mardi 21 juillet 2020

L’insaisissable Advayavajra



Je reviens sur un aspect abordé par Christian K. Wedemeyer dans Making Sense of Tantric Buddhism (2014). Il s’appuie pour justifier sa théorie de « la Pratique » sur le manuscrit de Shamsher[1], où l’on trouve des données hagiographiques de Śavaripa (Triśarana) et d’Advayavajra/Maitrīgupta (Dāmodara). Probablement à cause de l’existence d’une version indique de ce texte, Wedemeyer, Lévi et d’autres pensent qu’il peut s’agir d’un document quasiment contemporain d’Advayavajra, et qui aurait servi de source aux hagiographes tibétains. Comme je l’ai écrit dans ma traduction du Sahajasiddhipaddhati, avec le commerce intense entre le Népal et le Tibet pendant la Renaissance tibétaine, il n’est pas exclu que ces textes aient pu être des commandes de la part des tibétains. Le contenu hagiographique du manuscrit comporte des éléments mythologiques qui pointent vers un révisionnisme plus tardif, dans l’intérêt justement d’une transmission authentique ininterrompue, qui s’accorde avec l’approche devenue orthodoxe au Tibet à partir du XIIIème siècle. Dans les matériaux hagiographiques correspondants, riches en détails, les protagonistes sont présentées sous une lumière mythologique tantrique indéniable.
« Un jour Nāgārjuna passa devant la maison et fut invité pour assister à une performance de danse. Nāgārjuna leur montra une icône du bodhisattva Ratnamāti. Un des enfants (Triśaraṇa / le futur Śavaripa) demanda à le voir aussi. Il y vit son propre reflet comme dans un miroir au plein milieu des flammes de l'enfer. Effrayé, Śavaripa demanda des instructions à Nāgārjuna qui lui donna la consécration de Saṃvara. Après avoir réalisé la cinquième phase (yugannadah[2]), Ratnamāti lui apparut et lui ordonna d’aller dans le Sud au Mont Śrī Parvata. » Blog Sur un thangka de mahasiddhas (XVIIIème) au British Museum
Triśaraṇa part au Mont Śrī Parvata dans le Sud (skt. dakṣiṇapathe).
« [Triśaraṇa] se retira pour ses pratiques au Manobhaṅga et au Cittaviśrāma, et là, prenant l'aspect d'un Śavara (aborigène chasseur), il s'installa en résidence. »
Il sera désormais connu sous le nom de Śavaripa etc. Pourquoi cet endroit ?
« C'est aussi la région de Nāgārjunikoṇḍa, un site bouddhiste très important avec des vestiges anciens de 30 viharas et où certains pensent qu'aurait vécu le grand Nāgārjuna. On y trouve un stūpa (Mahācaitya) qui contiendrait les reliques du bouddha historique. Certains textes plus tardifs affirment que c'est ici que se trouve le stūpa de Dhanyakataka, où le Bouddha enseigna les tantras, notamment le Kalacakra. C'est probablement le lieu du siddha Nāgārjuna (rattaché au Guhyasamaja Tantra) et de son disciple Nāgābodhi, un siddha immortel qui tout comme Śavaripa est dit y avoir pris résidence éternellement. » Blog Sri Parvata
Ce qui intéresse Wedemeyer dans la carrière d’Advayavajra est le fait qu’il soit de bonne naissance (brahmane), et qu’il avait suivi un parcours bouddhiste ésotérique traditionnel, avant de s’engager, en virtuose, dans « la Pratique ». A Vikramapura il était devenu un moine pleinement ordonné sous le nom de Maitrīgupta, dans l'école Sammatīya.
« ll pratiqua la récitation murmurée des Formules (mantrajapaṁ) selon la tradition de Pañcakrama-Tārā, et cela dix millions de fois, avec le sens des quatre sceaux (caturmudrārthasa hitena: mahā°, samaya°, dharma°, karma°). » Sylvain Lévi.
La présence ici d’une référence aux quatre sceaux (skt. caturmudrā), qui allaient devenir « plus tard », dans le cadre de la polémique sur la mahāmudrā un sujet très contesté, me paraît suspect. La pratique de (sādhana) de Vajrayoginī ou Vajra-Vārāhī est un autre élément qui demanderait davantage d’attention, avant de dater le texte.
« Va, c'est la compassion. Ja, c'est la vacuité. Ra, c'est l'un des deux : morphènes du dehors ou du passé qui n'ont pas la lettre ra. Le son hī, c'est la non-perception des causes (hetvanupalabdhi). Ainsi Vārāhī précédée de Vajra (Vajra Vārāhī), c'est la purification au Sens Ultime (paramārthaviśuddhiḥ). Le triangle, c'est la purification du corps, de la parole, de la pensée. Comme la cause et l'effet sont indivisibles, le triangle (exprime) l'égalité dharmodayā. » Sylvain Lévi
Il n’est pas du tout certain que cette pratique existait de l’époque d’Advayavajra (X-XIème s.). Il est encore moins certain que le texte du manuscrit de Sham Sher date effectivement de cette époque. Le Commentaire du Chant des Distiques de Saraha attribué à Advaya-Avadhūtipa enseigne une autre approche du « sens ultime » que celle qui le rejoint à travers une pratique (skt. sādhana), voire même « la Pratique ».

Par phu pa Blo gros seng ge, le fondateur du monastère de Par phu, appartient à la lignée de Drushulwa (gru shul ba), disciple de Ngari Djoden (mnga’ ris jo gdan XI-XIIème s.), qui aurait reçu une des transmissions de la trilogie des Distiques ayant passées par Réchungpa. Cette transmission spécifique fut appelée « transmission Par » (tib. par lugs).[3] Il ressort des textes présentés par Marco Passavanti que l’approche Par (ou « les Trilogistes » de manière générale) cherche à allier la voie tantrique non-duelle de la pratique/ « la Pratique » (skt. upāyamārga) et la voie plus mystique de la connaissance directe (prajñāpāramitā+), là où l’approche du Chant des distiques de Saraha (skt. Dohākoṣahṛdayārthagītāṭīkā, Do ha mdzod kyi snying po don gi glu'i 'grel pa D2268, P3120) propose une voie plus directe, qui est possible sans passer par le tantrisme non-duel.

En projetant rétroactivement cette approche sur le Chant des distiques, et en interprétant celui-ci selon cette double approche, son message originel change radicalement et devient entièrement tantrique. On peut déceler des éléments de cette interprétation trilogiste dans les matériaux hagiographiques (Sham Sher) présentés par Tucci et Lévi.


Le schéma (ci-dessus) publié par Passavanti donne une bonne première impression, qui devra être complétée par des recherches plus approfondies. Ce schéma montre bien ce que cherche à accomplir le message hagiographique et les idées qu’il essaie d’implanter. Cela explique par exemple l’utilité de la mention des deux sommets du Mont Śrī Parvata, et la présence de l’énigmatique bodhisattva Ratnamāti[4], qui assure l’apport de l’approche tantrique non-duelle. Une hypothèse très prudente, pour laquelle on ne peut avancer beaucoup de preuves, lesquelles consisteraient plutôt en des brèches dans les remparts hagiographiques. La preuve la plus claire étant de toute façon l’existence (la survie) un peu miraculeuse du Commentaire d'Advaya-Avadhūtipa, qui déteint[5].

Puisque ce texte existe, qu'il est attribué à Advaya-Avadhūtipa, et que les recommandations de celui-ci ne vont pas du tout dans le sens d'une Pratique transgressive tantriste non-duelle, il nous est permis de mettre en doute les informations de l'hagiographie d'Advayavajra présentées dans le manuscrit de Sham Sher. Dans le Commentaire, Advaya-Avadhūtipa (ou l'auteur) dit expliquer le sens du Chant de distiques de Saraha, qu'il aurait appris de Śavaripa (sans préciser l'endroit ni la façon de la transmission). Le Commentaire représenterait la Vision de Śavaripa. Tout ce qui se trouve dans la colonne de gauche du schéma de Passavanti ne fait pas partie de cette Vision. Le Commentaire est néanmoins en dialogue continu avec l'approche de la voie tantrique non-duelle, et se définie contre lui (les nombreuses interjections de Saraha : "Saraha dit", ou "Asservis !" "Naïfs !" etc.) ou la réinterprète à sa façon.

Je ne reconnais donc pas l'Advayavajra, bouddhiste professionnel virtuose de la caste de brahmanes, qui s'engage dans la Pratique transgressive du tantrisme non-duel sous la direction de Śavaripa dans le Sud de l'Inde. Je ne sais pas si ces informations hagiographiques viennent d'Advayavajra lui-même, de ses disciples ou qu'elles sont une pure invention de la part de hagiographes népalo-tibétains, un ou plusieurs siècles plus tard. De toute façon, ces informations cadrent mal avec le message du Commentaire. Il faudra expliquer ce décalage, dans un sens ou dans l'autre.
  
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[1] Basé sur le nom du ministre népalais (Kaiser Shamsher Jang Bahadur Rana 1892-1964) responsable des manuscrits découverts. Giuseppe Tucci (« Animadversiones Indicae ») et Sylvain Lévi (« Un nouveau document ») l’ont fait connaître en premier.

[2] La dernière phase des cinq phases (pañcakrama) est celle de l’union (skt. yuganaddha, tib. zung ‘jug), où le corps illusoire s’unit à la Luminosité.

[3] Voir : Marco Passavanti, A Thirteenth-Century Work on the Doha Lineage of Saraha, dans Contributions to Tibetan Buddhist Literature, IITBS. Dans cet article, sont présentés quelques manuscrits du fonds tibétain Tucci dans la bibliothèque d’ISIAO à Rome.

[4] Ratnamāti a été intégré dans l’hommage au début du Commentaire d’Advaya-Avadhūtipa, qui peut-être un rajout, puisque le contenu du Commentaire ne fait pas référence à un apport tantrique non-duel de Ratnamāti.

[5] Il n’a par exemple pas été inclus dans la Collection de textes canoniques indiens (tib. (phyag chen rgya gzhung) du septième Karmapa.

lundi 20 juillet 2020

La Pratique transgressive réservée aux élites

Extrait Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick

Making Sense of Tantric Buddhism – History, Semiology, and Transgression in the Indian Traditions (2014) par Christian K. Wedemeyer

Christian K. Wedemeyer a publié un livre important sur le rôle des pratiques transgressives/antinoministes dans le bouddhisme tantrique, dans lequel il corrige des thèses d’autres spécialistes sur la question, notamment celles qu’on trouve dans Indo-Tibetan Buddhism de David Snellgrove (1987) et dans Indian Esoteric Buddhism de Ronald D. Davidson (2002). Il était généralement admis que les pratiques transgressives du « bouddhisme tantrique non-duel » (anutarrayogatantras) était initialement apparues en dehors des centres monastiques institutionnels dans les « milieux siddha », et qu’elles étaient progressivement intégrées, atténuées et adaptées dans le bouddhisme tantrique institutionnel, comme une pratique commune.

Wedemeyer est convaincant en proposant que ces pratiques transgressives, avaient été développées, dès leur origine, dans les centres monastiques institutionnels et par les membres de ces communautés. L’argument principal est l’érudition et la connaissance rituelle des tantras non-duels, qui s’appuie sur les « duels ». Les pratiques transgressives n’étaient pas destinées à tous les adeptes, mais seulement aux « plus avancés ». Ces derniers suivaient alors la « Pratique » (cārya) pendant une période limitée. Il est impossible que ces pratiques, telles qu’elles nous sont parvenues, aient pu naître dans des milieux tribaux, même si le « primitivisme » (de « bon sauvage » vivant selon la nature) était un thème important dans le discours sur les pratiques transgressives et leurs adeptes (siddha, mahāsiddha). Un des objectifs affichés étant le renoncement, ces pratiques s’adressaient plutôt à ceux qui était effectivement en mesure (social, matériel etc.) de renoncer. Je ne manquerai pas d’exploiter ces thèses de Wedemeyer dans des blogs à venir.

Selon Wedemeyer les pratiques transgressives étaient donc uniquement destinées aux pratiquants avancés, aux experts, aux « religieux professionnels », qu’ils soient d’ailleurs moines ou laics. Qui décide qu’un « pratiquant », voire « un débutant » (avec un potentiel et un passif de karma et/ou de pratique d’existences passées adéquats) est qualifié pour recevoir ces instructions avancées ? Qui est prêt à recevoir ces pratiques avancées ? Il semblerait que les élites, y compris des empereurs, des khans etc. furent des récipients conformes[1], sans forcément être des « religieux professionnels ». Les membres mâles des familles de riches marchands de Kathmandou reçurent les initiations les plus élevées avec les « pratiques yogasexuelles » associées, ou s’agissait-il peut-être d’autre chose ?[2]

La doctrine des instructions transgressives est une chose, la pratique, dans le sens commun du mot, en est une autre. Les pratiques transgressives ont-elles pu servir de marque d’estime, d’une sorte d’adoubement, de monnaie d’échange, de gratitude envers un bienfaiteur ? Les mudrā, même de basses castes mais dûment consacrées par un Vajrācārya, ont-elles pu servir comme une sorte d’escortes religieusement homologuées, comme des devadasī ? Nous savons qu’elles ont pu être échangés entre vajrācārya, ou présentées en cadeau, avec un cheval, une cote de mailles, une selle,…

Selon la théorie des tantras non-duels, et selon la thèse de Wedemeyer, ces pratiques transgressives ont pu servir de rituel d’inversion (skt. viparīta) temporaire, comme pendant le carnaval (« char naval ») ou les saturnales, servant de régulateur de tensions sociales, pour reprendre de plus belle l’ancien ordre hiérarchique à la fin de la fête.
« Durant cette fête très populaire, l'ordre hiérarchique des hommes et la logique des choses sont inversés de façon parodique et provisoire : l'autorité des maîtres sur les esclaves est suspendue. Ces derniers ont le droit de parler et d'agir sans contrainte, sont libres de critiquer les défauts de leur maître, de jouer contre eux, de se faire servir par eux. Les tribunaux et les écoles sont en vacances et les exécutions interdites, le travail cesse. » (wikipédia)
On voit bien la transgression du brahmane, qui s’adonne à ces pratiques transgressives. On voit moins bien l’inversion des valeurs dans l’autre sens. Le petit copain hors caste de la ḍombī, coucherait-il avec la femme du brahmane ? Dans la pratique, ces « transgressions rituelles » à la fin du premier millénaire à Katmandou et au Tibet, comportent selon les comptes-rendus hagiographiques dont nous disposons, des références à l’ingestion d’alcool, le commerce avec les femmes, mais pas à l’ingestion des cinq nectars, ni le fait de manger et de boire tout ce que l’on recevait dans son bol d’aumône. Ce serait étonnant que ces brahmanes iraient mendier dans leur communauté à la vue de tous, d’autant plus que la pratique du vajrayāna était secrète. Il s’agit donc de rituels adaptés (par rapport à la doctrine officielle), organisés dans les lieux discrets.
« Après cela [Kor Nirūpa] fut envoyé dans une ville à la frontière indienne où l’on pratiqua le rituel secret (sct. guhyacārya). Il y avait un temple avec un grand thangka devant laquelle étaient exposées les cinq offrandes. Un jour, un moine lui demanda s’il était un disciple de Dashouchan/Karopa, et la nuit il enleva la thangka qui cacha une petite porte dérobée de laquelle sortirent de nombreuses mudrās qualifiées portant des ornements d’os. Le moine pratiqua des rituels tantriques secrets (tib. gsang sngags kyi spyod pa sna tshogs) en développant la félicité (tib. bde ba sbar nas). Le matin, il cacha les mudrās, ferma la porte et replaça la thangka devant. Il sortit alors pour mendier sa nourriture comme il est coutumier pour les moines bouddhistes. « Voilà comment nous pratiquons les rituels tantriques secrets en Inde » lui dit-il. »[3]
Il y a donc d’un côté la doctrine officielle, y comprise vue et mise à jour (Bourdieu, Barthes, ...) par la thèse de Wedemeyer, et de l’autre la pratique (liturgique) commune des moines et yogis ordinaires, ainsi que « la Pratique » surtout destinée au « virtuoses », monacaux ou laïques, ou à des laïcs V.I.P. Les légendes qui entourent l’origine de la « Pratique » et les premiers adeptes (siddha, mahāsiddha) racontent comment seuls des ascètes extraordinaires en sont capables. En pratiquant « la Pratique », quel que soit son niveau, on participe donc un peu à la gloire légendaire des mahāsiddha du passé.

Wedemeyer explique bien que ces pratiques ne sont transgressives que pour ceux qui par leur statut sont engagés dans un chemin plus traditionnel. Dans les hagiographies tibétaines, on peut lire que les aspects abordés le plus souvent de « la Pratique » sont l’alcool et les femmes. Pour des religieux ce sont des pratiques transgressives, pour les élites elles n’ont rien de transgressif. Elles permettent tout au plus d’atteindre la libération « religieusement », sans avoir à renoncer à l’alcool et aux femmes, selon le vœu du roi Indrabhūti. En revanche, très peu d’hagiographies racontent leur ingestion des cinq nectars, la nudité publique, la mendicité, et autres comportements de yogi kāpālika (le comportement hagiographique de Tsangnyeun Heruka restait exceptionnel). Le modèle tibétain de l’adepte de « la Pratique » est plutôt celui d’un membre de l’élite séculier ou religieux, avec sa suite, et un bon niveau de vie. Celui-ci peut avoir une ou plusieurs femmes ou gsang yum officielles, et utiliser les services de « mudrā » pour sa « Pratique », et/ou pour sa longévité. Tantrisme non-duel et taoïsme peuvent se confondre…

Cette manière aristocratique de pratiquer « la Pratique » s’inscrit-elle toujours dans la doctrine, telle que Wedemeyer l’expose dans son livre (une courte période de vie "primitive" et transgressive) ? Cette doctrine ne se résume-t-elle pas à une simple théorie, ou un vœu pieux ? Si les moines dans les monastères bouddhistes tibétains ne sont pas des « religieux professionnels », qui pourrait bien l’être par rapport au tantrisme non-duel ? Pourtant combien de ces « religieux professionnels » (moines ordinaires), auront accès à « la Pratique » au cours de leur vie ? « La Pratique » est plutôt réservée aux membres de l’élite, qui peuvent avoir le statut d’un moine, d’un yogi, d’un bienfaiteur important etc. Ce statut d’élite (bon karma, bonne naissance, etc.) en lui-même peut parfois suffire, pour être qualifié de « bon récipient ».

Les anthropologues anti-Orientalistes et anti-modernistes rappellent régulièrement que le véritable bouddhisme est le bouddhisme, tel qu’il est vécu et pratiqué dans les communautés bouddhistes contemporaines, quelle que soit sa doctrine, son histoire, et quoi que disent ses écritures (lettres mortes). Regardons donc comment les « religieux professionnels », dûment titrés et qualifiés, pratiquent « la Pratique » transgressive du tantrisme non-duel. Commençons par les « religieux professionnels » à notre portée, actifs en Occident.

Leur « Pratique » est-elle conforme à celle décrite par Wedemeyer ? A-t-elle toujours la même fonction d’inversion de valeurs, de dépassement de la non-dualité, et par là de « renoncement » et de « libération » ? Ou est-elle devenue tout à fait autre chose ? Par rapport au tantrisme non-duel décrit par Wedemeyer certainement. Peut-être moins par rapport à la situation tibétaine post-Renaissance, si on peut en croire les témoignages des sources hagiographiques tibétaines. Espérons que Wedemeyer poursuivra ses recherches sur l'évolution de la Pratique au Tibet, et en Occident…

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[1] Kublai Khan fut initié au Hevajra Tantra par Chogyal Phagpa, le neveu de Sakya Paṇḍita.

[2] Blue Annals, le passage sur Paiṇḍapātika (bsod nyoms pa), alias Jinadatta (pp. 391-394).
« Again the teacher was invited by ha mu dkar po and bestowed on him the complete initiation and secret precepts.
During {R 394} the initiation rite, five girls were compelled to attend the rite with the help of mantras and they were made invisible (in order that) the wife of Ha-mu might not see them. The wife saw only cups of wine suspended in the air and did not see the girls (who were holding the cups). She asked the teacher: "How could this be?" "I have blessed them!" replied the teacher
. »

[3] Blue Annals, p. 852-853

mercredi 8 juillet 2020

Savons-nous réellement ce que pratiquait Milarepa ?


Réchungpa rencontre Milarepa (détail Himalayan Art 36588)

« Gyadangpa (rgya ldang pa bde chen rdo rje) est l'auteur de l'hagiographie la plus ancienne (env. 1258-66) de Réchungpa (ras chung rdo rje grags pa 1083/4-1161), un disciple de Milarepa. Celle-ci raconte comment Réchungpa voyage avec un groupe de gens parmi lesquels figure le maître Nyingma Kyis ston qui avait un grand nombre de disciples laïques. Quand le groupe loge dans la vallée de Katmandu, peut-être à Thamel Vihara, le maître donne une série d'enseignements sur le Dzogchen, que Réchungpa suit. Réchungpa aperçoit à cette occasion une jeune femme newar, qui est initialement intéressée par les propos du lama, puis qui commence à s'ennuyer et ne l'écoute plus. Elle dit alors à Réchungpa que le Dzogchen est une pratique que l'on trouve uniquement parmi les yogis tibétains et que c'est une pratique erronée, car elle nie l'existence des dieux et des démons qui sont la source de tous les siddhis… ou alternativement de tous les ennuis.

Réchungpa demande alors à Bharima, car c'est son nom, quelle est sa propre pratique secrète. Elle est choquée qu'il ose même la lui demander et refuse de répondre. Réchungpa se tourne alors vers sa servante qui lui donne une indication en mimant Vajrayoginī. Ladite Bharima s'avérera plus tard être une disciple de Tipupa, un ancien élève de Nāropa, qui transmettra à Réchungpa le Cycle des neuf cycles de la ḍākinī incorporelle (T. lus med mkha' 'gro skor dgu S. ḍāka-niṣkāya-dharma). Il s'agit des instructions que Tilopa/Tillipa aurait reçu directement de Vajravarāhī. Il les aurait ensuite transmis à Nāropa, qui en aurait transmis quatre à Marpa et le cycle entier à Tipupa. C'est grâce à Réchungpa que le cycle a pu être (ré)intégré dans son intégralité dans la lignée Kagyupa. »[1]

Il s’avère de ce passage d’une hagiographie écrite entre 1258 et 1266, que Réchungpa, disciple principal de Milarepa, pour ce qui concerne la transmission des pouvoirs occultes (siddhis) des lignées kagyupa, ne connaissait pas le culte de Vajrayoginī/Vajravārahī. Milarepa ne lui aurait pas transmis cette pratique ? Milarepa lui-même connaissait-il Vajrayoginī/Vajravārahī ? Si oui, pourquoi ne l’aurait-il pas transmise à Réchungpa ? Surtout, vu l’importance de la déesse dans la pratique de la Caṇḍalī (tib. gtum mo), emblématique de la lignée kagyupa et de Milarepa. Jusqu’à son (premier ?) voyage au Népal, Réchungpa semble avoir pratiqué une sorte de « dzogchen » avec Milarepa, et n’aurait pas fait des pratiques, où les dieux et les non-dieux sont mis à l’honneur en vue de l’obtention de pouvoirs occultes (siddhi) ? C’est peut-être accorder beaucoup de poids à ce passage, mais sinon quel serait le message qu'il voudrait faire passer ? Gyadangpa est d’ailleurs tout à fait d’accord avec cette nouvelle (?) tournure en faveur des siddhi.

Les hagiographes, en bons scénaristes, s’appuyent sur les hagiographies existantes en utilisant les informations qui s’y trouvent, pour construire de nouveaux développements, ou pour y corriger ce qui ne leur convenait pas. Le voyage au Népal de Réchungpa est confirmé par l’hagiographe de Ra lotsāwa[2]. L’auteur de cette hagiographie s’en prend au maître dzogchen de Réchungpa, pour avoir conduit ses disciples sur une fausse piste quiétiste[3].

C’est à cause de la maladie de Réchungpa (lèpre ou une maladie psychosomatique appelée btsan ‘dze), que Réchungpa partira « en Inde » avec un yogi indien, puis en compagnie du maître dzogchen sKyi ston. Selon un de ces multiples hagiographes, Götsang Repa (XV-XVIème s.), disciple de Tsangnyön Heruka, c’est à l’âge de 37 ans, en 1234, que Réchungpa serait arrivé à Mithila. Selon Gö Lotsawa, Réchungpa, âgé de 10 ans, aurait rencontré Milarepa, âgé de 54 ans, en 1094 (source : Roberts). C’est donc âgé d’environ 37 ans, après avoir vécu 27 ans en compagnie de Milarepa, que Réchungpa, selon Gyadangpa, découvre l’existence de Vajravārahī à Kathmandou. Götsangpa Repa a pour mission de réparer les pots lignagers cassés[4]. Selon ce disciple de Tsangnyön, Réchungpa aurait reçu la consécration de Vajravārahī de Milarepa, qui aurait donné à Réchungpa son nom (rdo rje grags pa) par la même occasion. Pour comparaison, selon Tsalpa Zhang, Gampopa aurait rencontré Milarepa en 1110 (source : Roberts), et serait resté avec lui pendant un an.

J’ai écrit plusieurs blogs sur la problématique du culte de Vajravārahī[5] (et de la série des six yogas de Nāropa) dans l’école Kagyupa. Pour résumer, selon moi, ce genre de pratiques n’est pas apparu au Tibet, avant leur apparition en Inde (ou au Népal). Une fois présentes au Tibet, il fallait combler plusieurs siècles de vide, afin de rattacher ces pratiques à des « détenteurs de lignée » qui ne les avaient pas connues. C’est le rôle des hagiographies. Le projet principal de Tsangnyön Heruka et de ses cercles était la production littéraire en série de hagiographies. Projet totalement réussi. Nous ne savons pas ce que pratiquaient en réalité Marpa, Milarepa, Gampopa, Réchungpa etc.

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[1] Blog Dans le sillage d’Advayavajra : Réchungpa et la réhabilitation des dieux et démons

[2] The All-Pervading Melodious Drumbeat: The Life of Ra Lotsawa [1016-1128?], par Ra Yeshe Senge (XII-XIIIème s.) et Bryan J. Cuevas. Ra Lotsawa est célèbre pour la transmission de Vajrabhairava, reçu du Maître du clan Bharo. Il y a des doutes concernant la date de composition de l’hagiographie et de son attribution, comme il ressort de l’introduction de Bryan J. Cuevas.
« The Tibetan text translated here, The All-Pervading Melodious Drumbeat, is the only surviving complete and autonomous biography of Ra Lotsawa. It is one of the longest hagiographical narratives of the Tibetan renaissance translators and early yogic virtuosi, ascribed by tradition to Ralo’s grandnephew, Ra Yeshe Senge, who flourished sometime in the late twelfth and early thirteenth centuries. That being noted, the exact date of composition of the present text is unknown and there are sound reasons for calling its antiquity and even its authorship into question. But no matter its actual provenance, The All-Pervading Melodious Drumbeat represents the version of Ra I.otsawa’s life that is most popular among Tibetans, the one that paints the most recognizable portrait of him, and the singular one that endures to this day in the Tibetan imagination. » Introduction

[3] « Rechungpa’s traveling companion from before, the one called Kyiton, had gotten into a drunken brawl and killed a man. As a result of his crime, he was being held in a prison in Yambu and it had been decided that he was to be executed. The Lama paid sixteen ounces of gold for his release. Kyiton, with firm devotion, asked the Great Lama Ra for dharma teachings. The Lama said to him, “You’re a genuine dharma practitioner, but you’re requesting dharma from me? The one who’s puffed up with pride, like he’s some big man?
Kyiton was remorseful and broke down in tears. “I am so sorry,” he cried. ‘‘Since I’ve accumulated bad karma with words like that, their fruits will ripen quickly in this lifetime. Now that I’m offering my apologies, by all means you must grant me the instructions.” He remained there in the Lama’s presence prostrating himself to him multiple times. It is said that when Ralo bestowed the initiation and instructions, Kyiton was able to gain spiritual attainments in the bardo after death, and that in his next life he emerged as someone capable of benefitting living beings. »

[4] « Götsang Repa states that, at this time, Milarepa gave Rechungpa vows, the abhiṣeka of Vajravārahī and the practice of caṇḍalī which, as in the Tsangnyon version, he masters at this time. Milarepa also gives him the name Rechung Dorje Drak (Ras-chung rDo-rje Grags). As described earlier, this contradicts the account from a few pages earlier in which he received the name Dorje Drakpa shortly after his birth. » source : Roberts

[5] Vajrayogini et ses origines
Cherchez la femme de sagesse
Celui qui déclina les avances de Vajrayoginī (trois fois !)
Milarepa, cet illustre inconnu
De châteaux de cartes et de leurs fondations
L’invention de la "Lignée de Nāropa"
Sur la transmission aurale de Cakrasamvara

mardi 7 juillet 2020

Être une mudrā-objet


Kṛṣṇācārya (détail), Himalayan Art 18650

Kṛṣṇācārya est connu pour son commentaire (Yoga-ratnamālā-nāma-hevajra-pañjikā (P.2313) du Hevajra-Tantra, est il est un des principaux apologistes de ce tantra. En tout, 64 œuvres lui sont attribués dans la Collection des traités canoniques tibétaine (bstan ‘gyur). Son maître aurait été le mahāsiddha Jālandhara, et il aurait eu six disciples principaux : Bhadrapāda[1] (alias Guhyapa), Mahila, Bhadala, Thesmbupa (Cimbupa), Dhamapa et Dhumapa .

Tāranātha fait grand cas du yogi kāpālika Kṛṣṇācārya, et ses écrits servent souvent de sources hagiographiques privilégiées en ce qui concerne ce mahāsiddha, bien que les sources à Tāranātha soient très incertaines, et les faits qui y sont relatés très improbables. Dans son texte Les sept lignées de transmission (tib. bka’ babs bdun ldan), il fait de Kṛṣṇācārya le détenteur de deux des sept lignées : karmamudrā et Luminosité. Tāranātha raconte même une rencontre entre la princesse Lakṣmīṅkārā et Kṛṣṇācārya[2]. La princesse l’aurait référé à son futur guru Jālandhara.

Kṛṣṇācārya (le mineur) est célèbre pour avoir désobéi à son guru. Cela fait un parallèle avec Réchungpa et Milarepa. A se demander si Tsangnyeun Heruka ne s’est pas laissé inspirer par les anecdotes sur Kṛṣṇācārya pour raconter la relation de Réchungpa et son maître. Dans sa propre hagiographie de Kṛṣṇācārya[3], Tāranātha raconte que gTsang pa rgya ras Ye shes rdo rje (1161-1212), une sorte de « terteun », serait la personne qui aurait « mis par écrit » les Distiques (dohākoṣa) transmis par Réchungpa[4].

Les trois traditions des dohākoṣa plus tardifs (Newar/Bal, Rechung, et Par) présentent dans leur dohākoṣa, ainsi que dans leurs interprétations de ceux-ci, une mahāmudrā tantrique, différente de celle présentée dans le Commentaire du Chant des distiques d’Advaya-Avadhūtipa.

Il est généralement assumé que les pratiques sexuelles rituelles que l’on trouve p.e. dans le Hevajra-Tantra et les Caryāgīti sont apparues en dehors des centres religieux orthodoxes et qu’elles ont été progressivement réintégrées, en atténuant et en réinterprétant leur côtés « sauvages » (dionysiaques) inacceptables. C’est ce qu’explique Ron Davidson dans Indian Esoteric Buddhism. On voit Kṛṣṇācārya à l’oeuvre dans son commentaire du Hevajra. En même temps, les textes tantriques utilisent un langage codé[5], car ils sont conscients de leur contenu provocateur.
« If the practitioner does not conceal the practice it causes misfortunes from snakes, thieves, fire and elemental earth spirits. »[6]
On voit aussi Kṛṣṇācārya (et d’autres mahāsiddha) apparaître dans le Caryāgīti qui serait un texte datant du VIII-IXème siècle, et dont il existe un commentaire par Munidatta du XIIIème siècle, ce qui correspond mieux. Les 46 chants préservés en « vieux Bengali » ou une autre langue indique vernaculaire, redécouverts et publiés en 1916 par Śāstrī, avaient été traduits en tibétain par le sakyapa Grags pa rgyal mtshan (1147-1216)[7]. Par sécurité, je pars du principe que ce commentaire et les chants qu’il contient sont apparus au XIIIème siècle. C’est à peu près à la même époque qu’est apparu la littérature consacrée aux mahāsiddha en tant qu’un ensemble de 84 maîtres bouddhistes ésotériques indiens, à l’origine des doctrines et pratiques des lignées de transmission tibétaines.

Dans le contexte des Caryāgīti, Kṛṣṇācārya et d’autres mahāsiddha se montrent sous un autre jour. L’époque de la composition des tantras, des commentaires et des textes dans le genre de « démonstrations » (siddhi) semble loin, et pourtant nos mahāsiddha ont l’air en pleine forme et en pleine jeunesse. Ils vivent de façon insoucieuse loin des villes, dans une campagne idyllique, en passant leur journée à boire, à manger et à forniquer. Leur vie insouciante « selon la nature » les aurait donnés leur nom en tant que groupe : sahajayāna. A quoi bon questionner Hevajra, Cakrasamvara ou un autre heruka, pour apprendre tous les détails de la liturgie complexe de leurs maṇḍala et pratiques, si la vraie vie libre est ailleurs ? Au XIIIème siècle, on dira que ces mahāsiddha sont passé à l’Action (tib. spyod pa la gshegs pa), au bout d’une longue carrière monastique, d’expert ès tantras etc. Seulement, pour vivre ainsi d’amour, d'eau fraîche et d’alcool, il faut être en forme.

Quelle serait la chronologie correcte ? Kṛṣṇācārya et les autres furent d’abord des moines et/ou siddhas tantriques, et seulement ensuite ils auraient vécu en véritables libertins, ou bien ils étaient des siddhas libertins d’abord, et leurs pratiques ont été réintégrées dans les tantras par la suite ? Cette dernière thèse semble compromise, quand on voit Kṛṣṇācārya composer un commentaire du Hevajra Tantra. A titre personnel, je pencherais plutôt pour une thèse comme quoi les Caryāgīti et hagiographies associées seraient des créations Népalo-tibétaines, pour authentifier des formes de pratiques sexuelles plus tardives (populaires à Kathmandou, ou importées de la Chine), en tant que pratiques à part entière, et émancipées du rituel de consécration, prêtes à être pratiquées dans une garçonnière, et pour célébrer leur style de vie libertin.

En 1981, Lee Siegel avait publié l’article « Bengal Blackie and the Sacred Slut: A Sahajayāna Buddhist Song », dans lequel il avait adapté un chant attribué à Kṛṣṇācārya, pour rendre son aspect choquant et provocateur. Au lieu de réintégrer et d’atténuer le vocabulaire, Siegel y avait remis une couche, en conformité du bouddhisme américain des années 1980 ?
« Outside the town you go toward your tattered hut,
You go touching priests and touching monks, you slut.
I'll fuck you, slut, I Blackie, so full of lust,
I naked skullbearer, so far beyond disgust
. »[8]
« Slut » est ici la traduction de la « ḍombhī » de caste inférieure. Certes, on est loin de la signification d’une jeune femme (12-16 ans) en tant que « mahāmudrā relative » conformément au Hevajra Tantra et le commentaire de « Blackie », mais est-on si loin de l’idée que les élites népalaises et tibétaines se faisaient des mudrā ? Ou de l’idée que se faisaient les élites de la ville de Puri (ou ailleurs) en Inde des devadasī. Quand on regarde les différentes affaires dans le bouddhisme tibétain en Occident (Trungpa, Sogyal, Sakyong Mipham, …), est-ce que leurs partenaires sexuels (femmes et hommes confondus) étaient plutôt traitées comme des « mahāmudrā relative » ou comme des ḍombhī jetables ?

Reginald Rey (lui-même impliqué dans une affaire d’abus), un disciple de Chogyam Trungpa, avait écrit une réponse à l’article de Siegel, allant dans le sens d’une interprétation vajrayāna symbolique du chant de Kṛṣṇācārya, et de ne pas le prendre au premier degré. D’ailleurs, pourquoi passe-t-on si souvent et si facilement à côté du sens symbolique, et si cela est en effet le cas, pourquoi ne pas changer de stratégie ? Reginald Rey est aussi l’auteur de l’article « The Tantric Consort: Awakening Through Relationship ». Le/la partenaire n’est plus une « ḍombhī » ou une « salope », mais le/la « significant other » avec qui l’on partage la vie. La « ḍombhī » du Hevajra Tantra n’était pourtant pas la femme avec laquelle on vivait. Il fallait qu’elle ait certaines caractéristiques, parmi lesquelles un âge très jeune. Elle était une partenaire de pratique de yoga sexuel. Elle pouvait être congédiée, ou passée à un autre tantrika. En dehors de cet usage, elle n’était pas très « significant ». Ces « partenaires de pratique » très jeunes devaient être cachées des femmes des élites népalais (p.e. du clan Bharo) qui pratiquaient le cycle de Vajravārahī. Les « partenaires de pratique » devaient passer par des portes dérobées. La vie d’une « mahāmudrā relative » n’avait rien de glorieux. Il semblerait que les choses n’aient pas beaucoup changé.

Lire aussi :

La filière newar

Controverse sur la trilogie de Saraha

La filière hagiographique de Pharpupa

Pour ceux qui pensent que tout cela est surtout très symbolique : De la violence fondatrice comme "initiation"

***

[1] On peut se demander si c’est le Bhadrapāda que Kuddāla/Koṭalipa mentionne comme son maître dans Instructions de la méthode progressive de l'inconcevable (skt. Acintyādvayakramopadeśa tib. bSam gyis mi khyab pa'i rim pa'i man ngag (D2228).

[2] Seven Instruction Lineages, David Templeman , p. 7.

[3] Life of Kṛṣṇācārya/Kāṇha, David Templeman

[4] Life of Kṛṣṇācārya/Kāṇha, David Templeman, p.83. Basé sur Blue Annals, p. 664. Tsangpa Gyaré aurait « découvert » un texte intitulé ro snyoms skor drug, caché par Réchungpa à lCags phur can (p. 668). Les six cycles sont : rnam rtog lam 'khyer, nyon mongs lam 'khyer, na tsha lam 'khyer, lha 'dre lam 'khyer, sdug bsngal lam 'khyer, 'chi ba lam 'khyer bcas drug.

Sinon, en ce qui concerne la transmission des Distiques par le biais de Réchungpa, on lit dans « Dreaming the Great Brahmin: Tibetan Traditions of the Buddhist Poet-Saint Saraha » de Kurtis R. Schaeffer :

« Karma Trinlaypa again provides us with the most detailed summary of these traditions: “Balpo Asu heard [the Dohās] from him [Vajrapāṇi], and thereupon what developed from him came to be known as the Bal Approach to the Dohās. Lord Rechungpa heard them from him [Balpo] and Tibupa, and thereupon this successive tradition came to be known as the Rechung Approach to the Dohās. Ngari Jodan heard them, and the tradition [passing] through [his student] Drushulwa was known as the Par Approach to the Dohas.” Three traditions are enumerated here by Karma Trinlaypa: the Bal, Rechung, and Par Approaches. It appears that the Bal Approach did not continue as a teaching tradition of its own but was to become the Rechung Approach. »

[5] The Concealed Essence, p. 42, 51, I, VII, p. 71 etc.

[6] The Concealed Essence, p. 51

[7] Voir :

Les chemins des Paramita et des Vidyadhara
L'Inconcevable bipartite
Pratiquer le cheval et d'autres sports

[8] Alternativement :
« Outside the city, O Dom woman, is your hut; You go touching the Brahmin, touching the shaven-headed. Oh Ḍom woman, I shall perform copulation with you; I am without aversion, Kāṇha (the Black One), a naked Kāpālika. »

samedi 4 juillet 2020

La nympholeptie du bouddhisme ésotérique


Krishna nageant avec les gopis dans la rivière Yamuna, Rajasthan XIXè s.

L’animisme est un « système de pensée qui considère que la nature est animée et que chaque chose y est gouvernée par une entité spirituelle ou âme ». Le polythéisme est une forme plus élevée et mieux organisée de l'animisme (atilf).

Dans une Nature animée anthropomorphée, les hommes ont tendance à se rapporter aux entités spirituelles gérant des aspects de la Nature, comme ils se rapportent aux agents d’une hiérarchie dont ils sont le sujet. Ils peuvent aller les voir ces agents pour plaider leur cause, en leur proposant des biens en échange d’une faveur.

Le polythéisme animiste précède le culte de dieux monolâtres, monistes, ou monothéisantes etc. Quand le culte d’un dieu monothéisant[1] s’installe, il intègre des pratiques animistes populaires dans un premier temps, de façon plus ou moins amicale et tolérante. Même les grands cultes monothéistes ont des panthéons avec des saints etc. qui peuvent intercéder en faveur des croyants. Au lieu de s’adresser directement auprès de Dieu, ont intercède auprès d’un saint spécialisé en la matière, dans laquelle on souhaiterait obtenir une faveur. Le croyant peut faire une promesse au saint, ou lui dédier un ex-voto en cas d’une réponse favorable.

Ex-voto ND de la Garde Marseille

Au premier millénaire du Moyen-Âge indien, les cultes de dieux monothéisants se répandent, y compris par la force, en intégrant des cultes animistes de villages des régions reculées. Les entités spirituelles des cultes animistes (a-sura = non-dieu) prêtent serment au dieu monothéisant (« ils sont domptés »), et font désormais partie de leur cercle (maṇḍala). Pour des faveurs spécifiques, les croyants peuvent s’adresser à des non-dieux experts.

Cette tendance existe dans le shivaisme, où Śiva, ou des membres de sa Famille, deviennent le Seigneur des troupes (gaṇapati), ou le Seigneur des causeurs d’obstacles (Vighneśvara). Les troupes (gaṇa) de ceux qui peuvent causer ou enlever des obstacles sont les a-sura, les non-dieux anciens par rapport aux nouveaux dieux. Ces dieux anciens sont néanmoins ceux qui font tourner le monde, et il est important de ne pas l’oublier, notamment quand on besoin de leurs services.

Dans les cultes ésotériques (tantras) du shivaisme, vishnuisme, bouddhisme etc., les cultes anciens font partie intégrante du tantra, qui est centré sur le cercle (maṇḍala) du dieu monolâtre et ses lieutenants. En prenant un tantra comme le Hevajra Tantra, le dieu principal est Hevajra, qui occupe le centre du maṇḍala avec son épouse Nairātmya. Le Tantra reflète la série de questions que le disciple Vajragarbha posa à Hevajra concernant son propre culte. Il y eut également des instructions destinées à Nairātmya. L’ensemble du tantra constitue donc le manuel d’instruction du culte de le heruka Hevajra, dont l’objectif premier est de devenir comme Hevajra, avec son accomplissement ultime, mais aussi tous les pouvoirs (siddhi) dits « mondains » dont le heruka a besoin pour faire le bien des êtres. Ces pouvoirs ne sont autres que les pouvoirs animistes réintégrés dans le tantra, sous la forme de leurs a-sura agents, incorporés dans le maṇḍala du dieu.

Quand il s’agit de régler des problèmes plus concrets de la vie, et à toutes fins utiles, le Hevajra Tantra nous apprend comment procéder, pour utiliser « habilement » des pratiques animistes. En fait, cette partie du HT avait été demandée par Nairātmya (« la Nature ») au Dieu, pendant leur coït.[2] Tous les non-dieux sont conviés[3], et reçoivent des offrandes de fleurs, encens, viandes... Les yogis adeptes du Hevajra Tantra sont priés de continuer à faire ses sacrifices aux a-suras pour leur propre confort et bonheur, et pour satisfaire les non-dieux. En échange, les non-dieux leur accorderont leurs faveurs pendant tous les rituels magiques de soumission, de destruction des ennemis, d’expulsion, de meurtre, d’attraction, d’apaisement, de création de conditions de bonheur et leur augmentation.[4]

Le chapitre de la Manifestation du maṇḍala de Hevajra fait suite à une autre question posée par Nairātmya. Hevjara explique et montre comment leur union produit la passion universelle (mahārāga) et le couple divin se dissout dans un flot orgasmique cosmique.[5] Les déesses demandent par des chants au Dieu d’en émerger, parce que sans Lui, elles meurent. C’est alors la phase de génération du maṇḍala qui est expliquée. Nairātmya réussit à arracher tous les secrets à Hevajra en l’enlaçant et en l’embrassant. Il donne alors malgré lui, le mantra pour soumettre toutes les femmes, pour menacer les méchants, pour démettre (pātanā) les non-dieux reptiliens et pour écraser les dieux et les non-dieux. Il donne en fait la recette pour devenir soi-même un dieu monolâtre. Nairātmya reçoit ce mantra pour se protéger elle-même.

La nymphe Tilottamā
Pour que Vajragarbha reçoive la consécration, il doit attirer la nymphe céleste Tilottamā en créant un maṇḍala entouré de flammes. En récitant d’une belle voix de basse le mantra 10.000 fois, il attirera toutes les femmes. En récitant le mantra 100.000 fois, il s’unit au vajra, et sera capable d’accomplir tous les rituels.[6]

On procède à la consécration. Le maṇḍala est dessiné conformément, le vase rituel (skt. vijayakalaśa) est posé au centre, et l’on fait entrer les huit femmes partenaires (vidyā), âgées entre 12 et 16 ans, joliment parées. Le yogi officiant (ācārya) « sert » les femmes. Le rituel commence. Pour les détails je vous réfère au Hevajra Tantra. Ce sont les préparatifs pour le déroulement des quatre consécrations[7]. Le disciple à consacrer entre le maṇḍala, et reçoit la consécration de Maître (ācārya). Il est progressivement initié en les quatre instants et les quatre joies. En guise de la quatrième consécration, Hevajra prononce un verset que l’on retrouve dans le Chant de Distiques de Saraha (DKG n° 27), et qui correspond à la réalisation de la mahāmudrā. Ici, dans le Hevajra Tantra, la mahāmudrā est une expérience générée par l’union sexuelle yoguique du disciple et son partenaire.
« Ceci est l’expérience à la fin de la joie suprême et au commencement de la joie de cessation, qui est à la fois le vide et le non-vide, ainsi que le Heruka. »[8]
Pour les adeptes du Hevajra Tantra, et de son Commentaire (Yogaratnamālā) composé par Kṛṣṇācārya, l’accomplissement de la mahāmudrā passe par cette consécration, ce rituel et ce cadre mythologique. Pour ces adeptes, le bien des êtres, l’activité spontanée d’un Bouddha, passe par les Corps formels ainsi édifiés, et par les pouvoirs (siddhis) ainsi obtenus.

L’approche de la mahāmudrā de Saraha permet de ne pas s’appuyer sur le tantra et son animisme intégré et les pratiques magiques associées, pour l’approche de Kṛṣṇācārya, cela est indispensable. Selon l’approche de Kṛṣṇācārya, la partenaire féminine, la jeune fille de 12-16 ans, est appelée une « mahāmudrā relative » (skt. saṃvṛtyācārarūpeṇa). Hevajra décrit en détail ses caractéristiques[9].

Celui qui veut utiliser une « mahāmudrā relative » pour obtenir la « mahāmudrā ultime », doit d’abord faire un vœu.
« Puissè-je naître dans mes futures existences comme un membre de la Famille (skt. Kula), garder les préceptes de mon Observance (skt. samaya), instruire les autres en la pratique de Hevajra, la compassion et la dévotion au gourou. Puissè-je naître dans mes futures existences tenant le Vajra et la cloche dans mes mains, promouvoir la doctrine profonde et retrouver les fluides sexuels des femmes[10]. »
Ceci n’est pas rien, c’est un vœu, et ce qui motive l’adepte du Hevajra Tantra.

Les chapitre 9 et 10 (II, IX-X) du Hevajra Tantra traitent de la composition des mantras, de leurs objectifs, et de leur récitation. On y apprend les méthodes magiques pour détruire les ennemis de la doctrine du Bouddha, les non-croyants, en visualisant l’individu en question, la tête pendue vers le bas, vomissant du sang, tremblant de peur. On imagine qu’une lance enflammée lui entre dans le dos et que par la visualisation de la syllabe-germe de l’élément feu dans son cœur, il meurt instantanément.[11] On y apprend des mantras pour paralyser (stambhana), pour expulser (y compris des Bouddhas), pour hypnotiser (abhicārukaṁ, pour attirer (ākarṣana) des nymphes célestes (y compris notre Tilottamā), pour tuer des deva et des hommes. Différents types de rosaires doivent être utilisés en fonction de l’activité.

Dans le Cakrasamvara Tantra[12], on trouve même une recette pour un avortement. Il faut dire que les matṛika, tout comme les autres non-dieux, peuvent causer le bien et le mal, et sont connues pour tuer les enfants à naître et les jeunes enfants. Elles peuvent donner et prendre la vie.
« Make an offering of the ḍākinī sacrificial cake, with cat, mongoose, dog, crow, crane, and jackal; there is no doubt that in this Tantra this quickly yields power. Make a cord from the hair of rabbit, and so forth, and enchant it a thousand times; he around whose neck it is bound will become like that. Having enchanted one's hand one thousand times with karavira blossoms, and employing each syllable, touch a pregnant woman. One transfers the embryo (skt. garbha), and in release [from it] there is liberation (skt. mokṣa). Whomever is admonished is killed and then caused to live again. »[13]
J’ai laissé la petite recette pour transformer quelqu’un en un animal pour l’anecdote.

Que faire de tout cela ? Les instructeurs du bouddhisme ésotérique tibétain connaissent très bien le chemin à suivre, tel qu’ils le conçoivent : tout le chemin, pas une petite étape. Pour devenir un Bouddha pleinement éveillé, c’est-à-dire un Bouddha disposant de, et utilisant tous les moyens (Corps formels, pouvoirs magiques, etc.), le passage par la mahāmudrā de Kṛṣṇācārya est obligatoire. Les tantras bouddhistes expliquent clairement pourquoi cela inclue des pratiques animistes. Il suffit de lire les tantras bouddhistes et leurs commentaires. Le bouddhisme des Anciens (nyingma) a ses propres cycles de pratiques hybrides, où l’on trouve à la fois des instructions sur la nature de l’esprit, des pratiques animistes, et des pratiques gnostiques permettant de choisir une bonne matrice humaine lorsqu’on est une larve spirituelle (gandharva) dans l’état intermédiaire du Bardo.

Il n’est pas toujours facile pour un occidental qui s'intéresse à la spiritualité orientale d’admettre que l’on ait quelque difficulté à accepter telle quelle une tradition de mille ans, qui s’appuie sur les sciences magiques, astrologiques, démonologiques, alchimiques, et spirituelles de son époque. Que faire des pratiques animistes, qui font partie du cursus ésotérique ? Que penser de la façon de laquelle un Bouddha heruka fait le « bien des êtres » ? Un « bien des êtres » dont les seules recettes données dans le Tantra sont des violences, y compris sexuelles. A notre époque, est-ce que ce type d’instruction peut avoir une quelconque utilité dans le cadre d'une pratique spirituelle ? A part pour ajouter un peu d'exotisme et d'excitation dans sa vie ?

Faut-il, peut-être pour garder le lien, réinterpréter ces croyances et pratiques ? Elles sont tellement en contradiction avec ce que nous savons maintenant sur le monde et la marche de celui-ci, que le fossé ne pourrait jamais être comblé, malgré tous les efforts de type « Mind and Life », pour un dialogue entre les sciences et les sciences bouddhistes. Certains bouddhistes ésotériques traditionalistes ont d’ailleurs fait savoir déjà que l’on ne peut pas réinterpréter les instructions ésotériques du Bardo, etc. au risque de passer à côté de leur objet essentiel : la libération des six mondes du cycle des existences.

Il existe une autre mahāmudrā, davantage compatible avec le monde tel que nous pensons le connaître actuellement, qui n’impose ni mantra, ni tantra, ni animisme, ni attraction de nymphes célestes ou de jeunes filles. Elle ne produira pas des éveillés capables de pouvoirs magiques. Ce n’est pas la mahāmudrā qu’a choisie la tradition tibétaine depuis le XIIème siècle.

J’ai eu un jour une discussion au sujet des deux mahāmudrā avec une ponte de l’école Kagyupa. Il fut indigné que je puisse même lui poser la question. L’une et l’autre conduisaient au plein éveil pour lui. C’est vrai que c’est la ligne officielle dans les discours occidento-compatibles. Il suffit d’observer en sociologue ou en anthropologue le parcours qui suivent les maîtres tibétains pour eux-mêmes, et qu’ils enseignent dans leurs propres monastères. Il suffit aussi de lire ce qu’ont écrit les pontes des écoles kagyupas au sujet des différents types de mahāmudrā. Il y en a qui est une sorte de produit d’appel, et l’autre qui reste pour la grande majorité l’objectif ultime, et qui passe par les pratiques du Guhyasamāja, Hevajra, Cakrasamvara, Kālacakra etc. et de toutes leurs pratiques traditionnelles associées, avec tout ce qu’elles véhiculent en concepts, images, idéologie toxiques etc.

***

[1] Souvent, dans un premier temps, un dieu monolâtre avec son épouse.

[2] « Nairātmya, the holder of the Vajra, remaining in union with the divine Hevajra, for the benefit of beings asked regarding the great sacrificial offering. Abiding in evaṃ, Vajrasattva instructed upon the sacrificial offering for the protection of the life of beings as well as protection from obstacles and troubles. » HT, II.IV, p. 235

[3] Oṃ akāro mukhaṃ sarvadharmaṇāṃ ādyanutpannatvāt oṃ āḥ hūṃ phaṭ svāhā.

[4] HT, II.IV, p. 237

[5] Tato vajrī mahārāgād drutabhūtaṃ savidyayā | (19)

[6] HT, p. 253

[7] « La consécration avec artifice se divise en trois : la consécration du Maître (ācārya), la consécration sécrète, la consécration de la gnose de la sagesse. La consécration sans artifice se divise en deux : le sceau du dharma (dharmamudrā) et le secau universel (mahāmudrā). » Instructions sur les étapes graduelles de la transmission du Maître (D3716, P4539), skt. Guruparamparākramopadeśa, d’ācārya Vajrapāṇi.

[8] Kim apy utpadyate tatra mūkasya svapnaṃ yathā | paramāntaṃ viramādyaṃ śūnyāśūnyaṃ tu herukam ||

[9] HT, p. 271-272

[10]Yoṣicchukrasamāhāri. HT, p. 272-273. Le sens de sam-āhṛ est assembler, réunir, combiner ; contracter.

[11] HT, p. 276

[12] The Cakrasamvara Tantra (The Discourse of Sri Heruka) A Study and Annotated Translation by David B. Gray.

[13] Cakrasamvara, Chapter XLVI, p. 359

mercredi 1 juillet 2020

Une spiritualité sans Ciel est-ce possible ?

Coloriage ludique des Six mondes. Bien colorier à l'intérieur des lignes.

J’ai écouté une partie de l’émission Philosophie de l'Inde, une pensée venue du ciel ? où Marc Ballanfant[1] est interviewé sur sa conception de la philosophie, la spiritualité et la religion de l’Inde ancienne. En l’écoutant parler, on mesure bien la distance entre le point de vue d’un philosophe contemporain français et celui qu’on pourrait imaginer être le point de vue d’un – comment le qualifier ? – adepte (philosophe/spirituel/religieux) d’une tradition de l’inde ancienne. Le point de vue de Marc Ballanfant intègre celui d’un adepte traditionnel, mais il n’est pas certain que ce dernier serait d’accord avec la façon de laquelle il est intégré.

Pour Ballanfant, « la philosophie c’est élaborer des discours rationnels pour parler du monde, et pour construire une réflexion sur le monde ». La spiritualité est le désir de se libérer. La philosophie a pour but de libérer des préjugés intellectuels, de la rigidité mentale par rapport aux opinions, à la stupidité. La spiritualité est un besoin d’ailleurs, pour répondre à une aspiration, qui ne sera jamais satisfaite, mais qu'il est important d'avoir. La spiritualité se distingue du développement personnel, qui s’occupe du moi, tandis que la spiritualité s’intéresse au soi. L’un reste au niveau du mental, l’autre de la conscience, l’un ne « libère » pas, l’autre est susceptible de « libérer ». Cela rejoint en quelque sorte les deux vérités du bouddhisme mahāyāna, à part que dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de se « libérer » en ne s’investissant que dans « la conscience » ou dans la vérité absolue, mais d’allier les deux vérités.

La religion et les actes religieux sont le grand absent dans cet exposé. Un indien (même contemporain sous Narendra Modi) risque de ne pas se reconnaître en l’aspiration spirituelle telle qu’elle est décrite ici. Le "désir d’ailleurs" va très bien pour des assoiffés contemporains de spiritualité exotique en Occident. Il n’est pas certain qu’un indien ou un tibétain veuille être spirituellement ailleurs qu’il est. Son désir de se libérer est conforme à celui enseigné par sa religion. L’ailleurs auquel il aspire se trouve dans l’au-delà, dans le Ciel. Ce qui l’enchaîne ici-bas, sa religion le lui dit clairement. La voie est tracée, il ne reste plus qu’à la suivre, sous la direction d’un guide. La liberté est l’union avec « le soi », un dieu, ou un état bienheureux définitif. La « liberté » dont parle Ballanfant semble plutôt équivalent à une sensation ou une expérience où le corps s’efface temporairement, en écoutant un concert de musique indienne pendant une nuit etc. Il y a plusieurs voies. Il n’y a pas une seule voie, qui serait la voie religieuse, mais il n’y a qu’elle qui est susceptible de conduire à la véritable libération.

Même pour « les bouddhistes », l’au-delà est assez bien défini, ce n’est pas un « comme si ». Il est difficile de faire plus concret que les instructions d’un Livre des morts tibétains. Demandez à ceux qui les pratiquent, ou qui en parlent, s’ils font comme si… Pour eux la véritable liberté est l’absence du moi. Le moi ne peut pas être libre. Faire comme si, c’est bien trop de liberté … et de moi (ou ego). La religion et ses guides sont là pour protéger contre la liberté du moi, qui ne peut jamais conduire au soi. C’est en renonçant à la liberté du moi, en suivant conformément une religion et ses guides, que l’on avance sûrement sur la voie de la véritable liberté qu’est le soi. Pour un indien classique ou un tibétain pieux « la spiritualité » serait une impasse. Cela n’empêche pas que, depuis Vivekananda etc., les maîtres indiens et tibétains savent comment « parler spiritualité » (« désir de liberté ») avec les sympathisants occidentaux (transcendantalistes, romantiques, théosophes, anthroposophes, etc.), mais cela ne les arrête pas de continuer à pratiquer en privé leur religion respective conformément.

Les maîtres tibétains sont experts à « graduellement » amener leurs disciples occidentaux à la voie religieuse, en leur faisant passer par des « étapes spirituelles », en réinterprétant telle vérité religieuse de façon spirituelle, symbolique, psychologique, parascientifique, etc. Ils savent les rassurer en enseignant d’abord qu’il n’y a rien à enlever ni à ajouter à la nature de l’esprit, que la perfection est déjà là, qu’il suffit de mélanger la conscience avec l’espace, que tout le message du Bouddha tient en cela. Ceux qui restent plus longtemps ou s’engagent davantage découvriront que cela ne suffit pas. Ils diront même que cela peut être dangereux d’en rester là, sans aller plus loin. Que l’on risque de passer à côté du « moment crucial » après la mort, surtout si on ne s’est pas proprement entraîne de façon religieuse de son vivant. Il n’y a qu’à voir comment les maîtres tibétains passent leur temps. Peut-être que leurs pratiques religieuses sont, au fond, spirituelles. Comment le savoir ? Peut-être sont-ils totalement libres et libérés en officiant. Etant libérés, ils pourraient vivre comme il leur plairait, comme vous et moi, mais ils ne le font pas. Par choix, par liberté ? Sont-ils dans l’union parfaite de la religion et de la spiritualité ? On pourrait peut-être encore ajouter la philosophie à cette union. Quand la religion, la spiritualité, la pensée ou la philosophie « vient du Ciel », arrive-t-il un moment où l’on peut faire abstraction du « Ciel » ? Par liberté ? Ou serait-ce forcément un retour au « moi » ?

Question accessoire : les instructions du Bardo enséignées dans les écoles maternelles, primaires et de l'éducation secondaire de la fondation "Abiding Heart Education" sont-elles religieuses, spirituelles ou philosophiques ? Conduisent-elles à la liberté ?

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[1] « Professeur de philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles, traducteur depuis le sanskrit et spécialiste des philosophes de l’Inde ancienne. »