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Pour commencer, ne pas confondre le Śūraṃgamasamādhi (Śgs) (T642) du IIème siècle et le Śūraṃgama sūtra (T945), qui est un apocryphe chinois du VIIIème siècle.
Ce qui frappe le lecteur, et ce qui avait frappé le traducteur français, Mgr. Etienne Lamotte, ce sont les nombreuses ressemblances entre le Śgs et le Vimalakīrtinirdeśa (Vkn) du IIème siècle. Les deux sont des sūtra de mahāyāna, où le bouddhisme des auditeurs (śrāvakayāna) est mis à mal, et mis sens dessus dessous.
Le bouddhisme śrāvakayāna est connu, trop connu, au point d’être devenu un cliché, et c’est avec un plaisir non dissimulé que le Śgs et le Vkn s’en amusent. Les sūtras mettent en scène tous les protagonistes bouddhistes connus, et utilisent le cadre spatiotemporel traditionnel des enseignements du Bouddha Śākyamuni, en le tirant dans tous les sens spatiotemporels, et en gonflant le nombre des assemblées jusqu’à ce qu’ils ne veulent plus rien dire. On change d’échelle, tout n’est pas seulement “grand” (mahā) dans ce véhicule, mais surtout énorme. Les pouvoirs sont sans limites. Dans le théâtre cosmique du Śūraṃgamasamādhi, tous les rôles peuvent être inversés. Tout est dans tout, surtout dans son contraire, et inversement. Rien n’est impossible à un héros (Bouddha ou bodhisattva), si l’on peut l’imaginer. Rien n’est figé. Rien n’est comme il paraît. La langue ordinaire semble avoir été remplacée par une sorte de Novlangue (Newspeak) “non-dualiste” : "le lien est la délivrance, et la délivrance est le lien”. C’est un des messages clé du Śgs. Le monde du Śgs est l’Imagination, et la liberté intérieure qu’elle procure, pour celui qui comprend que les dharma ne sont pas produits.
La bouddhéité y est une question de temps, et comme ce n’est qu’une question de temps, c’est déjà arrivé, cela arrive et cela arrivera de nouveau. “Time is nature’s way of keeping everything from happening at once”. Eh bien, dans le Śgs, tout se passe en même temps, et partout. Pendant que le Bouddha Śākyamuni prêcha au Magadha, dans d’autres univers, il en était encore aux Jātaka, ou au milieu de son harem. Il n’y a plus de cloisons dans les mémoires. La marche des héros montrera surtout que les héros anciens du śrāvakayāna, sont d’un calibre bien moindre que les héros bodhisattvas. Sariputra, Mahakasyapa, Ananda, Subhuti, … ils restent tous bredouilles. Les deva et autres êtres surnaturels sont tous des fans inconditionnels du Bouddha, qui en a fait des bodhisattvas en leur faisant adopter le projet de la bouddhéité (skt. cittotpāda tib. sems bskyed), et en leur prédisant leur éveil futur, bien que le futur, vous savez… dès le moment, où l’on décide de s’éveiller, on entre dans le samādhi de la marche héroïque, et plus rien ne sera comme avant.
Le grand exploit du Śgs est la conversion de Māra et de ses filles (devankyā), projet habilement mené par un bodhisattva expert du nom de Māragocarānupalipta (Non-souillé par le domaine de Māra, tib. bdud kyi spyod pa’i yul gyis mi gos pa). Māra, qui voulait à tout prix empêcher l’enseignement de ce sūtra célébrant le projet de la bouddhéité à la portée de tous, se trouve attaché par cinq liens aussitôt qu’il produit son projet malicieux. Pour que ces liens se défassent, il faut que lui aussi produise le projet de la bouddhéité. Il fera semblant, mais même faire semblant suffit parfois dans le monde étrange du Śgs …
Pour convertir les filles de Māra, enfin 200 devankyā “lubriques” (tib. lha mo 'dod chags la spyod cing chags pa) traduit Lamotte, Māragocarānupalipta développe un charme à faire sauter tous les verrous. Il crée 200 clones de lui-même et comble les désirs de chacune des 200 devankyā, en échange de leur promesse d’adopter le projet de la bouddhéité. Ces deux conversions donnent lieu à des prédictions par le Bouddha de leur future bouddhéité, et à une explication des différentes types de prédiction[1]. Les 200 filles exigent le dernier type de prédiction, et ne veulent pas d’une prédiction en cachette, ce qui fait rire le Bouddha… Pas un sourire mystérieux, on est quand même dans le mahāyāna, mais :
“de sa bouche, jaillirent des rayons de couleurs diverses qui illuminèrent tous les univers, firent retour au Bhagavat et disparurent dans sa protubérance crânienne”.Le Bouddha explique qu’elles deviendront des Bouddha “au bout de sept cents périodes incalculables” - mais qu’est-ce le temps dans cet univers où le temps et l’espace se télescopent, et où tout arrive en même temps - et que dès leur mort, elles “changeront leur corps de femme, iront toutes renaître dans” Tuṣita, où elles vénéreront et serviront Maitreya.[2]
A ce sujet, il faudrait parler du cas du devaputra Gopaka, une des ex-épouses du bodhisattva Śākyamuni, qui avait obtenu un corps masculin de devaputra, fils de Sakra, après sa mort, mais sans avoir pour autant “détruit ni abandonné les caractéristiques du corps féminin”[3], car :
”[les concepts] d’homme et de femme sont des méprises, et tous les dharma, eux aussi, sont des méprises : ils sont absolument privés de dualité”.Notons au passage que les femmes ayant participé le lit d’un bodhisattva, renaissent dans un monde divin dans un corps masculin. La loi du Karma semble ignorer le Dharma profond et les Bouddha et bodhisattva naissent ou se métamorphosent (tib. sprul) dans des corps formels avec des attributs mâles. Le “bouddhisme” produit par le Śgs reste un bouddhisme dualiste. La raison, ou l’excuse, donnée est le fait que les diverses dualités comptent pour les êtres à convertir.
“Ceux qui sont engagés dans le Grand Véhicule ne voient pas de différence entre homme (puruṣa) et femme (strī). Pourquoi ? Parce que la pensée omnisciente (sarvajñācitta) ne se trouve pas dans le triple monde et que les notions d’homme et de femme sont forgées par les imaginations (vikalpaprabhāvita).[4]”
“Les bodhisattva, sans jamais s’écarter du Śgs, se manifestent partout dans d’innombrables univers et prêchent la Loi selon les aspirations des êtres[5].”Ils s’adaptent, il s’abaissent à enseigner des dualités, afin de faire progresser les êtres… Il y a bien des différences entre homme et femme, entre le brahmin et le śūdra, le maître et l’esclave. Dans leurs métamorphoses etc., les Bouddhas et bodhisattva, utilisent et cautionnent donc ces différences, et ne suggèrent pas de changer la moindre chose dans le monde, justement à cause de la non-dualité, qu’ils sont les seuls à connaître. C’est l’une ou l’autre extrême. Il ne faut pas penser à cette vie-ci, il faut penser à la suivante. Qu’importe que l’on soit un esclave, un śūdra, une femme, quand on sait qu’en servant un bodhisattva, on aura une bonne naissance. D’autant plus, quand on a adopté le projet de la bouddhéité (cittotpāda), et que l’on est alors déjà un peu comme un Bouddha au plus profond de soi, invisible aux autres.
“Nous devons considérer tous les êtres comme étant le Maître [le Bouddha] en personne. Pourquoi ? C’est que nous ne possédons pas ton savoir et nous ne savons pas chez quel bodhisattva se trouvent les facultés spirituelles mûrissant en Bodhi et chez quels bodhisattva elle ne se trouvent pas. Ainsi donc, ô Bhagavat, ignorant cela, il nous arrive de concevoir du mépris pour de tels hommes et, par là, nous pouvons nous blesser nous-mêmes[6].”D’autant plus qu’un bodhisattva bon-vivant comme Māragocarānupalipta
“...se manifeste dans tous les domaines de Māra, mais il n'est pas souillé par les domaines de Māra. Il s'amuse avec les filles des dieux (devankyā), mais il n'éprouve pas de mauvais plaisir sexuel (maithunarati). Ce kulaputra se trouve en Śgs : il pénètre dans les palais de Māra, et cependant il ne quitte pas l'Assemblée réunie autour du Bouddha. Il semble parcourir le monde de Māra, s'y promener et si amuser, mais il emploie les buddhaharma pour convertir les êtres[7].”Sans aucune hypocrisie évidemment. Ce monde injuste, que nous connaissons, le Śgs montre qu’il en existe de centaines de milliers dans tout l’univers, gérés d’une main de maître par des assemblées de Bouddhas et des bodhisattva. L’injustice, les inégalités, bref les dualités de ces mondes sont au fond des moyens habiles pour inciter les êtres qui les habitent à rejoindre le projet de la bouddhéité, pour qu’ils réalisent la vacuité et la non-dualité, et qu’ils tiennent ainsi jusqu’à leur mort, tout en se sachant en réalité déjà inséparables de l’assemblée du Bouddha, pour ensuite accéder à une renaissance meilleure, et recevoir d'un des millions de Bouddhas en personne la prédiction de sa future bouddhéité.
En attendant, et en vivant sa vie,
“l’homme ne doit pas juger l’homme, car il se blesse lui-même bien vite, ô Moines, l’homme qui juge l’homme. Moi-même ou qui me ressemble pouvons scruter l’homme”.Rappelons tout de même le contexte. Le Bouddha s’adresse surtout aux auditeurs, qui jugent les actes des bodhisattva, et qui ne devraient pas faire cela, dans leur propre intérêt, car
“ô Kāśyapa, le bodhisatvva et le śrāvaka doivent considérer tous les êtres comme étant le Maître lui-même, et se demander prudemment si quelque individu appartenant au Véhicule des bodhisattva ne se trouve pas devant eux[8].”C’est sans doute en pensant à cela, que Lama Zopa a pu dire au sujet de l’affaire Dagri Rinpoché : “We will have to achieve enlightenment in order to investigate the beginningless rebirths of Dagri Rinpoche. We have to be enlightened; otherwise, we can’t investigate. This is my logic.” Lama Zopa Rinpoche’s Additional Advice to Students of Dagri Rinpoche
Ou le recadrage des étudiants de Vajradhatu/Shambala par Gyatrul Rinpoché, qui les rappelait que les “mécomportements” des maîtres (Chögyam Trungpa et le régent-vajra) étaient “des grandes bénédictions de grands bodhisattvas, qui étaient plus grands que des rois”.
“N’ayez pas de pensée ordinaire à ce sujet, du type “Oh, il a couché avec moi, alors je suis son égal ; cela fait de moi quelqu’un de spécial, car il a couché avec moi”. Ce n’est pas la façon de penser qui convient à une sangyum. Il est de la responsabilité d’une sangyum de considérer qu’il voyait en vous une connexion karmique à cultiver. Et n’oubliez pas que c’était à cause de sa bonté qu’il avait reconnu votre karma de cultiver cette connexion et de l’actualiser. Si votre attitude en est une d’humilité et de dévotion, et que vous suivez ses instructions, cela pourra être très bénéfique pour vous à cause de la nature particulière de votre connexion avec lui. Si vous cultivez cette situation, vous pourrez progresser, et être très utile aux autres. Mais si vous ne reconnaissez pas le niveau de cette connexion et la percevez comme quelque chose d’ordinaire, en vous gonflant d’orgueil et d’ego, vous aurez réellement manqué cette opportunité. Ce serait plutôt comme coucher avec un roi, mais [votre maître] n’était pas un roi, mais un bodhisattva. C’est une grande différence”[9].”
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[1] Celle concernant celui qui n’a pas encore produit la pensée de Bodhi, concernant celui qui vient de produire la pensée de Bodhi, celle faite en cachette de l’intéressé, et celle faite à celui qui obtient la conviction que les dharma ne naissent pas. p. 205
[2] Śgs, p. 216
[3] Śgs, p. 175
[4] śgs, p. 174
[5] Śgs, p. 226
[6] Śgs, p. 207
[7] Śgs, p. 222
[8] Śgs, p. 208
[9] Gyatrul Rinpoche, Oral Commentary on the Natural Great Perfection by Dudjom Lingpa, given in Boulder, 1992, trans. Sangye Khandro, ed. Ian Villarreal, later published by (Ashland, Oregon: Mirror of Wisdom Publications, 2000), 58-59 Voir aussi Du féminisme éveillé, vraiment ?