Quoi qu’en dise “le bouddhisme”, le premier objectif était de mettre une fin à la souffrance (dukkha) dans la purification et l’extinction (nibbana) des passions, créatrices de nouveau kamma, qui est le carburant du devenir. “Ceci est ma dernière naissance, il n’y aura plus de nouvelle naissance”[1]. En ce qui concerne, sa doctrine, le Dhamma, le coeur en est la coproduction conditionnée. “Qui voit la Production conditionnée, voit le Dhamma ; qui voit le Dhamma, voit la Production Conditionnée” (Majjhima Nikāya I, 190-191).
Quand ses illustres disciples Upatissa l’Errant (Sariputta) et Kolita (Moggallana) l’Errant apprennent par un tiers, l’Errant Assaji l’Ancien, le coeur de la doctrine du Bouddha
“ De tout ce qui est produit par une cause,Ils se voient aussitôt établis dans le courant (sotāpanna)[3].
Le Tathāgata en a dit la cause
Ainsi que la cessation ;
Telle est la doctrine du Grand Renonçant[2]. “
C’est une belle légende, mais voici qu’un tiers (un simple Errant), qui n’a pas forcément “réalisé” le coeur de la doctrine du Bouddha, le raconte à des jeunes chercheurs, à qui cela semble avoir fait de l’effet. Sans "transmission" ! Suffisamment d'effet pour qu’ils se voient "entrés dans le courant", c’est-à-dire dans l’octuple chemin, qui conduit ultimement au nibbana.
Restant dans le cadre de ce récit légendaire, avaient-ils “pratiqué” auparavant la méditation assise, la pleine conscience, la concentration (dhyāna), l’inspection (vipassana), ... ? Rien n’est moins certain. Ils étaient des Errants (ājīvika), et donc des nāstika, avant de décider de suivre le Bouddha. “Athées”, ils ne croyaient ni en le Brahman ni en le Soi (ātman). Ainsi préparés, ils ont sans doute “flashé” sur la coproduction conditionnée du Bouddha, et la transition n’était pas trop compliquée en passant d’un système nāstika à un autre. La transition semble plus complexe quand le bouddhisme devient un système orthodoxe (āstika) par rapport à la norme religieuse. Cette évolution-là semble d’abord avoir eu lieu en dehors de l’Inde, sans vouloir faire de l’indianité un caractéristique essentiel du bouddhisme.
Quand le bouddhisme suit la norme religieuse et devient "dhātu-vādin", la pratique change également. Certes les phénomènes continuent toujours à se produire et cesser à partir de causes et de conditions, et de la cessation de celles-ci, mais la coproduction conditionnée devient l’aspect dynamique (fonctionnel yung) de quelque chose de plus profond (t'i), qui l'englobe, et que l’on peut considérer comme un Soi/Brahman, naturellement présent, éternel, originel, paisible, bienheureux, sur lequel on peut se poser, sans se poser. C’est nettement plus concret que le sans-fondement (anāsraya) et permet des applications et des constructions métaphysiques plus concrètes, et à plusieurs étages. C’est là que la contemplation en tant que pratique prend son sens. L’analyse et la réflexion juste (yoniso manasikāra) jouent un rôle bien moindre. L’Eveil étant présent depuis toujours, il suffit de “voir” ce qui ne se voit d’ailleurs pas. Ni à l’intérieur, ni de l’extérieur, d’où l’intérêt d’attributs signifiant l’éveil, des capes, des coiffes, des bâtons, des certificats, etc. C’est avec l’arrivée des théories et des pratiques dhātu-vādin, que la méditation assise prend plus d’importance. Méditation, non pas dans un sens d’inspection et de réflexion juste, qui deviennent du coup de simples travaux préparatifs au "grand oeuvre", mais une contemplation de réalités sous-jacentes et plus profondes.
En Chine, cela se passa dans le sillage du Sūtra du Lotus, et avec Huisi (515-577), à l’origine de la secte bouddhique chinoise du Tiantai, dont Zhiyi (538-597) est le fondateur officiel. Pour Huisi, la contemplation (ding, dhyāna) parfaite est comme une "activité sans attribut" (wuxiang xing), qui n’est autre que l'éveil soudain (dunwu) “qui procure, en un seul esprit (yixin) et en un même instant (yinian), la sagesse (hui) capable de saisir pleinement la vérité de toute chose et de poser des actes efficaces”[4]. Yoshio Kawakatsu se pose alors la question suivante :
“En quoi ce subitisme de l'éveil chez Huisi, qui unifie à la fois contemplation et sagesse, est-il différent de celui qui semble la caractéristique de l'école proprement dite du Chan (dhyâna chinois), qui se réclame d'un premier fondateur, Bodhidharma, et du second, Huike (ou Sengke selon le Xu gao-seng zhuan, juan 15), un des contemporains de Huisi ?”Au légendaire Bodhidharma, considéré comme le fondateur du Ch’an, on attribue le "Traité des deux accès et des quatre pratiques" (Er-ru sixing lun), traduit en français sous le titre “Le traité de Bodhidharma”, traduit par Bernard Faure. Paul Demiéville[5] avait dit de ce traité "on ne voit guère ce qu'il y a là de particulièrement T’chan ...". Paul Magnin, auteur de La vie et l'oeuvre de Huisi (515-577): Les origines de la secte bouddhique chinoise du Tiantai (Ecole française d'Extrême-Orient, 2005), rappelle que “l'école Tiantai ... fut d'abord appelée l'école du dhyāna (Chanzong)[6]”, avant que celle qu’on connaît actuellement sous ce nom apparut sous ce nom au IXème siècle.
Kawakatsu observe que l’école Tiantai et le Ch’an partagent la notion d’éveil soudain, la première en la basant sur le Sūtra du Lotus et la deuxième sur le Laṅkāvatāra Sūtra. L’école Ch’an s'appelait d’ailleurs initialement “la tradition du Laṅkāvatāra”[7].
“Huisi reconnaît que la méthode de l'Eveil soudain pour parvenir à la sagesse parfaite demeure le privilège des meilleurs, c'est-à-dire des bodhisattva aux facultés aiguës (ligen pusa)”.En même temps, ces “facultés aiguës” n’étaient pas d’ordre intellectuel. Huisi, semble avoir penché vers un certain anti-intellectualisme, du moins pour les “bodhisattva aux facultés aiguës” ou les “grands bodhisattvas”, qui réussissent sans effort là où les autres ne réussissent pas, quel que soit d'ailleurs leurs efforts, peut-être même à cause de leurs efforts... Si la filiation spirituelle (gotra) ne veut pas, rien ne va. C'est à vous couper l'envie.
“Huisi dit que si l'on utilise la méthode dite de "compréhension graduelle de la Prajñāpāramitā de la grande édition" (dap in cidi yi), on ne peut pas vraiment la comprendre, et que cette méthode est même contradictoire avec l'expression "l'esprit unique contient toutes choses" de ce sūtra[8].”Les “bodhisattva aux facultés obtuses” (dungen pusa) étaient tous obligés de recourir à une activité graduelle. Zhiji, le disciple de Huisi, avait repris cette approche[9]. Dans la pratique des monastères, il y avait donc par la force des choses une distinction entre “facultés aiguës” et “facultés obtuses” en matière d’éveil soudain. Un bodhisattva de “facultés aiguës” - et qui sait - éveillé, se doit d’avoir de la compassion et être patient, afin d’aider les êtres, tout en supportant “coups, injures, mépris, affronts, calomnies et diffamation”, “ dans une quiétude de vacuité”. Mais les “grands bodhisattva”, disposent d’une troisième patience, qui, elle, doit employer la contrition et la violence, car :
"Dans le monde où sont des êtres obstinément mauvais, le bodhisattva les mate pour les convertir. Pour cela, leur adressant des paroles rudes, les calomniant et les injuriant, il provoque leur contrition et éveille en eux un esprit de bien".Avoir envie d'emmerder les mauvais hommes n'est réservé qu'aux grands bodhisattvas...
"Ne pas répondre aux coups et aux injures reçus, ce n'est que la patience pour maintenir la dignité de manière extérieure (wai weiyi ren) dans l'observance des règles du monde (shisu jie). Ne pas éprouver de ressentiment, en considérant que l'intérieur est vide, que la voix est vide, que le corps et le cœur sont vides, ce n'est que la patience d'un bodhisattva débutant qui évite d'être blâmé et méprisé par le monde et qui suit une méthode appropriée pour s'exercer à la pratique de la perfection de l'observance des règles, de la contemplation et de la sagesse. Ce n'est pas encore la patience d'un grand bodhisattva. Pourquoi ? Parce que les (grands) bodhisattva qui ne considèrent que les choses utiles pour les êtres, matent immédiatement (les êtres mauvais), afin de protéger le Mahâyana et la Vraie Loi. Ils n'ont pas toujours des paroles tendres et miséricordieuses"
“Huisi déclare que tuer les mauvais hommes qui enfreignent les règles, les faire tomber dans l'enfer et y éveiller en eux l'esprit de bodhi, "c'est là une activité de grande charité (dači dabei) qui n'est autre que le grand consentement (daren), c'est-à-dire "la grande patience du bodhisattva capable de l'utiliser en tant que méthode appropriée (pusa dafangbian ren 菩薩大方便忍) ce qui ne peut jamais être fait par les petits bodhisattva".
Nous tenons ici peut-être une source pour le comportement violent, l’absence de “compassion idiote”, et la “folle sagesse” de certains grands bodhisattva de notre temps. La notion de contraindre et de faire violence aux êtres, surtout s’il s’agit d’êtres a-spirituels (agotra, icchantika) se trouve notamment dans le Mahāyāna Mahāparinirvāṇa Sūtra, chapitre XXIV sur le bodhisattva Kāśyapa.
Huisi s’était établi sur le “Mont Tiantai", qui est le mont Dasushan (大蘇山), dans le district de Shangcheng], mais ce lieu qui était “éloigné des capitales où vivaient les classes aisées et cultivées qui constituaient [le] public principal [du Tiantai], était un handicap pour ce courant surtout exégétique et intellectuel” (Wiképédia Tiantai).
"O good man! Because the icchantikas are cut off from the root of good. All beings possess such five roots as faith, etc. But the people of the icchantika class are eternally cut off from such. Because of this, one may well kill an ant and gain the sin of harming, but the killing of an icchantika does not (constitute a sin)."Un bon bouddhiste ne ferait peut-être pas de mal à une mouche, mais tenez-le à distance d’un icchantika “hors-la-Loi” (L majuscule). Si tuer un icchantika ne comporte pas de mauvais karma, à plus forte raison le contraindre, le frapper, l’exploiter, l’insulter, etc. pour son bien, est même un service à lui rendre. Par conséquent,
"Si un bodhisattva ne pouvait pas punir les mauvais hommes, en s'exerçant à la pratique de la patience mondaine, et s'il permettait de développer les activités mauvaises détruisant la Vraie Loi, il serait un diable, jamais un bodhisattva : pas même digne d'être appelé un auditeur (shengwen) ! Pourquoi ? Parce que rechercher la patience mondaine sans pouvoir protéger la Loi, quoique cela ressemblât extérieurement à la patience, ce n'est autre qu'une activité du Diable [Māra] !"
***
Huisi s’était établi sur le “Mont Tiantai", qui est le mont Dasushan (大蘇山), dans le district de Shangcheng], mais ce lieu qui était “éloigné des capitales où vivaient les classes aisées et cultivées qui constituaient [le] public principal [du Tiantai], était un handicap pour ce courant surtout exégétique et intellectuel” (Wiképédia Tiantai).
[1] Ayam antimā jāti natthi dāni punabbhavo. Dhammacakka Sutta, Mahā Vagga, Samyutta Nikāya v. 428.
[2] Ye dharmā hetuprabhavā hetuṃ teṣāṃ tathāgataḥ hyavadat teṣāṃ ca yo nirodha evaṃ vādī mahāśramaṇaḥ.
En tibétain : chos rnams thams cad rgyu las byung// de rgyu de bzhin gshegs pas gsungs// de yi 'gog pa gang yin pa// dge sbyong chen pos de skad gsungs//
[3] Les grands disciples du Bouddha, Nyanaponika Thera et Hellmuth Hecker, éditions Claire Lumière, Tome I, p. 48
« lorsqu’il entendit les deux premiers vers, naquit chez Upatissa l’Errant la vision sans tache du Dhamma, le premier aperçu de la Non-Mort, le chemin de l’entrée-dans-le-courant [sotāpanna, tib. rgyun zhugs] et, à la fin des deux derniers vers, il était entré dans le courant. »
[4] A propos de la pensée de Huisi, Yoshio Kawakatsu
[5] "L'introduction au Tibet du bouddhisme sinisé d'après les manuscrits de Touen-houang", dans Contributions aux études sur Touen-houang, Genève-Paris, 1979, p. 2.
[6] La reformulation est de Yoshio Kawakatsu.
[7] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 45 etc. voir Le coeur du Zen tibétain et de la mahāmudrā
[8] Yoshio Kawakatsu
[9] La Somme “Mohe Zhiguan” de Zhiji mentionne :
“Les quatre méthodes :
L’enseignement soudain (dunjiao 頓教) par lequel la vérité est appréhendée immédiatement dans son intégralité, contenu dans le Sutra Avatamsaka.
L’enseignement graduel (jianjiao 漸教) selon les quatre étapes mentionnées plus haut.
L’enseignement ésotérique (mimijiao 祕密教) compris seulement d’une partie des pratiquants.
L’enseignement indéterminé (budingjiao 不定教), signifiant que chaque pratiquant en tire des bénéfices différents selon ses propres caractéristiques.” source
[2] Ye dharmā hetuprabhavā hetuṃ teṣāṃ tathāgataḥ hyavadat teṣāṃ ca yo nirodha evaṃ vādī mahāśramaṇaḥ.
En tibétain : chos rnams thams cad rgyu las byung// de rgyu de bzhin gshegs pas gsungs// de yi 'gog pa gang yin pa// dge sbyong chen pos de skad gsungs//
[3] Les grands disciples du Bouddha, Nyanaponika Thera et Hellmuth Hecker, éditions Claire Lumière, Tome I, p. 48
« lorsqu’il entendit les deux premiers vers, naquit chez Upatissa l’Errant la vision sans tache du Dhamma, le premier aperçu de la Non-Mort, le chemin de l’entrée-dans-le-courant [sotāpanna, tib. rgyun zhugs] et, à la fin des deux derniers vers, il était entré dans le courant. »
[4] A propos de la pensée de Huisi, Yoshio Kawakatsu
[5] "L'introduction au Tibet du bouddhisme sinisé d'après les manuscrits de Touen-houang", dans Contributions aux études sur Touen-houang, Genève-Paris, 1979, p. 2.
[6] La reformulation est de Yoshio Kawakatsu.
[7] Le traité de Bodhidharma, Bernard Faure, p. 45 etc. voir Le coeur du Zen tibétain et de la mahāmudrā
[8] Yoshio Kawakatsu
[9] La Somme “Mohe Zhiguan” de Zhiji mentionne :
“Les quatre méthodes :
L’enseignement soudain (dunjiao 頓教) par lequel la vérité est appréhendée immédiatement dans son intégralité, contenu dans le Sutra Avatamsaka.
L’enseignement graduel (jianjiao 漸教) selon les quatre étapes mentionnées plus haut.
L’enseignement ésotérique (mimijiao 祕密教) compris seulement d’une partie des pratiquants.
L’enseignement indéterminé (budingjiao 不定教), signifiant que chaque pratiquant en tire des bénéfices différents selon ses propres caractéristiques.” source