vendredi 29 septembre 2023

Rapide survol de l'évolution du transfert de "la conscience"

Khecarī blanche (Shangpa XVIIIème) HA88814 

Tout comme les hagiographies, les pratiques évoluent avec le temps, et peuvent s’enrichir et, en théorie, s’appauvrir, mais généralement elles s'enrichissent, et l’enrichissement des détails peut parfois être indicatif d’un ordre chronologique. Nous ne devrions pas lire les textes plus anciens avec une “connaissance” enrichie à force d’ajout de détails, de liens, d’informations hagiographiques, de commentaires, … Simplement traduire ce qui semble écrit, sans le (sur)interpréter par des données plus tardives. La pratique du transfert de “la conscience” (‘pho ba) se base clairement sur la technique pneumatique de Virūpa[1], qui peut être faite sans se visualiser en une divinité (“autoconsécration”)[2], donc en théorie sans engagement yogatantrique, ce qui correspondrait à son origine bauddha-nātha-śaiva partagée. Si cette technique existait avant “Virūpa”[3] est une autre question, mais on constate son essor pendant la renaissance tibétaine et au Tibet, les traditions gsar-ma la faisant remonter à Virūpa, la tradition rnying-ma (néo-ancienne) à Padmasambhava, par le biais de diverses révélations (gter ma).

Le transfert (‘pho ba) peut prendre différentes formes, mais elle se base toujours sur la technique pneumatique de Virūpa. La “conscience” est expulsée à travers le canal médian par la force pneumatique concentrée au niveau du nombril. La “conscience” chez Virūpa est imaginée comme une alliance du pneuma, du bindu[4], de la pensée[5], (et ultérieurement du mantra[6]), censé libérer le yogi.

On trouve la forme du transfert fondamental dans p.e. le Transfert “Lucarne de gnose” ('pho ba ye shes skar khung[7]), qui fait partie du patrimoine spirituel Shangpa. Le dispositif pneumatique au nombril de Virūpa sert de lancement de “la conscience”, ici directement dans l’espace, où elle devient vacuité. Il est précisé dans ce court texte que c’est cela “s’éveiller dans l’état intermédiaire”, comme ce fut le cas d’Advayavajra selon Tārānātha[8]. La Lucarne utilise néanmoins la visualisation de soi (corps mental) en un corps divin, donc l’autoconsécration[9], et tout ce que cela peut impliquer[10]. Il s’agit d’abord de s’entraîner dans le transfert avant de passer à l’acte, et il faut donc que la “conscience” “revienne” ou “redescende” dans le corps du yogi. On peut imaginer qu’au moment crucial du trépas, il n’y aura plus de retour.

Khecara, détail, HA11162

Pour un transfert “saṃbhogakāya”, il faut que le corps mental puisse “s’envoler” vers des paradis ou des khecara (mkha’ spyod), en quittant l'ancien cocon. Une première partie peut consister en le transfert dans la khecarī, qui transporte le yogi ensuite vers le khecara, d’un point de vue mythologique. Ce corps mental est idéalement celui d’une ḍākinī (mkha’ ‘gro ma), d'une yoginī (rnal 'byor ma) ou d’une khecarī (mkha’ spyod ma), capable de l’ascension céleste. Là aussi, la pratique peut être assez simple, comme p.e. dans le “Sādhana de Vajrayoginī[11] attribué à Atiśa. La Vajrayoginī (blanche) d’Atiśa devient peut-être la khecarī blanche (couleur lunaire) dans la lignée Shangpa ?

Brahmane/Siddha Peldzin/Śrīdhara expert en Yamāntaka 

L’élément divin (corps mental) peut prendre plus ou moins d’ampleur. Généralement, on peut dire que plus on avance dans le temps, et plus il prend de l’ampleur. Il y a comme une époque romane, gothique, baroque, baroque flamboyante, etc. dans l'esthétique des pratiques tibétaines. Nous avions vu que dans le transfert décrit dans le Rang gi sems gong du 'pho ba’i man ngag byin rlabs dang bcas pa de Brahmane Peldzin (grub chen dpal 'dzin), l’attitude du yogi sur le point de transmigrer est essentielle.
Le futur transmigrant renonce à tout, et fait offrande et don, à la divinité, au guru, aux six classes d’êtres. Il doit s’abstenir de tout attachement au corps. Il remémore sans cesse la divinité, et ne pense qu’au guru.” (extrait du texte cité)
Il doit s’abstenir de tout attachement au corps (le but ultime de la pratique), et faire des dons et offrandes. Cela peut être transposé en une pratique de diverses façons. Il n’est pas facile de déterminer l’évolution exacte du transfert rattaché à la technique de Virūpa, à cause des nombreux apocryphes, pseudépigraphes, révélations (gter ma), hagiographies, compilations et systématisations. J’ai cependant fait une découverte assez intéressante, comme on le verra.

Parmi les révélations de la tradition des gter ma, attribuées in fine à Padmasambhava, il y a une pratique de transfert ('Da' ka 'chi brod 'pho ba'i gdams pa, contenu dans le bLa ma dgongs 'dus) qui utilise la technique pneumatique de Virūpa (gsar-ma), mais en prenant pour cible des divinités (rnying-ma) tel Amitābha et Amitayus et leurs Terres pures. Le tertön qui aurait découvert ce transfert dans le cadre de la révélation du Bla ma dgongs 'dus pa’i skor s’appellait Nyida Sangyé (Nyi zla Sangs rgyas 1340–1396)[12]. Le titre du transfert ( 'Da' ka 'chi brod 'pho ba'i gdams pa est rendu en anglais par “The Way of Dying with Joy” (Ching Hsuan Mei, qui l’a traduit intégralement en anglais) ou “Dying without regrets” (Georgios T. Halkias). Nyida Sangyé aurait transmis ses révélations entre autres au Karmapa IV, et au Drikhung Chos kyi rgyal po (1335-1407)[13]. Son transfert a pu servir de modèle à la révélation du “Standing Blade of Grass” (‘jag ‘tshugs ma) de Bodong Rechen Peljor.

Le transfert fait de Rechen Peljor appartient au patrimoine Drikung, et est enseigné actuellement comme le Great Drikung Phowa Chenmo Practice. Le supercompilateur Jamgön Kongtrul (XIXème) l'avait intégré dans son Trésor des instructions (gDams ngag mdzod DNZ, vol. 17 Instructions diverse) sous le titre Ras chen dpal 'byor bzang po nas brgyud pa'i 'pho ba'i lo rgyus gdams ngag dang bcas pa. Le tertön Rechen Peljor semble avoir pour fonction d’apporter à la lignée (Drikhung dans ce cas) le transfert qui lui manquait. Ching Hsuan Mei en présente un résumé dans sa thèse[14]. Ce transfert (“Standing blade of grass”) aurait été le premier à prendre pour cible la Terre pure de Sukhāvatī[15]. Mais on pourrait dire la même chose du transfert révélé par Nyida Sangyé[16]. Ces deux transferts font remonter la lignée du transfert à Amitābha et Padmasambhava. Ainsi, dès le XIVème siècle, le transfert n’est plus dirigé vers une Terre pure quelconque, ou un khecara, mais vers Amitābha et sa Terre pure Sukhāvatī. Les premiers détenteurs de la lignée Shangpa avaient pour destination finale la Terre pure d’Akṣobha dans l’Est, Abhirati[17], ou sinon le khecara.

Avec l’activité de Karma Chagmé (Chags med Rāgāsya 1613–1678) et son jeune acolyte-tertön Mingyur Dorjé (gNam chos mi ’gyur rdo rje 1645–1667)[18], le lien entre les lignées Nyingma et Kagyu est renforcé, notamment, pour ce qui nous concerne ici, par les pratiques d’ascension céleste avant et après la mort, y compris le transfert de la conscience, avec Padmasambhava comme source initiale, et Sukhāvatī comme destination finale.

Machig Labdrön, Alchi Tsatsapuri, Rob Linrothe

La façon la plus baroque de faire “l’ascension céleste” est celle associée à la pratique d’un sacrifice du corps (lus sbyin) avec des détails lugubres. Il s’agit de “L’instruction du transfert infaillible vers le Khecara (Chug med mkha' spyod 'pho ba’i gdams ngag)” (anonyme[19]) ci-dessous, avec une khecarī tranchant la tête du yogi (sans doute) et transformant le haut du corps de celui-ci en nectar d'immortalité. Rappelons-nous que le détachement du corps était un facteur essentiel pour réussir l’ascension céleste. L’objectif de ce transfert n’a rien à envier à la tradition Gcod yul de Machig Labdrön[20], qu’il pourrait par ailleurs bien précéder.

Pour revenir sur Bodong Rechen Peljor (XVème)[21], qui aurait été un disciple de Bodong Phyogs las rnam rgyal (1376-1451), il y a deux textes qui lui sont attribués dans ce cadre, une Histoire de la transmission du transfert de la khecarī ('Pho ba mkha' spyod ma’i los rgyus) et le transfert appelé ‘Pho ba 'jag tshug(s) ma[22], “Standing Blade of Grass”. Ces deux textes ont été intégrés dans le gDams ngag mdzod par Jamgön Kongtrul au XIXème siècle. La partie hagiographique (lo rgyus) mentionne que Réchen Peljor aurait reçu le Khecara infaillible de Niguma, mais c’est un tout autre texte (‘Jag tshugs ma) qui est produit comme sa révélation. L’histoire raconte aussi que tout comme dans le cas de Marpa, Khyungpo Neljor n’aurait pas reçu toutes les instructions (des six yogas), et devait revoir Niguma pour recevoir celles concernant le transfert. Ce n’aurait plus été possible dans l’existence actuelle de Khyungpo, lui raconte Niguma dans l'Histoire, mais il reviendrait comme un de ses arrière-disciples Shangpa (à savoir Ras chen dpal 'byor bzang po), et les recevrait au moment opportun… Les hagiographes ne sont jamais à court d’idées et n’ont jamais de problèmes, seulement des solutions… Rechen Peljor aurait alors reçu de Niguma le Khecara infaillible (Chug med mkha' spyod 'pho ba’i gdams ngag), un texte assez “baroque” relativement court[23]. Il reçoit une pratique de Niguma, et en produit une toute autre pratique, à la fois gsar-ma et rnying-ma. Sa version est très différente et élaborée par rapport à “l’original” que l’on trouve dans le Ni gu'i dmigs phran rnams kyi byin rlabs byed tshul. On a l’impression que le nom de Niguma et de sa pratique étaient simplement utilisés pour justifier la révélation attribuée[24] à Rechen Peljor. Comme il est dit dans sa propre révélation, qui est précédée de sa propre histoire, afin d’inspirer confiance en elle :
Le dharma d’or de l’instruction du transfert “Le brin d'herbe dressé” (‘jag ‘tshugs ma) a deux parties :
L’histoire générale afin d’inspirer la confiance et
Les instructions auxquelles fait référence cette histoire
[25]
Sarasvatī bleu sapphire avec épée, Kanji, Christian Luczanits

Contrairement à la révélation de Nyida sangyé, dans la version “originale” (Collection Shangpa) du Khecara infaillible ('chug med mkha' spyod kyi 'pho ba), le yogi garde l’aspect de son corps ordinaire (tha mal gyi lus), avec les trois canaux, du sommet de la tête jusqu’au nombril, et au centre la syllabe A blanche. Au sommet de sa tête vient s'asseoir une khecarī les jambes écartées (bsgrad bzhugs), le sexe collé sur l’orifice de brahmā. Avec l’épée de sa main droite[26], la calotte crânienne (kapāla) [du yogi] est tranchée, qui atterrit devant lui, et à l’intérieur de laquelle est jetée la partie [haut] du corps à partir du sexe (gsang ba yan). [Ce haut du corps] se transforme en nectar, qui est offert à la khecarī. En éjectant Hik, la syllabe A s’envole du nombril, passe par le canal médian, entre par le sexe de la khecarī, et arrive à son Coeur. En disant Ka, [la syllabe A] redescend au nombril [du yogi]. La khecarī s’envole, et revient aussitôt. A partir du sommet de la tête, le canal médian se remplit de nectar, transformant [le corps] en l’essence de la syllabe A. La khecarī s’envole et part. Dédicace et souhaits[27]. Le texte semble se poursuivre avec un passage obscur[28], mais qui n’en fait pas partie, et qui semble associé avec le Guhyasamāja. Le Ni gu'i dmigs phran rnams kyi byin rlabs byed tshul est une simple compilation de textes, mis ensemble, sans aucune introduction, explication, etc.

Ma Kichakeswar Devī with sword
(and severed head in the other hand), Rob Linrothe

La version totalement réécrite par Rechen Peljor/Jamgön Kongtrul n’a plus rien à voir avec la version “originale” du Transfert infaillible. Dans ce dernier, il n’y a pas de description détaillée, mais la khecarī (couleur non spécifiée[29]) vient s’asseoir au sommet de la tête [du yogi], les jambes écartées (bsgrad bzhugs), et tient une épée dans sa main droite. En cela, elle fait penser à Chinnamastā/Trikāya-Vajrayoginī[30], mais elle est différente de la yoginī de ce nom dans le Sādhanamālā, et aussi le déroulement du rituel associé est très différent. La khecarī ne tient pas de kapāla, il n’y a que la calotte crânienne du yogi devant lui, et il n’y a pas de mention d’un khaṭvāṅga qu’elle tiendrait dans sa coude. Voici l' hommage qui ouvre l’Amṛtasiddhi de Virūpa :
Obeisance
At the navel is a white lotus. On top of that is the spotless orb of the scorching-rayed [sun]. In the middle of that, at the meeting point of the three paths, I worship her who is the sole essence of saṃsāra [and] the creator of the three worlds, who arises on the path of dharma, who, having three bodies, is lauded as Chinna-mastā, “She who has cut off [her] head”, whose form is knowledge, who removes the fear of death, who is a yoginī, bearing the seal of yoga
.” The Attainment of Immortality, Mallinson and Sźanto, p. 107.
Si cet hommage n’est pas un ajout ultérieur, le rôle de Chinnamastā en tant que “Déesse du Centre” (aussi appelée Sarasvatī) est minimal dans l’Amṛtasiddhi. L’hommage mentionne également un lotus blanc au nombril. Le corps du texte de l’Amṛtasiddhi ne va pas si loin. Mais dans les pratiques du transfert (‘pho ba) ultérieurs, le lotus au nombril, une yoginī ou khecarī, le guru visualisé comme la divinité du tantra correspondant, le yogi se visualisant comme une yoginī ou khecarī, joueront un rôle dans le transfert, avec ou sans sacrifice du corps (lus sbyin).
 
Créature hybride féminine Sānchi Stūpa, Rob Linrothe

***

[1](31.2) When the perfected yogi has gone out [of the body] by way of the aperture of Brahmā, then the breath there has the sound of a vinā and makes a tinkling noise.” James Mallinson and Szántó Péter-Dániel. The Amṛtasiddhi and Amṛtasiddhimūla, The Earliest Texts of the Hathayoga Tradition (Institut français de Pondichéry, 2022)

[2](8.9) He who tries to control Mind by means of self-empowering yoga (svādhiṣṭhanena yogena) deludedly chews a rock and, thirsty, drinks the sky.” Amṛtasiddhi

[3] On cite le Catuṣpīṭha-tantra, Vajraḍāka-tantra, Sampuṭa-tantra, … Idem pour le phénomène du suicide yoguique (utkrānti), mentionné dans un Vaiṣṇava Saṃhitā et dans quelques tantras śākta. Voir Ascending to Heaven after Death, Karma Chags med’s Commentary on Mind Transference, Georgios T. Halkias, ret_52_03 p.75, aussi note 12.

[4](7.6) Bindu is mastered by Breath; there is no other method of mastering Bindu. Bindu enters the very same state that Breath is in.
(7.16) Bindu is mastered in the same way that Breath is mastered. The state of the Mind is the same as the state of Bindu.
(7.17) When Breath moves then Bindu is said to move. He whose Bindu is moving has a restless Mind.
(7.19) As long as Breath is moving, Bindu is also unsteady. As long as Bindu is moving in the body Mind too is unsteady.
(7.20) When Bindu, Mind and Breath are constantly moving, people are born and die. True, true is this teaching!
(7.21) It is taught that Nada is Bindu is Mind. Nada and Bindu and Mind: in practice (prasādhane) the three are one.
(7.22) Although these three are present individually in the body, when Breath is mastered they are all sure to be mastered
.” Amṛtasiddhi

[5](30.1) Then when the wind pierces the knot of Rudra and is in all the [bodily] stations, Mind [becomes] brilliant (prabhāsvaramayam), adorned by the moment of fruition.
(30.2) Then Mind is uniform [and] without characteristics because it consists [only] of light, [and] the sound of a kettledrum arises in the abode of the Siddhas (siddhālaye)
.” Amṛtasiddhi

[6] La conscience, le bindu, etc., pouvant être représenté par une syllabe (mantra), p.e. A.

[7] Non attribué. 'Pho ba ye shes skar khung. Intégré dans le dPal ldan shangs pa bka' rgyud kyi gsang bsgrub skor gsum gyi byin rlabs bya tshul sogs, attribué à Sönam Chogyur (bSod nams mchog gyur XVème), un disciple de Bodong Paṇchen Chokle Namgyel.

na mo gu ru/
byang chub kyi sems sngon du song bas/ rang yi dam du bskyed pa'i lte bar chos 'byung gi nang du a dkar po gcig bsgom/ de nas 'og rlung 'then/ steng rlung mnan pas a de a wa d+hu tI'i nang nas yar song bas/ spyi bo na yar dkar rgyangs rgyangs song ba dang*/ stong pa nyid kyi ngang du song bar bsam mo// des ni bar dor sangs rgya bar 'gyur ro// 'pho ba ye shes skar khung rdzogs so/_/dge'o//

[8][Maitrīgupta] avait d'innombrables pouvoirs tel celui de s'émaner en divers corps. Mais à cause de son manque de confiance en Śavaripa à deux reprises, son corps physique n'a pas duré. Il est décédé à l'âge de 70 ans et il a réalisé la Mahāmudrā dans le Bardo.

Il n'avait pas la même renommée ni le même nombre de disciples que Nāropa, mais il avait un statut similaire et son altruisme était plus grand. Il avait de nombreux disciples en Inde, mais par la suite il y en avait pas beaucoup. C'est surtout dans le nord, au Népal et au Tibet, que son enseignement a connu son essor.” Extrait des Sept transmissions d’instructions (T. bka’ babs bdun ldan)
Blog 01/10/2010 Maitripa et ses disciples vus par Taranatha

[9] Tous ces termes impliquent l’engagement dans un tantra : self-initiation, self-entry, self-empowerment (bdag ‘jug), self-generation, self-visualization, visualizing oneself [as the deity] (bdag bskyed), self-empowerment (svādhiṣṭhāna, rang byin gyis brlab pa).

(8.9) He who tries to control Mind by means of self-empowering yoga (svādhiṣṭhanena yogena) deludedly chews a rock and, thirsty, drinks the sky.” Amṛtasiddhi

[10] La nécessité d’un maître qui confère le pouvoir de faire la pratique de telle divinité, et les engagements pris à cette occasion.

[11] Titre DNZ : Me tog mkha' spyod dkar mo'i sgrub thabs. Titre tibétain du texte : rDo rje rnal 'byor ma'i sgrub thabs, titre en sanskrit : Vajrayoginīsādhana.
“me tog mkha' spyod dkar mo' sgrub thabs bzhugs so// rgya gar skad du/ badz+ra yo gi nI sA d+ha naM// bod skad du// rdo rje rnal 'byor ma'i sgrub thabs/ rdo rje rnal 'byor ma la phyag 'tshal lo/

Vajrayoginī blanche, Saspol Cave 3, Rob Linrothe

ngal bas/ don med bdag la gnod pa'i 'jig rten gyi bya ba kun spangs nas// mkha' dbyings dag nas hrīḥ yig 'phro 'du las// gar gyi nyams ldan rdo rje gri gug bsnams// zla ba'i mdog 'dra 'od zer sna tshogs 'phro// sku gsung thugs kyi snying po mchod byas na/ pa'i sgo gsum gyi spyod pas// sgrib tshogs dag nas mkha' sems bskyed sngon du song nas/ las 'od dbyings mkha' spyod ma/ dgu dang / phyag g.yas g.yon thod pa/ dag tu 'gro// mkha' spyod dkar mo' sgrub thabs paN+Di ta dI paM kA ra shrI dz+nyA nas mar me mdzad ye shes dpal/_mdzad pa rdzogs so/”

[12] Accessoirement, le père de Karma Lingpa (cycle du bardo). Ce tertön semble avoir pour fonction d’incorporer la technique gsar-ma de Virūpa dans des instructions autrement rnying-ma. Le cycle d’instructions relevant a pour nom Tshe sgrub nyi zla kha sbyor (L’Union du soleil et de la lune) et fut découvert dans la tombe du roi Srong btsan sgam po...

[13] Ching Hsuan Mei, p. 121

[14]In the daily training, the yogi is taught to visualise his root lama appearing in the form of Vajrayoginī, the same imagery as described in Tārānātha’s work. The second step is to imagine a three legged hearth in front of the yogi. Vajrayoginī appears from the heart of the lama. She cuts her own skull off from the point between the eyes with a sword on her right hand, and then places the skull on top of that three legged hearth. That skull is quite big with white on the outside and red on the inside. Again, she cuts above her waist and then throws that which she cuts into that big skull. With the continuing recitation of the mantra Phat, five fleshes turn to be the nature of five kinds of nectar and wisdom. Thus the lama becomes very happy. Vajrayoginī dissolves into the heart of the lama. The following step is to visualise the avadhūti that is built from the point below the navel up to the crown, which connects with Vajrayoginī’s avadhūti. The nature of the yogi’s consciousness manifests as the syllable Āḥ appearing at the lower part of the avadhūti. By pronouncing E or Hi Kra, the syllable Āḥ flies up and conjoins with the syllable Hūṃ at the heart of the lama. As for the practical application, it differentiates between the method utilised for oneself and for others. The principle operation is the same as that which we have learned in the earlier chapter. I will not repeat it here. “ Ching Hsuan Mei

[15] Ascending to Heaven after Death, Karma Chags med’s Commentary on Mind Transference, Georgios T. Halkias

[16]I also notice that the 'Pho ba 'jag tshugs ma of Nyi zla sangs rgyas encompasses elements of the other two rNying ma masters’ works. With regard to the visualisation of self consecration, many details of Vajravārāhī match the depiction in Klong chen pa’s text.13 As for the object of projecting the consciousness, unlike Klong chen pa directing to the world of Samantabhadra, the addressing on Sukhāvatī of Amitābha is identical in both texts of Nyi zla sangs rgyas and Sangs rgyas gling pa. Together with other reasons discussed in that article, the result makes Sangs rgyas gling pa the vital figure of my research.” Ching Hsuan Mei se trompe cependant sur l’auteur du 'Pho ba 'jag tshugs ma, qui est Rechen Peljor et non Nyida Sangyé.

[17] Akṣobhyatathāgatasyavyūha Sūtra (Taishō Tripiṭaka, 313)

[18] Mes blogs anciens sur ce duo : Le Franchissement du pic dans la lignée Kagyu, La prière de Karma Chagmé (Rāgāsya), La Terre pure comme modèle,

[19] Mais inclus dans les vers-vajra du Ni gu'i dmigs phran rnams kyi byin rlabs byed tshul, dans la Collection dPal ldan shangs pa'i chos skor rnam lnga'i rgya gzhung.

[20] Le “banquet blanc”. Jérome Edou, Machig Labdron and the Foundations of Chod (1995), p. 52

[21] Réchen Peljor aurait reçu le mKha’ spyod dkar mo’i ‘pho ba de Shangpa Khyungpo Tsültrim Gönpo. Development of ‘Pho ba Liturgy, p.98. Ce texte est cependant attribué à Gyurmé Dechen (1540-1615), qui fait référence à Thangtong Gyelpo (XIV-XVème). On trouve la version de Réchen Peljor dans le DNZ vol. 17.

[22] Un texte au même titre est traduit par la lignée Drikung par “Standing Blade of Grass”, le brin d’herbe kuśa planté dans le sommet de la tête de l’adepte, après avoir réussi la pratique du transfert quotidien.

[23] Si Rechen Peljor a en effet existé, et s’il a reçu cette pratique de Niguma, si elle a en effet existé également, Rechen Peljor ne l’a jamais mis par écrit dans sa forme originelle. Il y a bien des textes, mais ce qu’il en est dit n’engage à rien.

[24] Attribuée, car uniquement présente dans le DNZ volume 17 Instructions diverses. Le commentaire 'pho ba 'jag tshugs ma'i khrid kyi zin tho fait partie du Rinchen Terdzö, soit deux collections Rimé du XIXème siècle. Après avoir reçu des instructions de Niguma, en tant qu’avatar de Khyungpo Neljor, cette pratique aurait été gardée secrète pendant sept générations

[25] gser chos 'pho ba 'jag tshugs ma'i gdams pa la gnyis te/
yid ches bskyed pa'i phyir lo rgyus dang*/
lo rgyus de ldan gyi gdams pa dngos so/
DNZ, volume 17

[26] Rang gi lag g.yas, il n’est pas clair qui tient l’épée, le yogi ou la khecarī. Il n’est pas clair non plus, quel corps ou plutôt tronc sera jeté (skur) dans le kapāla (thod pa). Il me semble que ce soit plutôt celui du yogi. Par la logique interne de la description et le langage. Je ne pense pas comme Ching Hsuan Mei que c’est la khecarī qui se tranche la calotte crânienne, dans laquelle elle jette son propre corps, qui se transforme en nectar, et qui est offert à la khecarī… La khecari, contrairement au yogi, n’a pas besoin de cette transformation, et n’a pas besoin de sacrifier son corps.

[27] 'chug med mkha' spyod kyi 'pho bar grags pa/
'pho ba spe gnyis ma zer ba ni/ skyabs sems gsol 'debs/ 'pho ba kyus bzhin/ rang lus tha mal gyi lus dbus su/ rtsa dbu ma sra zhing brtan pa/ spyi bo nas/ lte 'og zug pa'i lte bar a dkar po mkha' spyod ma spyi bor bsgrad bzhugs/ gsang ba/ tshang bug la sbyar ba/rang gi lag g.yas su ral gris thod pa mdun du phog pa'i nang du/ lus gsang ba yan/ thod par skur ba/_bdud rtsir gyur nas/ mkha' spyod ma mchod pa byas shing / hig zhes/ a lte ba nas 'phar/ dbu ma rgyud mkha' spyod ma'i gsang bar zhugs/ thugs kar slebs/ ka zhes lte bar phab/ mkha' spyod ma yar 'bur/ slar yang byon nas/ spyi bo nas a bdud rtsi'i rnam par dbu mar zhugs/ a'i ngo bor gyur/ mkha' spyod ma 'phur te gshegs/bsngo ba smon lam bya//

[28] tshangs thig zur thig spyi ltar gdab/_/tshangs pa'i thig gi phyogs bzhi ru/_/cha chen brgyad brgyad bcu drug las/_/nang nas brtsams te dang po dang*/_/drug pa phyed gdab phyi ma gdab/_/gnyis pa bdun pa bzhi bzhir bgo/_/lnga brgyad dbus dor mtha' gnyis gdab/_/gsum phyi'i thig reg zlum por

[29] Peut-être jaune (voir : Vajrayoginī, Her Visualization, Rituals and Forms, Elizabeth English, p. 96

[30] Les deux auteurs des sādhana bouddhistes de Chinnamastā/Trikāya-Vajrayoginī sont Virūpa et son maître Lakṣmī[ṅkārā] (group I).
According to the texts in group I, the self-generation of Trikāyavajra-yoginī begins at the yogin’s navel with the visualization of a blossoming white (or red, GSS24) lotus topped with a red sun disk produced from Raṃ. Upon this, the yogin visualizes a red dharmodayā produced from the syllable Hrīṃ , within which Vajrayogini is generated, also from the syllable Hrīṃ."

mardi 26 septembre 2023

Des transmigrants prenant en main leur transmigration

Virūpa figurant comme source de la pratique de Yamāntaka rouge en haut de la thanka (XVIIème, Museum of Fine Arts, Boston). Une vendeuse d’alcool (la future Sukhasiddhi) lui sert de l’alcool (HA87206).

Le Bouddha pāli, qui aurait proclamé à sa naissance “Ceci est ma dernière naissance", enseigna la fin de toute nouvelle existence (punarbhava, yang srid). Avec la brahmanisation du bouddhisme[1], l’idée d’un principe spirituel passant d’existence en existence, “se réincarnant” se répand dans le bouddhisme, en Inde comme ailleurs.

C’est au fond “la conscience” (vijñana), ou plus précisément la conscience mentale (manovijñana), qui passe d’une existence à une autre. Du maraṇabhava (existence au moment de la mort) à l’antarābhava (existence intermédiaire), à la nouvelle existence (punarbhava), dont la "pensée naissante" (upapatticitta) est la première manifestation, toutefois “souillée d’avance de toutes les passions (kleśa) de la sphère où elle se réincarne[2]. Cette conscience qui transmigre (‘pho ba) d’existence en existence, servira en même temps d’embryon du futur Bouddha (tathāgatagarbha), que tout être pourra devenir un beau jour, en cessant d’être un être.

La transmigration/le transfert (‘pho ba) est généralement subi, mais le Yogācāra et sa “science de l’esprit”, et le bouddhisme ésotérique par la suite, développera des méthodes permettant à l’adepte d’avoir une maîtrise partielle ou totale de son transfert, voire de sa libération définitive (mokṣa). Pour ce qui suit, je m’appuie aussi sur la thèse de Ching Hsuan Mei (2009)[3].

Il y a des traductions chinoises du VIème et du VIIIème siècle (par Bodhiruci, Buddhaśānta et Yi jing) de deux sūtra “idéalistes” traitant de la transmigration (‘pho ba) passive. Ces sūtra ont également été traduits en tibétain (Jinamitra, Dānaśīla and Ye shes sde) et ont pour titre 1. 'Phags pa srid pa 'pho ba zhes bya ba theg pa chen po'i mdo (Ārya-bhavanasaṃkrānti-nāma-mahāyāna-sūtra)[4] et 2. Tshe 'pho ba ji ltar 'gyur ba zhus pa’i mdo (Āyupattiyathākāraparipṛcchā-sūtra). Ils sont “idéalistes” car ils mettent sur le même plan le corps physique et le corps mental, le premier étant le produit du deuxième. Rien ne peut être transféré d’une existence à une autre hormis le karma. Dans la série de la pensée (sems kyi rgyud), en transmigrant de ce monde au monde suivant, la fin d’un moment de conscience (vijñana) est appelée “mort” et l’apparition du moment de conscience suivante “naissance”. Mais la conscience précédente ne va nulle part, et la conscience suivante ne vient de nulle part. Parce qu’elles n’ont pas d’essence.

Rakta Yamari / Yamāntaka rouge (détail HA87206).

Hormis la “transmigration maîtrisée” par le biais de la pratique du triple entraînement (triśikṣā), ou par des méditations (“mentales”) spécifiques, une des “premières” méthodes tantriques du bouddhisme indo-tibétain fait appel à Yamāntaka (gshin rje gshed), aspect courroucé de Mañjuśrī psychopompe. Yamāntaka ("le destructeur du Seigneur de la mort") est la réponse, l’intégration et l’adaptation bouddhiste ésotérique au culte de Yama, au XI-XIIème siècle

L'auteur présumé du texte ci-dessous : Brahmane Peldzin/Śrīdhara  (détail HA87206).

Une des pratiques (Rang gi sems gong du 'pho ba’i man ngag byin rlabs dang bcas pa, pas de mention du titre Indique[5]) centrées sur Yamāntaka rouge (Rakta Yamari[6]), explique une pratique de transfert actif, avec un examen des signes de mort imminente basé sur la disparition graduelle des énergies (pneuma), et une pratique inversée de yantra ('khrul 'khor bzlog ste bya ba ni). Au moment opportun, la conscience est expédiée (‘pho ba)[7]. Le futur transmigrant renonce à tout, et fait offrande et don, à la divinité, au guru, aux six classes d’êtres. Il doit s’abstenir de tout attachement au corps. Il remémore sans cesse la divinité, et ne pense qu’au guru. Il imagine Yamāntaka rouge au sommet de sa tête. A partir du Hūṃ au centre du coeur, et toutes les orifices ayant été fermées, il expédie le Hūṃ, qui est le support de la pensée (citta). Celui-ci rejoint le Hūṃ dans le coeur du guru. En cas de désir (‘dod tshe), pas de remontée pneumatique (‘og tu mi dgug), ou bien il ferme toutes les autres orifices. Les deux canaux sont fermés par les syllabes d’upāya-prajñā. Au centre du coeur, dans le canal médian, il y a une demie-lune et Hūṃ. Le Hūṃ du dessus est expédié tel un météore par le pneuma entrant [dans le canal médian]. Ou bien, le yogi transfère [la conscience] par la lumière ('od kyis). Après avoir fait le yantra du tir à l’arc, le Hūṃ sur la lune dans le canal médian au niveau du nombril, va fermer l’ouverture au-dessus du coeur au centre. Par la syllabe de la force (pneumatique), la pensée (citta) est entraînée, et expédiée dans le coeur de la divinité [Yamāntaka rouge] et s’y mélange (bsre). Si le yogi souhaite (re)naître dans d’autres lieux, il utilise les trois syllabes [respectives] et il y expédie [la conscience][8]. Ou bien encore, un yogi sans élaboration (aprapañca), à partir de la vacuité de la diversité, expédie [sa conscience] dans la sphère lumineuse ('od gsal ngang du). C’est la mahāmudrā[9].

Cette transmission descendrait d’un “Virūpa” plus réconciliant, davantage brahmane. Les bases du transfert (‘pho ba) sont bien présentes dans cette pratique, y compris les transferts de type dharmakāya, saṃbhogakāya et nirmāṇakāya, mais de quand ce texte date-t-il réellement ?

***

[1] Voir Interpreting "Brahmanization" in the Indian Buddhist Monastery with J. Z. Smith, Nicholas Witkowski, dans Thinking with J.Z . Smith

[2] La Vallée-Poussin - Bouddhisme, études et matériaux, p. 30.

[3] The Development of 'Pho ba Liturgy in Medieval Tibet, Mei, Ching Hsuan, Bonn 2009, p. 86

[4] rgyal ba chen po rnam par shes pa dang po de ‘gags ma thag tu gang la rnam par smin pa myong bar gyur ba mngon pa de dang skal ba ‘dra ba’i sems kyi rgyud 'byung ngo*// rgyal po chen po de la chos gang yang*/ 'jig rten 'di nas 'jig rten pha rol tu 'pho ba yang med la ‘chi ‘pho dang skye bar mngon pa yang yod de/ de ni ‘chi ‘pho zhes bya/ gang rnam par shes pa dang po 'byung ba de ni skye ba zhes bya'o// rgyal po chen po rnam par shes pa tha ma ‘gag pa’i tshe yang gang du yang mi ‘gro/ rnam par shes pa dang po skye ba’i char gtogs pa ‘byung ba’i tshe yang gang nas kyang mi ‘ong ngo// de ci’i phyir zhe na/ ngo bo nyid dang bral ba’i phyir ro//

[5] Le texte a été composé par le brahmane dPal ‘dzin, représenté avec une tête de buffle…

[6] Virūpa fait partie de la transmission. “The Main Indian Lineage: Vajradhara, Manjushri Yamari, Jnanadakini, mahasiddha Virupa, Dombi Heruka, Viratipa, Matigarbha, Gambhiramati, Vajrasana Ashokashri, Nishkalangka Devi, Revendra Prabha, Chag Lotsawa Choje Pal (the first Tibetan in the lineage), etc. There were many lineages of Rakta Yamari to enter Tibet and most are traced back to the mahasiddha Virupa.” Himalayan Art

[7] Le passage en Wylie au complet :

dpal ldan gshin rje gshed dmar po//
dmigs pa'i spyi bor bsgom//
dbu ma gnyis ni sprad byas la//
snying dbus hU~M las sgo rnams bkag/
sems rten hUM ni yar 'phangs te//
bla ma'i hUM ni snying gar bsdu//
'dod tshe 'og tu mi dgug go//
yang na sgo gzhan bkag rjes la//
rtsa gnyis thabs shes yi ges dgag/
snying dbus dbu mar zla gam hU~M//
de steng hU~M ni skar mda' ltar//
'jug pa'i rlung dang sbyar bar bya//
yang na 'od kyis 'pho ba ste//
gzhu dbyibs 'khrul 'khor byas rjes su//
lte bar rlung bcas zla bar hU~M//
snying dbus gong bus bu ga dgag/
stobs kyi yi ges sems drangs nas//
lha yi thugs kar 'phongs te bsre//
gnas gzhan gang du skye 'dod par//
yi ge gsum gyis drangs te 'phang so//
yang na spros med rnal 'byor pa//
sna tshogs stong pa'i gzugs 'di las//
'od gsal ngang du 'pho ba ste//
phyag rgya chen po nyid 'gyur ro/

[8]The [processes of] visualisation are: visualising the light-blue [syllable] Nri for human, the white Āḥ for god, the green Su for Asura, the dark-red Tri for animal, the light-green Phre for hungry ghosts and the smoked colour Du for the hell beings. [When] the nature of awareness [is] illuminated as such, the transference [will be] done.” Passage extrait du terma Da' ka 'chi brod 'pho ba du Tertön Sangyé Lingpa (1340–1396), traduit en anglais en entier par Ching Hsuan Mei.

[9] yang na spros med rnal 'byor pa/ sna tshogs stong pa'i gzugs nyid las// 'od gsal ngang du 'pho ba ste// phyag rgya chen po nyid 'gyur ro/

dimanche 24 septembre 2023

De la promiscuité chez les siddhas...

"Padampa Sanggye, detail of Manjushri with Mahasiddhas, in the bottom center of Manjushri’s dhoti, standing for the transmission of the highest esoteric teachings to Tibet; Sumtsek Temple; Alchi, Ladakh, India; photograph by Jaroslav Poncar" Christian Luczanits

Un ācārya noir[1] peut en cacher un autre, une dame blanche aussi. Cela se passe dans la lignée Shangpa, où la ḍākinī Sukhasiddhi est celle qui apparut en vision aux détenteurs, ou dans leurs rêves, pour transmettre des instructions qui remonteraient à Virūpa, le père du yoga de la non-mort de l’Amṛtasiddhi (l’AS).

Comme nous l’avons vu, ce yoga (nātha-śaiva-bauddha), peut-être à la base du haṭhayoga, était initialement plutôt destiné à des célibataires, orienté vers un seul objectif : la libération (mokṣa), n’était pas associé à une pratique de yogatantra supérieur (svādhiṣṭhanena yogena[2]), ni aux quatre initiations. Le maître était celui qui vous aidait à vous libérer, mais n’était pas l’objet d’un culte (guruyoga) particulier. Le yoga de Virūpa allait devenir central dans le bouddhisme tibétain, donner lieu à des pratiques spin-off (transfert de la conscience, gCod, …), et être rapidement intégrée dans le vajrayāna. N’étant pas associé à un yogatantra supérieur, il n’utilisait pas la karmamudrā à l’aide d’une mudrā. Il n’y avait d’ailleurs ni même des cakra, ce sont les quatre éléments qui sont percés/détruits (vedha). Tous ces développements et intégrations dans le bouddhisme ésotérique continuaient néanmoins à être attribués au même “Virūpa”.

Dans une pratique intitulé la “Pratique secrète de Sukhasiddhi au centre du nombril” (Su kha sid+d+hi'i gsang sgrub lte ba sprul 'khor), se trouve un passage (“name dropping”) intéressant qui fait allusion à des liens entre dieux, déesses, siddha et ḍākinī. L’essentiel du yoga du non-mort de Virūpa se passe au nombril, où réside la “Déesse du centre” (madhyamā, māhavidyā[3]), au centre du Mont Meru, à la fois à l’origine de la création, et destructrice de l’ignorance (2.4), que certains appellent Avadhūti, Śmaśāna (le charnier), ou encore Suṣumna et Sarasvatī. Jusqu’ici, nous sommes toujours dans le cadre du yoga d'origine.

Il semble y avoir un certain transfert iconographique entre cette “Déesse du centre”, représentée de façon anthropomorphe en Sarasvatī, ou plus tard en “Sukhasiddhi”. La tradition tibétaine (Shangpa) raconte le lien entre Virūpa et Sukhasiddhi (Su kha sid+d+hi bde ba'i dngos grub kyi lo rgyus). On y apprend que l’omphalopsychien Virūpa, qui s’appela aussi “Avadhūtipa” vécut à Oḍḍiyāna avec sa mudrā “Avadhūtima[4]”. “Virūpa” n’est donc plus le yogi célibataire de l’AS, et pratique désormais la karmamudrā yogatantrique supérieur. Les noms qui leur sont donnés rendent compte de leur intérêt partagé pour l’avadhūti, le canal médian. L’hagiographie raconte comment Sukhasiddhi s’étant enfuie à Oḍḍiyāna, rencontre le couple en leur vendant de l’alcool. Virūpa décide de la prendre comme son disciple.
Le jour même, Virūpa lui conféra au complet les quatre initiations de la pratique secrète au chakra du nombril, et lui enseigna les phases de création et d’achèvement avec la pratique secrète, et aussi l’activité de contrôle [magnétique, dbang gi phrin las[5]]. Ce jour même elle devint une ḍākinī de sagesse.[6]
Et, toujours selon son hagiographie, c’est en tant que ḍākinī de sagesse qu’elle apparut aux maîtres détenteurs de la lignée Shangpa, en transmettant les instructions reçues de Virūpa, et en servant “d’épouse secrète” (gsang yum) à Khyungpo Neljor[7]. Ce n’est pourtant qu’à la septième génération (Sangyé Tönpa XIIIème) que la pratique pouvait être librement répandue (astuce hagiographique).

Dans les différentes versions de la "Pratique secrète au chakra du nombril” on trouve quelques variantes intéressantes. Des versions quelque peu plus rudimentaires, et des élaborations sans doute ultérieures. Celle de Su kha sid+d+hi'i zhal gdams gsang sgrub lte ba sprul 'khor bde gsal 'od 'bar attribué à Sangyé Nyentön semble correspondre à l’hagiographie de Sukhasiddhi. La pratique de “Virūpa”, y est déjà encadrée dans un yogatantra supérieur (Hevajra). Ce texte se divise en six parties : 1. le quadruple initiation 2. Instructions orales relatives à l’Introduction (ngo sprod) 3. Instructions orales relatives à la pratique (sādhana) de Sukhasiddhi et 4. Pratique ésotérique du nirmāṇacakra du nombril. 5. [Notes sur la pratique de Rapprochement (nyer sgrub)] 6. Instructions de la Ḍākīṇī Sukhasiddhi données à gNyan ston Dharmaprajñā, et intitulées Les Instructions des trois Pieux.

C’est dans le sādhana (3.) que se trouvent les informations qui nous intéressent ici.
Après avoir fait la pratique de la génération de soi en tant que la divinité (tib. bdag bskyed), je visualise instantanément le canal médian de la Dame vénérée[8]. Au centre [du canal], j'imagine un lotus à quatre pétales, celui de devant bleu clair, celui à droite rouge, celui de derrière blanc, celui à gauche jaune. Sur le pétale blanc du centre j'imagine un A blanc[9]. J'imagine tous les bouddhas et bodhisattvas dans le ciel en face de moi. Devant ceux-là, j'imagine la syllabe HŪṂ, qui se transforme en Virūpa indifférencié de Hevajra. A sa gauche, la syllabe HAṂ se transforme en Sukhasiddhi indifférenciée de Nairātmya. J'imagine que le sommet de ma propre tête est touché par la flûte (skt. vaṁsaḥ) en bambou (tib. sba=spa) que tient Dampa l'Indien. J'imagine que mon maître est assis devant Dampa. Je scelle [la visualisation] en répétant trois fois HŪṂ pour Seigneur Virūpa et HAṂ pour Sukhamasiddhi. Du cœur de tous les bouddhas et bodhisattvas, et plus particulièrement du cœur de Virūpa, de Sukhamasiddhi et de Dampa, des OṂ ĀḤ HŪṂ, tels des fils de perles descendent par la flûte en bambou de Dampa, passent par [mon] orifice de brahmā et se fondent graduellement dans les quatre syllabes, en réduisant la force des voeux endommagés (tib. nyams chag). Imaginant cela, je prends refuge en le maître, la divinité et les ḍākinī.[10]
Ce passage montre les associations suivantes :
Hevajra > Virūpa/Avadhūtipa > Dampa Sangyé
Nairātmyā > Nairātmyā/Avadhūtima > Sukhasiddhi
Hevajra et Nairātmyā sont des divinités yogatantriques. Virūpa est un mahāsiddha (à l’origine des instructions de la lignée Sakyapa, parmi lesquelles de nombreux textes “gris”[11]), que l’on voit ici en train de pratiquer Hevajra. Dampa Sangyé est comme Virūpa un “ācārya noir” (slob dpon nag po), itinérant. Le Dampa Sangyé du Zhi byed n’est pas celui du gCod de Machig Labdrön. Son disciple direct Dampa rMa en est encore à la pratique pneumatique.

Virūpa, Nairātmya, Hevajra, Kurukulla, si je ne me trompe...  (Himalayan Art 98222)  

Dans la pratique ci-dessus, la syllabe Hūṃ se transforme en Virūpa indifférencié de Hevajra, et la syllabe Haṃ en Sukhasiddhi indifférenciée de Nairātmya. Pour transférer la grâce du triple corps, c’est “Dampa l’Indien” qui intervient, tenant une flûte, faite en bambou. Le nectar de grâce passe d’abord par Dampa, qui place sa flûte au sommet de la tête du sādhaka, à l’ouverture de son canal médian.
des OṂ ĀḤ HŪṂ, tels des fils de perles descendent par la flûte en bambou de Dampa, passent par [mon] orifice de brahmā et se fondent graduellement dans les quatre syllabes, en réduisant la force des voeux endommagés (tib. nyams chag).”
Les quatres syllabes, sur les quatre pétales du lotus au centre du “canal médian de la Dame vénérée”. Ce que purifiait la pratique du Virūpa de l’AS, c’étaient les quatre éléments. Ici, les quatre syllabes sont Ha, Ri, Ni et Sa, correspondant souvent aux ḍākinī de l’entourage de la déesse centrale. Le nectar descendant purifie les manquements aux voeux samaya. La jonction tantrique est désormais chose faite.

Les trois canaux sont généralement une représentation schématique de la pensée radieuse (sattva chez les non-bouddhistes), les deux autre canaux représentent ce qui empêche la pensée radieuse de radier parfaitement : affects (kleśa) ou représentations (vikalpa) d’un point de vue bouddhiste, et toutes leurs correspondances et équivalents pneumatiques, alchimiques, kāyasiddhiques etc. En alchimie, transposé en un bindu, empêtré dans une alliance avec le bīja et le rajas.

Le Virūpa de l’AS, certain de l'efficacité de sa méthode, ne s’encombre pas d’un état intermédiaire, et de toutes les astuces pour éviter une naissance malheureuse, etc., y compris pour aller dans des terres pures. Il est un yogi, pas un prêtre ou un chamane. Il laisse les oeuvres morales et pastorales[12] à d’autres, et va droit au but.

Il est évident cependant qu’une des applications du yoga de Virūpa fut l’évolution de la pratique dite du “transfert” (de la conscience, ‘pho ba), avec tous ses produits dérivés (Bardo).

Dampa Sangyé, jouant de la flûte sans flûte ?
Saspol Cave 2 Photo : Robert Linrothe (de magnifiques photos)

Dans la pratique gSang sgrub lte ba sprul 'khor, la flûte se trouve entre les mains de Dampa l’Indien, mais dans d’autres versions[13] c’est Virūpa qui tiendrait la flûte en bambou[14], qui pourrait symboliser le canal médian. A voir éventuellement le nombre de trous, et leurs correspondances. Ching Hsuan Mei observe : “ In addition, the flute of Birvaba also reminds us of Indian Lord Shiva. Certain features of Indian tantric training are visible here.” Ou la flûte (bansuri) de Kṛṣṇa.

Notre Dampa, tout en bas. Manjushri with Mahasiddhas, Sumtsek Temple, Alchi,
Ladakh, ca. 1220, photo Jaroslav Poncar, Christian Luczanits

Pour un blog sur la flûte de Dampa, voir Dan Martin, Alchi Padampa's Meaning: A New Light to Shine on it (19/02/2021)

***

[1]slob dpon nag po bir wa pa” dans Su kha sid+d+hi'i gsang sgrub lte ba sprul 'khor

[2](8.9) He who tries to control Mind by means of self-empowering yoga (svādhiṣṭhanena yogena) deludedly chews a rock and, thirsty, drinks the sky.”

Ce qui est contraire à l’instruction “bdag la byin gyis brlabs par bsgom/” de la visualisation dans la pratique de Sukhasidhi.

[3] eṣā devī mahāvidyā devānāmapi durlabhā | sarveṣāṃ jananī proktā ajñānasya kṣayaṃkarī || 2.4

[4] Peut-être s’agit-il de Nairātmyā, puisqu’elle est la Yum de Hevajra.

Dans l'AS :

(2.1) Activity takes place all around [Mount] Meru. A peerless pathway called the Goddess of the Centre (madhyā) is located entirely inside [Mount] Meru.
(2) It has two sacred doors, in its upper and lower parts. The splitting of the lower door happens spontaneously during [pro]creation and death.
(3) Those fortunate ones on earth who have knowledge, vigour and great strength enter by way of the door of [pro]creation and proceed to the door of liberation.
(4) This goddess, the great knowledge (mahāvidyā)," is hard for even the gods to obtain. She is said to be the creator of all [beings] [and] the destroyer of ignorance [ajnanasyā).
(5) All the mighty goddesses are located at her door of [pro]creation. The lord, with parts (sakalaḥ) and whole (niṣkalaḥ), is situated at the door of liberation.
(6) Some call [her] the place of Avadhūti, Śmaśāna (the cremation ground) and the Great Pathway; some call her the Substrate (ādhārām), Suṣumnā and Sarasvatī."  

[5] Expliqué dans Su kha sid+d+hi'i zhal gdamsLa magnétisation. Tous les objets de la pratique sont capturés par la lumière du A et se fondent dans les syllabes et le lotus, rejetant avec force toute envie et attachement.

[6] Hagiographies de Nigouma et Soukhasiddhi, p. 60,61 éd. Yogi Ling.

[7] Hagiographies de Nigouma et Soukhasiddhi, p. 63 éd. Yogi Ling.

[8] Il n’est pas spécifié de quelle rje btsun ma il s’agit.

[9] Ici, les syllabes ne sont pas mentionnées. Dans la pratique secrète ci-après : de yang mdun gyi 'dab ma sngo skya/_g.yas kyi dmar po/_rgyab kyi dkar po/_g.yon gyi ser po/_dbyibs dang kha dog gsal bar bsgom/_dbus kyi lte ba la a dkar po 'od 'phro ba gcig bsam/_mdun gyi 'dab ma la ha sngo skya/_g.yas su ri dmar po/_rgyab tu ni dkar po/_de'i 'og tu sa ser po/_de rnams gsal bar bsgoms la

[10] Ma traduction de ce passage

Rang skad cig gis rje btsun mar bskyed pa'i rtsa dbu ma gsal gdab/ de'i lte bar pad+ma 'dab bzhi la/ mdun sngo skya/ g.yas dmar/_rgyab dkar/ g.yon ser po bsam/_dbus kyi lte ba dkar po la a dkar po bsam/ de nas mdun gyi nam mkha' la sangs rgyas dang byang chub sems dpa' thams cad bsam/ de'i mdun du hU~M las dgyes mdzad dang bir wa pa tha dad med par bsgom/ de'i g.yon du haM las bdag med ma dang su kha sid+d+hi tha dad med par bsgom/ rang gi spyi bor dam pa phyag na sba'i gling bu rtsa dbu ma la reg ge ba bsnams pa/ dam pa'i mdun du bla ma bzhugs par bsam nas/ rje btsun bir wa pa hU~M/ su kha ma sid+d+hi haM/ zhes gsol ba lan gsum btab pas/ sangs rgyas dang byang sems thams cad dang / khyad par bir wa pa dang / su kha ma sid+d+hi dam pa gsum gyi thugs ka nas oM AHhU~M mu tig star la brgyus pa bzhin du dam pa'i sba'i gling bu'i nang na mar song /_rtsa dbu ma brgyud nas yi ge bzhi la sib sib thim pas/ nyams chag nus pa smad par bsgoms nas/ bla ma yi dam mkha' 'gro gsum la skyabs su mchi'o/ Extrait de Su kha sid+d+hi'i zhal gdams

[11] Tibetan Renaissance, Ronald Davidson, 2005. Also : The Body Mandala Debate: Knowing the Body through a Network of Fifteenth-Century Tibetan Buddhist Texts, Dachille, Rae Erin, 2015
" Tantric texts, in particular, often defy clear classification and inhabit grey areas. Davidson has coined the term “grey text” to refer to tantric texts regarded as the work of Indian masters in collaboration with their Tibetan disciples and translators.419 Some of these “grey texts” were transmitted orally from master to disciple for generations before being written down. Tantric teachings focused on a particular deity like Cakrasaµvara or Hevajra, deities whose qualities and worship may take a very particular form (potentially sexual or violent in nature), may be further stratified on a scale of esotericism and profundity. Only more advanced practitioners may be deemed capable to engage with the more ‘profound’ texts and their associated ritual practices." 

[12](4.6) By recognising the equinox in their own bodies, yogis full of vigour as a result of practice may easily perform yogic suicide (utkrāntim) when death is imminent (kālayogena).

Comparer avec Yogavāsiṣṭha de Valmiki 6.14.18 :

utkrāntiṃ kurvato merorbrahmanāḍyeva nirgatam | mūrdhānamāgataṃ kāntaṃ vāḍavaṃ jaṭharānalam || 18 ||

The flame of fire proceeding from its crater, and emitted through the crevice on its top, seemed as the culinary fire of the Yogi, carried up from his bowels to the cranium in Yoga.”
English translation by Vihari-Lala Mitra (1891)

The mountain was radiant, comparable to the lustre of the yogi who through the practice of of yoga has ‘opened’ the nāḍī known as suṣumna (it is also known as Meru). The peak reached right up to Heaven.” Vasisttha’s Yoga, Swami Venkatesananda, p. 346

Voir aussi Receuillement dans l’élément igné (29/05/2021)

[13] A moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de traduction…

Then imagine Birvaba (Sukhasiddhi’s direct guru), who is indivisible from Hevajra, appears in the sky companied by immeasurable Buddhas and Bodhisattvas. Subsequently three syllables Oṃ Āḥ Hūṃ flow out from the flute held in Birvaba’s hand as a stream of pearl beads. The stream of syllables penetrates through the yogi’s cranial aperture on the crown, which goes down till the navel and dissolves into syllable A that exists in the centre of the envisioned lotus.” The Development of 'Pho ba Liturgy in Medieval Tibet, Mei, Ching Hsuan, Bonn 2009, p. 86

[14] Le bois qui sert d’axe (srog shing) dans un stūpa est généralement du genévrier.

mardi 19 septembre 2023

La voie du yogi immortel selon Virūpa

Virūpa arrêtant le soleil (détail HA4005)

Ma lecture “bête et méchante”[1]

L’importance du corps dans le bouddhisme ésotérique et dans les tantras en général, ainsi que sa revalidation n’ont pas pour objet le corps ordinaire, c’est-à-dire le corps de rétribution (corps physique), le corps de relents (inconscient) et le corps mental (psyche), il ne faudra pas s’y tromper. Ce n’est pas une célébration de l’immanence, non, plutôt une invitation à une certaine transcendance (jīvanmukti), à devenir immortel comme les dieux. Pour cela le Virūpa de l’Amṛtasiddhi utilise tous les moyens dont il dispose de façon pragmatique (siddha). Il prend ce dont il a besoin dans le cadre mythologique des religions indiques pour son projet. L’immortalité d’un dieu, mais aussi le nirvāṇa, enfin un nirvāṇa.

Quand “Virūpa” internalise ainsi l’ésotérisme (bauddha-śaiva-nātha), c’est le corps en tant que microcosme, et potentiel d’ascension macrocosmique, ainsi que la sortie, qui devient le centre de l’attention ésotérique. Il n’y a plus de réelle frontière entre les deux. Ou comme le dit la Table d’émeraude : “Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas”. 

Le Virūpa de l’AS ne s’encombre pas de rituels, de puja, de travail intellectuel, ni même de méditation, ou de la génération de corps mentaux, juste de son “yoga” extrême. Il ne témoigne pas beaucoup de respect à ceux qui suivent ces voies, et les incite à le suivre dans son “yoga” à minima. Il y a uniquement du respect pour le maître qui enseigne cette voie.

Quand des matériaux et pratiques de “Virūpa” commencent à être incorporés dans les lignées bouddhistes tibétaines, le ton change. Les échanges entre maîtres et disciples (zhus lan) sur la nature de la pensée et les exercices associés laissent place à des échanges sur des points précis des pratiques haṭhayogiques, kāyasiddhiques, d’immortalité du corps et de l’esprit, d’ascension spirituelle, bref, le fonds commun des religions, mais néanmoins un peu façon punk ou cynique grec. Les adeptes de Virūpa semblent accepter le cadre et le diagnostic, mais pas les solutions proposées, et ne témoignent pas beaucoup de respect à ceux qui les proposent… Avec l’AS on n’a pas l’impression d’un texte du vajrayāna. Le yogi de Virūpa n’est pas un prêtre. A part enseigner sa méthode aux autres, il n’a pas l’air de trop se soucier du bien des êtres et de la planète, puisqu’il compte tout faire sauter. Fabienne Bagnis écrit dans son compte-rendu du livre :

L’introduction comporte une brève entrée en matière (p. 3-5) mentionnant l’affiliation revendiquée de l’AS avec le milieu Vajrayāna. Toutefois, le traité de yoga s’en écarte puisqu’il s’adresse au yogin célibataire. Cela implique l’absence totale de rituels sexuels pourtant courants dans le Vajrayāna orthodoxe et la présence de plusieurs techniques d’onanisme assumées dont la visée est la libération du cycle des transmigrations.” Compte rendu de lecture sur la monographie de James Mallinson et Péter-Dániel Szántó (2022)
Les "techniques d'onanisme" auxquelles fait référence Fabienne Bagnis sont sans doute les techniques traitées dans le chapitre 20 de l'Amṛtasiddhi.

Le manuscrit AS bilingue

Il s’agit d’un manuscrit bilingue, mais la version tibétaine (AS) ne semble pas (encore) avoir été publiée intégralement, ce qui est bien dommage. Le deuxième texte (Amṛtasiddhimūla, ASM) est en revanche un texte du vajrayāna. Il partage avec l’AS les chapitres 11-13, mais pas verbatim. Le manuscrit du premier (AS) serait gardé à la bibliothèque culturelle du palais des nations à Beijing et des scans (Schaeffer) en circuleraient...

Certes, les bouddhistes connaissaient déjà le potentiel du corps mental (manomaya-kāya), les correspondances entre leurs extases et l’ascension macrocosmique, ils savaient comment monter à Tuṣita, pour y recevoir des instructions de Maitreya, et ceux qui en étaient incapables pouvaient par leur dévotion et ferveur naître à Sukhāvatī après leur mort, c’est-à-dire après la séparation de “la pensée” et de leur corps de rétribution. Avec le développement du bouddhisme mahāyāna et ésotérique, l’appareil ritualistique s’était grandement enrichi, et était bien conscient du lien microcosmique, mais “Virūpa” allait “dématérialiser” tout cela davantage. Le yogi se tourne vers l’intérieur de son corps et devient littéralement omphalopsychien… 

Satyres omphalopsychiens en Atlantefixant leurs nombrils 

Désormais son corps est le cosmos, et le cosmos est son corps. Le bien des êtres devient principalement une affaire interne. L’avantage des passerelles intercosmiques est que l’on peut aller dans les deux sens, des aller-retours et ascensions-descentes psychopompes sont possibles à tout moment, ici grâce au lien entre pensée, souffle et semence (bindu). Mais il n'est pas question de cela dans ce texte (AS), qui veut aller droit au but.

Avec la mode de l’intériorisation, ce qu'enseignent les purāṇa sur l’univers macrocosmique vaut désormais aussi pour le microcosmique. La “pratique”, même sobre et intériorisée, véhicule toujours le cadre mythologique, le but étant néanmoins la percée/destruction du Mont Meru et l’ouverture vers le Brahmā. En adoptant les pratiques de Virūpa, le bouddhisme doit aussi adapter sa mythologie interne, tout en gardant sa méthode. C’est la poursuite d’un retour du mythologique, déjà entamé par les tantras. Un retour, car la littérature de prajñāpāramitā, le madhyamaka et l’étude de la logique avait laissé sa marque. Ce retour en force du religieux est accueilli comme un grand progrès par les bouddhistes tibétains ésotériques, qui retiendront surtout la promesse de devenir un Bouddha, voire plus[2], dans l’espace d’une existence. Contrairement à “Virūpa”, ils garderont tout du bouddhisme ésotérique, et ses yogis seront aussi des yogis, mais surtout des prêtres. Leur univers reste le même, mais est désormais doté d’un ascenseur design super rapide. L'univers résultant est un peu comme le metaverse, mais sans besoin de lunettes Meta quête.

Meta quête, photo BDM

Selon l'AS, la quête de l’immortalité de Virūpa consiste à joindre le soleil (rajas) et la lune (bindu) dans le ciel. Il faut purifier le corps en développant les qualités (guṇa : sattva, rajas, tamas) et éliminer les défauts (doṣa : pitta, kapha, vāta). Tout cela est bien schématiquement représenté dans le corps metaversel. Pour l’AS la karmamudrā avec le corps d’un autre n’est plus nécessaire[3] et même le devatāyoga (8.9-10), le metaverse deVirūpa fournit tout ce qu’il faut. La quête est centré sur, dans et autour de la colonne vertébrale, le mont Meru et ses 14 niveaux (l'ascenseur). Tout se trouve à la même place qu’à “l’extérieur”, dans le macrocosme. Il n’y a plus question d’une carte et d’un territoire, tant que les lunettes Meta quête sont bien fixées au front. Mais la libération (mokṣa) reste de mise, la quête sera une quête alchimique intérieure[4]. A la fois alchimique, pneumatique, mythologique, astrologique… C’est une pratique autosuffisante. La clé est la déesse (māhavidyā) au centre (madhya), une sorte de Sophia, à la fois à l’origine de la création, et destructrice de l’ignorance (2,4). De la lune en haut du corps s’écoule le nectar de l’immortalité, qui est brûlé par le soleil au nombril. Voilà la cause de la mortalité. Quand le soleil et la lune, en mouvement, se rencontrent et s’unissent, c’est la création à l’extérieur, et le “yoga” à l’intérieur (4,8-10).

“(4.11) When Fire, as Sun, as Rahu, journeys upwards in the body [and] the lunar nectar of immortality goes downwards then men die.

(4.12) For it is only [when] all these elements move upwards in the body that these two, the Sun and the Moon, are said to bestow liberation.
Les pneuma font fonctionner le corps psychosomatique. Les principaux sont le prāṇa (lunaire) situé au coeur, et l’apāna (solaire) situé à l’anus/périnée, responsables pour la création et la destruction. Leur union (yoga) favorise la libération. Le premier texte (AS) rend hommage à Virūpa, le deuxième (ASM) à la déesse Chinnamastā, la tête tranchée, tenant une épée. Quel est son symbolique ? Peut-être un lien avec ceci ?
(6.20) And after taking the sword that is Breath, cutting off Breath’s coming and going, and piercing the pathway of Brahma and the other [gods], enjoy blissful happiness!

(6.21) He who abandons the yoga of Breath and practises another yoga is a fool who throws himself off a mountain peak expecting to survive.”
La semence (bījam) mâle, lunaire, est l’essence du corps et de ses constituants, et contient les dieux en forme subtile (5,1-2). Elle est le principe vital, la cause des quatre joies, et contrôlé par le pneuma. L’union des semences mâle (bīja) et femelle (rajas) est cause de procréation, mais chez le yogi de “yoga”. La semence mâle se situe dans la tête (Kāmarūpa) et la semence femelle dans le périnée (yoni).
(7.13) This [union] is a fundamental element, the ultimate teaching. This is considered the best yoga. This is the path which bestows liberation. This is the ultimate secret.

(7.15) Bindu is Buddha, Bindu is Śiva, Bindu is Viṣṇu, [Bindu is] Brāhma, Bindu is the god in all [beings], Bindu is the mirror of the three worlds (trailokyadarpaṇaḥ)
[5]
Après l’époque glorieuse de la prajñāpāramitā, la pensée (citta), c’est désormais autre chose. Elle n’est pas Buddha, Śiva, etc. C’est même elle qui produit l’Errance (saṃsāra). La philosophie arrivera peut-être à bout de la pensée, mais la philosophie fait chuter dans la vacuité (8.8)… <rires> Entendez-vous aussi ces yogis en shorts s’esclaffer ? Avec la perfection de la sapience, et la voie du milieu, le bouddhisme serait trop nihiliste (nāstika). Et les exercices mentaux comme se visualiser en corps mental, en une divinité ?
(8.9) He who tries to control Mind by means of self-empowering yoga (svādhiṣṭhanena yogena) deludedly chews a rock and, thirsty, drinks the sky[6].

(8.10) He who has not attained the level of a Siddha, does not have the grace of a guru, does not have the innate capability of abiding by the Dharma agotraḥ) [and] is full of demerit will lead [his] Mind to emptiness [alone]
[7].” <rires>
Non plus, la pensée ne peut pas sauver la pensée (8.11). Exit le triple entraînement (triśikṣa) bouddhiste. Désormais la pensée est asservie au pneuma pour saisir les semences (bindu), et bloquer la lune et le soleil dans le ciel (microcosmiquement bien entendu). Sans cela, pas d’état de Bouddha, et même un Bouddha ne serait qu’un saṃsārika[8]. Il n’y a que le “yogi”, celui qui a réussi le “yoga” décrit dans l’Amṛtasiddhi de Virūpa, qui est capable de relever tous les défis mythologiques des purāṇa, décrits de façon intériorisée dans le chapitre 13 de l’AS. Le grand sceau (mahāmudrā) sapientiel (samatā-vipaśyanā-mahāmudrā) ou tantrique laisse place au grand sceau alchimique, façon Virūpa afin de traverser enfin le saṃsāra.
(11.3) Carefully press the perineum with the left heel, extend the right foot and hold it firmly with the hands.
(11.4) Lift up the haunches onto a seat (āsane), put the chin on the chest, close the nine [bodily] openings and fill up the abdomen with air.
(11.5) Put the mind at the crossroads (catuḥpathe) and commence breath-control. Stop the movement of the Moon and Sun, and perform restraint of the breath (prāṇayantvaṇam).
(11.6) This is the assimilation (jāraṇā of impurity kṛṣṇa (kāṣayasya), the activation (cāraṇam) of Bindu and Nāda, the flushing of all the channels and the kindling of the fire.
[9]
Pas de traversée du saṃsāra sans ce lavement micro-macrocosmique ! Ensuite, il convient d’édifier le corps immortel, une création parfaite, de façon “pluridisciplinaire” yoguique/alchimique/astrologique/mythologique. Le yogi devient yoguiquement[10] et gestuellement le grand dieu (Śiva ?) et la déesse, pour accomplir la grande Percée (māhavedha), car :
“(13.1) Know the [hand-gesture] seal to be, like the Lock, of two kinds: the Yoni Seal (yonimudrā) for the goddesses and the Penis Seal (liṅgamudrā) for the [great] god.
(13.3) A woman of virtue and beauty is useless without a man; the Great Seal [mahāmudrā] and Great Lock [māhabandha] are useless without the [Great] Piercing [māhavedha][11].”
Tout comme une belle femme n’a aucune utilité sans un homme, le grand Sceau et la grande Ligature sont inutiles sans la grande Percée. Le yogi/couple primordial se met à la Percée (vedha) du bas jusqu’en haut de l’univers. Les dieux au milieu du Mont Meru tremblent. Brāhma et les autres vont mourir. Le noeud  (granthi, mdud) de Brāhma est percé et dénoué, ensuite le noeud de Viṣṇu, puis finalement celui de Rudra. La liane de l’ignorance (mohamayīṃ latām) est tranchée, et la porte du Brahmā (brahmadvāram) sur l'espace est ouverte. Le yoga a réussi (13.8-12). C’est la seule consécration (abhiṣeka) sur la voie des Siddhas, il n’y en a pas d’autre (13.15[12]). Tout est désormais connu grâce à la déesse du canal central (“Sophia”). Cela n’empêche pas la pratique régulière du haṭhayoga (14.4), qui passe par quatre phases progressives (19), et qui conduira à l’état de libéré vivant (jīvanmukti).
(32.3) Even a Buddha is unperfected [and] considered a man in saṃsāra as long as the lord that is seed (bījendraḥ), which has the form of Brahmā, leaks from the body[13].”
Un Bouddha incontinent avec des fuites de bīja toujours perdu dans le saṃsāra ... Frank T.J. Mackie, sors de ce corps ! En revanche, le yogi qui a acquis un corps de gnose (jñānakāyaḥ) et de pure connaissance (viśuddhajñānadehaḥ) serait libre des qualités (guṇa) de proliférations cognitives (prapañcaguṇavarjitaḥ), omniscient, omniprésent, éternel, aurait une bonne fortune et la vérité comme objectif (35.2). Autrement dit le nirvāṇa, le seul et unique.

Une autre opinion de Virūpa dans la tradition tibétaine contre son propre système : Les 84 vers de Śrī Virūpa, [DG n° 2283]

***

[1] De la traduction anglaise de la première partie (AS). James Mallinson and Szántó Péter-Dániel. The Amṛtasiddhi and Amṛtasiddhimūla, The Earliest Texts of the Hathayoga Tradition (Institut français de Pondichéry, 2022)

[2] Car un Bouddha peut être un simple saṃsārika sans la méthode de Virūpa.

[3]The Amṛtasiddhi contrasts its celibate yoga method with the sexual yoga of mainstream Vajrayāna, in which the male participant is usually said to experience orgasm and ejaculation. A minority of schools, the best known of which is the Kālacakra, teach sexual yoga in which semen is not released.” The Amṛtasiddhi and Amṛtasiddhimūla.

[4] Complète avec mahāmudrā (grand sceau), māhabandha (grande ligature), māhavedha (grande percée, jāraṇa (digérer), cāraṇa (activer) et māraṇa (tuer). La semence mâle-bīja ("mercure"), nectar de l’immortalité, et femelle-rajas ("souffre") peut être épaissie (mūrcchita), fixée (baddha), dissoute (līna), et éteinte (niścala). Il y a question de creusets (puṭa) et de double creusets (saṃpuṭa) liés et scellés. La lune se trouve en haut dans le ciel (canal central), le soleil en bas. Les quatre cercles le long du canal/ciel sont percés par le souffle expédié du nombril. Les quatre éléments sont détruits.

[5] Bindurbuddhaḥ śivo bindurbindurviṣṇuḥ prajāpatiḥ | binduḥ sarvagato devo bindustrailokyadarpaṇaḥ ||7.15|

Comme le tibétain de cette édition bilingue n’a pas été rendu public, sauf erreur, je ne peux pas faire de comparaison, à part les observations faites en commentaire dans la traduction anglaise de l'ASM. La version tibétaine sera-t-elle l’exacte traduction de la version newari de l'AS ?

[6] svādhiṣṭhānena yogena yastu cittaṃ prasādhyati | śilāṃ carvati mohena tṛṣitaḥ khaṃ pibatyapi || 8.9

[7] asiddhapadamārūḍho guruprasādavarjitaḥ | agotraḥ pāpasaṃpūrṇaścittaṃ śūnyaṃ pravartayet || 8.10

[8]Même un bouddha, tant qu'il n'est pas perfectionné [par la pratique enseignée dans l'Amṛtasiddhi ], est considéré comme un homme du monde (sāṃsārika)" - 32.3ab tāvad buddho 'py asiddho 'sau narah. sām.sāriko matah. |

[9] yoniṃ saṃpīḍya vāmena pādamūlena yatnataḥ | savyaṃ prasāritaṃ pādaṃ karābhyāṃ dhārayeddṛḍham || 11.3
āsane kaṭimāropya cibukaṃ hṛdayopari | nava dvārāṇi saṃyamya kukṣimāpūrya vāyunā || 11.4 || 
cittaṃ catuḥpathe kṛtvā ārabhetprāṇayantraṇam | candrārkayorgatiṃ bhaṅghā kuryādvāyunivāraṇam || 11.5
jāraṇeyaṃ kaṣāyasya cāraṇaṃ bindunādayoḥ | cālanaṃ sarvanāḍīnāmanalasya ca dīpanam || 11.6

[10] “(13.1) Know the [hand-gesture] seal to be, like the Lock, of two kinds: the Yoni Seal (yonimudrā) for the goddesses and the Penis Seal (Liṅga-mudrā) for the [great] god.”

[11] guṇarūpavatī nārī niṣphalā puruṣaṃ vinā | mahāmudrāmahābandhau vinā vedhena niṣphalau || 13.3

[12] sarvābhiṣekasaṃsiktaḥ sarvādhikārasaṃbhṛtaḥ | siddhamārgeṇa saṃyukto naro bhavati nānyathā || 13.15||

[13] tāvadbuddho ’pyasiddho ’sau naraḥ sāṃsāriko mataḥ | yāvadravati bījendro dehato brahmarūpakaḥ ||32.3