Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art |
Grâce au travail documenté de Paul Demiéville, et l’accès à des sources chinoises du début du premier millénaire, on peut se faire une petite idée des débuts du mahāyāna yogācāra et du bouddhisme ésotérique. La co-existence de versions “hīnayānistes” et “mahāyānistes” de yogācārabhūmi montre bien les différences d’approche et de ton, même si le culte de Maitreya (et l’attrait de Tuṣita) sont déjà présents dans les versions “hīnayānistes” (les plus récentes ?) connues.
Yogācāra désigne au départ simplement la pratique, les exercices, les “dhyāna”, sans que cela réfère spécifiquement à des exercices de concentration (“apaisement”, śamatha), mais plutôt à tout ce qui permet à la pensée de se détacher du “triple univers” : les domaines du sensible, de la forme et du sans-forme. Demiéville traduit par le plan de la matière (rūpadhātu) et du plan immatériel (arūpyadhātu), mais rūpa désigne plutôt la forme, dans le sens de l’idée, et donc le sans-forme, le sans-idée, le sans-notion. Le triple univers correspond donc en gros au plan sensible (“désir”), le plan psychique et le plan spirituel, dans un sens immatériel et sans notion, hors du champ du sensible et du psychique.
L’approche “hīnayāniste” est plus moderne, dans le sens qu’il est plus proche d’une interprétation psycho-logique. Le macrocosme (triple univers) bouddhiste correspond au microcosme sensible/psychique/spirituel. Le pratiquant qui à travers les dhyāna, etc., “monte” dans son propre microcosme, “monte” également dans le macrocosme bouddhiste. En imprégnant la pensée des différents “étages spirituels” (bhūmi) et en se familiarisant avec, le pratiquant bouddhiste pense pouvoir y accéder déjà de son vivant, microcosmiquement, et après la “mort physique” également macrocosmiquement, car sa pensée étant toute pleine d’un “étage spirituel”, c’est là qu’il compte (re)naître. Il y a donc une correspondance entre le cosmos “triple univers” et “l’âme” qui y évolue.
Les bouddhistes “hīnayānistes” et “mahāyānistes” croient également en un “dehors du triple univers”, et c’est là que se situeraient les Terres pures “créées” par les Bouddhas. Tuṣita, où réside le futur Bouddha Maitreya, se situe au sommet du triple univers, et en fait encore partie.
Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art |
Sortir du triple univers, “se libérer” se construit donc graduellement durant la vie du pratiquant de façon microcosmique. Et le niveau ainsi atteint, ainsi que le degré de familiarisation avec ce niveau, est déterminant pour la naissance suivante, si l’on n’a pas réussi à sortir du triple univers. Cela se passe le plus souvent instantanément après la mort. Le “Bardo” tel qu’il a été vulgarisé est une invention beaucoup plus tardive. Le karma détermine la naissance de tous ceux qui ne purifient et n’édifient pas leur pensée durant leur existence actuelle, ou qui ne demeurent pas “naturellement” dans un “étage spirituel” confortable. Dans la cosmographie bouddhiste, les “étages spirituels” des quatre niveaux de dhyāna, et des dimensions (āyatana), etc., sont “géographiquement” situés. On progresse, en se détachant progressivement de l’étage atteint.
Il était sans doute difficilement imaginable pour un auditeur de dépasser le niveau spirituel du futur Bouddha Maitreya à Tusita, au sommet du triple univers. Cet auditeur pouvait à la limite, lors d’une session de dhyāna réussie, monter à Tuṣita, et dans le meilleur cas recevoir des instructions de Maitreya, recevoir la prédiction de son futur parfait éveil, dans l’espoir de faire partie de l’entourage du Bouddha Maitreya, quand ce sera son tour. Les “mahāyānistes” étaient plus ambitieux, et Mañjuśrī allait devenir leur modèle. Un Bouddha (et Maître de Bouddhas) qui faisait semblant d’être un bodhisattva. Pas le Mañjuśrī des débuts, mais le Mañjuśrī Maître du Verbe de la Marche héroïque.
Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art |
Le culte de Maitreya, et le fait que le Bouddha Śākyamuni était simplement un des nombreux Bouddhas à se manifester ici-bas, montrent que “le Bouddha” avait très tôt fait l’objet d’une promotion au niveau de principe ou d’une divinisation, et qu’il était éternel, et donc toujours accessible. Le Bouddha avait dit de ne pas le confondre avec son corps formel (rūpakāya), mais de le voir comme un corps de Dharma (dharmakāya). Le Dharma est le refuge. “Kāya” signifie corps, mais dans le sens d’un ensemble constitué. Le corps de dharma est l’ensemble des dharmas du Bouddha. Mais dharma peut aussi prendre le sens de qualité, et dharmakāya, de l’ensemble des qualités du Bouddha. L’ensemble de qualités d’un Bouddha est représenté par les marques majeures et les signes mineurs d’un grand homme. Si l’on veut “commémorer le Bouddha” (buddhānusmṛti), c’est donc par son “dharmakāya” qu’on le remémore correctement. L’icône si célèbre de notre époque.
Amitabha, the Buddha of the Western Pure Land (Sukhavati), détail, Metropolitan Museum of Art |
En imprégnant sa pensée du Bouddha, en le commémorant, et en se familiarisant avec lui, et éventuellement son entourage, on fait un pas en direction du parfait éveil d’un Bouddha, à cause du même principe de correspondance expliqué ci-dessus, même si le Bouddha est au-delà du triple univers. Cela semble être l’idée qui était le moteur derrière l’approche du mahāyāna. C’est tout naturellement que la commémoration du Bouddha” (buddhānusmṛti) est devenu la cible pour tous ceux qui aspirent à devenir un jour des parfaits Bouddhas eux-mêmes. Cela a ouvert la voie à une approche visionnaire, où les visions (commémorations) permettent de progresser vers l’éveil et de mesurer son progrès.
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