme [Gampopa] était un moine, et qu’il y avait beaucoup de monde autour, il en fut incapable. Le vénéré dit : “bois, sans avoir trop d’arrière-pensées !”. En pensant que le lama connaissait sa pensée, il but entièrement tout le restant dalcool. Le lama savait ainsi qu’il deviendrait un détenteur de la lignée et qu’il était qualifié pour recevoir les instructions. “Réchungpa et Séban Répa, venez ici, nous allons faire un chant pour l’instructeur (tib. ston pa) !" Et Milarépa fit un chant (shar seng ge dkar mo'i 'o ma de//), dont les derniers vers étaient

Si tu veux être le détenteur du siège Kagyupa
Il ne faut pas regarder les mots, mais le sens
Voici moine, ce qu’il faut garder à l’esprit
.”

Fils instructeur, nous allons organiser une fête pour toi”. Puis, ils ont mangé [ensemble] sur le grand rocher, et ils ont construit une hutte ouverte avec de l’herbe médicinal (tib. ri sho ma, latin. ligularia virgaurea). Les bienfaiteurs dKon ‘bar et ‘Bar seng ont revendu l’or, pour acheter des provisions (pour Gampopa).

Quand Gampopa demanda des instructions [à Milarepa], celui-ci demanda s’il avait déjà reçu des consécrations.

- De l’ami de bien Mar ba blo ldan shes rab, j’ai reçu la consécration de Guhyasamāja, les deux consécrations de Hevajra, les trois de Nairātmyā, le Cakrasaṃvara du système d’Atiśa, les instructions de Luyipa, la grâce de Vajravārāhī aux six ornements etc. J’ai reçu des consécrations de nombreux autres lamas, ainsi que nombreux rituels de transmission de grâce et de Science (vidyā). Une fois, j’ai pu rester treize jours de suite en samādhi sans aucune sensation (tib. mi ‘tshor ba’i ting nge ‘dzin).

- Ha ha !
Milarepa fit un grand éclat de rire.

- C’est très bien, c’est un excellent samādhi, mais dont le fruit sera le monde des dieux sans formes. On ne produit pas de l’huile en pressant de la farine. C’est en pressant les graines de moutarde blancs que l’on produit de l’huile. Tu pratiqueras mon prāṇāyāma en méditant sur le A inversé, et dans un an tu verras la nature l’esprit.
"Et puis, un démon a pénétré le coeur du Tibet, en empêchant Atiśa d’enseigner le système des mantras secrets. Cela fut la ruine de beaucoup de gens."
- Mais les Kadampa ont aussi de nombreuses instructions de mantras secrets.
- Ce ne sont que des mantras secrets. Ils ne pratiquent pas les Instructions [de la Transmission Aurale]. Ils n’enseignent que des expédients stériles et des univers de la phase d’achèvement trop limités. Leurs samādhi sont des samādhi de déconstruction. En se méditant comme non-soi du chemin progressif, on ne pratique qu’un sens général stérile. C’est une aide amère, pratique plutôt mon chemin des expédients (skt. upāyamārga).
Pour être reçu comme disciple de Milarepa, qui est ici présenté uniquement comme le détenteur de la Transmission Aurale, Gampopa devait passer outre ses voeux de libération individuelle (skt. prātimokṣa), et boire de l’alcool. Il devait aussi accepter que toute la formation reçue de ses maîtres Kadampa, était “stérile”, pas suffisamment "enchanteur", et comme "un poison qui s‘était emparé du Tibet". Le chemin progressif, que Gampopa lui-même enseigne dans son Précieux ornement de la libération, serait également “stérile”. Le Chemin des expédients auquel Milarepa fait ici référence est la Transmission Aurale, aussi appelée “Lignée de Nāropa”. Seule la Transmission Aurale serait valable, tout le reste est “stérile”. Les hagiographies de Gampopa étant écrites par les adeptes de la Transmission Aurale, le véritable Gampopa est devenu inaccessible, à part dans ses écrits. Il est bien l’auteur d’un traité de Chemin progressif et des Guirlandes de joyaux du chemin éminent, qu'il désigne lui-même comme la convergence de la mahāmudrā et de l’enseignement Kadampa, en dépit de tout ce que veulent faire croire les hagiographies. Il a aussi enseigné un Chemin de connaissance supérieur au Chemin de transmutation, qui est celui de la grâce[8], malgré son passage parmi les Répas. Comme ces hagiographies confondent les époques et font fi des réalités historiques, Gampopa est parfois montré comme quelqu’un qui aurait pris du recul par rapport au Chemin des expédients (ici et ici), qui n’existait pas en tant que tel de son vivant. A cause de cette tentative (réussie !) de récupération de Gampopa et de la domination de la vision de la Transmission Aurale, il reste de très nombreuses contradictions autour de Gampopa, que les hagiographes ont essayé d’expliquer. Voir par exemple l’histoire des Trois hommes du Kham. Il y a donc bien un “problème” Gampopa, y compris dans un même “texte” ayant subi de nombreuses éditions.

Prenons encore un autre exemple Les Questions de Düsumkhyenpa (réotractivement Karmapa I). Nous voyons Gampopa faire référence à la Lignée de Nāropa, Tipupa, Atul(ya)vajra, en réponse à une question de Düsumkhyenpa[9] sur la production des deux corps formels qui se manifestent pour le bien des êtres. Cette question fera l’objet d’un blog futur. L’édification des deux corps formels est justement l’objet de la “Lignée de Nāropa” et de la “Transmission Aurale de Réchungpa”, que ce dernier avait reçu de Tipupa au Népal. Gampopa suit le point de vue du non-fondement (skt. apratiṣṭhāna), selon lequel les deux corps émergent spontanément du dharmakāya et non pas besoin d’être édifiés par une pratique tantrique.

Si, par facilité, on situe historiquement l’intégralité des textes attribués à des personnages en fonction de leurs dates données dans les hagiographies, et que l’on en conclue sans autre analyse que puisque Düsumkhyenpa a eu ces échanges du vivant de Gampopa, donc avant 1153, voici donc son terminus ante quem. Idem pour tous les textes attribués à Ngamdzongpa, dont l’existence historique et non fictionnelle reste à prouver. On ne peut pas en conclure que puisqu’il avait partagé les dernières 17 ans de la vie de Milarepa (qui serait mort en 1135), que les textes (de la Transmisison Aurale de Ngamdzongpa) attribués à Milarepa ont pour terminus ante quem l’année 1135, et constitueraient des sources anciennes privilégiées. Je crains qu’il ne faille travailler et penser un peu davantage. Raccourcir sa pensée (tib. rnam rtog thung ba) est sans doute un bon conseil pour les yogis de la Lignée de Nāropa, pas pour des universitaires.


***

[1] Chos rje dpal Idan sgam po pa’i rnam par thar pa yid bzhin gyi nor bu rin po che kun khyab snyan pa’i ba dan thar pa rin po che’i rgyan, vol. 1, 27-174

Il fut le seizième abbé du siège de Dwags lha sgam po (alias “ri bo shAn ti”). En 1520, Gampo Seunam Lhundroup (Sgam po Bsod nams lhun grub, 1488-1532) imprima l’œuvre complète de Gampopa (Dags po’i bka’ ’bum) pour la première fois.

[2] These [stories] have been compiled through combining three [versions of his] lifestory of varying length spoken by the master [Gampopa] himself, a compilation of these made by his four closest students, valet and others, the notes taken by [his] students, as well as [the text] known as the great biography by the master mkha’ spyod dbang po.22

Bka’ ‘bum, text 3, pp. 301-302: ‘di dag ni rje nyid kyis gsungs pa’i rnam thar rgyas bsdus gsum dang/ /nye gnas chos bzhi dang/ bran kha rin po che la sogs pa rnams kyis phyogs cig tu sgrigs pa dang/ ‘dul ‘dzin gyis zin bris su mdzad pa rnams dang/ rje mkha’ spyod dbang pos mdzad pa’i rnam thar chen mor grags pa rnams gung sgrigs te/.

[3] Pour une liste complète faite par Dan Martin, cest par ici.

[4] byin rlabs dang ‘bul ba snyan brgyud. DT p. 536

[5] L’Ondée de sagesse, Christian Charrier, éd. Claire Lumière, p. 51

mkha’ spyod btsun mo’i nang rol na// rje ras pa che chung gsol ba ‘debs//

[6] L’expression se trouve aussi dans le Dus gsum mkhyen pa'i zhus lan, également dans le Dvags po’i bka’ ‘bum.

[7] 1 tola équivaut 10 grammes. 1 zho = 1,2 tola, soit 12 grammes.

[8] Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

[9] 'o na de la gzugs sku gnyis kyi 'gro don ji ltar 'byung zhus pas/ bya ba dang byed pa'i bsam pa mi mnga' yang / las dag pa'i sa bcu'i byang chub sems dpa' rnams la rnam snang mtshan dpes brgyan par snang / 'dzam bu'i gling bye ba phrag brgya la sogs par thub pa drug tu snang bas don byed par yin gsung / de rnams slob dpon gang gi bzhed pa lags zhus pas/ n'a ro pa'i brgyud pa/ bla ma ti phu pa/ bla ma aa dul badzra dang / nga'i 'dod pa la yang da lta'i lam gyi 'od gsal dang / bar dor lam dang 'bras bu bsre bar 'dod pa yin/ bla ma bal pos da lta rang 'bras bu yin gsung ba la/ de'i phyir nyin gyi rings la nga dang gnyis rtsod pa yang yang byas pa'i lo rgyus gsung /

Texte Wylie citation Hagiographie de Seunam Lhundroup

de nas zla ba phyed song ba dang / bla ma dang mjal ba la shog zer nas phyin pas/ rje btsun pha bong chen po zhig gi steng na bzhugs 'dug pa dang mjal te/ phyag btsal nas gser zho bzhi dang ja zho gang ba phyag tu phul bas/ se ban ras pa na re/ sku mdun du zhog /bla ma chen po'i drung du nor phul ba dang / ri dvags kyi mdun du nor spungs pa la khyad med/ gang yang phyag tu mi bzhes pa yin zer/ rje btsun chen po'i zhal nas/ gser dang mi rgan lo mi mthun/ ja la skol ba'i thab chas med/ khyed rang sgrub pa byed pa'i rgyags gyis gsungs/ kho bo thag ring po nas mchis pas thugs rjes 'dzin par zhu zhus pas/ khyod de tsam la thag ring rgyu med/ nga'i rtsar khams dang rgya gar nas kyang yong mkhan yod/ khyod kyi ming ci yin gsungs/ bsod nams rin chen bya ba lags zhus pas/ bsod nams bsod nams bsod nams tshogs chen bsags las byung / /'gro ba kun gyi rin po che/ /bya ba lan gsum gsungs/

chang ka p'a la gang gi gsol 'phro 'dug pa gnang nas 'di thungs gsungs pa la/ kho rten dge slong yin pa dang / 'khor mang po 'dug pas cung zad len ma nus pa la/ rje btsun gyi zhal nas rnam rtog ma mang bar 'di thungs gsungs pas/ bla mas mkhyen bsams nas lhag ma ma lus par gsol bas brgyud pa zin cing gdams ngag ma lus pa'i snod du 'gyur bar mkhyen no/ /de nas ras chung pa dang se ban gnyis 'dir shog

[Chant]
Fin du chant :
khyed bka' brgyud gdan sa 'dzin 'dod na/ /
tshig la ma dga' don la ltos/ /
khyed dge slong gi thugs la de ltar zhog /

ces gsungs nas/ de la bu ston pa khyod kyi sna len byed pa yin no gsungs/ de nas pha bong Ñ'og der za shing dang / ri sho ma bsdus nas phyed spyil zhig byas/ yon bdag dkon 'bar dang 'bar seng gnyis la gser zho re btsongs nas rgyags byas te/ khrid zhus pas bla ma'i zhal nas/ khyod la dbang skur gyi bka' yod dam gsung / dge bshes mar yul ba blo ldan shes rab la gsang 'dus kyi dbang rdzogs par zhus/ dgyes rdor gyi gnyis/ bdag med ma'i gsum/ jo bo rje'i lugs kyi bde mchog lu hi pa'i bka'/ phag mo rin chen rgyan drug ma'i byin rlabs sogs/ gzhan yang bla ma mang po la dbang bskur dang / byin rlabs rig gtad kyi cho ga mang du thob lags/ nga la zhag bcu gsum tsam du mi 'tshor ba'i ting nge 'dzin bzang po yang yod lags zhus pas/ ha ha gsungs nas gad mo chen po zhig mdzad de/ legs par 'dug ste legs par bskyangs kyang 'bras bu gzugs med lha/ gsungs nas bye ma btsir bas mar khu mi 'ong / yungs kar btsir bas mar khu yong ba yin/ nga'i gtum mo aa thung gis srog rtsol sgoms dang / sang da tshod sems kyi ngo bo mthong nas 'ong gis/ lar bod kyi snying du 'dre zhugs nas aa ti shar gsang sngags 'chad du ma bcug pas mi mang po 'phung gsung pa la/ bka' gdams pa la yang gsang sngags kyi gdams ngag mang po yod lags zhus pas/ de tsho gsang sngags tsam yin te man ngag mi 'grub/ thabs kyang pa res rdzogs rim snod bcud sdus pa re bshad 'dug ste/ de rtog dpyod kyi ting nge 'dzin bya ba yin/ lam rim gyi bdag med rang bsgom pa don spyi rkyang pa yin/ kha kha rog par kho bo'i thabs lam sgoms gsung /

[Chant]