samedi 14 décembre 2024

Un Dieu non confessionnel

Cheval de Troie tibétain (création Dall-e)

La notion de triade divine est un concept récurrent dans de nombreuses traditions religieuses et philosophiques. Cette conception tripartite de la divinité ou de la réalité ultime semble répondre à un besoin fondamental de concilier l'unité (l’Un t. gcig) et la multiplicité (le multiple t. du ma), en introduisant un troisième niveau qui permet de résoudre cette apparente contradiction. On peut aussi observer une tendance "monothéisante" où le principe premier de la triade contient en lui les deux autres niveaux, tout en étant indissociable des deux autres et vice-versa. Le premier principe peut s’appeler Dieu, la Conscience, la Lumière (claire, ou noire), l’Intellect, la Source, la Vérité (ultime), la Vacuité (en couple avec la Lumière), il reste au fond ce que nous appelons “divin”.

Le “divin” ou “Dieu” désigne un principe suprême, transcendant et/ou immanent, qui est considéré comme la source ultime, le fondement ou l'essence de toute existence. Fréquemment à travers une triade divine, cet être suprême est considéré comme la réalité la plus élevée, qu'elle soit personnifiée ou impersonnelle. Souvent, avec le deuxième élément de la triade, elle constitue la perfection absolue avec des attributs maximisés tels que l'omniscience, l'omnipotence et la bonté suprême. A travers sa triade elle est à la fois transcendance et/ou immanente, diffusant sa semence, ses étincelles d’essence, de lumière, dans les êtres de l’univers, qu’ils soient des créatures, des émanations, etc. Tous les êtres, ou des groupes d’êtres élus ou éligibles.

La triade, qui est au fond éternelle, vient logiquement avec un cosmos divisé en trois parties indissociables. En théorie, le “Dieu” seul, le niveau très privilégié du “Dieu” en compagnie de sa “Pensée” (sous cent millions de noms différents), un cocon de perfection, puis le “Dieu” présent dans le multiple par le troisième membre de la triade divine. Dans ce troisième niveau, la divinité ne tient plus qu’à un fil. C’est au fond la corde de sauvetage d’un être/créature/conscience. C’est grâce à ce fil divin, relié à l’étincelle divine en lui, qu’un être, une conscience peut remonter au Divin. Abandonnant son corps physique, sa raison, ses passions, l’étincelle lumineuse fait le voyage retour, du niveau le plus grossier au niveau le plus éthéré.

Nous savons tout cela grâce à des révélations, faites par des “personnes spéciales” (pour éviter leurs noms spécifiques et différents dans chaque tradition) ayant une “connaissance spéciale” grâce à un lien privilégié avec la triade lumineuse. D’ordinaire, un être humain n’est pas doté de cette connaissance, ni de son propre potentiel, l’étincelle lumineuse en lui. C’est par une communauté vivant selon les principes de la “connaissance spéciale”, transmise par une lignée de “personnes spéciales”, qu’un être humain - s’il est éligible - peut à son tour avoir accès à cette connaissance à condition de suivre un protocole spécial, et retourner à la Source, de son vivant ou après sa mort. Sans cette connaissance, une étincelle de Lumière ne trouvera sans doute pas le chemin de retour après sa mort, et continuera à errer dans le niveau inférieur.

Au fil du temps, les traditions “divines” ont évolué et développé des branches davantage mystiques et ésotériques, où “Comme ci-dessus, donc ci-dessous”, avec des notions de sympathie macrocosmique-microcosmique, et un phénomène d’intériorisation de la voie spirituelle. Dans ces systèmes, plus besoin de faire l’ascension macrocosmique. Grâce à la sympathie pancosmique, “Comme ci-dessous, donc ci-dessus”. De toute façon, je pense qu’on peut dire que toute tradition ésotérique est forcément théiste sous une forme ou une autre.

Je pense qu’il est raisonnable d’appeler une telle tradition “théiste”. Ce n’est certainement pas une “philosophie non confessionnelle” athée. Généralement, le qualificatif “athée” ne se limite pas à ceux qui nient le “Dieu” des grandes religions monothéistes ou triadiques. Il peut aussi être utilisé pour tout rejet d’un principe premier transcendant, du surnaturel, de la métaphysique, d’un code moral et éthique “divin”, etc.

Le “bouddhisme” est-il une “philosophie non confessionnelle” athée ? Notamment le bouddhisme dit “mahāyāna” (universaliste) et le bouddhisme ésotérique ? Je ne le crois pas. Même le bouddhisme dit “ancien” ou “mainstream” comporte de nombreux éléments religieux. Il est possible que dans un passé lointain “śramaṇa”, le bouddhisme ascétique était davantage “athée”, mais néanmoins clairement une ascèse. “Non confessionnelle” ? Je ne pense pas.

mercredi 11 décembre 2024

Le corps lumineux à l'étroit dans ses incarnations temporaires

"Chakras and energy channels" (source)

Le corps subtil ou corps-vajra est trop à l'étroit dans son incarnation temporaire. Le coeur triadique du corps subtil consistant en trois canaux (nāḍī) reproduit schématiquement la triade de l’univers (tridhātu). Y aurait-il des correspondances avec les trois guṇa ?

Le canal central (avadhūti), le plus important, s'étend le long de la colonne vertébrale. Il est associé à la sagesse primordiale et au potentiel d'éveil. Le canal (rasanā) à droite du canal central, est de couleur blanche et s'enroule autour du canal central pour finir dans la narine droite. Il est associé à l'énergie solaire, aux fonctions corporelles et aux processus mentaux. Le canal de gauche (lalanā), rouge, correspond à l'énergie solaire Il s'enroule également autour du canal central pour finir dans la narine gauche. Il est situé à gauche chez l'homme et à droite chez la femme[1].

Le canal central est un tube de lumière, blanc à l'extérieur (symbole de la béatitude), rouge à l'intérieur (symbole de la luminosité) et bleu entre les deux (symbole de la vacuité). La triple expérience de la réalité lumineuse. Il inclut et transcende les deux autres canaux. Il est en lien direct avec la Lumière (t. ‘od gsal).

Les deux canaux latéraux, rasanā et lalanā, s'enroulent autour du canal central, avadhūti, créant des points de constriction appelés "noeuds". Ces noeuds empêchent la libre circulation des énergies vitales (prāṇa) des canaux latéraux vers le canal central. La purification des énergies des canaux latéraux est essentielle pour que le Cœur puisse être pleinement fonctionnel.

On pourrait dire que les deux canaux latéraux représentent ou causent “l’ignorance” au niveau du tube de lumière central, et les deux voiles, le voile de la connaissance dualiste (jñeyāvaraṇa) pour rasana, et le voile des passions (kleśāvaraṇa) pour lalanā. Le masculin correspond à rasanā, et le féminin à lalanā. Le canal central est neutre (Lumière et vacuité).

La vacuité, ou coproduction conditionnée, correspond aussi à la part “physique” grossier (karmique), dans laquelle est contraint le corps subtil (corps-vajra) qui correspond à la Lumière. La Lumière est divine et pure et échappe à toute contrainte à l’état pur, mais associée à un corps physique, les limitations de ce dernier sont les siennes, s’il y a identification avec le corps grossier. La vacuité gère tous les liens (rten 'brel), naturels et surnaturels ("bzang po").

En plus de ces trois canaux principaux, le corps subtil est parcouru par un réseau de canaux secondaires, estimés à 72 000, dont 37 sont considérés comme principaux. Ces canaux distribuent les vents subtils dans tout le corps, assurant le bon fonctionnement des organes et des processus vitaux. Le chiffre de 70 000 voiles, symbolisant la multitude des obstacles à l'éveil, est cité chez Henry Corbin[2]. On pourrait y voir une correspondance avec les canaux secondaires, qui sont au fond autant de “voiles”, et qui sont ici purifiés yoguiquement ou psychosomatiquement. Les pratiques yogiques et la méditation visent à harmoniser les énergies des canaux latéraux[3], à ouvrir les passages obstrués à l'aide de mantras, et à favoriser l'ascension des vents subtils dans le canal central. Cette ascension conduit à la réalisation de la nature lumineuse de l'esprit et à l'éveil.

Mantras Oṃ Āḥ Hūṃ
(d'après Bluvisnu sur Reddit)

L’expérience de la triade Lumineuse diffère selon le niveau d'ignorance et de connaissance (gnose) de chaque individu. Elle relève du corps-parole-esprit d’un individu ordinaire et du trikāya du Bouddha, au mantra tricolore Oṃ (blanc) Āḥ (rouge) Hūṃ (bleu). C’est la même triade Lumineuse. Pour le Bouddha, il n’y a pas de contraintes, pas de dualité, pas d’intérieur et extérieur. Son “corps subtil” est le corps-vajra indestructible actualisé, garanti sans “noeuds” (granthi). C’est un corps cosmique. Le vajradhara peut voyager à l’intérieur de son corps, tout en voyageant “quantiquement” à l’extérieur. “Comme ci-dessus, ainsi ci-dessous”, et vice-versa. La Lumière n’a pas de frontières dans le triple univers and beyond.

Dans le bouddhisme ésotérique “buddhadhātoḥ”, le tube lumineux est l’indissociabilité de la luminosité et de la vacuité, la composante principale étant la Lumière. La vacuité est comme la Pensée (t. dgongs pa) de la Lumière. La vacuité “gère”, telle la Nature, le mélange de la Lumière et de “la matière” ou d’un médium, l’incorporation de la Lumière. Cependant, logiquement, lors de “l’ascension”, quand l’incorporation cesse, et que la vacuité (coproduction conditionnée) cesse, il ne reste plus que la Lumière, et la vacuité en tant que “Pensée”. Logiquement, car théologiquement la Lumière est depuis toujours indissociable de la vacuité, et de l’incorporation (immanence). La dualité est résolue par la jonction des canaux latéraux débouchant dans le tube tricolore de Lumière moniste. Dans ce sens, on pourrait dire que le bouddhisme ésotérique “buddhadhātoḥ” est un monisme de Lumière, où la Lumière est la seule dimension ultime. Au-delà du triple univers, la Lumière règne en maître. Sans le processus d’émanation dans ce système idéaliste, la vacuité n’aurait pas de rôle, mais elle peut toujours tenir compagnie à la Lumière en tête-à-tête.

Sans le processus d’émanation et sans la vacuité, nous ne serions pas là ; une simple “lueur dans l’oeil de la Lumière” (“a twinkle in one's father's eye”).

***

[1] Chogyal Namkhai Norbu, Yantra Yoga, The Tibetan Yoga of Movement (2008)

[2]Dieu a 70000 voiles de lumière et de ténèbres; s'il les dévoilait. Les éclats de sa Face incendieraient tout ce que rencontrerait son regard.” Ces voiles, c'est l'ensemble de tous les univers sensibles et suprasensibles (molk et malakût, shahâdat et ghaybat). Le chiffre qui en fixe qualitativement le nombre suivant la tradition ci-dessus, est de 70000. Mais il y a des variantes ; certaines traditions font état de 18000 mondes, d'autres de 360000 mondes (116). Or, tous ces mondes sont existants à l'intérieur de l'homme, dans son être subtil ou ésotérique (nahân = bâtin), lequel comporte autant d'« yeux » qu’il existe de ces mondes ; c'est par ces yeux qui leur correspondent, qu’il perçoit respectivement chacun de ces mondes, en vivant chaque fois l'état spirituel où ce monde s'épiphanise à lui.” Henry Corbin, L’homme de lumière dans le soufisme iranien, Editions Présence (1987)

Le Continuum causal existe dans le corps de chacun comme “le Corps vajra” (rdo rje lus) avec ses 36 constituants, , incluant les agrégats, les éléments, les organes sensoriels, etc., ainsi qu’un réseau de 72 000 canaux subtils, dont 37 sont considérés comme principaux. Ce corps subtil, dans son état originel, reflète la pureté potentielle de l'état de Bouddha. L'association des 37 canaux aux 36 constituants du corps vajra et aux 37 facteurs de l'éveil met en lumière l'interdépendance entre le corps et l'esprit, ainsi que le rôle central du corps subtil dans le processus de libération.

Comprendre la condition authentique de l'esprit et du corps implique de reconnaître la nature lumineuse et vide de la pensée, de comprendre que le corps est l'expression de la Luminosité. En purifiant et transformant le corps et la pensée par les pratiques du Continuum de la méthode, Le Continuum résultant est réalisé, l'état de Bouddha
.”

[3]The Kyangma channel, red and corresponding to solar energy, is on the left side in men and on the right in women. Kyang means ‘sole’, and unlike the Roma, this channel is not connected with many secondary channels. Control of this channel is fundamental in order to cultivate the experience of emptiness.” BLOG L'étonnant Yangönpa.

dimanche 8 décembre 2024

Dompter les triades et l'apparaître

"Adjie and the lions" (source Boudewijn Huygens)

Les voies positives se permettent souvent de distribuer de bons et de mauvais points, de catégoriser et de hiérarchiser. Pour sortir de la dualité, le Yogācāra propose une troisième tour de la roue, une troisième solution, en introduisant de nombreuses triades. Le cosmos est triple et partagé en trois niveaux. Un être humain a trois “corps” dans le sens d’ensembles (kāya), tout comme son modèle perfectionné le Bouddha. Question intéressante : Qu'est-ce qui est apparu en premier : l’homme ou le Bouddha ? La nature est-elle antérieure à l’âme/l’esprit, ou vice-versa. Le Yogācāra et le bouddhisme ésotérique penchent clairement vers la deuxième hypothèse, en considérant que ce n’est même pas une hypothèse, mais la vraie vérité.

La triade cosmique (tridhātu) donne lieu à une triple expérience ; non-conceptualisation (avikalpa/nirvikalpa), plénitude (sukha) et clarté/luminosité (prabhāsvara). Idéalement, les trois sont présentes sans préférence pour aucune des trois, car cela pourrait faire rechuter dans un des trois sphères (dhātu). Le regroupement en une triade de ces trois expériences de la nature de l’univers et donc de l’esprit, est cependant plutôt tardif (t. “bde gsal mi rtog pa”). L’objectif de la voie des perfections et notamment de la perfection de la lucidité (prajñāpāramitā) est d’approcher la vacuité à travers la non-conceptualisation. Il n’y ait pas encore question de luminosité ou de plénitude, à part comme métaphore pour la pureté.

Le Sūtra de la Perfection de la lucidité en 25000 vers enseigne que la nature de l'esprit est la luminosité.
"Subhūti, qu'est-ce que la luminosité — la nature intrinsèque de la pensée ?
-Vénérable Śāradvatīputra, répondit Subhūti, la pensée n'a ni désir, ni absence de désir. Il n'a ni haine, ni illusion, ni obsession, ni obscurcissement, ni empêchement, ni impulsions latentes, ni entraves, ni vues erronées, ni les mentalités des śrāvakas et des pratyekabuddhas, ni leur absence. Ceci, Vénérable Śāradvatīputra, est la luminosité naturelle de la pensée que possèdent les grands êtres bodhisattvas
.[1]
Avec le Yogācāra et l’introduction des théories sur l’essence de Bouddha (buddhadhātu), la luminosité devient plus qu’une simple métaphore, et finit par devenir une métaphore du Divin, et finalement un synonyme du Divin avec Ratnākaraśānti (ca. 970-1045 C.E.). La luminosité est un thème central du Guhyasamāja Tantra. On y voit apparaître la “luminosité” (s. prabhāsvaratā t. 'od gsal) qui fait référence à la luminosité fondamentale de l'esprit, très différente de la métaphore du Sūtra de la Perfection de la lucidité en 25000 vers, cité ci-dessus.

Cette luminosité fondamentale est associée à l’essence du Bouddha, voilée par l'ignorance et les émotions négatives que ce tantra propose de purifier par une transformation. La luminosité de l’essence du Bouddha est en unité indivisible (yuganaddha) /union avec la vacuité (śūnyatā). La divinité Père (t. yab) représente la Luminosité fondamentale (Noûs, l’Intellect) et la divinité Mère (yum) la vacuité, alias la Nature. C’est ce couple primordial qui est à lorigine de la réalité lumineuse, divine (théophanie) quand celle-ci est perçue correctement ou surnaturellement, et humaine quand elle est perçue avec les facultés naturelles. Grâce aux deux phases de développement et d'achèvement d’une pratique tantrique (sādhana), la réalité ordinaire est transformée en maṇḍala, la réalité lumineuse, divine. Les trois yogas dérivés du tantra sont le corps illusoire, le rêve et la luminosité fondamentale.

Par la suite, le Hevajra Tantra exploitera l’expérience de “félicité” (sukha) du couple primordial (Hevajra-Nairātmyā). Le Père représente la Compassion/Méthode et la Mère la vacuité/Nature/Sagesse. C’est le corps subtil lumineux qui devient le champ d’action, et qui fera l’objet d’une purification/transformation totale. Ce corps subtil devient un véhicule lumineux permettant de rejoindre la Source lumineuse, après la mort.

Chaque approche focalise sur une expérience particulière. Le Prajñāpāramitā sur la non-conceptualisation, le Guhyasamāja sur la luminosité, et le Hevajra sur la félicité. Le Prajñāpāramitā correspond à la vacuité/lucidité, et les deux tantras à la Méthode. Le bouddhisme ésotérique considère par conséquent que l’expérience de la vacuité dans la voie des perfections est incomplète et imparfaite. La pratique de la vacuité et de la luminosité n’est toujours pas complète. Seul le Hevajra Tantra et toutes ses pratiques dérivées ultérieurement (transmissions aurales) permettent une expérience intégrale de la réalité lumineuse, divine, pleine et vide.

Du Xème au XIIème siècle il y eut cependant des maîtres bouddhistes qui semblaient suivre une approche contemplative intuitive, qui pouvait être associée de la voie des perfections et/ou de la voie des tantras. Cette approche voulait se fixer sur l’essentiel (t. snying po’i don), comme la pensée éveillée (bodhicitta) était déjà considérée comme l’essentiel. Ces maîtres semblent avoir connu les tantras mentionnés ci-dessus, mais comme des expédients (upāya), à l’instar des perfections, qui étaient des expédients. Zhang tshal pa (1123-1193) :
Les trois égarements sont : 1) la réification de la félicité, 2) l'appréhension de la clarté, 3) une non-conceptualisation intellectuelle. Si l'on réifie ces trois [expériences], on s’égare dans les trois mondes. Si l’on ne perçoit pas la nature de la réalité (gnas lugs kyi rang bzhin), même sans réification et appréhension, on s’égare dans le l’état (‘bras bu) d’un śrāvaka ou pratyekabuddha. Le grand sceau (mahāmudrā) est la perception ordinaire nue, dépourvue des trois conditions, c'est pourquoi.
D'après le Dohā[kośagīti] :
"Ce n'est pas à travers une méditation artificielle que l'on trouvera la délivrance ?
Eh ! tout ce que l'on en dit se perdrait en affirmations fausses, oubliez donc tout cela !
Tout ce que l'on réifie, c'est cela même qu'on percevra
[2]."
En général, il faut distinguer entre les trois [expériences] de félicité, clarté et non-conceptualisation, de śamatha et de vipaśyanā (t. zhi gnas et lhag mthong). C'est en distinguant les aspects (rnam pa nas rnam par) que l’on ne s’égarera pas dans la félicité, la clarté et la non-conceptualisation. C’est l’accès [simultané] aux trois [expériences] de la félicité, la clarté et la non-conceptualisation qui fait se manifester les trois kāyas. C’est en évitant les trois égarements et les quatre états dépourvus que l’on pratique correctement.” (Zhang Tshal pa[3])
Ces trois expériences de la nature fondamentale des trois niveaux/kāyas (Buddha, cosmos, homme) sont unifiées dans la “perception ordinaire nue”, qui en est dépourvue, car elle les transcende. Elle est le Grand sceau. Ce sont les pratiques de śamatha et de vipaśyanā qui donnent accès aux trois expériences, servant de simple indicateur de niveau/kāya. Elles ne sont ni réifiées (t. zhen pa), ni appréhendées (t. ‘dzin pa), ou manipulées dans des “méditations artificielles”, un pléonasme.

Ces trois expériences sont comme les trois guṇa, ou les trois humeurs, mais “spirituels”. On peut focaliser sur la non-conceptualisation, la luminosité, la plénitude, les développer, diminuer ou augmenter leur volume entre minimum et maximum, cela ne changera pas leur nature, et elles auront toujours comme arrière-fonds la “perception ordinaire nue”. La félicité, la luminosité et la non-conceptualisation au niveau maximal, sera toujours cela. Le volume change, pas “la perception ordinaire nue”. Vouloir manipuler celle-ci ? Quelle idée ! dit Saraha. Est-ce qu’on entend “mieux” une musique avec le volume au maximum, ou en maîtrisant totalement le réglage ? Il y aura sans doute toujours des pratiquants de l’extrême, que ce soit dans le sport, dans l'ascétisme ou dans la spiritualité, des “Hungerkünstler” (“artistes de la faim”) comme dirait Franz Kafka.

Artiste de la faim (Biblerella Show, youtube)

Cet avertissement contre l’attachement à ces trois expériences se trouve déjà chez Gampopa (1079-1153), qui semblait vouloir se limiter à enseigner l’essentiel, la voie de la connaissance. L'attachement à ces expériences peut conduire à l'égarement et empêcher la progression sur le chemin de l'éveil.
Durant la période d'apprentissage, il faut s'entraîner avec un discernement immédiat (rig pa) clair et sans distraction. En se familiarisant ainsi, une détermination émerge. Sans perdre l'essence de la pensée (citta), il faut reconnaître que toutes les pensées discursives (vikalpa) sont la pensée.

Les signes intérieurs du repos mental (śamatha) apparaissent comme de la fumée, comme un mirage, comme des lucioles, ou comme un ciel sans nuages. La fumée et le mirage sont indicatifs du début de maîtrise de connaissance intrinsèque (jñāna[4]). Quand le repos mental est atteint, un phénomène comme une lumière (mar me) peut se manifester à l’intérieur ; c'est un signe de maîtrise de connaissance intrinsèque. La manifestation de phénomènes comme un ciel sans nuages est désignée par “lucidité de la vision supérieure (lhag mthong gi shes rab, vipaśyanā-prajñā), c'est la maîtrise de la connaissance authentique (yang dag pa'i ye shes, samyag-jñāna).

Il y a deux types d'apparaître (snang ba, prabhāsa) : l’apparaître déterminé et l’apparaître indéterminé. L'apparence de plénitude, de clarté et de non-conceptualité est l'essence de la pensée ; c'est ce qu'on appelle "l’apparaître" (snang ba). Reconnaître cette essence de la pensée comme ininterrompue est déterminer (nges pa) l'apparaître. Quand la plénitude, la clarté et la non-conceptualisation se manifestent, mais qu’elles ne sont pas reconnues comme l’essence de la pensée, l'apparaître n’est pas déterminé. L’absence de détermination est la vue (dṛṣṭiḥ) mondaine (laukikī) ultime. Si on tient celle-ci pour suprême, on s'égare dans les trois sphères (tridhātu).

Si en s’entraînant dans la contemplation (samādhi), on ne réifie pas [l’apparaître], on intègre que les pensées discursives même sont la connaissance elle-même (rig pa[5]). Intégrer la connaissance elle-même comme connaissance [authentique] (samyagjñāna), c’est développer (rtsal sbyong) la contemplation. Ainsi dit [Gampopa]
[6].”
C’est cette pratique que Gampopa considérait comme essentielle (snying po’i don), et qu’il appelait parfois “la voie contemplative” (mngon sum lam). Gampopa distingue entre trois voies : la voie du renoncement (véhicule des auditeurs et bouddhas-pour-soi, et le grand véhicule), la voie de la transformation (système de mantras, mahāyoga…), la voie de la perception (Dzogchen, Mahāmudrā)
Il y a trois types de voies (lam) :
La voie de l'inférence (rjes dpag lam, anumāna-mārga)
La voie du support (byin rlabs lam, ādhiṣṭhāna-mārga)
La voie de la perception directe (mngon sum lam, pratyakṣa-mārga)

La voie (lam du byed pa) de l'inférence consiste à examiner tous les phénomènes à travers la logique de l'un et du multiple, puis à les établir comme étant vides.

La voie du support surnaturel (ādhiṣṭhāna) repose sur des pratiques comme la génération de la divinité, le yoga du canal central, des bindu et des mantras, qui sont imprégnées de support surnaturel.

La voie de la perception directe (pratyakṣa) est lorsqu'un maître réalisé enseigne directement que la nature de la pensée immanente (lhan cig skyes pa, sahaja) est “la lumière du dharmakāya” (chos kyi sku 'od gsal bya ba), et que l'on intègre la perception directe sans se séparer de la vue, l’observation et la méditation (lta spyod sgom gsum).

Parmi ceux qui empruntent ces trois voies, il y a deux types de personnes : ceux qui progressent graduellement, et ceux qui ont accès simultanément (cig char ba). Ceux qui ont accès simultanément sont ceux qui ont purifié les relents (vāsanā) non-conformes et développé des dispositions conformes au Dharma, ce qui est extrêmement difficile. Quant à moi, je préfère la méthode graduelle
[7].”
Comment un "maître réalisé" enseigne directement la nature de la pensée ?
La pensée-en-soi naturelle (sct. sahajika) est le Corps réel (dharmakāya). L’apparaître naturel est la lumière (saṃbhogakāya) du Corps réel. Les pensées discursives (vikalpa) naturelles sont le rayonnement (nirmāṇakāya) du Corps réel. Leur indissociabilité naturelle (svabhāvikakāya) est le point essentiel (ārtha) du Corps réel.[8]
Voici la voie contemplative de Gampopa qui intègre les triades et l’apparaître.

***

[1] The Perfection of Wisdom in Twenty-Five thousand lines (Pañca viṃśati sāhasrikā prajñāpāramitā, toh9), sur le site 84000

[2] Dans le Commentaire du Dohākośagīti par Advaya-Avadhūtipa :
DKG 33.1 Ce n'est pas à travers une méditation artificielle que l'on trouvera la délivrance
bsam gtan brdzun pas thar ba rnyed min no//
DKG 16.1 Eh ! tout ce que l'on en dit se perdrait en affirmations fausses, oubliez donc tout cela
kye lags gang smras brdzun pa long ba bor la/
DKG 16.2 Tout ce que l'on réifie, c'est cela même qu'on percevra
gang la zhen pa yod pa de yang thong/

[3] gol sa gsum ni bde gsal mi rtog pa gsum ste/ bde ba la zhen pa yod/ gsal ba la 'dzin pa yod/ mi rtog pa la blos byas yod pas/ de gsum zhen na khams gsum du gol ba las/zhen 'dzin med kyang*/ rgyu[554] gnas lugs kyi rang bzhin zhal ma mthong na nyan rang gi 'bras bur gol ba'o/ phyag rgya chen po ni rkyen gsum dang bral ba'i tha mal gyi shes pa rjen nya pa yin pa'i phyir ro/ do ha las/ bsam gtan brdzun pas thar pa thob bam ci// kye lags gang smras brdzun zhing log pa de bor la// gang la zhen pa yod na de yang thong*// ces pa'i don no// spyir zhi gnas kyi bde gsal mi rtog pa/ rtogs pa'i bde gsal mi rtog pa gnyis kyis sa mtshams phyed dgos/ rnam pa nas rnam par bde gsal mi rtog pa gsum gol sar bzhag pas mi 'ong*/ rtogs pa'i bde gsal mi rtog pas sku gsum mngon du byed pa yin no/

Extrait de Théorie de fond des instructions, le miroir qui reflète tous les phénomènes (khrid kyi rgyab chos chos kun gsal ba'i me long), Oeuvre complète, gsung 'bum/ brtson 'grus grags pa, volume 8

[4] Sans doute rang rig pa’i ye shes (svabodhavidyā)

[5] Interprété comme rang rig (svasaṃvedana).

[6] “de la slob pa'i dus su/ rig pa gsal la ma yengs par bslab/ de la goms tsa na/ rang la nges shes skye ba yin/ sems kyi ngo bo de ma shor bar byas nas/ rnam rtog spros pa thams cad sems su shes par bya'o// zhi gnas kyi nang rtags su du ba lta bu/ smig rgyu lta bu/ srin bu me khyer lta bu/ sprin med pa'i nam mkha' lta bu 'ong ste/ du ba smig rgyu byung tsa na cung zad ye shes la dbang ba yin/ zhi gnas mthar phyin pa'i dus su/ nang rtags mar me lta bu 'ong ste/ de ye shes la dbang ba yin/ sprin med pa'i nam mkha' lta bu byung tsa na/ lhag mthong gi shes rab ces bya ste/ yang dag pa'i ye shes la dbang ba yin//

snang la nges pa dang*/ ma nges pa gnyis/ snang ba ni bde gsal mi rtog pa ni sems kyi ngo bo ste/ snang ba zhes bya/ de nyid sems kyi ngo bor rgyun chad med par shes pa ni snang la nges pa'o/ bde gsal mi rtog par snang yang sems ngo ma shes pa ni/ snang la ma nges pa'o/ ma nges pa ni 'jig rten pa'i lta ba mthar thug yin/ de la mchog 'dzin du byas na/ khams gsum du gol/

ting nge 'dzin gyi rtsal sbyong ba na/ de la ma zhen par/ rnam rtog de nyid rig par 'khyer/ rig pa ye shes su 'khyer ba ni/ ting nge 'dzin gyi rtsal sbyong ba'o/ zhes gsung ngo”

Extrait du Manuel des instructions essentielles du Grand Sceau (snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig), contenu dans Les enseignements du Vénérable Gampopa (chos rje dwags po lha rje'i gsung/gsung thor bu/ bsod nams rin chen).


[7] Extrait des Enseignements devant l'assemblée - Abondance des qualités éminentes Tshogs chos yon tan phun tshogs : rje dwags po rin po che'i zhal nas/ lam rnam pa gsum yin gsung*/ de la lam rnam pa gsum ni/ rjes dpag lam du byed pa dang*/ byin rlabs lam du byed pa dang*/ mngon sum lam du byed pa dang gsum yin gsung*/ de la rjes dpag lam du byed pa ni/ chos thams cad gcig dang du bral gyi gtan tshigs kyis gzhigs nas/ 'gro sa 'di las med zer nas thams cad stong par byas nas 'jog pa ni rjes dpag go /lha'i sku bskyed pa'i rim pa la brten nas rtsa rlung dang thig le dang*/ sngags kyi bzlas brjod la sogs pa byin rlabs kyis lam mo/ /mngon sum lam du byed pa ni bla ma dam pa cig gis sems nyid lhan cig skyes pa chos kyi sku 'od gsal bya ba yin gsung ba de lta bu nges pa'i don gyi gdams ngag phyin ci ma log pa cig bstan pas/ rang la nges pa'i shes pa lhan cig skyes pa de la lta spyod sgom gsum ya ma bral bar gnyug ma'i shes pa lam du khyer ba ni mngon sum lam du byed pa'o/ /lam gsum la 'jug pa'i gang zag ni gnyis te/ rim gyis pa dang*/ cig char ba'o/ /cig char ba ni/ nyon mongs pa la sogs pa mi mthun pa'i bag chags srab pa/ chos kyi bag chags mthug pa sbyangs pa can gyi gang zag la zer ba yin te/ de shin tu dka' ba yin/ nga ni rim gyis par 'dod pa yin gsung*/

[8] Rang sems lhan cig skyes pa chos sku dngos//
Snang ba lhan cig skyes pa chos sku'i 'od//
Rnam rtog lhan cig skyes pa chos sku'i rlabs//
Dbyer med lhan cig skyes pa chos sku'i don//

Extrait du Manuel des instructions essentielles du Grand Sceau (snying po don gyi gdams pa phyag rgya chen po'i 'bum tig), contenu dans Les enseignements du Vénérable Gampopa (chos rje dwags po lha rje'i gsung/gsung thor bu/ bsod nams rin chen)



lundi 2 décembre 2024

La critique : un moteur d'évolution et de protection du bouddhisme ?

Bouddhas silencieux sur une étagère de magasin dans mon quartier

Blog dopé à l’IA


La critique, souvent perçue négativement, peut en réalité jouer un rôle constructif et s'avérer essentielle à la santé et à l'évolution de toute tradition, y compris le bouddhisme. Loin d'être un signe de faiblesse, la capacité d'une tradition à s'auto-critiquer et à s'adapter aux critiques externes témoigne de sa vitalité et de sa pertinence.

Le bouddhisme, tout au long de son histoire, a été traversé par de nombreuses voix critiques, internes et externes, qui ont contribué à son développement et à sa diversification. Ci-dessous un petit inventaire de “critiques”, et de leur impact sur l'évolution de la pensée et de la pratique bouddhiste. Cela n’est possible qu’après avoir déterminé ce qu’est le bouddhisme.
Le bouddhisme peut être défini comme un ensemble de traditions philosophiques, spirituelles, éthiques et culturelles, qui prennent leurs racines dans les enseignements attribués à Siddhārtha Gautama (le Bouddha), visant à comprendre et dépasser la souffrance humaine par des moyens variés (méditation, pratiques éthiques et rituelles, ou philosophie transcendantale). Ce corpus diversifié a évolué et continue de s'adapter dans le temps et l'espace, en dialogue constant avec les contextes socioculturels et intellectuels qu’il traverse, tout en maintenant une tension entre innovation et fidélité."
Si "le bouddhisme" est défini ainsi comme un ensemble, les critiques à son encontre doivent tenir compte de cette complexité. Elles ne peuvent se limiter à une critique d'une école ou d'une pratique spécifique, mais doivent s'attaquer à des éléments transversaux (les principes fondamentaux, les dynamiques internes ou les applications historico-culturelles).

Il faudrait faire une distinction entre les critiques internes (issues de débats, "schismes" et évolutions au sein des traditions bouddhistes) et les critiques externes (actuellement principalement occidentales, particulièrement après la rencontre avec le bouddhisme dans les temps modernes, y compris par l’implantation du bouddhisme en Occident même). Cela révèle des dynamiques très différentes dans les questions et tensions soulevées autour des principes fondamentaux du bouddhisme. Ces critiques reflètent à la fois des querelles internes à la tradition et des perceptions d'un "extérieur" (dialogues avec des adversaires genre “hommes de paille”), souvent influencées par les paradigmes culturels, religieux et philosophiques de ceux qui observent ou adoptent le bouddhisme.

L'objectif est ici de clarifier comment les critiques internes ont généré les transformations naturelles dans l'histoire du bouddhisme (schismes, écoles, nouvelles formes doctrinales) et comment les critiques externes, très souvent issues du contact avec l'Occident et ses “Lumières”, ont mis en lumière des malentendus et des problématiques.

Cependant, les critiques souvent exprimées envers les principes fondamentaux du bouddhisme (comme la centralité de la souffrance, le concept de karma, les trois caractéristiques (trilakṣaṇa) impermanence-Dukkha-non-soi, ou la vacuité) ont, dans une large mesure, été problématisées, abordées et "résolues" par des mouvements internes au “bouddhisme” lui-même tout au long de son évolution. Le Mahāyāna a élargi la perspective bouddhiste traditionnelle sur la souffrance, en mettant l'accent non seulement sur sa cessation personnelle (nirvāṇa individuel), mais aussi sur l'engagement universel du bodhisattva, qui aspire à libérer tous les êtres de leur souffrance, en renonçant au renoncement…

Le Madhyamaka de Nāgārjuna a intégré la notion de karma dans une compréhension plus subtile de la coproduction conditionnée (pratītya-samutpāda), montrant que le karma relève de la réalité relative (saṃvṛti) et que les résultats karmiques ne sont ni figés ni entièrement déterminés. La vacuité, expliqué dans les Stances fondamentales de la voie médiane (MMK) par Nāgārjuna est considérée comme la vérité ultime. La vacuité, mal comprise comme le souligne Candrakīrti, peut être perçue comme nihiliste (nāstika), surtout par des “éternalistes” et des “théistes” (āstika). Rares sont ceux qui se réclament du nihilisme, on est toujours le “nihiliste” de quelqu’un.

Les bouddhistes auditeurs et mādhyamika étaient les nihilistes du Yogācāra, qui ont revalorisé “la conscience”, le karma et ses fruits, divinisé le Bouddha, montré comme modèle les carrières des grands bodhisattvas, à tout point de vue égaux aux dieux, et étoffé la conscience en un “Grand Soi”, aussi appelé “Élément” ou “essence de Bouddha”, “matrice du Tathāgata” ou du “Sugata” (Celui qui est allé au-delà), et qui est présent dans tous les êtres comme une affiliation spirituelle (gotra), ce qui les classe hiérarchiquement. L’influence brahmanisme est indéniable, et donc aussi le retour des dieux et de leurs cultes. “Le bouddhisme” n’est plus “nihiliste”, se considère davantage “équilibré” (c’est l’essor de toutes sortes d’unions) et penche nettement plus vers l’éternalisme.

Cette tendance se renforce par la révélation progressive des Tantras attribués à des divinités tantriques qui sont considérés comme des manifestations d’un Bouddha cosmique, et par leur diffusion. Les aspects plus positifs, voire éternalistes, des Tantras sont regroupés sous le dénominateur commun “Lumière” et “Luminosité”, qui n’est pas vide (śūnya) et ne peuvent pas être réduits à la coproduction conditionnée. La Lumière éternelle est de ce point de vue comme le Soi brahmanisme : éternellement existant (nitya), inaltérable, et immuable, pure conscience (cit), inconditionnée, omniprésente et non-duelle, et bonheur suprême et intemporel (ānanda). Les trois caractéristiques ou marques de l’existence (trilakṣaṇa), considérés comme “nihilistes” sont déclassés et remplacé par les trois marques du Soi “éternalistes”. La voie “bouddhiste” ésotérique est désormais l’union de vacuité et de Lumière.

Les Tantras et les yogas qui sont leur mise en pratique conduisent à travers leurs expériences respectives (non-conceptualisation, luminosité et félicité) à l’union intégrale avec la Lumière. La non-conceptualisation correspond à l’élément éternel (nitya), la luminosité à la pure conscience (cit) et la félicité au bonheur suprême (ānanda). Dukkha est remplacé par Sukha. Voilà le spectre nihilisme-éternalisme du “bouddhisme”. Des approches davantage intégrales (Mahāmudrā, Dzogchen) permettent même de dépasser “le bouddhisme”.

Cela étant dit, comment critiquer les principes fondamentaux du “bouddhisme” ? En s’en prenant à un aspect spécifique du “bouddhisme”, un autre pourrait rétorquer que ce n’est pas “le bouddhisme”, et vice versa. Cela vaut également pour toutes les nouvelles formes du “bouddhisme” : “bouddhisme protestant”, "bouddhisme moderniste", "modernisme bouddhiste", “néobouddhisme”, “bouddhisme engagé”, “bouddhisme occidental” dans toutes ses déclinaisons “bouddhisme américain”, etc., “bouddhisme sécularisé” ou “athée”, etc.

Dans les années 2010, le collectif de pensée critique Speculative Non-Buddhism (Glenn Wallis, Tom Pepper et Matthias Steingass) avait inventé le terme “bouddhisme-x[1] (x-buddhism) pour décrire la tendance du (x-)bouddhisme à s'auto-proclamer comme système complet et supérieur, ce qui le rend imperméable aux critiques externes et peut l'enfermer dans une posture dogmatique.

Cette complexité du “bouddhisme” incite à des sursimplifications, et à la multiplication de livres sur comment “le bouddhisme” est mal compris. En même temps, certains chefs spirituels bouddhistes aiment simplifier et accommoder le message “bouddhiste”. La voie du triple entrainement (éthique, concentration et lucidité) a été “simplifiée” et accommodée en pratique de la pleine conscience, dont les bénéfices sont promus par les neurosciences. Le bouddhisme qui se considère comme une science de l’esprit a entamé un “dialogue” avec les sciences, et espère que d’autres bénéfices du “bouddhisme” seront validés ultérieurement.

Les critiques principales, plutôt du côté de l’Occident mais pas uniquement, portent sur la modernisation et l'adaptation. Ce sont d’ailleurs souvent des critiques qui ne sont pas spécifiques au bouddhisme, ni à l’Asie ou aux autres continents. Les structures hiérarchiques et patriarcales semblent avoir le vent en poupe, à force de souffler très fort. La démocratie, les droits de l’homme, les Lumières passent un mauvais moment partout. “Le bouddhisme” serait “apolitique”. Non, il est souvent conservateur, et traditionnellement du côté du pouvoir (“Follow the money”) ; dans ses rêves, et s’il en était réellement capable, théocratique. Il partage sans doute cela avec d’autres religions. Pour dédouaner les puissants, et pour éviter de s’engager en “la politique”, il aime mettre le poids du bonheur et du malheur sur l’individu (karma, gotra, mérite, bien-être, etc.).

Les abus sont partout possibles, y compris dans le bouddhisme, y compris dans le bouddhisme tibétain. Il n’y a pas d’ “exceptionnalisme bouddhiste” à cet égard. Il y a un “silence bouddhiste”, comme il y avait/a le silence du Vatican, et dans d’autres institutions religieuses. Quand on ne retrouve pas les statistiques habituelles, cela peut aussi être dû à un manque de données.

Dans le bouddhisme tibétain aussi, on trouve des dérives.

Abus de pouvoir et emprise mentale: Les maîtres, considérés comme des figures d'autorité infaillibles, profitent de la dévotion de leurs disciples. Ceux-ci sont encouragés à ignorer leurs propres perceptions et à se soumettre entièrement à l'autorité du maître, ce qui crée un environnement propice à la manipulation. L'accent mis sur le samaya, le serment de loyauté absolue au maître, renforce cette emprise et dissuade toute critique ou dénonciation. Des maîtres abusifs et leur entourages proches s'appuient sur cette doctrine pour justifier des comportements transgressifs, les présentant comme des manifestations non conventionnelles de la "folle sagesse", destinées à briser l'ego des disciples et à les conduire à l'éveil.

Violences sexuelles: De nombreux témoignages font état d'abus sexuels commis par des maîtres bouddhistes. Le silence et le déni au sein des communautés permettent à ces abus de perdurer. L’exploitation sexuelle des femmes et le comportement misogyne sont souvent ignorés ou rationalisés. L'injonction au silence, inhérente au samaya et renforcée par la peur des conséquences karmiques, empêche les disciples de dénoncer les abus. Les témoignages des victimes sont discrédités, minimisés ou ignorés par les responsables des communautés, qui préfèrent préserver la réputation du maître et de l'institution.

Abus financiers : Des cas de détournements de fonds et d'exploitation financière des disciples sont également rapportés. La dépendance financière de certains centres et hiérarques envers des figures controversées contribue également au silence et à la perpétuation des abus.

Violence symbolique et manipulation: L'utilisation de la peur, la menace de l'enfer et des conséquences karmiques sont des outils de manipulation courants. Les personnes remettant en question l'autorité du maître sont facilement accusées d’être des malades mentaux, comme si la maladie mentale justifiait la pression sociale, l’ostracisme, l’excommunication, voire pire.

La question de l'éducation religieuse au sein de communautés isolées, comme celle des monastères bouddhistes ou des organisations spirituelles marginalisées, pose des enjeux éthiques, sociaux, et légaux complexes - même en l'absence d'abus physiques. Lorsqu'une telle éducation est menée "en interne", coupée du contrôle ou de la supervision des institutions publiques (comme les écoles laïques ou les autorités éducatives), elle peut devenir problématique, notamment lorsque des abus physiques, sexuels, psychologiques ou spirituels s'ajoutent ou que l'idéologie de la communauté prend un caractère oppressif.

Le cas de Robert Spatz ("Lama Kunzang Dorjé", deuxième procès est en instruction en France depuis 2017) et de la communauté liée à l'Ogyen Kunzang Chöling (OKC) en est un exemple extrême qui révèle comment des structures spirituelles et éducatives isolées peuvent devenir un terreau fertile pour des abus de pouvoir, des radicalisations idéologiques, et parallèlement pour des manques graves dans l'éducation et l'intégration sociale des enfants.

L’éducation "en interne", sans contrôle extérieur, peut théoriquement servir à transmettre des valeurs et une spiritualité profonde, mais elle devient un terreau potentiellement dangereux lorsqu’elle est utilisée pour consolider des idéologies sectaires ou exercer un contrôle sur des individus vulnérables, comme les enfants. Le cas de l'OKC montre à quel point une structure éducative religieuse peut dévier vers l’exploitation et l’embrigadement, poussant à un questionnement sur l’équilibre entre traditions spirituelles et droits des individus – particulièrement des enfants. 

Le silence et la complicité face aux abus au sein de certaines communautés bouddhistes constituent un véritable fléau aux conséquences multiples et profondes. Ignorer ou minimiser ces actes ne fait que perpétuer un cycle de souffrance, de traumatismes et de nouveaux abus, affectant non seulement les victimes directes, mais aussi la communauté bouddhiste dans son ensemble et même l'essence du “bouddhisme”. Reconnaître les torts du passé, s'engager à les réparer et mettre en place des mesures concrètes pour prévenir de futures transgressions sont des responsabilités que chaque membre de la communauté bouddhiste doit assumer pour protéger les individus, préserver l'intégrité du Dharma et garantir un avenir plus juste et plus compatissant.

***

[1] Le concept du « x-bouddhisme », défini dans A Critique of Western Buddhism (2018), de Glenn Wallis

Le "x-bouddhisme" est un concept qui illustre deux aspects fondamentaux du bouddhisme contemporain :

Sa variabilité : comme une variable mathématique "x", le bouddhisme se décline en d'innombrables formes et interprétations.
Sa continuité : malgré cette diversité, une certaine essence "bouddhique" persiste et se répète à travers ces variations.

Cette formulation permet d'étudier chaque variation du bouddhisme dans son contexte historique et comparatif. On peut ainsi cartographier les différentes communautés bouddhistes, leurs relations et leurs divergences, notamment dans leur interprétation des enseignements fondamentaux. Cette approche révèle que le bouddhisme génère continuellement de nouvelles interprétations, tant de lui-même que du monde.

Elle explique comment le bouddhisme se transforme tout en restant reconnaissable comme "bouddhisme". Le concept clé est l'"auto-position" : le bouddhisme se définit lui-même et se place au-dessus des autres systèmes de pensée. Quand il s'adapte à de nouveaux contextes (x-bouddhisme), il :
Se fragmente en différentes versions
Maintient une essence reconnaissable
Prétend offrir une perspective supérieure sur tout sujet (conscience, science, etc.)

C'est comme si le bouddhisme était une recette de base qui peut être modifiée de nombreuses façons tout en restant identifiable comme la même recette. Chaque variation (x) affirme être la "vraie" interprétation du bouddhisme, capable d'expliquer la réalité de façon universelle. Cette capacité à se transformer tout en conservant son identité est considérée comme illusoire par Laruelle - c'est une prétention à l'universalité plutôt qu'une réalité.

Le terme « x-bouddhisme » n'est pas péjoratif. Il s'agit d'un terme neutre destiné à servir d'abréviation à la prolifération d'un type particulier. Le « x » fonctionne d'une manière qui saisit mieux le type ou l'identité singulier des nombreuses modifications du bouddhisme.”

mercredi 27 novembre 2024

Il y a toujours une troisième option

Virūpa (détail HA2119)

Dans le bouddhisme, le corps humain est constitué de trois ensembles (corps, kāya) : le corps physique, la parole (le langage/discursivité), la pensée (le sens interne, coordination).
La pensée (mano) préside aux choses, pour l’essentiel, elles sont pensée, faites de penser : parle-t-on ou agit-on avec une pensée malvoyante, et la douleur suit l’argent telle la roue le pas des bœufs.” Dhammapada, I.1[1].
Le Yogācāra qui à pour projet global d’explorer en profondeur la nature de la conscience et d’élaborer des pratiques (yoga) pour réaliser ses objectifs, a conçu - dans un perspective idéalisant - trois “corps” ou ensembles (kāya) d’une réalité égale : le "corps de rétribution" (vipākakāya) correspondant au corps physiologique, le “corps de relents” ou d'empreintes karmiques (vāsānakāya), ainsi que le “corps mental” (manomaya-kāya). “L’idéalisme” Yogācārin met ces trois kāya “impurs” en lien direct avec les trois kāya “purs” (trikāya) d’un Bouddha. Ils doivent cependant être purifiés et/ou développés. Le corps humain est ainsi escamoté dans le karma quasi immatériel. Une fois purifiés et/ou développés, ces trois kāya résultants sont respectivement le nirmāṇakāya, le saṃbhogakāya et le dharmakāya.

A ces trois corps sont associées trois sortes de “réalités” ou plutôt des façons de percevoir la réalité. Le Madhyamaka n’enseigna que deux vérités : la vérité conventionnelle et la vérité ultime. La vérité conventionnelle (saṃvṛti-satya) est la réalité telle que perçue ordinairement, sujette à l'illusion et à la dualité. La vérité ultime (paramārtha-satya) est la réalité telle qu'elle est, vide de toute substantialité inhérente (śūnyatā).

Le Yogācāra ajoute un troisième niveau et appelle les trois réalités “natures”. Le chiffre trois est magique, car il permet d'insérer un niveau entre l'un et le multiple, où tout est possible. La nature imaginée (parikalpita-svabhāva) est la réalité telle qu'elle est perçue par ceux sujets à l'illusion et à la dualité. La nature dépendante (paratantra-svabhāva) est la réalité telle qu'elle est, régie par des causes et des conditions (pratītyasamutpāda). La nature parfaite (pariniṣpanna-svabhāva), est la réalité ultime, non-duelle et immuable, et la nature -- voire parfois la source -- de tous les phénomènes. Il est au-delà de toute conceptualisation, et ne peut être perçu par les sens ordinaires, ou la raison, contrairement à la réalité dépendante.

Ces trios se traduisent aussi en expériences méditatives : la clarté lumineuse (t. gsal ba), la plénitude/liberté (t. bde ba) et la non-conceptualisation (t. rtog pa med pa). Et au niveau macrocosmique en les trois sphères : le sensible (kāmadhātu), l'intelligible, les formes (rūpadhātu), le sans forme (arūpyadhātu).


Le bouddhisme ésotérique (tantra) a développé des méthodes (upāya), des “yogas” pour purifier et/ou développer (transformer) les kāya “impurs” en les trois corps du Bouddha. Il s’agit des trois “yogas” dits “du corps illusoire”, “du rêve” et “de la claire lumière”.

Le yoga du corps illusoire vise à comprendre la nature illusoire de l'existence, et à accéder au corps du Bouddha en tant que pure apparence (vipākakāya => nirmāṇakāya). Le yoga du rêve fait prendre conscience de la nature onirique de la réalité et utilise les rêves pour purifier les relents (vāsanā) en développant la gnose (vāsānakāya => saṃbhogakāya). Le yoga de la claire lumière est une pratique avancée qui vise à réaliser la nature lumineuse de la pensée (manomaya-kāya => dharmakāya).

Les trois corps (vipākakāya, vāsānakāya et manomaya-kāya) sont au fond “immortels”, et le corps du vainqueur en puissance.
La libération naturelle du sans-mort des trois corps

Si l'on n'applique pas les instructions des trois corps
On ne fera que pourchasser des illusions.
Le corps de rétribution, le corps de relents, et le corps mental
Appréhendés par leurs points de jonction (t. gnad s. marman) sont le [triple] Corps du Vainqueur.
Tant que l'Errance (saṃsāra) n'est pas vidée
Le bien des êtres se déploie sans interruption
Les trois corps sont le triple corps du Vainqueur (jinakāya).
Le sans-mort de la pensée propre (svacitta) se libère naturellement
E ma. La Pensée du Vainqueur des trois temps
Est un trésor de joyaux
!” (Khyungpo Neldjor[2])

Ces trois yogas sont des pratiques tantriques qui utilisent le corps subtil ("corps vajra") comme un lien avec la Luminosité, comme un “véhicule lumineux” pour atteindre “l'état de Bouddha”. Ce corps subtil n'est pas soumis aux limitations du corps physique ordinaire, et reflète la pureté potentielle de l'état de Bouddha. La purification et la transformation du corps subtil sont traditionnellement encadrées par une initiation et le suivi d’un guru. L'objectif est d'empêcher la réalité naturelle “impure”, afin de faire émerger la réalité lumineuse et divine, “pure”.

Le “corps vajra”[3] est naturellement présent dans chaque individu, mais il est souvent obscurci par notre perception naturelle ordinaire. Dans le bouddhisme ésotérique, l'accent est mis sur le corps subtil et le corps vajra, en tant que lien avec la Luminosité, et non pas dans un sens hédoniste. L'objectif est d'atteindre la libération de l’Errance en réalisant les trois corps de Bouddha, qui transcendent les limitations du corps physique. L'idée d'un corps illusoire s'inscrit dans la philosophie bouddhiste, qui considère l'existence comme étant impermanente et sujette à l'illusion. Le but des pratiques yogiques est de transcender cette illusion et d’accéder à la réalité lumineuse, surnaturelle.

Le triple corps de Bouddha est un corps “cosmologique”, qui lui permet d’être simultanément présent, partout dans les trois sphères et au-delà. Le “corps de Bouddha” n’est pas le corps de Gautama/Śākyamuni, ni même un corps de Grand homme” (mahāpuruṣa). Il ne situe ni dans la vacuité, ni dans le vide, mais dans la plénitude au sens du Plérôme, divin et lumineux à la fois. Les instructions sur ce corps vajra viendraient de Virūpa, qui les avait reçues directement de Vajrayoginī. Les lignées passent donc par lui, ou par des “transmissions aurales”(“mises à jour”) venant de ceux qui avaient eu une vision directe dun des aspects de Vajrayoginī. mais elles viennent forcément du niveau du saṃbhogakāya. C’est la troisième réalité (ou quatrième dimension), qui rend tout cela possible.

Le mal aimé

Le corps, réduit à une opportunité
Une escale entre dieu et animal
Une prison, une geôle, un puits de feu
Façonné par l’Esprit, à moins que ce ne soit le contraire
L'œuf ou la poule ?
Un agrégat produit par le karma,
Enlevez le karma, plus de corps, pouf
Un imposteur, occultant le corps subtil, le vrai, le beau
Déchiré entre les plaisirs et les peines
Accro à l’oxygène, à l’eau, aux aliments
Sans pneuma, il ne lèverai pas le petit doigt
Sans luminosité divine il ferait noir dans son cerveau
Tout encombré de karma, de passions, d’ignorance
Sans compassion divine, il ferait froid dans son coeur
Loser sans lendemain, les dieux se rient de sa mortalité
Le voyant se démener et dépérir jour après jour
Tout ce qu’il touche finit par retourner à la poussière
Que ferait-il sans l’aide de là-haut ?
Que serait-il sans leurs dons en veux-tu en voilà ?
Il faut tout donner à cet assisté !
Et il n’écoute pas, il n’écoute pas…
Le corps fait le mort
Misérable, autant que présomptueux
Débris parmi lesquels dort de l’or qui ne demande qu’à briller
Frotte, frotte donc misérable !
Regarde ce beau Bouddha briller là haut
Il t'attend, sauve-toi avec ton véhicule flamboyant !
Mais le corps vivote, le corps corpote
Rien de nouveau sous le soleil
Les dieux jouissent d'eux-mêmes se voyant si beaux
Dans le miroir de la misère de l’homme
L’homme rêve de beauté divine

 

Les Shadoks, Jacques Rouxel

***

[1] Dhammapada, Jean-Pierre Osier, GF Flammarion, p. 54

[2] lus gsum gdams ngag gi ma zin na//
'khrul pa 'ba' zhig rjes su 'jug/
rnam smin bag chags yid kyi lus//
gnad kyis zin pas rgyal ba'i sku//
ji srid 'khor ba ma stongs par//
de srid 'gro don rgyun mi 'chad//
lus gsum rgyal ba'i sku gsum ste//
rang sems 'chi med rang grol lo//
e ma dus gsum rgyal ba yi//
dgongs pa rin chen mdzod yin no//
lus gsum 'chi med rang grol zhes bya ba/khyung po'i lugs bsdus pa/-ithi/

bla ma shangs pa'i khyad 'phags kyi gdams pa rgyas sdus gsum pa zhes bya ba'i gsung sgros/sa mA ya thA//

[3] Le corps vajra se divise en les “trois vajras”, le vajra du corps, le vajra de la parole et le vajra de la pensée.

L’approche [sevā] et l’accomplissement [sādhana] du triple Corps.

Histoire de la lignée

L'Approche et l'Accomplissement des Trois Vajras [rdo rje gsum gyi bsnyen sgrub], sont les instructions ésotériques que le grand adepte Orgyen Rinchen Pal (1230-1309) a reçues en essence directement de Vajrayoginī. Les "trois vajras" font référence au Corps, à la Parole et à l'Esprit indivisibles qui sont expérimentés après que les fixations illusoires temporaires du corps, de la parole et de l'esprit ordinaires sont purifiées par trois pratiques : l'approche, l'accomplissement et le grand accomplissement. Pendant l'approche, on pratique le retrait des sens [pratyāhāra] et la stabilité méditative ; pendant l'accomplissement, on pratique le contrôle de l'énergie vitale [prāṇāyāma] et la concentration [dhāraṇā] ; et pendant le grand accomplissement, on pratique la remémoration et l'absorption méditative [dhyāna]. Ces pratiques correspondent ainsi au Yoga des Six Branches
.” The Treasury Of Knowledge, book 8, part 4 Esoteric Instructions, Sarah Harding.

[4]The gap between sleep and dreams— bewilderment, which is of the nature of the dharmakāya— is an experience of inexpressible luminosity and bliss. Seal what follows with luminosity, [be it] dreams, luminosity, [or] deep sleep.” Marpa Kagyu, Part One, Methods, Jamgon Kongtrul Lodro Taye

lundi 18 novembre 2024

Un lanceur d'alerte au monastère de Shéchen

Yangsi Dilgo, tulku de Dilgo Khyentsé Rinpoché (capture d'écran Viméo)

La vidéo publiée sur Viméo le 13/11/2024 qui avait donné lieu à ce blog n'est plus en ligne
Des extraits de la vidéo sont toujours visibles dans le tweet de Tibetan Buddhism Leaks. Il y a également une discussion à ce sujet sur Reddit, en anglais. MàJ 02122024 un nouvel upload de la vidéo sur Youtube
Un autre tulkou, Yangsi Dilgo Khyentsé (né en 1993), se rend compte qu’il ne pourra jamais atteindre le niveau hagiographique de son prédécesseur. Il renonce à devenir un “saint”, et montre en public qu’il a décidé de suivre lexemple de son idole Chogyam Trungpa, que son grand-père admirait tant et avait couronné roi de Shambhala. Avant lui, Dzongsar Jamyang Khyentsé (né en 1961), prenant Chogyam Trungpa pour modèle, avait écrit dans The Guru Drinks Bourbon?
Les prêtres et les saints en Occident, ainsi que les figures similaires en Orient, sont toujours représentés comme austères et moralement purs, y compris Bouddha Shakyamuni. Mais il est apparu sous cette forme nirmanakaya pour le bien de son audience composée de gens ordinaires. Les paysans de Magadha pouvaient accepter la vérité si elle venait de la bouche d'un renonçant pur, et non des lèvres d'un marchand rusé et manipulateur, c'est pourquoi il ne portait pas de bagues en diamant ni de pantoufles dorées. Cette apparence était son véhicule. Seul le guru tantrique Vajradhara, dans sa forme sambhogakaya, se manifestait avec des boucles d'oreilles et des consorts, ne vivant pas du tout simplement.”

Même au sein du Vajrayana qui accepte une certaine débauche et certains excès, c'est difficile à faire accepter. Mais on ne sait jamais où sont les bodhisattvas. Ils pourraient très bien se trouver parmi les prostituées. Ils pourraient très bien se manifester sous la forme de lamas débauchés. À l'inverse, le diable peut se manifester sous la forme d'un célibataire austère comme Kashyapa.[1]” (The Guru Drinks Bourbon? , ch. Assuming the Best)
Soit noté en passant que l’on retrouve dans ce passage l’idéologie Yogācārine et ésotérique, où le Bouddha aurait fait seulement semblant d’être un renonçant (śramaṇa), et avait enseigné un Dharma "entrée de gamme" correspondant au niveau de ses premières audiences (de la première et deuxième tour de la roue). Contrairement au guru tantrique qui ne renonce à rien, ne s’interdit rien, et qui a souvent des ambitions théocratiques en plus. Dans la famille de Dilgo Khyentsé Rinpoché I (1910-1191), où l’on est guru de grand-père à petit-fils, parler de lignée est en même temps parler de la famille. 

Padre, padrone - Grand-père, guru

Dilgo Khyentsé Rinpoché I av/ait deux filles avec son épouse Khandro Lhamo : Déchen Wangmo et Chime Wangmo. La cadette est la mère de Shechen Rabjam Rinpoché (né en 1967), qui est donc le petit-fils de Dilgo Khyentsé Rinpoché I et l’abbé du monastère de Shechen au Népal. Pour Dzongsar Jamyang Khyentsé, lui-même le petit-fils de Dudjom Rinpoche (1904 – 1987), Dilgo Khyentsé Rinpoché I est simplement son guru principal. Les liens familiaux et/ou spirituels sont souvent très étroits entre familles de gurus. Pour lire ce qui suit, et comprendre l’émotion de Shechen Rabjam, il faut savoir que non seulement Shechen Rabjam était chargé d’éduquer le tulku de son propre grand-père (DK I), mais que DK I était également le grand-père de son propre tulku (DK II). Ce qui est perçu comme une trahison par DK II de son grand-guru et grand-père est à la fois spirituelle et familiale.

Lanceurs d’alerte sur Viméo et Twitter

Jeune femme criant "Vous violez des filles" à l'entrée du temple de Shechen (capture Viméo) 

Un post Twitter (X) de Tibetan Buddhism Leaks du 17/11/2024 reprend une vidéo Viméo du 13/11/2024 postée parFakeyangsi Abuse, qui annonce une suite de vidéos. Il n’est pas exclu que cette vidéo soit postée par quelqu’un du monastère, car on semble surtout regretter que le nom de Dilgo Khyentsé soit traîné dans la boue.

Dans cette vidéo, Yangsi Dilgo est accusé de viol. Cela commence par un court extrait de Trulshik Rinpoché rappelant que le tulku de Dilgo Khyentsé Rinpoché sera réellement son tulku s'il se comporte comme tel. La vidéo démarre ensuite par une séquence, où Yangsi Dilgo explique que sil fume et boit ostentatoirement, en public et devant les caméras, c’est pour “faire une percée” (“break through”) avec une “intention pure” et “sans peur”. “L’intention pure” et l’absence de peur sont essentielles pour “percer mon esprit dualiste” (“break through my dualistic mind”). Probablement pour imiter son modèle Trungpa. C'est lui qui l'inspire, pas son grand-père Dilgo Khyentsé.

La deuxième séquence montre une jeune femme visiblement en colère qui entre dans la cour du monastère Shechen en criant “Vous violez des filles !” (You rape the girls!). Elle prend un pot de fleurs sur l’escalier qui monte vers le temple et le jette par terre.

La troisième séquence est un enregistrement audio de Shechen Rabjam qui parle en sanglotant du comportement de Yangsi Dilgo[2], des accusations de viol, de la honte qu’il éprouve que le nom de son grand-père guru soit ainsi trainé dans la boue par son tulku Yangsi, et de la crainte de répercussions médiatiques "Rinpoché est un menteur, Rinpoché est un harceleur sexuel, Rinpoché commet des viols"[3]. Shechen Rabjam rappelle que DK I lui avait dit qu’il n’osait pas donner le nom (de refuge) de son propre lama-racine à personne d’autre, de peur que ce nom ne soit souillé et détruit. Shechen Rabjam est lui-même la réincarnation de ce lama-racine (Shechen Gyaltsab Rinpoche). Maintenant le nom de Dilgo Khyentsé, le grand-père et lama-racine de Shechen Rabjam, est traîné dans la boue par celui qui porte son nom. Son tulku et petit-fils Yangsi Dilgo.

Quatrième séquence. Yangsi Dilgo parle de lui-même et de son grand-père DK I.
"Parfois, des gens viennent me voir et disent : 'Oh, je vous ai rencontré quand vous étiez jeune' et disent : 'Oh, vous savez, j'ai rencontré votre prédécesseur.' Je m'en fiche complètement ! Pourquoi parler d'un prédécesseur quand je suis vivant, hein ? Donnez-moi aussi du crédit. Il est déjà parti ! Au revoir ! C'est comme, voulez-vous rester coincé avec, vous savez, ces vieux téléphones [filaires] où vous devez parler comme ça ? Vous voulez ça ? Ou vous voulez un smartphone ? En gros, je suis la version smartphone. Mon prédécesseur était cette version [obsolète]. Laquelle voulez-vous ? C'est simple, vous savez ? J'en ai tellement marre que les gens viennent me voir et disent 'Oh, le prédécesseur était si génial !' Mais je peux vous assurer qu'il ne survivrait même pas une seconde s'il était vivant dans ce monde, dans ma situation, dans les circonstances que j'ai vécues et vues. Je ne pense pas qu'il puisse survivre. J'ai pu vivre tout ça et apprendre beaucoup de choses complexes [ ]. Beaucoup de difficultés inutiles, je dois dire.[4]"
Cinquième et dernière séance, un autre enregistrement audio de Shechen Rabjam.
"Alors, s'il vous plaît, réfléchissez bien à ceci. La responsabilité du monastère, je vous l'ai déjà donnée, à vous les Khenpos et Lopons. Quant à moi, s'il vient ici, s'il s'assoit sur le trône, s'il s'assoit là en disant qu'il est Dilgo Khyentse, je juste... (voix peu claire à cause des pleurs). Vous savez... (peu clair à cause des pleurs)... il n'y a plus grand-chose à dire. Il va dans les maisons des gens. Il déchire les familles. Il s'est impliqué avec cette femme mariée. Il y avait cette fille de seize ans, il lui envoyait des photos de lui nu, montrant même son sexe ! Mais, je ne me soucie de rien d'autre. Peu importe s'il est en colère contre moi. Je m'en fiche s'il ne m'aime pas. Mais, qu'il utilise le nom de mon guru racine. Voici encore une chose qu'il dit : 'La seule chose c'est que j'ai changé de corps, mais mon esprit est Dilgo Khyentse.' Comment cela peut-il ressembler à quoi que ce soit que Dilgo Khyentse ferait ? Maintenant, comment pouvons-nous prendre un harceleur sexuel, un menteur en série, et dire qu'il est Dilgo ? Les gens se prosternent devant lui, ont de la dévotion pour lui, et en retour il les trompe. J'ai entendu dire que récemment une mère et sa fille sont venues. Elle était effondrée à cause de son divorce. Il a dit : 'Je ne veux pas que la mère vienne. Dites à la fille de venir ce soir.' Il a essayé de violer la fille ! Elle a réussi à s'échapper. Elle s'est enfuie au monastère de Thrangu et elle a été sauvée par les moines de Thrangu. Avec quelque chose comme ça, comment peut-il donner un exemple à nos moines ? Comment peut-il donner un exemple tout court ? Eh bien, c'est tout. Je n'ai rien d'autre à dire. S'il vous plaît, réfléchissez bien à ceci. Ce n'est en aucun cas pour moi. C'est pour le bien du Dharma. C'est pour le bien de la lignée du précédent Khyentse. Merci.[5]"
La vidéo semble être postée surtout pour accuser Yangsi Dilgo de détruire le nom et la réputation de Dilgo Khyentse I et de sa lignée. Par rapport à cela, son comportement provocateur, harceleur et les viols dont on l’accuse semblent secondaires...

Cette vidéo montre que les abus que l’on trouve partout, y compris dans le bouddhisme tibétain, aussi bien en Occident qu’en Asie, commencent à être reconnus comme un problème à Shechen. Cette vidéo est comme un concentré de tous les problèmes auxquels est confronté le bouddhisme tibétain (son institut de tulkus, sa transmission, son silence, ses propres illusions...) dans le monde moderne. Que des moines du monastère de Shechen et des jeunes femmes de leur communauté en prennent conscience, et surtout le font savoir et le publient dans des médias en ligne --comme le demandait le Dalai-lama ("Make public!")... -- est une nouveauté. Du moins pour moi. Le lanceur d'alerte a annoncé d'autres vidéos.

Dans sa présentation :
"If you have been abused or raped by the Fake yangsi write to fakeyangsiabuse@protonmail.com"
 
Comme je ne connais pas (encore) la motivation du lanceur d'alerte, et que son objectif principal semble être de dénoncer Yangsi Dilgo comme un imposteur, j'ajouterai :

For help in gender-based violence services in Nepal, call 1145

***

MàJ19112024 Comme cela vient d'être remarqué par Tibetan Buddhism Leaks, la lettre publiée par Shechen Rabjam le 17/05/2024 semble se référer au même problème.

[1]Different cultures have different expectations of holy men and women, mostly having to do with living simply and chastely. Priests and saints in the West, and similar figures in the East, are always depicted as austere and morally pure, Shakyamuni Buddha included. But he appeared as he did in his nirmanakaya form for the sake of his audience of common people.

Even within the Vajrayana’s acceptance of some debauchery and indulgence, it’s a hard sell. But one never knows where the bodhisattvas reside. It could very well be among prostitutes. They could very well manifest as debauched lamas. Conversely, the devil can manifest as an austere celibate like Kashyapa
.”

[2] Soutitres : “And there, the lama will tell lies, right? If they happen to be young ladies, he will harass them sexually, right?"

[3]Rinpoche is a liar, Rinpoche is a sexual harasser, Rinpoche commits rape

[4]Sometimes people come up to me and say, ' "Oh, I met you when you were young and say: "Oh, you know, I met your predecessor. I don't give a damn about that! Why do you talk about a predecessor when I am alive, yeah? Give me credit, also. He is already gone! Bye bye! It's like, do you want to be stuck with the, you know, those [wired] old phones where you have to talk like that? You want that? Or you want a smart-phone? Basically. I am the smart-phone version. My predecessor was this version. Which one do you want? It’s simple you know?I am getting so sick and tired of people coming up to me and say "Oh, the predecessor was so great!" But I can assure you he will hot survive even one second if he was alive in this world, in my situation in the circumstances that I have lived and seen. I don't think he can survive. I was able to live through that and learn a lot of complex [ ]. A lot of unnecessary hardships, I have to say.”

[5]So, please, think carefully about this. The responsibility of the monastery, I have already given it to you, Khenpos and Lopons. As for me, if he comes over here, if he sits on the throne, if he sits there saying he’s Dilgo Khyentse, I just … (voice unclear due to crying). You know, ...(unclear due to crying)... there is nothing much left to say. He goes into the homes of people. He tears families apart. He got involved with this married woman. There was this sixteen years old girl, he was sending her nude photos of him, even showing his sex! But, I don’t care about anything else. It doesn't matter if he's angry with me. I don’t care if he doesn’t like me. But, him using the name of my root guru. Here’s yet another thing he says, "The only thing is that I changed bodies, but my mind is Dilgo Khyentse.” How does that look like anything Dilgo Khyentse would ever do? Now, how can we take a sexual harasser, a serial liar, and say he is Dilgo? People prostrate to him, have devotion for him, and in return he deceives them. I heard that recently a mother and daughter came. She was broken down due to divorcing her husband. He said, "I don’t want the mother to come. Tell the daughter to come this evening." He tried to rape the daughter! She managed to escape. She escaped to Thrangu Monastery and she was saved by the Thrangu monks. With something like this, how on earth is he setting an example to our monks? How is he setting any example at all? Well, that’s all. I have nothing else to say. Please think about this carefully. It’s not for me in any way. It's for the sake the Dharma. It s for the sake of the lineage of the previous Khyentse. Thank you.”