Thangka impérial de Changkya Hutuktu Rolpai Dorje (1717-1786, lCang skya Ho thog thu ལྕང་ སྐྱ་ ཧོ་ ཐོག་ ཐུ) |
L’empereur Kangxi (1654-1722) de la dynastie Qing serait intervenu au Tibet, pour protéger les enseignements bouddhistes[1]. Ce ne fut pas uniquement le cas au Tibet, car “Kangxi avait confirmé ou attribué une lignée de réincarnation à chacun des états qu’il souhaitait contrôler”[2], huit lignées au total. Kangxi utilisa donc le système des tulkus en place au Tibet, et créa une lignée de tulkus (“Qutuqtu” ou “Khutughtu”) en Mongolie.
“Il avait reconnu la lignée des dalai-lamas pour les régions tibétaines du dBus, du Khams et de l’Amdo, celle des panchen-lamas[3] pour celles du gTsang et du mNga’ris et avait déterminé celle des rJe btsun dam pas pour la Mongolie Extérieure et celle des lCang skya Qutuqtu pour la Mongolie intérieure. Le lCang skya Qutuqtu était devenu l’un des huit maîtres tibéto-mongols reconnus et considérés comme les plus importants par la Cour mandchoue.”[4]Les lCang skya Qutuqtu de la Mongolie intérieure résidaient au monastère Songzhu si 嵩祝寺 à Pékin.
“Ils étaient responsables des monastères tibétains de la capitale et se voyaient remettre les sceaux du bureau chargé de gérer les moines bouddhistes tibétains de la capitale (lama yinwuchu zhangyin 喇嘛印務處掌印 ) dès leur majorité. La politique des gouvernements républicains successifs à partir de 1911 ne changea rien à cet état de fait.”[5]
lCang skya Qutuqtu (1891−1957) |
Les huit lignées de chefs bouddhistes sont maintenues par la Chine républicaine (1912-1949). Le septième et dernier lCang skya Qutuqtu (1891−1957) devint président de l’Association bouddhique de la République de Chine (Zhongguo fojiao hui 中國佛教會, en 1947).
Chiang Kai-shek et lCang skya Qutuqtu |
A la demande de Chiang Kai-shek, il s'exila avec lui à Taïwan et devint son proche conseiller.
“En 1949 et jusqu’à sa mort, l’ambition de Chiang Kai-shek était de reprendre la Chine et de garder le Tibet dans son giron. Le lCang skya Qutuqtu aurait pu jouer un rôle décisif à ce moment là.[6]”A Taiwan, le lCang skya Qutuqtu, devint le président de la Ligue des religions chinoises (Zhongguo zongjiao tu lianyi hui 中國宗教徒聯誼會) et sera rejoint par le bKa’ ’gyur Qutuqtu (1914−1978) (Ganzhu’erwa Hutuketu 甘珠爾瓦呼圖克圖 ), également d’origine mongole et “d’obédience dGe lugs”, mais ne faisant pas partie des détenteurs des “huit lignées”. C’est donc le lCang skya Qutuqtu qui était l’espoir de la Chine républicaine et plus tard nationaliste pour exercer un rôle au Tibet, en cas de victoire sur la Chine communiste.
Sa politique religieuse bouddhiste à Taiwan était très tolérante et a permis le développement du bouddhisme tibétain à Taiwan.
“[D]es maîtres bouddhistes chinois, ayant étudié auprès de maîtres tibétains au Tibet avant de s’exiler de Chine vers Taïwan, contribuèrent au développement du bouddhisme tibétain sur l’île pendant cette période. Ces maîtres avaient la possibilité de communiquer directement avec leurs disciples. Ils apportèrent les enseignements des écoles rNying ma et bka’ brgyud alors que les maîtres tibétains présents à Taïwan transmettaient, avec une mesure extrême, ceux de l’école dGe lugs. Les enseignements rNying ma et bka’ brgyud pouvaient davantage convenir aux Taïwanais, plus habitués à l’ésotérisme et aux rituels qu’à l’étude et la discipline prônées par les dGe lug.[7]” (les caractères en gras sont de moi).
Norlha et Gangkar Rinpoché |
Il s’agissait surtout de maîtres chinois ayant étudié avec les missionnaires tibétains “Nona” (Norlha) et Gongga (Gangkar) “Qutuqtu” ou “Khutughtu”[8]. Les Taïwanais semblent en effet plus portés sur l’ésotérisme, ils sont également très dévots et généreux, comme les maîtres bouddhistes tibétains le savent bien. Ils contribuent à la construction de projets immobiliers aussi bien en travail volontaire qu’en dons. Le choix de l’ésotérisme a pu être aussi une sorte d’acte de rébellion contre l’ennemi communiste et matérialiste. Un ennemi que partagent les Taïwanais, les Tibétains exilés et d’autres bouddhistes souscrivant à l’idéologie Nation-Roi-Religion.
Le véritable “soft power” bouddhiste “anti-matérialiste” est alors le bouddhisme ésotérique. Plus le bouddhisme est ésotérique, plus il sera antimatérialiste, et plus il sera ouvert à une idéologie Nation-Roi-Religion. Une monarchie constitutionnelle, démocratique et libérale évidemment…
Selon un autre comptage (tibétain), le septième lCang skya Qutuqtu n'était ni le dernier, ni le septième, mais le dix-neuvième. Il y aurait même un huitième lCang skya Qutuqtu né en Mongolie...
Le bouddhisme tibétain saura-t-il s'adapter en Occident, ou est-ce un problème plus profond inhérent à l'ésotérisme ? D'un côté le Dalaï-Lama veut recadrer (les occidentaux, les Tibétains, les deux ?) sur le bouddhisme de Nalanda, de l'autre il promeut toujours des tulkus, et donc leurs moyens de reproduction. Impuissance, préférence, nostalgie ?
Vidéo Youtube Last Preceptor: 7th Changkya Khutukhtu (en chinois)
Vidéo Youtube Last Preceptor: 7th Changkya Khutukhtu (en chinois)
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[1] “L'historien japonais Yumiko Ishihama démontra sur des éléments de source mandchoue que le premier principe de l'intervention de l'empereur Kangxi au Tibet au début du xviiie siècle était de protéger les enseignements bouddhistes". Source : Patrick French, Tibet, Tibet : une histoire personnelle d'un pays perdu, p. 117.” L’argument est répété sur les pages Wikipédia Kangxi, Patrick French et Yumiko Ishihama. Je n’ai pas encore eu accès aux livres de Patrick French et de Yumiko Ishihama pour prendre connaissance de ces éléments.
Voir aussi : “The Emperor Takes Control”, dans “The Dalai Lama and the Emperor of China: A Political History of the Tibetan Institution of Reincarnation”, Columbia University Press,
[2] “Le bouddhisme tibétain à Taiwan” (2017), Fabienne Jagou.
[3] Sur Thubten Chökyi Nyima (1883-1937) : “En 1907, O'Connor suggère que l'Inde encourage le panchen lama à déclarer son indépendance vis-à-vis de Lhassa en créant un état indépendant au Sud du Tibet, dirigé depuis son siège à Shigatsé. Le gouvernement britannique aurait alors reconnu et soutenu ce nouvel état.” “Le 13e dalaï-lama proclame, en 1912, l'indépendance du Tibet, indépendance de facto, qui ne fut reconnue par aucun état.” “Selon le tibétologue Melvyn Goldstein, lorsque le 13e dalaï-lama, après son retour d'Inde en 1913, veut appliquer de nouvelles impositions aux domaines féodaux, le 9e panchen-lama refuse net, faisant valoir que les clauses des octrois de terres de l'empereur mandchou excluent tout impôt supplémentaire. Selon John Powers, le 13e dalaï-lama cherchait non seulement à prélever des revenus des domaines du panchen-lama pour couvrir un quart des dépenses militaires du Tibet, mais aussi à réduire les pouvoirs de ce dernier, lequel, à l'époque, régnait sur une région de fait autonome autour de Shigatsé.”
“Le 22 décembre 1923, le 9e panchen-lama s'enfuit en Chine puis reste en exil en Chine et en Mongolie-Intérieure entre 1924 et 1934. Depuis longtemps tenu en suspicion par le gouvernement tibétain en raison de ses rapports étroits avec les Chinois et contestant ses obligations fiscales à l'égard de Lhassa.” Wikipédia Pour les diverses opinions divergentes concernant la suite, avec le 10ème Panchen lama, voir sa page Wikipédia.
[4] Fabienne Jagou (2017)
[5] Fabienne Jagou (2017)
[6] Fabienne Jagou (2017)
[7] Fabienne Jagou (2017)
[8] Nor lha Rinpoche (1865-1936) pour l’école rNying ma et Gangs dkar Rinpoche (1893-1957) pour l’école bKa brgyud.
“Parmi les disciples de Nor lha Rinpoche, se trouvaient Maître Qu Yingguang (屈 映光上師 1883-1973), qui créa l’Institut bouddhique Vajrayana au nord de Taïwan (1971) et Maître Wu Runjiang (吳潤江上師 1909-1979). Le disciple de ce dernier, Qian Zhimin 錢智敏 fonda l’Institut bouddhique Nuona (Nuona Jingshe 諾 那精舍) en 1975. Maître Han Torng (Han Tong shangshi 韓同上師) créa l’Institut bouddhique du Lotus (Lianhua jingshe 蓮花精舍) ; Lau Yui-chi (Lui Ruizhi 劉銳之 1914-1997), créa l’Association Vajrayana (Jingangsheng xuehui 金剛乘學會).”
“Parmi les disciples de Gangs dkar Rinpoche, se trouvaient Maître Shen Shuwen 申書文上師 (Vénérable Gongkar, Gongga laoren 貢噶老人, 1903-1997). Elle créa l’Institut bouddhique Gongkar (Gongga Jingshe 貢噶精舍 qui deviendra le Centre du Triyana Dharmachakra (Gama Sansheng Falun Zhongxin 噶瑪三乘法輪中心) en 198226. Une dizaine d’années après sa mort, le monastère Gongga 貢噶寺 fut fondé à Tainan, au sud de l’île.”